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Date : 20190206


Dossier : IMM‑4523‑17

IMM‑4939‑17

Référence : 2019 CF 154

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 6 février 2019

En présence de madame la juge Walker

Dossier : IMM‑4523‑17

ENTRE :

SHAZAD ABDUL

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

Dossier : IMM‑4939‑17

ET ENTRE :

SHAZAD ABDUL

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur, M. Shazad Abdul, est un résident permanent du Canada. Le présent jugement concerne deux demandes de contrôle judiciaire qu’il a présentées conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR) :

  1. Décision de déférer l’affaire : Demande de contrôle judiciaire de la décision d’une déléguée du ministre datée du 20 juillet 2017 de déférer l’affaire à la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour enquête en application du paragraphe 44(2) de la LIPR. La demande a été déposée à la Cour le 25 octobre 2017 (IMM‑4523‑17);

  1. Décision prise au terme de l’enquête : Demande de contrôle judiciaire de la décision de la SI datée du 15 novembre 2017 de prendre une mesure d’expulsion contre le demandeur fondée sur l’alinéa 36(1)a) de la LIPR. La demande a été déposée à la Cour le 20 novembre 2017 (IMM‑4939‑17).

[2]  Les deux demandes de contrôle judiciaire ont été entendues conjointement. Elles concernent les mêmes parties et découlent de la même séquence d’événements. Je vais traiter des deux demandes dans la présente décision, et une copie du jugement sera versée dans les deux dossiers de la Cour.

[3]  Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire de la décision de déférer l’affaire est accueillie. Par conséquent, la décision prise au terme de l’enquête ne peut être maintenue, et la demande de contrôle judiciaire de la décision en question est aussi accueillie.

I.  Contexte

[4]  Le demandeur est né à Trinité‑et‑Tobago le 5 mai 1972. Il est un citoyen de Trinité‑et‑Tobago et est devenu résident permanent du Canada le 16 mars 1975.

[5]  Le 16 février 2016, le demandeur a été déclaré coupable au Canada d’une agression sexuelle visée à l’article 271 du Code criminel (déclaration de culpabilité de 2016). Il a été condamné à une peine correspondant à la période de détention déjà purgée relativement à la déclaration de culpabilité en question, soit 18 mois de détention préventive majorés selon un taux de 1,5, pour un total de 27 mois.

II.  Décisions visées par le contrôle

1.  Décision de déférer l’affaire (IMM‑4523‑17)

[6]  Afin d’établir le cadre de l’analyse de la décision de déférer l’affaire, il est utile, d’entrée de jeu, d’énoncer les paragraphes 44(1) et 44(2) de la LIPR :

Constat de l’interdiction de territoire

Report on Inadmissibility

Rapport d’interdiction de territoire

Preparation of report

44 (1) S’il estime que le résident permanent ou l’étranger qui se trouve au Canada est interdit de territoire, l’agent peut établir un rapport circonstancié, qu’il transmet au ministre.

44 (1) An officer who is of the opinion that a permanent resident or a foreign national who is in Canada is inadmissible may prepare a report setting out the relevant facts, which report shall be transmitted to the Minister.

Suivi

Referral or removal order

(2) S’il estime le rapport bien fondé, le ministre peut déférer l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête, sauf s’il s’agit d’un résident permanent interdit de territoire pour le seul motif qu’il n’a pas respecté l’obligation de résidence ou, dans les circonstances visées par les règlements, d’un étranger; il peut alors prendre une mesure de renvoi.

(2) If the Minister is of the opinion that the report is well-founded, the Minister may refer the report to the Immigration Division for an admissibility hearing, except in the case of a permanent resident who is inadmissible solely on the grounds that they have failed to comply with the residency obligation under section 28 and except, in the circumstances prescribed by the regulations, in the case of a foreign national. In those cases, the Minister may make a removal order.

[7]  En soi, la décision de déférer l’affaire consiste en un formulaire standard d’une page rempli, qui reprend la décision de la déléguée du ministre, ce à quoi s’ajoute une série de notes manuscrites dans la dernière section de la recommandation de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) (décrite ci‑dessous au paragraphe 11 du présent jugement). La décision de déférer l’affaire est fondée sur la séquence qui suit de rapports et de pièces de correspondance.

[8]  Le 30 juin 2016, un agent de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) a rempli un rapport conformément au paragraphe 44(1) de la LIPR (rapport établi en vertu du paragraphe 44(1)), précisant que, à son avis, le demandeur était interdit de territoire en vertu de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR. L’agent de CIC est parvenu à cette conclusion en raison de la déclaration de culpabilité de 2016 du demandeur. L’alinéa 36(1)a) prévoit qu’un résident permanent du Canada est interdit de territoire pour grande criminalité lorsqu’il est déclaré coupable au Canada d’une infraction punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ou d’une infraction pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois est infligé.

[9]  Dans une lettre datée du 29 septembre 2016, l’ASFC a informé le demandeur qu’il y avait des motifs raisonnables de croire qu’il était interdit de territoire au Canada en vertu de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR en raison de sa ou de ses déclarations de culpabilité. La lettre précisait qu’une décision concernant une mesure de renvoi serait prise dans un avenir rapproché. Une copie du rapport établi en vertu du paragraphe 44(1) était jointe à la lettre. Le demandeur a été invité à présenter des observations pour expliquer pourquoi une mesure de renvoi ne devrait pas être prise contre lui.

[10]  Le 21 novembre 2016, le demandeur a présenté des observations et des éléments de preuve à l’ASFC, demandant que le rapport établi en vertu du paragraphe 44(1) ne soit pas déféré pour enquête conformément au paragraphe 44(2) de la LIPR. Il a fait valoir que déférer de la sorte son cas lui causerait des difficultés ainsi qu’à sa famille et qu’il était pleinement réhabilité. Le demandeur a aussi affirmé que la tenue d’une enquête en vertu du paragraphe 44(2) ne serait pas dans l’intérêt supérieur de ses enfants canadiens.

[11]  Le 7 juin 2017, une agente d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs (agente de l’ASFC) a recommandé que le cas du demandeur soit déféré pour enquête (recommandation de l’ASFC). La recommandation de l’ASFC est un document crucial dans la demande de contrôle judiciaire puisqu’elle est le fondement de la décision de déférer l’affaire prise par la déléguée du ministre.

[12]  La recommandation de l’ASFC fait état d’un certain nombre de déclarations de culpabilité relatives à des infractions ne donnant pas lieu à un rapport impliquant le demandeur et décrit en détail les circonstances entourant la déclaration de culpabilité du demandeur de 2016. La conclusion suivante est ensuite formulée :

[traduction] [Le demandeur] a été accusé d’agression sexuelle, de contact sexuel, d’incitation à des contacts sexuels et de séquestration. Il a finalement plaidé coupable à l’accusation d’agression sexuelle, et les autres chefs d’accusation ont été retirés par la Couronne. Ce résultat a été obtenu après 18 mois de détention.

[13]  La recommandation de l’ASFC expose ensuite un examen du degré d’établissement du demandeur au Canada, des facteurs d’ordre humanitaire et des autres renseignements concernant le demandeur, dont son engagement envers une femme avec qui il a eu deux filles, sa relation avec ses nièces et neveux au Canada, son statut d’emploi et l’intérêt supérieur de ses deux filles (maintenant âgées de 12 et 2 ans). Le potentiel de réhabilitation du demandeur est également examiné dans la recommandation de l’ASFC. Je fournis d’autres renseignements détaillés tirés de la recommandation de l’ASFC dans mon analyse puisque ces renseignements sont pertinents quant aux enjeux soulevés par le demandeur dans sa demande.

[14]  La dernière page de la recommandation de l’ASFC contient une section pour la décision de la déléguée du ministre (section 11). Il y a un certain nombre de notes manuscrites dans la section en question qui appuient le récit de l’agente de l’ASFC, la nature de l’infraction commise par le demandeur, qui impliquait une conduite de « prédateur » et une victime mineure, et la conclusion selon laquelle il constitue un danger pour le public. La déléguée du ministre écrit ensuite ce qui suit :

[traduction] Après avoir discuté du cas avec le superviseur et examiné les faits liés à l’affaire, je conviens de déférer celle-ci pour enquête. La gravité de la déclaration de culpabilité tient au fait que la victime avait 15 ans et à la nature de l’[infraction] (crime contre la personne).

[15]  Le 20 juillet 2017, la déléguée du ministre a pris la décision de déférer l’affaire, transférant ainsi le rapport établi en vertu du paragraphe 44(1) à la SI pour enquête dans le but de déterminer si le demandeur était une personne visée par l’alinéa 36(1)a) de la LIPR.

2.  Décision prise au terme de l’enquête (IMM‑4939‑18)

[16]  Le 15 novembre 2017, la SI a rendu la décision prise au terme de l’enquête, ordonnant l’expulsion du demandeur. La décision en question est fondée sur la déclaration de culpabilité de 2016 du demandeur, laquelle était punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins 10 ans et pour laquelle il a été condamné à un emprisonnement de plus de six mois (alinéa 36(1)a) de la LIPR). Par conséquent, la SI a conclu que le ministre s’est acquitté du fardeau de prouver que le demandeur est interdit de territoire au Canada pour grande criminalité.

[17]  Conformément aux paragraphes 64(1) et 64(2) de la LIPR, le demandeur n’avait pas le droit d’interjeter appel de la décision prise au terme de l’enquête devant la Section d’appel de l’immigration.

III.  Question préliminaire – Modification de l’intitulé

[18]  Les parties font valoir que l’intitulé de chaque demande devrait être modifié de façon à nommer le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile en tant que défendeur. Je suis d’accord, et les intitulés seront modifiés en conséquence.

IV.  Question préliminaire – Caractère théorique de la décision de déférer l’affaire (IMM‑4523‑17)

[19]  Le défendeur fait valoir que la demande de contrôle judiciaire de la décision de déférer l’affaire est sans objet puisque cette décision est indissociable de la décision prise au terme de l’enquête. Le défendeur s’appuie sur la décision de la Cour dans l’affaire Chan c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1987] ACF no 449, qui concerne une demande de contrôle judiciaire d’un rapport établi au titre de l’article 20, à la suite duquel une mesure d’expulsion avait été prise en vertu d’une version précédente de la LIPR.

[20]  J’ai passé en revue les observations du défendeur à cet égard, mais je conclus que la demande de contrôle judiciaire de la décision de déférer l’affaire n’est pas sans objet. La décision de déférer l’affaire et la décision prise au terme de l’enquête doivent être examinées l’une après l’autre pour arriver à un résultat logique. Dans l’arrêt Sharma c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 319 (arrêt Sharma), la Cour d’appel fédérale a examiné une question certifiée pour savoir si l’obligation d’équité exige qu’un rapport établi en vertu du paragraphe 44(1) soit fourni à la personne visée avant que son dossier soit déféré en vue d’une décision de la déléguée du ministre conformément au paragraphe 44(2) de la LIPR. Le juge de Montigny a déclaré que la LIPR établit un processus en trois étapes pour déterminer si une personne est interdite de territoire pour grande criminalité :

  1. La préparation du rapport établi en vertu du paragraphe 44(1);

  2. La décision d’un délégué du ministre en vertu du paragraphe 44(2) de déférer le rapport à la SI pour enquête;

  3. La décision de la SI d’ordonner le renvoi de la personne visée.

[21]  Dans le cadre de mon analyse, il convient de souligner la déclaration du juge de Montigny, au paragraphe 19 de l’arrêt Sharman, selon laquelle, conformément à l’alinéa 45d) de la LIPR, « la SI semble avoir pour seul choix de prendre une mesure de renvoi contre l’étranger ou le résident permanent si cette personne est interdite de territoire au sens de la Loi ».

[22]  Il découle de cette déclaration que c’est à l’étape des paragraphes 44(1) ou 44(2) que le demandeur a, en pratique, la capacité de solliciter le contrôle par la Cour d’une décision rendue dans le cadre du processus en trois étapes. Comme la SI possède peu ou pas de pouvoir discrétionnaire quant au renvoi d’un résident permanent jugé interdit de territoire en vertu de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR, la personne visée doit nécessairement attaquer le rapport établi en vertu du paragraphe 44(1) ou la décision du délégué du ministre et le pouvoir discrétionnaire limité de ce dernier de déférer son dossier pour enquête.

[23]  Le juge Bell de la Cour a récemment examiné une demande de contrôle judiciaire faisant intervenir les trois décisions auxquelles le juge de Montigny a fait référence (Chambers c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1407 (décision Chambers)). Dans la décision Chambers, le défendeur a soulevé une question préliminaire : peut-il contester les trois décisions dans le cadre d’une seule demande de contrôle judiciaire? Le juge Bell n’a vu aucun motif d’exiger trois demandes distinctes et a déclaré ce qui suit (décision Chambers, paragraphe 3) :

Une seule demande de contrôle judiciaire à l’égard des trois décisions rendues au titre de l’article 44 est nécessaire, parce qu’un demandeur décidera de contester les décisions seulement si la SI prend une mesure de renvoi. De plus, la présentation d’une seule demande permet d’économiser beaucoup de temps et de ressources judiciaires, et de réduire nettement les frais de justice.

[24]  Selon moi, qu’un demandeur décide de présenter une demande de contrôle judiciaire (comme dans la décision Chambers) ou de présenter deux demandes de contrôle judiciaire distinctes (comme en l’espèce), ou encore qu’il décide de demander le contrôle judiciaire des trois décisions prises en vertu de l’article 44, n’est pas déterminant. Si la Cour décide d’infirmer une décision ou les deux décisions prises en vertu des paragraphes 44(1) et 44(2), la décision ultime de la SI de renvoyer le demandeur ne devrait pas être maintenue (voir Hernandez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 429, paragraphe 5).

V.  Questions à trancher

[25]  Le demandeur a soulevé un certain nombre de questions dans la demande, et je les ai organisées comme suit :

  1. L’agente de l’ASFC a‑t‑elle violé le droit du demandeur de connaître les preuves qui pèsent contre lui et de bénéficier d’une réelle possibilité de réagir en s’appuyant uniquement sur la déclaration de la victime relativement à la déclaration de culpabilité de 2016 et en omettant d’obtenir ou de prendre en considération l’énoncé conjoint des faits présenté par la Couronne lors de l’audience de détermination de la peine du demandeur?

  2. La décision de déférer l’affaire était‑elle déraisonnable puisque la déléguée du ministre : a) s’est appuyée sur des chefs d’accusation retirés contre le demandeur sans tenir compte des éléments de preuve sous-tendant le retrait desdites accusations; b) a omis de tenir compte de tous les éléments de preuve relativement à la déclaration de 2016 du demandeur; et c) a tiré une inférence négative du fait que le demandeur ne s’est pas vu accorder une mise en liberté sous caution en attente de son procès sans tenir compte des motifs pour lesquels une telle libération n’a pas été accordée?

VI.  Norme de contrôle

[26]  La question de l’équité procédurale soulevée par le demandeur sera contrôlée selon la norme de la décision correcte (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, paragraphe 43; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, paragraphes 34‑56 (arrêt Canadien Pacifique); voir aussi Chen c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 1395, paragraphe 9; Apolinario c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 1287, paragraphe 23). Le contrôle est axé sur les procédures suivies pour arriver à une décision et non sur le fond ou le bien‑fondé de l’affaire. Il me faut évaluer si le processus que la déléguée du ministre a suivi pour rendre sa décision de déférer l’affaire était juste et équitable, compte tenu de l’ensemble des circonstances du demandeur, des droits substantiels en jeu et des autres facteurs contextuels que la Cour suprême du Canada a relevés dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, aux paragraphes 21 à 28 (Canadien Pacifique, paragraphe 54) :

[54]  La cour qui apprécie un argument relatif à l’équité procédurale doit se demander si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances, y compris à l’égard des facteurs énoncés dans l’arrêt Baker. Une cour de révision fait ce que les cours de révision ont fait depuis l’arrêt Nicholson; elle demande, en mettant nettement l’accent sur la nature des droits substantiels concernés et les conséquences pour la personne, si un processus juste et équitable a été suivi. Je souscris à l’observation du juge Caldwell dans Eagle’s Nest (para. 21) selon laquelle, même s’il y a une certaine maladresse dans l’utilisation de la terminologie, cet exercice de révision est [traduction] « particulièrement bien reflété dans la norme de la décision correcte », même si, à proprement parler, aucune norme de contrôle n’est appliquée.

[27]  La norme de contrôle applicable à une décision d’un délégué du ministre prise en vertu du paragraphe 44(2) de la LIPR est la norme de la décision raisonnable (Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Tran, 2015 CAF 237 (arrêt Tran), paragraphes 22 et 31; Valdez c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 377, paragraphe 18).

VII.  Analyse

1.  L’agente de l’ASFC a‑t‑elle violé le droit du demandeur de connaître les preuves qui pèsent contre lui et de bénéficier d’une réelle possibilité de réagir en s’appuyant uniquement sur la déclaration de la victime relativement à la déclaration de culpabilité de 2016 et en omettant d’obtenir ou de prendre en considération l’énoncé conjoint des faits présenté par la Couronne lors de l’audience de détermination de la peine du demandeur?

[28]  À la réception du dossier certifié du tribunal, le demandeur s’est rendu compte que ni l’agente de l’ASFC, lorsqu’elle a formulé la recommandation de l’ASFC, ni la déléguée du ministre, lorsqu’elle a rendu sa décision de déférer l’affaire, ne disposait de la transcription de son audience de détermination de la peine (la transcription) relativement à sa déclaration de culpabilité de 2016. L’agente de l’ASFC s’était plutôt appuyée uniquement sur la déclaration de la victime à l’agent de police qui était intervenu pour évaluer les circonstances entourant la déclaration de culpabilité de 2016. La transcription précisait les faits convenus sur lesquels s’était appuyée la Couronne et qui avaient été présentés à la Cour supérieure de justice de l’Ontario (la Cour de l’Ontario) concernant le chef d’accusation d’agression sexuelle porté contre le demandeur.

[29]  Malgré la lettre du 29 septembre 2016 de l’ASFC qui lui fournissait l’occasion de présenter des observations écrites, le demandeur fait valoir qu’il n’avait aucune façon de savoir que l’agente de l’ASFC s’appuierait sur un dossier de preuve incomplet pour formuler sa recommandation. Il ne pouvait pas prévoir la nécessité de fournir la transcription qui appuyait son explication des circonstances entourant la déclaration de culpabilité de 2016. Par conséquent, son droit à l’équité procédurale a été violé puisqu’il n’a pas eu l’occasion de connaître la preuve produite contre lui et de fournir de véritables observations.

[30]  Le défendeur a répliqué que le demandeur avait eu l’occasion de joindre la transcription à ses observations écrites, mais qu’il avait choisi de ne pas le faire. Il ajoute qu’il était prévisible que l’agente de l’ASFC s’appuie sur le contenu de la plainte criminelle déposée par la victime pour évaluer la déclaration de culpabilité de 2016 du demandeur.

[31]  Je suis d’accord avec le défendeur dans la mesure où il était raisonnablement prévisible que l’agente de l’ASFC allait prendre en considération le contenu de la plainte criminelle déposée contre le demandeur pour formuler la recommandation de l’ASFC à la déléguée du ministre, y compris la déclaration de la victime faite à l’agent qui était intervenu. Cependant, il n’était pas raisonnablement prévisible que l’agente de l’ASFC et la déléguée du ministre omettent de tenir compte de tous les éléments de preuve pertinents liés à la déclaration de culpabilité de 2016. La transcription était une composante importante de la preuve. Si l’agente de l’ASFC avait l’intention de ne s’appuyer que sur la déclaration de la victime, elle avait l’obligation d’en informer le demandeur. Son omission de le faire constitue une violation du droit à l’équité procédurale du demandeur.

[32]  La décision faisant l’objet de la présente demande de contrôle est la décision de déférer l’affaire prise par la déléguée du ministre. Cependant, le manquement initial à l’équité procédurale dans le cadre de la préparation de la recommandation de l’ASFC touche aussi la décision de déférer l’affaire, puisque la déléguée du ministre s’est appuyée sur cette recommandation. Je conclus que le processus suivi par l’agente de l’ASFC et la déléguée du ministre n’était pas équitable en ce qui concerne la situation du demandeur, particulièrement eu égard aux droits substantiels en jeu. Il n’aurait pas pu prévoir que la déclaration des faits dont disposait la Cour de l’Ontario et à la lumière de laquelle sa peine avait été prononcée n’avait pas été prise en considération par l’agente de l’ASFC et, par conséquent, par la déléguée du ministre. La capacité du demandeur de réagir à la preuve qui pesait contre lui était compromise. Cela dit, je ne prête aucune intention précise à l’agente de l’ASFC du fait qu’elle s’est appuyée de façon inappropriée sur une seule version des événements en cause, tout comme je ne m’inscris pas non plus en faux contre la façon très limitée dont le défendeur perçoit l’obligation d’équité procédurale due au demandeur dans le cadre du processus visé au paragraphe 44(2) (Huang c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 28, paragraphes 84‑86).

[33]  À cet égard, les notions d’équité procédurale et du caractère raisonnable de la décision de déférer l’affaire se recoupent. Les arguments du demandeur concernant le défaut de l’agente de l’ASFC de tenir compte des éléments de preuve pertinents peuvent aussi être examinés dans le contexte du caractère raisonnable de la décision de déférer l’affaire. La transcription était facilement accessible et, de toute évidence, pertinente pour l’analyse faite au titre du paragraphe 44(2). Il n’était pas raisonnable de la part de l’agente de l’ASFC de formuler une recommandation à la déléguée du ministre sans renvoyer au dossier de preuve complet associé à la déclaration de culpabilité de 2016 du demandeur. Par conséquent, la décision de déférer l’affaire de la déléguée du ministre — qui s’appuyait sur la recommandation défectueuse de l’ASFC — était également déraisonnable.

[34]  La recommandation de l’ASFC s’appuyait sur la description qu’a faite la victime des événements qui sous-tendent la déclaration de culpabilité de 2016 du demandeur. Le rapport de la victime, produit par une fille âgée de 15 ans, était convaincant. L’agente de l’ASFC a présenté les renseignements détaillés de l’agression fournis par la victime à la section 5 (les circonstances de la ou des allégations) pour ensuite aborder à nouveau la déclaration faite par la victime à l’agent étant intervenu à la section 8 (potentiel de réhabilitation). La victime a dit s’être sentie obligée d’entrer dans le véhicule du demandeur et a décrit en détail l’agression sexuelle, y compris le nombre de fois que le demandeur l’a forcée à participer à des actes sexuels pendant qu’elle était dans le véhicule.

[35]  Dans l’exposé des faits et du droit qu’il a présenté à l’appui de sa demande, le demandeur a décrit les faits sur lesquels s’est appuyé le procureur de la Couronne dans ses observations relatives à la peine. Ces motifs sont tirés de la transcription qui figure dans le dossier de la demande. Les faits présentés par le procureur de la Couronne devant la Cour de l’Ontario sont différents de ceux figurant dans la déclaration de la victime. Selon les faits reconnus, la victime était entrée dans le véhicule du demandeur après une brève conversation et il n’y a eu qu’un seul acte sexuel. J’estime que l’agente de l’ASFC avait l’obligation de tenir compte des différences entre les deux descriptions de l’incident et d’indiquer dans la recommandation de l’ASFC le rôle joué par les deux récits différents dans son évaluation de la nature des allégations pesant contre le demandeur et de son potentiel de réhabilitation.

[36]  À la section 11 de la recommandation de l’ASFC, la déléguée du ministre écrit avoir souscrit au récit de l’agente de l’ASFC et à l’affirmation selon laquelle le demandeur avait adopté un comportement de prédateur. Il est évident que la déléguée du ministre s’est appuyée sur la recommandation de l’ASFC et les faits relatés par l’agente de l’ASFC. Rien n’indique que la déléguée du ministre a examiné des éléments dont ne disposait pas l’agente de l’ASFC. Il n’y ni dans la décision de déférer l’affaire ni dans les notes manuscrites de la déléguée du ministre dans la recommandation de l’ASFC d’analyse des faits énoncés dans la transcription. En l’absence d’une analyse des descriptions divergentes des circonstances factuelles associées aux allégations contre le demandeur, ni la recommandation de l’ASFC ni la décision de déférer l’affaire n’était transparente et intelligible (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, paragraphe 47).

[37]  Vu mes conclusions concernant le défaut de l’agente de l’ASFC et de la déléguée du ministre d’examiner la déclaration de culpabilité de 2016 du demandeur à la lumière du dossier de preuve complet, je ne traiterai pas des autres arguments du demandeur concernant le caractère raisonnable de la décision de déférer l’affaire. Cependant, je préviens les agents qui seront chargés de statuer à nouveau sur la décision de déférer l’affaire que la prise en considération d’accusations criminelles retirées contre une personne sans tenir compte des éléments de preuve sous-tendant de telles accusations a été considérée par la Cour comme une erreur susceptible de contrôle (Hutchinson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 441, paragraphes 22‑27; voir aussi Tran, paragraphes 89‑91).

VIII.  Conclusion

[38]  La demande de contrôle judiciaire de la décision de déférer l’affaire sera accueillie. Par conséquent, la décision prise au terme de l’enquête ne peut être maintenue, et la demande de contrôle judiciaire de cette décision sera aussi accueillie.

[39]  Aucune question à certifier n’a été proposée par les parties, et les demandes n’en soulèvent aucune.


JUGEMENT dans IMM‑4523‑17 et IMM‑4939‑17

LA COUR STATUE que :

  1. L’intitulé de l’affaire de chaque demande est modifié pour que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile soit désigné comme défendeur.

  2. La demande de contrôle judiciaire de la décision de la déléguée du ministre datée du 20 juillet 2017 de déférer le dossier du demandeur pour enquête devant la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié conformément au paragraphe 44(2) de la LIPR est accueillie (IMM‑4523‑17).

  3. La décision de la déléguée du ministre est annulée, et le dossier est renvoyé pour nouvelle décision.

  4. La demande de contrôle judiciaire de la décision de la SI datée du 15 novembre 2017 de rendre une ordonnance d’expulsion contre le demandeur en vertu de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR est aussi accueillie (IMM‑4939‑17).

  5. La décision de la SI est annulée. L’affaire n’est pas renvoyée pour nouvelle décision à ce stade‑ci puisque le besoin de tenir une enquête dépendra du résultat de la nouvelle décision mentionnée au paragraphe 3 de la présente ordonnance.

  6. Une copie du présent jugement et des motifs sera versée dans les deux dossiers de la Cour (IMM‑4523‑17 et IMM‑4939‑17).

  7. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Elizabeth Walker »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 11e jour d’avril 2019

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

imm‑4523‑17

INTITULÉ :

SHAZAD ABDUL c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

ET DOSSIER :

IMM‑4939‑17

INTITULÉ :

SHAZAD ABDUL c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

toronto (ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

13 SEPTEMBRE 2018

JUGEMENT et motifs :

LA JUGE walker

DATE DES MOTIFS :

6 FÉVRIER 2019

COMPARUTIONS :

Lisa Winter‑Card

POUR LE DEMANDEUR

Michael Butterfield

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lisa Winter‑Card

Welland (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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