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Date : 20190207


Dossier : T-370-18

Référence : 2019 CF 160

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 7 février 2019

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

FORBES PAINTING AND

DECORATING LTD.

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La demanderesse, Forbes Painting and Decorating Ltd. [Forbes], a présenté, en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, une demande de contrôle judiciaire à l’égard d’une décision datée du 29 janvier 2018 et rendue par un représentant du ministre du Revenu national [le ministre].

[2]  La décision visée par la demande de contrôle judiciaire confirmait le rejet de la demande de réaffectation des crédits T2 frappés de prescription présentée par Forbes pour les années d’imposition 2006 et 2007 en vertu du paragraphe 221.2(2) de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, c 1 (5e suppl.) [la Loi]. Forbes allègue que cette décision était déraisonnable et qu’elle a été rendue sans justification et de façon contraire à la loi, en plus d’avoir été prise en violation de l’obligation d’équité procédurale.

[3]  Dans son avis de demande, Forbes demande à la Cour de rendre :

  • une ordonnance de certiorari annulant la décision;

  • une ordonnance de mandamus obligeant le ministre à imputer les crédits frappés de prescription aux arriérés actuels d’impôt sur le revenu des sociétés et/ou de retenues à la source de Forbes;

  • les dépens liés à la présente demande, sur la base avocat-client.

[4]  Forbes demande également à la Cour, dans son mémoire des faits et du droit, de rendre une ordonnance obligeant le ministre à déduire le montant de certains fonds ayant fait l’objet d’une saisie-arrêt d’une dette au titre des retenues à la source envers le ministre, à compter de la date à laquelle les fonds ont été saisis, y compris tout intérêt applicable.

I.  Le contexte

[5]  Forbes est une entreprise de peinture commerciale et résidentielle qui exerce ses activités dans la ville d’Edmonton et ses environs. Elle constitue la principale source de revenus de ses deux administrateurs et actionnaires, MM. Nelson Antunes et Sergio Reis.

[6]  MM. Antunes et Reis déclarent dans leurs affidavits respectifs qu’ils ne s’étaient pas rendu compte que Forbes était tenue de préparer et de produire des déclarations de revenus pour les années au cours desquelles elle n’avait pas réalisé de bénéfice.

[7]  Forbes n’a pas produit ses déclarations de revenus des sociétés pour les années d’imposition 2006 et 2007 dans les six mois suivant la fin des années en question, comme l’exige l’alinéa 150(1)a) de la Loi. Ses demandes de production de déclarations étant restées sans réponse, l’Agence du revenu du Canada [l’ARC] a établi des cotisations théoriques pour ces années d’imposition le 24 novembre 2010, conformément au paragraphe 152(7) de la Loi. Pour l’année 2006, les cotisations s’élevaient à 10 885,28 $ en impôt sur le revenu des sociétés et à 1 327,53 $ en pénalités; pour l’année 2007, elles s’élevaient à 97 333,55 $ en impôt des sociétés et à 38 891,50 $ en pénalités.

[8]  L’ARC a ensuite procédé au recouvrement du solde dû au moyen de demandes formelles de paiement faites en vertu du paragraphe 224(1) de la Loi. En novembre 2011, elle a perçu par saisie-arrêt 12 795,03 $ pour l’année d’imposition 2006 de Forbes et 76 754,73 $ pour l’année d’imposition 2007 de Forbes.

[9]  Après ces saisies-arrêts, Forbes a eu recours aux services d’un comptable en 2012 pour produire ses déclarations de revenus T2 en souffrance pour ses années d’imposition 2006 et 2007. Le revenu net imposable déclaré par Forbes dans ces déclarations faisait en sorte que l’impôt net à payer était inférieur aux montants saisis. La différence entre les montants saisis et les montants dus pour 2006 et 2007 représente le crédit frappé de prescription [CFP] que Forbes cherche à recouvrer par la demande en l’espèce.

[10]  Les montants dus à Forbes au titre des CFP n’ont pu être réaffectés, parce que ses déclarations de revenus pour les années 2006 et de 2007 n’avaient pas été produites dans le délai de trois ans prévu au paragraphe 164(1) de la Loi. Par conséquent, en août 2015, Forbes a demandé au ministre, conformément à l’article 221.2 de la Loi, de réaffecter les CFP exigibles relativement aux années 2006 et 2007 et les impute au solde à payer au titre de la masse salariale. Les dispositions de la Loi sont libellées ainsi :

Réaffectation de montants

Re-appropriation of amounts

221.2 (2) Lorsqu’un montant est affecté à une somme (appelée « dette » au présent article) qui est ou peut devenir payable par une personne en application de la présente loi, de la Loi sur la taxe d’accise, de la Loi sur le droit pour la sécurité des passagers du transport aérien ou de la Loi de 2001 sur l’accise, le ministre peut, à la demande de la personne, affecter tout ou partie du montant à une autre somme qui est ou peut devenir ainsi payable. Pour l’application de ces lois:

221.2 (2) Where a particular amount was appropriated to an amount (in this section referred to as the “debt”) that is or may become payable by a person under this Act, the Excise Tax Act, the Air Travellers Security Charge Act or the Excise Act, 2001, the Minister may, on application by the person, appropriate the particular amount, or a part of it, to another amount that is or may become payable under any of those Acts and, for the purposes of any of those Acts,

a) la seconde affectation est réputée effectuée au même moment que la première;

(a) the later appropriation is deemed to have been made at the time of the earlier appropriation;

b) la première affectation est réputée ne pas avoir été effectuée jusqu’à concurrence de la seconde;

(b) the earlier appropriation is deemed not to have been made to the extent of the later appropriation; and

c) le montant est réputé ne pas avoir été payé au titre de la dette jusqu’à concurrence de la seconde affectation.

(c) the particular amount is deemed not to have been paid on account of the debt to the extent of the later appropriation.

[11]  Dans une lettre datée du 7 décembre 2015, l’ARC a avisé Forbes que les CFP se rapportant aux années d’imposition 2006 et 2007 ne pouvaient être réaffectés au solde à payer au titre de la masse salariale, parce que le compte de la société n’était pas conforme.

[12]  Après réception de cette lettre, Forbes a déposé ses déclarations de revenus pour se conformer à la loi et a présenté à nouveau une demande de réaffectation des CFP, pour que ceux‑ci soient imputés à son solde à payer au titre de la masse salariale. Dans cette deuxième demande, Forbes a allégué que trois facteurs représentaient des circonstances extraordinaires justifiant que le ministre procède à la réaffectation des CFP :

  • Forbes n’a pas été en mesure de produire ses déclarations de revenus dans le délai de prescription de trois ans, car ses actionnaires étaient nouveaux dans la structure de la société et n’étaient pas familiarisés avec les délais de production;

  • Les actionnaires de Forbes avaient l’impression qu’il n’était pas nécessaire de produire des déclarations de revenus si la société était en situation de perte pour cette année-là;

  • Le fait que des fonds aient été retenus a causé des difficultés financières à Forbes, car cela l’empêchait de procéder au versement des retenues à la source, ce qui a entraîné des intérêts et des pénalités à son compte de la masse salariale.

[13]  L’ARC a rejeté cette demande par une lettre datée du 20 juillet 2017. Elle y a mentionné qu’aucune circonstance extraordinaire n’avait empêché Forbes de produire ses déclarations de revenus dans les trois années suivant la fin de chacune des fins d’années d’imposition et que, selon le représentant du ministre, Forbes n’avait pas démontré qu’elle avait pris des mesures pour régler le problème dans un délai qu’il jugeait raisonnable.

[14]  À la suite de ce refus, Forbes a fait une demande d’examen de second palier pour que l’affaire soit réexaminée et a déposé un autre formulaire RC431 F (17) Demande de réaffectation des crédits T2 frappés de prescription [le Formulaire de CFP] en août 2017. Cette demande cite les trois mêmes facteurs que ceux mentionnés dans la demande de mai 2017, mais renvoie également au paragraphe 54 de la décision Cybernius Medical Ltd. c Canada (Procureur général), 2017 CF 226, 276 ACWS (3d) 965 [Cybernius], où la Cour a conclu qu’il n’était pas raisonnable de la part du ministre de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire pour assurer le recouvrement d’une dette au titre des retenues à la source au moyen des CFP.

II.  La décision du représentant

[15]  Dans une lettre datée du 29 janvier 2018, un représentant du ministre a confirmé la décision initiale de ne pas réaffecter les CFP pour les années d’imposition 2006 et 2007. La partie pertinente de la lettre était libellée ainsi :

[traduction]

[…]

D’après les renseignements que vous avez fournis et notre examen, nous ne réaffecterons pas les crédits T2 frappés de prescription. Aucun changement n’a été apporté au compte, et aucun nouveau renseignement ou document n’a été fourni. Nous ne tenons pas compte de l’issue des instances judiciaires et nous ne comparons pas non plus la situation de cette société à celle d’autres sociétés, puisque l’examen vise uniquement la société. Nous avons conclu qu’aucune circonstance extraordinaire n’empêchait la société de produire ses déclarations dans les trois années suivant la fin de chacune des années d’imposition.

Pour décider s’il y a lieu d’exercer son pouvoir discrétionnaire, l’Agence du revenu du Canada (ARC) tient compte de nombreux facteurs : la question de savoir si le contribuable a démontré que des circonstances extraordinaires l’avaient empêché de produire les déclarations des sociétés dans les trois années suivant la fin de son année d’imposition, les mesures qu’il a prises pour démontrer qu’il a tenté de régler son inobservation dans un délai raisonnable, et son historique de conformité.

III.  Les questions en litige

[16]  La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions en litige suivantes :

  • Quelle est la norme de contrôle applicable?

  • La décision était-elle raisonnable?

  • Le ministre a-t-il entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en accordant une importance excessive au Guide sur la Demande de réaffectation des crédits T2 frappés de prescription [le Guide]?

  • Le mandamus est-il approprié dans les circonstances?

  • Les dépens devraient-ils être adjugés et, le cas échéant, selon quelle base?

IV.  Analyse

A.  La norme de contrôle applicable

[17]  Forbes affirme que, bien que l’entrave à l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire ait par le passé été examinée selon la norme de la décision correcte, la question de savoir si le pouvoir discrétionnaire d’un décideur a été entravé doit maintenant être examinée en fonction de la norme de la décision raisonnable. Forbes ajoute que l’entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire n’appartient jamais aux issues possibles et acceptables et est, par conséquent, déraisonnable en soi.

[18]  Le défendeur affirme que la norme de contrôle appropriée est celle de la décision raisonnable, puisque la réaffectation des CFP est une décision discrétionnaire. Il soutient aussi que la norme de la décision raisonnable s’applique également à la question de savoir s’il y a eu entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire.

[19]  Dans la décision Cybernius, la juge McVeigh a conclu que c’est la norme de la décision raisonnable qu’il convient d’appliquer lors de l’examen de la décision du ministre de ne pas appliquer l’article 221.2 de la Loi :

[35]  L’espèce ne m’apparaît pas être une question de droit isolable. En outre, le nœud du dossier réside plutôt dans la décision discrétionnaire continue du ministre refusant de réaffecter les fonds saisis en décembre 2009. La date des événements est uniquement factuelle. La norme de contrôle d’un pouvoir ministériel discrétionnaire est celle de la décision raisonnable.

[36]  La pertinence de la norme de la décision raisonnable à l’espèce peut être confirmée en suivant la démarche énoncée dans Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir]. À ce titre, la Cour suprême du Canada a indiqué, au paragraphe 53 : « [e]n présence d’une question touchant aux faits, au pouvoir discrétionnaire ou à la politique, la retenue s’impose habituellement d’emblée ». Puisqu’une décision du ministre en vertu de l’article 221.2 est un pouvoir discrétionnaire, la norme déférente de la décision raisonnable s’applique. En l’occurrence, le ministre « interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie » lorsqu’il décide ou non de réaffecter les fonds (Dunsmuir, précité, au paragraphe 54). Ce facteur vient également confirmer que c’est la norme de la décision raisonnable qu’il convient d’appliquer.

[20]  Dans le même ordre d’idée, le juge Southcott s’est penché, dans la décision Pomeroy’s Masonry Limited c Canada (Procureur général), 2017 CF 952, [2017] GSTC 79 [Pomeroy’s Masonry], sur la question de la norme de contrôle applicable à la décision du ministre de ne pas appliquer l’article 221.2 de la Loi et de procéder à la réaffectation d’un CFP. Il a tiré la conclusion suivante :

[12]  […] aux fins d’identifier la norme de contrôle applicable, il suffit de préciser que la décision est soumise à examen des circonstances entourant l’opportunité des déclarations fiscales du demandeur. Il s’agit de constatations factuelles. La décision ne démontre explicitement aucun exercice d’interprétation de la loi, certainement pas du paragraphe 221.2(2), lequel peut être caractérisé comme isolable des constatations factuelles prises en considération dans la décision.

[13]  C’est pourquoi ma conclusion, qui rejoint celle de la juge McVeigh dans la considération d’une décision liée à des constatations factuelles dans Cybernius, est que la norme de contrôle applicable à la décision du ministre est la norme de la décision raisonnable.

[21]  Compte tenu des précédents Cybernius et Pomeroy’s Masonry, ainsi que des observations des parties, je conclus que la décision du ministre de ne pas procéder à la réaffectation des CFP en l’espèce doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable.

[22]  La norme de la décision raisonnable s’applique aussi à la question de savoir si le ministre a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en accordant une importance excessive au Guide. Comme l’a conclu le juge Stratas au paragraphe 24 de l’arrêt Stemijon Investments Ltd. c Canada (Procureur général), 2011 CAF 299, 341 DLR (4th) 710 : « Une décision qui découle d’un pouvoir discrétionnaire limité est en soi déraisonnable ».

[23]  Lorsque la Cour examine une décision administrative selon la norme de la décision raisonnable, elle s’en tient « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190). Ces critères sont satisfaits « s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16, [2011] 3 RCS 708).

B.  La décision était-elle raisonnable?

[24]  Forbes affirme que la décision du ministre est déraisonnable, parce que ce dernier n’a pas exercé son pouvoir discrétionnaire d’assurer la perception de l’impôt à payer sur le revenu des sociétés et de l’arriéré sur les retenues à la source au moyen d’un crédit d’impôt. Forbes est d’avis que le refus de la demande de réaffectation n’est pas justifié de façon claire et défendable dans la décision du ministre, surtout que, selon elle, le montant d’argent en question est considérable. Forbes affirme que, dans le contexte de sa situation financière, la décision du ministre constitue une punition pour son incapacité perçue à répondre aux attentes floues du ministre.

[25]  Le défendeur défend la décision du ministre; il allègue qu’elle est raisonnable, parce que les trois facteurs mis de l’avant par Forbes à l’appui de la réaffectation des CFP étaient inexacts. Premièrement, les administrateurs de Forbes n’étaient pas nouveaux dans la structure de la société, puisqu’ils en étaient administrateurs depuis sa constitution. Deuxièmement, ils n’ont pris aucune mesure pour valider leur croyance erronée selon laquelle une société n’est pas tenue de produire une déclaration de revenus si elle ne gagne aucun revenu. Troisièmement, les dettes au titre de la masse salariale sont antérieures à la saisie-arrêt, laquelle découlait de la propre conduite de Forbes, et rien n’indique que la non-réaffectation des CFP expose Forbes à un risque financier.

[26]  La capacité d’une société contribuable à poursuivre ses activités, lorsque soulevée dans le contexte d’une demande de réaffectation fondée sur le paragraphe 221.1(2) de la Loi, est un facteur qui doit être pris en considération par le ministre lorsqu’il examine une demande de réaffectation des CFP. C’était le cas dans l’affaire Pomeroy’s Masonry; la Cour a d’ailleurs énoncé ce qui suit dans la décision :

[27]  Les observations écrites du demandeur à l’appui de ses demandes de réaffectation expliquent que ce dernier dirige une petite entreprise qui emploie cinq personnes et que, si l’ARC n’autorisait pas la réaffectation des crédits frappés de prescription à l’obligation de sa société au titre de la TVH, M. Pomeroy ne serait plus en mesure de payer l’ARC, et serait confronté à la possibilité de devoir déclarer faillite. D’après ces observations, M. Pomeroy était visé par des privilèges sur ses contrats en cours et devait lutter pour maintenir ses activités commerciales malgré sa dette à l’ARC. Il déployait tous les efforts nécessaires pour mettre à jour ses registres et dossiers, ainsi que ses déclarations d’impôts pour sa société. Ainsi, les observations écrites décrivaient non seulement des difficultés qui seraient maintenues par le demandeur ou son ayant-cause si la demande de réaffectation était rejetée, mais aussi la possibilité ainsi soulevée que l’obligation liée à la TVH ne puisse jamais être payée.

[28]  […] ma décision ne repose pas sur la manière dont le ministre a soupesé les facteurs pertinents. Elle émane plutôt du fait que le dossier n’indique aucune considération ou pondération quelles qu’elles soient des observations du demandeur des effets qu’il aurait pu subir, ainsi que sa capacité à s’acquitter de son obligation de payer la TVH, par le refus de sa demande.

[29]  L’omission de considérer ces facteurs pourrait s’expliquer par l’importance accordée par les Directives à la considération de l’existence possible de circonstances exceptionnelles empêchant la présentation de déclarations dans les trois ans suivant la fin de l’année d’imposition applicable. Cependant, la section des Directives portant sur les circonstances exceptionnelles, et une section subséquentes référant aux erreurs ou aux délais attribuables à l’ARC sont suivis d’une section, courte, certes, intitulée « Autres circonstances ». Cette section prévoit que l’ARC pourrait aussi appliquer la discrétion ministérielle si les circonstances d’un contribuable ne sont pas définies dans celles présentées au préalable, et que chaque cas doit être examiné dans son propre contexte. Selon moi, le ministre a omis de considérer les autres circonstances présentées par le demandeur, surtout d’une perspective jurisprudentielle telle que celle définie dans Cybernius, et qui rend la décision déraisonnable.

[27]  Lorsqu’il évalue une demande de réaffectation d’un CFP, le ministre devrait également se demander si le refus de la demande pourrait éventuellement se solder par son incapacité à recouvrer un arriéré d’impôt d’un contribuable. Le remboursement des dettes fiscales est aussi un facteur dont le ministre doit tenir compte dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire (Pomeroy’s Masonry, au paragraphe 25, et Cybernius, aux paragraphes 54 et 55).

[28]  Il est manifeste, à la lecture du dossier en l’espèce, que Forbes éprouvait des difficultés financières.

[29]  MM. Antunes et Reis affirment tous les deux dans leur affidavit respectif que le refus continu du ministre de faire droit à la demande de Forbes visant l’imputation de ses crédits d’impôt à ses actuels arriérés d’impôt a causé des [traduction« difficultés financières considérables » à Forbes.

[30]  La lettre d’accompagnement du comptable de Forbes par laquelle il demande l’examen au deuxième palier et le réexamen contenait le passage suivant : 

[traduction]

[] nous constatons que la Société a été mise en situation de contrainte par suite de la décision de l’ARC datée du 20 juillet 2017 [] La Société avait déjà emprunté des fonds à des membres de la famille et à des amis des administrateurs pour couvrir sa dette au titre de la masse salariale à l’ARC (tel que mentionné dans notre demande initiale) et cette option n’est plus disponible. Le refus de l’ARC de réaffecter les crédits frappés de prescription après que la Société s’était pleinement conformée à la loi a effectivement compromis la capacité de la Société à poursuivre ses activités.

[31]  Le formulaire de CFP joint à la demande de réexamen présentée en août 2017 démontre que la non-réaffectation des CFP occasionnait des difficultés à Forbes. Voici des passages pertinents de ce document :

[traduction]

Les fonds frappés de prescription détenus par l’ARC ont causé à la Société et à ses actionnaires d’importantes contraintes financières, car la Société était dans l’impossibilité d’effectuer les versements au titre des retenues à la source. Par conséquent, la société a dû payer d’importantes pénalités au titre de la masse salariale et des intérêts sur son solde, et la situation a occasionné un stress émotionnel considérable aux actionnaires de la société.

Pour faciliter les paiements, la Société a dû faire d’importants sacrifices; notamment, les actionnaires ont dû emprunter des fonds à des membres de leur famille et à des amis pour payer les pénalités et les intérêts à l’ARC, alors qu’en fait, l’ARC avait, grâce à la saisie-arrêt, les fonds en sa possession en tout temps; elle n’était toutefois pas disposée à les transférer dans le compte en souffrance.

[32]  À la lecture de la décision du représentant du ministre, rien ne donne à penser que ces difficultés aient été prises en considération. Le formulaire de résolution recommandée dûment rempli envoyé à l’administration centrale de l’ARC dans le cadre de la demande d’examen au deuxième palier ne fait aucune mention des difficultés financières de Forbes (quoiqu’il démontre toutefois que l’employé de l’ARC l’ayant rempli a tenu compte de la décision Cybernius). Il est impossible d’établir, d’après le dossier, si ce facteur a été pris en considération ou soupesé à titre d’« autre » circonstance à l’appui du refus de la demande de réaffectation de Forbes. À mon avis, cela rend la décision déraisonnable, parce qu’il n’est pas évident ou manifeste que les difficultés financières de Forbes ont été un facteur dans le processus décisionnel. La décision visée par la demande de contrôle judiciaire sera donc annulée.

[33]  Avant de passer à une autre question, il convient de mentionner l’argument de Forbes selon lequel le ministre, en déclarant que l’ARC ne tient pas compte de l’issue des instances judiciaires, refusait de tenir compte du droit applicable, notamment la décision Cybernius, et que cela constituait une question de droit isolable qui appelle au contrôle de la décision du ministre selon la norme de la décision correcte. De l’avis de Forbes, la décision du ministre à cet égard est non seulement déraisonnable, mais aussi incorrecte, absurde et contraire à l’intérêt public, et que sa conduite est à la limite du répréhensible.

[34]  Je juge que cet argument est sans fondement. Bien que la lettre de décision mentionne que l’ARC ne tient pas compte de l’issue des instances judiciaires, cela ne signifie pas, comme le donne à penser Forbes, que le ministre ne tient jamais compte de la jurisprudence. La Cour n’a aucune raison de croire que le ministre ou son représentant n’appliquent pas les principes et les interprétations de la loi dégagés dans les décisions judiciaires.

C.  Le ministre a-t-il entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en accordant une importance excessive au Guide?

[35]  Forbes affirme que le ministre a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en se fondant uniquement sur Guide pour établir s’il y avait des circonstances extraordinaires expliquant le retard dans la production des déclarations de revenus. Selon Forbes, les décideurs administratifs peuvent tenir compte des lignes directrices administratives, mais ne peuvent s’y fonder d’une façon qui limite le pouvoir discrétionnaire qui leur est conféré par une loi. Forbes ajoute que le paragraphe 221.2(2) de la Loi et la jurisprudence de la Cour ont force de loi, ce qui n’est pas le cas du Guide.

[36]  Le défendeur soutient que le Guide n’a pas eu pour effet d’entraver le pouvoir discrétionnaire du ministre. Le défendeur fait remarquer que le Guide indique clairement que l’ARC peut également exercer le pouvoir discrétionnaire ministériel lorsque la situation d’un contribuable ne correspond pas aux situations énumérées dans le Guide.

[37]  À mon avis, le ministre a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en raison du Guide, parce qu’il n’a pas examiné ou soupesé comme facteur les difficultés financières soulevées par Forbes. Il s’agissait clairement d’une « autre » circonstance au-delà des exemples énoncés dans le Guide. Le ministre s’est demandé s’il y avait des « circonstances extraordinaires » qui empêchaient la production des déclarations de revenus de la société dans les trois ans suivant la fin des années d’imposition.

D.  Le mandamus est-il approprié dans les circonstances?

[38]  Forbes prétend qu’une ordonnance de mandamus enjoignant au ministre d’imputer les CFP pour les années d’imposition 2006 et 2007 aux arriérés d’impôt sur le revenu des sociétés ou de retenues à la source serait une mesure de redressement appropriée en l’espèce. Elle affirme que le moment approprié pour calculer l’arriéré au titre des intérêts est la date de saisie-arrêt des montants des cotisations théoriques établies pour les années d’imposition 2006 et 2007.

[39]  Le défendeur affirme qu’on devrait accorder aux tribunaux administratifs une deuxième chance de se prononcer sur le bien‑fondé de l’affaire plutôt que de demander à la cour de révision de décider à leur place. Le défendeur est d’avis qu’il n’existe aucune circonstance inhabituelle ou exceptionnelle enjoignant à la Cour de rendre une ordonnance obligeant le ministre à réaffecter les CFP aux dettes fiscales actuelles ou futures de Forbes, et que cette dernière est l’artisane de son propre malheur et qu’elle n’a rien fait avant que les montants des cotisations théoriques soient saisis.

[40]  Sur cette question, je tiens d’abord à souligner que, bien que Forbes ait demandé à la Cour de rendre une ordonnance de mandamus, elle n’a fait valoir aucun argument quant à savoir pourquoi une telle mesure serait « appropriée ».

[41]  Il est bien établi que les tribunaux judiciaires ne rendront pas une ordonnance de mandamus pour obliger un tribunal administratif ou un décideur à prendre une décision particulière lorsqu’aucune décision n’a été prise ou lorsque le pouvoir décisionnel est discrétionnaire par nature (Herzig c Canada (Conseil du Trésor), 2002 CAF 36, au paragraphe 19, 111 ACWS (3d) 944). Le mandamus est une réparation extraordinaire (Coombs c Canada (Revenu national), 2015 CF 869, au paragraphe 19, [2016] 1 CTC 80).

[42]  Une ordonnance de mandamus n’est ni appropriée ni nécessaire en l’espèce. Je conviens avec le défendeur qu’il n’y a pas de circonstances inhabituelles ou exceptionnelles qui obligent la Cour à rendre une ordonnance enjoignant au ministre de réaffecter les CFP aux dettes fiscales actuelles ou futures de Forbes.

E.  Les dépens devraient-ils être adjugés et, le cas échéant, selon quelle base?

[43]  Dans leurs observations écrites respectives, les parties ont toutes deux affirmé qu’elles devraient se voir accorder les dépens si elle obtenait gain de cause en l’espèce. Étant donné que la décision du ministre sera annulée, Forbes a droit aux dépens liés à la présente demande.

[44]  Forbes demande à la Cour d’adjuger les dépens selon la base avocat-client, au titre du paragraphe 400(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/93‑22 [les Règles]. Pour appuyer cette demande, elle souligne l’énoncé de la lettre de décision selon lequel l’ARC ne tient pas compte de l’issue des instances judiciaires, ce qui donne à penser que l’ARC n’est pas assujettie à la surveillance législative et judiciaire. Cet énoncé constitue un exemple de conduite répréhensible devant être dissuadée et à l’égard de laquelle l’intérêt public commande un blâme ou un reproche. À mon avis, cette suggestion est non seulement dénuée de fondement, mais elle ne constitue pas non plus une raison d’accorder des dépens selon la base demandée par Forbes.

[45]  L’adjudication de dépens selon la base avocat-client constitue l’exception plutôt que la règle, et est prononcée dans les cas où une partie perdante a agi de mauvaise foi ou a défendu une procédure sans aucun mandat ou justification au regard de la position qu’elle fait valoir.

[46]  Pour ce qui est des affaires similaires, je remarque que la présente affaire est similaire à Pomeroy’s Masonry, dans laquelle le ministre n’avait pas tenu compte de certains facteurs et les dépens ont été adjugés selon le tarif B des Règles. Cependant, elle est aussi similaire à l’affaire Cybernius, qui a été portée devant la Cour en raison du manque de conformité de la demanderesse, et dans laquelle les dépens ont été accordés sous forme de somme globale.

[47]  En l’espèce, après examen des facteurs énumérés au paragraphe 400(1) des Règles, le défendeur versera sur‑le‑champ à Forbes la somme globale de 1 000 $ (y compris les débours et les taxes, le cas échéant) à titre de dépens.

V.  Conclusion

[48]  La décision du représentant du ministre n’est pas raisonnable. L’affaire est renvoyée à un autre représentant du ministre pour nouvelle décision, qui sera prise conformément aux motifs du présent jugement. Le défendeur versera sur‑le‑champ à Forbes la somme globale de 1 000 $ (y compris les débours et les taxes, le cas échéant) à titre de dépens.


JUGEMENT dans le dossier T-370-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie; l’affaire est renvoyée à un autre représentant du ministre du Revenu national pour nouvelle décision, qui sera prise conformément aux motifs du présent jugement;

  2. le défendeur versera sur‑le‑champ à la demanderesse la somme globale de 1 000 $ (y compris les débours et les taxes, le cas échéant) à titre de dépens.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 20e jour de mars 2019

Maxime Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑370‑18

 

INTITULÉ :

FORBES PAINTING AND DECORATING LTD. c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Edmonton (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 NOVEMBRE 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 7 FÉVRIER 2019

 

COMPARUTIONS :

Neil Mather

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Peter Basta

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mather Tax Law

Avocats

Edmonton (Alberta)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur-général du Canada

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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