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Dossier : IMM‑3957‑18

Référence : 2019 CF 161

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 7 février 2019

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

LEN VAN HEEST

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Len Van Heest n’a pas eu la vie facile. Il a passé à peu près toute sa vie au Canada. En fait, ses parents ont immigré ici, depuis leur pays de naissance, les Pays‑Bas, alors qu’il était âgé de 7 mois. Lorsqu’il a finalement été renvoyé du Canada en mars 2017, il était âgé de 59 ans et pour lui, le Canada était son seul pays de résidence. Il a passé toute sa vie ici. Il est canadien, sauf que, pour une raison inconnue, ses parents n’ont jamais obtenu pour lui la citoyenneté canadienne, en dépit du fait qu’ils sont eux‑mêmes devenus des citoyens canadiens. La présente affaire concerne la demande qu’il a présentée en vue de revenir au Canada. Il invoque des motifs d’ordre humanitaire.

I.  Les faits

[2]  Alors qu’il était âgé de 16 ans, le demandeur a reçu un diagnostic de trouble bipolaire. Depuis, il a été déclaré coupable de plus de 40 infractions. Ces infractions n’étaient pas des peccadilles, mais il ne s’agit assurément pas des plus graves, puisqu’il ne semble pas avoir purgé de peine d’emprisonnement de longue durée. Il est certainement possible d’affirmer que le demandeur a, en quelque sorte, représenté une nuisance et que les gens ont eu peur, à certains moments, de son comportement. Par conséquent, ce dernier a été jugé interdit de territoire pour grande criminalité, à la suite d’une condamnation pour agression armée. Le rapport a été établi en octobre 2007.

[3]  Le 2 janvier 2008, la Section de l’immigration a pris une mesure de renvoi à l’endroit du demandeur et le 7 octobre 2008, un sursis à l’exécution de cette mesure a été ordonné par la Section d’appel de l’immigration (SAI) pour des motifs d’ordre humanitaire. En fait, de nombreux sursis ont été prononcés au cours des années qui ont suivi. Après que le demandeur eut été reconnu coupable d’avoir proféré des menaces le 12 février 2009, le ministre a présenté une demande à la SAI afin qu’elle réexamine sa décision d’accorder un sursis. La SAI a plutôt ordonné un autre sursis à la mesure d’expulsion le 30 novembre 2009, sursis qui devait prendre fin le 3 décembre 2012. Pour respecter les conditions de ce sursis, le demandeur devait, entre autres, éviter de commettre d’autres crimes et déployer des efforts raisonnables pour contrôler son trouble bipolaire de manière à prévenir tout comportement jugé dangereux pour lui ou pour les autres.

[4]  Il a commis d’autres infractions pour lesquelles il a été reconnu coupable (profération de menaces, méfait et possession d’arme). Le sursis à l’exécution de la mesure de renvoi a été révoqué par effet de la loi (paragraphe 68(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR)).

[5]  Le 26 avril 2013, le demandeur a été informé qu’il pouvait présenter une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR). Il a renoncé à son droit de se prévaloir d’un tel processus.

[6]  Les autorités ont ensuite tenté de procéder à l’exécution de la mesure de renvoi. Le 20 août 2014, l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) a reporté le renvoi au 20 octobre 2014. Quelques jours avant le 20 octobre, le demandeur a tenté en vain de faire reporter son renvoi, en attendant le dépôt de sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. L’agent de renvoi a rejeté sa demande. Par conséquent, le 15 octobre 2014, le demandeur a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de l’agent de renvoi. À l’appui de cette demande de contrôle judiciaire, il a également déposé une requête pour obtenir un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi, en attendant l’issue du contrôle judiciaire sous‑jacent. Cette requête a été accueillie par le juge Manson de la présente Cour, le 18 novembre 2014. La demande de contrôle judiciaire a été rejetée le 21 avril 2015, en raison de son caractère théorique.

[7]  Le 29 octobre 2014, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. La demande a été rejetée peu de temps après, soit le 10 février 2015, par un agent d’immigration. Une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire du refus de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire a été présentée 15 jours plus tard. Alors que cette dernière demande de contrôle judiciaire était toujours en instance, des efforts ont été déployés en vue de faire renvoyer le demandeur du Canada le 21 mai 2015. Le demandeur a déposé une requête pour obtenir un sursis à l’exécution de la mesure d’expulsion, en attendant l’issue de ce qui était alors une demande de contrôle judiciaire fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Le 20 mai 2015, soit la veille du jour prévu du renvoi, le juge O’Reilly de la présente Cour a accordé le sursis demandé. Finalement, la demande de contrôle judiciaire a été rejetée et le sursis de la mesure de renvoi a été révoqué (le 3 décembre 2015, par le juge Locke, 2015 CF 1337).

[8]  Peu de temps après, l’ASFC a pris les dispositions nécessaires pour que le demandeur soit renvoyé le 19 décembre 2015. Le 17 décembre 2015, la demande présentée par le demandeur en vue de reporter le renvoi jusqu’à ce que les dispositions nécessaires aient été prises a été refusée. Une autre demande d’autorisation et de contrôle judiciaire du refus administratif a immédiatement été déposée, de même qu’une autre demande de sursis visant à reporter l’exécution de la mesure d’expulsion. La requête en sursis a été accueillie par le juge Fothergill de la présente Cour, le 24 décembre 2015. Le sursis est demeuré en vigueur jusqu’à ce que la Cour rende sa décision le 12 janvier 2017, date à laquelle la dernière demande de contrôle judiciaire a été rejetée (2017 CF 42). La Cour a conclu que « [l]e pouvoir discrétionnaire de l’agent en matière de report est limité à des circonstances spéciales ou impérieuses » (2017 CF 42, au paragraphe 9).

[9]  Des dispositions ont été prises pour que M. Van Heest quitte le Canada le 6 mars 2017. Sa nouvelle demande en vue d’obtenir une fois de plus un sursis administratif à l’exécution de la mesure d’expulsion a été rejetée le 20 février 2017. Une autre demande d’autorisation et de contrôle judiciaire du refus de reporter l’exécution a été déposée, et la requête pour obtenir un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi, en attendant qu’une décision soit rendue à l’égard de cette demande de contrôle judiciaire, a été rejetée par le juge en chef de la présente Cour, le 3 mars 2017 (2017 CF 263). M. Van Heest a été expulsé du Canada et renvoyé aux Pays‑Bas le 6 mars 2017.

II.  Les demandes visées en l’espèce

[10]  Bien que le demandeur fût à l’extérieur du Canada, sa deuxième demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, qui avait été déposée auprès du ministre de l’Immigration et de la Citoyenneté le 13 juin 2016, n’a jamais été retirée et a continué d’être traitée. D’ailleurs, le 15 avril 2017, le demandeur a demandé un permis de séjour temporaire afin de pouvoir revenir temporairement au Canada. Ces deux demandes ont été examinées et ont fait l’objet de décisions, le 24 juillet 2018, lorsqu’un agent principal a refusé la deuxième demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, ainsi que la demande de permis de séjour temporaire. Le contrôle judiciaire de ces décisions est demandé en vertu de l’article 72 de la LIPR, et le présent jugement concerne ces deux demandes.

III.  Les décisions faisant l’objet du contrôle

[11]  Les deux décisions soumises au contrôle judiciaire sont la décision de refuser la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire du demandeur et celle de refuser de lui accorder un permis de séjour temporaire. Bien que l’article 302 des Règles des Cours fédérales (DORS/98‑106) semble déconseiller la présentation de demandes de contrôle judiciaire portant sur plus d’une décision, j’ai exercé mon pouvoir discrétionnaire de procéder au contrôle des deux décisions de refus, étant donné que celles‑ci sont fondées sur la même preuve.

A.  La demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire

[12]  La décision résume assez bien les différents épisodes de cette triste histoire.

[13]  En ce qui concerne les observations initiales du 10 juin 2016, le décideur attire l’attention sur les difficultés que le demandeur a subies dans l’attente de son expulsion prévue le 6 mars 2017; la détérioration de sa santé mentale; son anxiété et sa crainte subjective; sa séparation d’avec sa mère et les professionnels qui le traitent. Enfin, il fait observer que le demandeur a demandé à ce que sa maladie mentale soit considérée comme la source possible de son comportement criminel. Je m’arrête pour souligner que, lors de l’audition de la demande de contrôle judiciaire, j’ai indiqué qu’en l’absence d’un dossier médical adéquat permettant d’établir un lien entre le comportement criminel et la maladie mentale connue du demandeur, ce dernier devait compter sur l’inférence qui pouvait en être tirée. Le présent dossier contient des indications selon lesquelles une telle inférence a parfois été tirée, notamment lorsque la SAI a indiqué que l’une des conditions expresses du sursis de la mesure de renvoi était que le demandeur continue de traiter son trouble bipolaire. D’autres éléments de preuve de ce genre ont été présentés dans les observations formulées dans le cadre de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[14]  En ce qui concerne les observations du 15 avril 2017, le décideur constate les répercussions que l’expulsion a eues sur le demandeur, dont l’anxiété et les remords qu’il éprouve d’être séparé de son réseau de soutien, de même que les difficultés que lui a causées sa séparation d’avec sa mère et son frère. D’autres observations ont été présentées au nom du demandeur le 8 décembre 2017 et le 21 mars 2018. En ce qui concerne les observations du 8 décembre 2017, le décideur prend note du dépôt, par le demandeur, de documents qui ont été divulgués relativement à la preuve ayant mené à la conclusion qu’il était interdit de territoire pour grande criminalité en 2009. Il attire l’attention, plus particulièrement, sur le rapport de l’agent de probation du demandeur, qui indique que [traduction« la santé mentale du demandeur est à l’origine de l’acte criminel » et, par la suite, que [traduction« les actes criminels du demandeur ont souvent été commis en raison de son état de santé ». En effet, le décideur note que même le juge de première instance a reconnu que le casier judiciaire chargé du demandeur était [traduction« attribuable aux difficultés découlant de ses problèmes de santé mentale ». Le décideur résume l’information qui lui a été communiquée au sujet du refuge de l’Armée du Salut, où M. Van Heest habite actuellement :

[traduction]

Le demandeur vit avec des gens pauvres et des personnes souffrant de dépendance. [Le cousin du demandeur] précise que, comme ces gens ne parlent pas anglais, le demandeur n’a personne à qui parler. [Le cousin du demandeur] souligne que le demandeur vit seul et est incapable d’exprimer ses préoccupations, dans cet environnement où il ne peut parler à personne en raison de la barrière linguistique. [Le cousin du demandeur] n’a rendu visite au demandeur qu’une seule fois en six mois et mentionne que ce dernier est anxieux lorsqu’il pense à plus long terme et il se demande s’il pourra revenir au Canada.

[Les segments entre crochets ont été modifiés.]

[15]  En ce qui concerne les observations du 21 mai 2018, une référence est faite à deux lettres de Canadiens bien connus, qui ont été envoyées au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et qui tendent à démontrer que la situation du demandeur a attiré l’attention à l’échelle nationale. Il appert qu’à cette date, en mai 2018, le demandeur vivait encore dans un refuge de l’Armée du Salut; il vit toujours seul et dans la pauvreté, mais l’avocate signale que son état de santé mentale demeure stable et qu’il continue de recevoir du soutien de sa mère par téléphone.

[16]  Le décideur prétend que son évaluation est conforme à la décision rendue par la Cour suprême au sujet des motifs d’ordre humanitaire dans l’affaire Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 RCS 909 (Kanthasamy). Il me semble que l’analyse faite par le décideur est adéquatement résumée dans le paragraphe suivant, tiré de la décision datée du 24 juillet 2018 :

[traduction]

Par conséquent, compte tenu du degré d’établissement modéré du demandeur, auquel j’accorde moins de poids en raison de son comportement criminel, et compte tenu de son état de santé actuel, qui semble stable, et de ses conditions de vie aux Pays‑Bas, je ne suis pas convaincu que les problèmes liés à sa séparation d’avec ses proches, ce qui inclut la tristesse qu’il en éprouve, puissent être considérés comme des motifs d’ordre humanitaire suffisants pour justifier qu’une dispense à l’égard de son interdiction de territoire pour grande criminalité lui soit accordée, et ce, même si certains signes indiquent que son état de santé s’est stabilisé, réduisant ainsi le risque de récidive.

[17]  Le décideur en arrive à cette conclusion puisqu’il considère que les facteurs relatifs à l’établissement sont lourdement affectés par la grande criminalité du demandeur. Bien que le décideur reconnaisse vraisemblablement que le casier judiciaire du demandeur témoigne de ses problèmes de santé mentale, il ne semble pas accorder toute l’importance due à ce facteur. Autrement dit, le lien existant entre le comportement criminel et la maladie mentale ne semble pas avoir beaucoup de poids. Le décideur affirme que le demandeur [traduction« ne peut être exonéré de toute responsabilité sur cette base, comme en témoignent ses nombreuses déclarations de culpabilité ». Le décideur ne semble pas considérer qu’il s’agit là des formes les plus graves de criminalité, alors que certains crimes sont de nature violente. Il n’est pas possible, selon la discussion entretenue dans la décision, de comprendre quelle est la position adoptée par le décideur à cet égard.

[18]  Le décideur examine ensuite les conditions de vie du demandeur aux Pays‑Bas. Il semble conclure que la situation du demandeur n’est pas pire aux Pays‑Bas qu’au Canada. Il écrit que [traduction« comme l’a reconnu le représentant, les services offerts aux Pays‑Bas sont semblables de par leur qualité et leur accessibilité à ceux fournis au Canada, et je ne dispose d’aucune information indiquant que la vie, la liberté et la sécurité du demandeur ont été compromises d’une quelconque façon dans son pays de nationalité ». La référence au « pays de nationalité » doit venir du fait que le demandeur est né aux Pays‑Bas et a passé les sept premiers mois de sa vie dans son pays natal.

[19]  En quelque sorte, le décideur n’a pas tenu compte dans sa décision du réseau social établi au Canada par le demandeur pour en venir à la conclusion qu’une personne qui a vécu au Canada pendant 59 de ses 60 années d’existence ne semble pas avoir un degré d’établissement important. De plus, la qualité de l’établissement est affectée par le comportement criminel, malgré le fait que ce dernier semble être attribuable, dans une large mesure, à l’instabilité mentale d’une personne chez qui un trouble bipolaire a été diagnostiqué à l’âge de 16 ans. Étant donné que le demandeur vit dans un refuge aux Pays‑Bas, pays qui dispose d’un filet de sécurité sociale aussi adéquat que celui du Canada, il est conclu dans la décision que les motifs d’ordre humanitaire sont insuffisants, compte tenu de la « grande criminalité » du demandeur.

[20]  En ce qui concerne l’examen de la demande de permis de séjour temporaire, le décideur indique que la demande ne fournit pas d’arguments précis et que [traduction« les renseignements fournis dans la demande de résidence permanente ont donc été évalués sur cette base et, à la suite de cette évaluation, je conclus que cette demande doit également être rejetée ».

IV.  Analyse

[21]  Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable. Je suis d’accord. Comme l’a affirmé mon collègue, le juge Locke, au paragraphe 14 de la décision qu’il a rendue en 2015 au sujet du demandeur (2015 CF 1337), « ces questions ont trait à la façon dont l’agent a compris et appliqué les faits pertinents ». La jurisprudence de la Cour est remplie de cas où des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire font l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

[22]  Toutefois, à mon avis, même si l’affaire est examinée selon la norme de la décision raisonnable, elle doit être renvoyée devant un autre décideur pour qu’il procède à un réexamen puisque, selon mon interprétation de la décision, cette dernière manque d’intelligibilité en ce qui concerne le critère qu’il convient d’appliquer.

[23]  Lorsque le ministre exerce son pouvoir discrétionnaire, en application de la LIPR, il se doit de placer les motifs d’ordre humanitaire au cœur de l’examen des circonstances particulières de l’espèce. Il est bon de se rappeler les propos de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 :

66  Le libellé du par. 114(2) et de l’art. 2.1 du règlement exige que le décideur exerce le pouvoir en se fondant sur « des raisons d’ordre humanitaire » (je souligne). Ces mots et leur sens doivent se situer au cœur de la réponse à la question de savoir si une décision d’ordre humanitaire particulière constituait un exercice raisonnable du pouvoir conféré par le Parlement. La loi et le règlement demandent au ministre de décider si l’admission d’une personne devrait être facilitée pour des raisons humanitaires. Ils démontrent que l’intention du Parlement est que ceux qui exercent le pouvoir discrétionnaire conféré par la loi agissent de façon humanitaire. Notre Cour a jugé que le ministre est tenu d’examiner les demandes d’ordre humanitaire qui sont présentées: Jiminez‑Perez, précité. De même, quand il procède à cet examen, le ministre doit évaluer la demande d’une manière qui soit respectueuse des raisons d’ordre humanitaire.

[Souligné dans l’original.]

Il faut souligner qu’il n’est pas approprié à ce stade‑ci d’adopter une approche à l’égard des motifs d’ordre humanitaire qui mettrait, en fait, l’accent sur les « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées ». Dans l’arrêt Kanthasamy (précité), les juges majoritaires ont conclu ce qui suit :

[33]  L’expression « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » a donc vocation descriptive et ne crée pas, pour l’obtention d’une dispense, trois nouveaux seuils en sus de celui des considérations d’ordre humanitaire que prévoit déjà le par. 25(1). Par conséquent, ce que l’agent ne doit pas faire, dans un cas précis, c’est voir dans le par. 25(1) trois adjectifs à chacun desquels s’applique un seuil élevé et appliquer la notion de « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » d’une manière qui restreint sa faculté d’examiner et de soupeser toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes. Les trois adjectifs doivent être considérés comme des éléments instructifs, mais non décisifs, qui permettent à la disposition de répondre avec plus de souplesse aux objectifs d’équité qui la sous‑tendent.

Certes, le décideur en l’espèce n’a pas eu recours à ces trois adjectifs. Toutefois, d’après mon interprétation de sa décision, il a comparé les difficultés subies par le demandeur aux actes criminels qu’il a commis au Canada, sans même tenir pleinement compte de la situation particulière de ce dernier. Il n’est pas suffisant d’appliquer machinalement une formule qui repose essentiellement sur les difficultés subies, lorsque d’autres motifs d’ordre humanitaire entrent en jeu. Les difficultés ne sont qu’un des éléments de l’analyse.

[24]  En l’espèce, ce qui fait cruellement défaut, c’est l’application du critère que la Cour suprême du Canada considère maintenant comme celui qu’il convient d’appliquer, soit d’offrir une mesure à vocation équitable lorsque les faits sont « de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne » (au paragraphe 21). La formulation du critère adopté par les juges majoritaires dans l’arrêt Kanthasamy est tirée de la décision Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) [1970], 4 AIA 338. Je reproduis ici dans leur intégralité les paragraphes 13 et 14 de l’arrêt Kanthasamy, qui s’avèrent instructifs :

[13]  C’est la Commission d’appel de l’immigration qui, dans la décision Chirwa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 A.I.A. 351, s’est penchée la première sur la signification de l’expression « considérations d’ordre humanitaire ». La première présidente de la Commission, Janet Scott, a jugé que les considérations d’ordre humanitaire s’entendent « des faits établis par la preuve, de nature à inciter tout homme raisonnable [sic] d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne – dans la mesure où ses malheurs “justifient l’octroi d’un redressement spécial” aux fins des dispositions de la Loi » (p. 364). Cette définition s’inspire de celle que renferme le dictionnaire à l’entrée « compassion », soit [traduction] « chagrin ou pitié provoqué par la détresse ou les malheurs d’autrui, sympathie » (Chirwa, p. 363). La Commission reconnaît que cette définition « implique un certain élément de subjectivité », mais elle dit qu’il doit aussi y avoir des éléments de preuve objectifs pour que la mesure spéciale soit accordée (Chirwa, p. 363).

[14]  Le critère issu de la décision Chirwa visait non seulement à assurer l’accès à la dispense pour considérations d’ordre humanitaire, mais aussi à faire obstacle à une portée indûment excessive de la disposition en cause. Comme le dit la Commission :

Il est clair qu’en promulguant [le sous‑al.] 15(1) b)(ii), le Parlement a jugé approprié de donner au présent Tribunal le pouvoir d’assouplir la rigidité de la loi dans des cas spéciaux, mais il est également évident que le Parlement n’a pas voulu que [le sous‑al.] 15(1) b)(ii) de la Loi sur la Commission d’appel de l’immigration soit interprété d’une façon si large qu’il détruise la nature essentiellement exclusive de la Loi sur l’immigration et de ses règlements. [p. 364]

[25]  Pour qu’une décision soit raisonnable, elle doit posséder les attributs de la raisonnabilité, comme la justification de la décision, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47). Dans un cas comme celui qui nous occupe, il est logique de s’attendre à ce que le décideur se glisse dans la peau de la personne raisonnable, qui examine attentivement la situation d’un de ses semblables, dans le but de soulager les malheurs d’autrui.

[26]  En l’espèce, M. Van Heest a passé pratiquement toute sa vie au Canada; il souffre d’une maladie mentale et d’après ce que nous en savons, une bonne part de son comportement criminel est attribuable à cette maladie. Il se retrouve dans un pays étranger dont il ne parle pas la langue et est malheureusement contraint de vivre dans un refuge.

[27]  Il serait raisonnable de s’attendre à ce que les circonstances extrêmement particulières de l’espèce fassent l’objet d’un examen plus attentif et plus nuancé, à la place de cet examen machinal des difficultés que connaît actuellement le demandeur aux Pays‑Bas, son « pays de nationalité », comme l’a qualifié avec très peu de sensibilité le décideur. Avec tout le respect que je lui dois, l’analyse semble avoir été effectuée en s’appuyant davantage sur l’ancien « critère des difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » que sur celui qui doit être appliqué depuis l’arrêt Kanthasamy. C’est en ce sens qu’il manque à la décision l’intelligibilité nécessaire pour être jugée raisonnable. L’angle sous lequel les motifs d’ordre humanitaire doivent être examinés ne se limite pas aux difficultés subies, que celles‑ci soient ou non inhabituelles et injustifiées ou démesurées. Je suis loin d’être convaincu que tel a été le cas, en l’espèce. À vrai dire, ma lecture des motifs m’amène à penser le contraire.

[28]  Cela ne veut pas dire qu’une décision favorable doit être rendue chaque fois que des motifs d’ordre humanitaire entrent en jeu. En fait, ce n’est pas là la conclusion à laquelle en vient la Cour, en l’espèce. Le législateur a choisi quelqu’un d’autre, à savoir le ministre, par l’entremise de ses délégués, pour rendre une décision sur le fond. Il est bien connu que le rôle de la cour de révision est simplement de contrôler la légalité des décisions rendues, et non d’y substituer sa propre opinion en invoquant comme motif le caractère raisonnable. Cependant, le critère applicable n’est plus celui des difficultés subies. Il s’agit plutôt de savoir si une personne raisonnable d’une société civilisée serait incitée à soulager les malheurs d’une autre personne. Il appartiendra à un autre décideur de rendre une décision, en examinant l’affaire sous l’angle approprié, qui doit comporter le désir de soulager les malheurs d’une autre personne, quand les circonstances s’y prêtent. En l’espèce, ces circonstances doivent être soigneusement examinées. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie relativement aux deux décisions rendues le 24 juillet 2018 concernant, respectivement, le refus d’accorder un permis de séjour temporaire et la demande de résidence permanente.

[29]  Les parties conviennent que la présente affaire repose sur des faits qui lui sont propres. La Cour est d’accord avec ces dernières pour dire qu’il n’y a aucune question à certifier au titre de l’article 74 de la LIPR.




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