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Date : 20190128


Dossier : IMM‑3320‑18

Référence : 2019 CF 118

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 28 janvier 2019

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

SADAQ WARSAME

demandeur

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la SPR] datée du 14 juin 2018, par laquelle un commissaire a conclu que le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger au sens de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

II.  Contexte

[2]  Le demandeur, Sadaq Jama Warsame, allègue ceci :

  1. Il est un citoyen de la Somalie, né en 1987.
  2. Lorsqu’il avait quatre ans, il a fui la Somalie avec son beau‑père pour aller se réfugier au Kenya, après que sa mère eut été tuée par un membre du clan Hawiye.
  3. Les autorités kényanes l’ont expulsé en Somalie en 1994, après que le camp de réfugiés où il vivait au Kenya eut été fermé.
  4. Il est retourné au Kenya en 2007.
  5. Il s’est enfui du Kenya en 2011, après avoir été pris pour cible en raison de sa foi soufie pendant qu’il travaillait comme chauffeur. En 2010, des extrémistes musulmans d’Al‑Shabab avaient tué son oncle, avec qui il travaillait comme chauffeur, pour le même motif.
  6. Le demandeur a fui au Brésil, avec l’aide d’un passeur, et il a ensuite parcouru l’Amérique centrale en autobus, en voiture et à pied pour aboutir au Mexique.
  7. Les autorités de l’immigration du Mexique l’ont détenu pendant environ un mois, en juin et juillet 2011; pendant sa détention, il n’était pas menotté et pouvait jouer au soccer et fréquenter un centre de conditionnement physique.
  8. Il s’est ensuite rendu aux États‑Unis, où il a été détenu pendant six mois, entre juillet 2011 et janvier 2012; pendant cette détention plus longue, il était menotté, incarcéré, et il ne jouissait pas des mêmes libertés que celles qu’on lui avait accordées durant sa détention au Mexique.
  9. En juin 2012, afin de faire cesser sa détention, il a retiré sa demande d’asile aux États‑Unis, comme lui avait conseillé de le faire son avocat, au motif que celle‑ci serait refusée et qu’il serait alors renvoyé en Somalie.

[3]  En juin 2012, le demandeur a traversé la frontière canado‑américaine au sud de Winnipeg. Il a présenté une demande d’asile au Canada datée du 6 juin 2012 [la demande d’asile].

[4]  Le fondement de la demande d’asile du demandeur est qu’il est un croyant soufi et que, s’il était renvoyé en Somalie, il serait la cible des extrémistes musulmans d’Al‑Shabab. Il prétend également appartenir au clan Marehan, qui est particulièrement visé par Al‑Shabab. En outre, le demandeur affirme qu’il serait la cible d’Al‑Shabab en Somalie, parce qu’il a vécu en Occident pendant plus de six ans.

[5]  Le demandeur prétend qu’il ne possède aucun document attestant de son identité en raison des événements traumatisants qu’il a vécus et des bouleversements politiques qui ont eu lieu en Somalie.

I.  La décision examinée

[6]  Le demandeur a comparu, avec l’aide d’un interprète, devant un commissaire de la SPR lors d’une audience tenue le 3 mai 2018 [l’audience].

[7]  Dans sa décision datée du 14 juin 2018 [la décision], le commissaire de la SPR a conclu que le demandeur n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger au sens de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la LIPR.

[8]  Pour arriver à ce résultat, le commissaire de la SPR a conclu que le demandeur n’avait pas réussi à établir son identité personnelle; il a aussi tiré certaines conclusions défavorables quant à sa crédibilité.

II.  Les questions en litige

[9]  Les questions en litige sont les suivantes :

  1. Le commissaire a‑t‑il commis une erreur dans son examen de l’identité du demandeur?
  2. Le commissaire a‑t‑il commis une erreur dans son interprétation de la preuve du demandeur concernant une demande d’asile antérieure?
  3. Le commissaire a‑t‑il commis une erreur dans son examen des rapports psychologiques?

III.  La norme de contrôle judiciaire

[10]  C’est la norme de contrôle de la décision raisonnable qui s’applique en l’espèce.

IV.  Analyse

A.  Le commissaire a‑t‑il commis une erreur dans son examen de l’identité du demandeur?

[11]  Compte tenu de son histoire personnelle et des bouleversements politiques qui ont eu lieu en Somalie, le demandeur n’a pas de documents d’identité officiels. Devant la SPR, il a présenté plusieurs éléments de preuve pour tenter d’établir son identité :

  1. Une lettre de Midaynta Community Services, un organisme de bienfaisance pour la communauté somalienne à Toronto, datée du 1er mai 2018, qui a été présentée pour appuyer le fait que le demandeur est citoyen de la Somalie [la lettre de Midaynta].
  2. Une lettre de Dixon Community Services, un organisme de bienfaisance qui dessert les réfugiés et nouveaux arrivants somaliens, datée du 15 mai 2014, présentée pour appuyer le fait que le demandeur est membre du clan Marehan et citoyen de la Somalie [la lettre de Dixon].
  3. Un affidavit non daté, souscrit par Muse Jama Farah, le cousin germain allégué du père du demandeur, qui atteste de l’identité personnelle du demandeur [l’affidavit de M. Farah].

[12]  Le commissaire n’a accordé aucun poids aux deux lettres, car ni l’une ni l’autre ne confirmaient l’identité personnelle du demandeur. Il n’a pas accordé de poids non plus à l’affidavit de M. Farah, parce que [traduction« les déclarations de ce dernier sont insuffisantes pour établir l’identité du demandeur et elles reposent sur son opinion concernant la ressemblance entre le demandeur d’asile et son père ».

[13]  Le commissaire a conclu que le demandeur n’avait pas réussi à établir son identité personnelle.

[14]  En ce qui concerne la lettre de Midaynta et la lettre de Dixon, le demandeur soutient que le commissaire a commis une erreur en refusant de leur accorder du poids et en les appréciant en fonction de ce qu’elles ne prouvaient pas (l’identité personnelle du demandeur), plutôt que de ce qu’elles pouvaient prouver (l’identité du demandeur comme citoyen somalien).

[15]  Le défendeur soutient pour sa part que le commissaire a raisonnablement conclu que les lettres avaient une [traduction« force probante minime ».

[16]  Je juge que le commissaire a commis une erreur lorsqu’il a examiné les deux lettres. Comme l’a écrit le juge Hughes dans Teganya c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 42 [Teganya], au paragraphe 25, au sujet d’un affidavit qui avait été rejeté par un agent d’immigration au motif qu’il ne traitait pas de certaines questions :

Cette conclusion est déraisonnable. L’affidavit doit être considéré pour ce qu’il dit. Il n’est pas exigé que chaque élément de preuve traite de chacun des points particuliers en litige. Chaque intervenant doit avoir la possibilité de développer son argumentation, certaines parties posant le contexte et d’autres apportant les renseignements manquants. Il faut considérer la preuve dans son ensemble. Aucun élément ne doit être écarté simplement parce qu’il est un élément.

[Non souligné dans l’original.]

[17]  Le commissaire a rejeté les deux lettres au motif qu’elles ne prouvaient pas l’identité personnelle du demandeur. Il a commis une erreur en ne tenant pas compte du fait qu’elles appuient l’identité du demandeur en tant que ressortissant somalien. Le demandeur avait présenté l’affidavit de M. Farah afin d’établir son identité personnelle.

[18]  Bien qu’il n’incombe pas à la Cour de réexaminer la preuve qui a été présentée devant un tribunal, je conclus en l’espèce que le traitement des lettres par le commissaire était déraisonnable. Aucun élément de preuve ne devrait être rejeté du simple fait qu’il s’agit d’un élément unique de l’ensemble de la preuve fournie. Il n’est pas approprié d’examiner un élément de preuve isolément; il faut plutôt examiner l’ensemble des éléments de preuve en fonction de leur objet et de leur contexte. C’est particulièrement le cas lorsqu’il s’agit de demandeurs d’asile provenant de pays où les documents d’identité posent souvent problème et sont parfois difficiles à obtenir ou carrément inaccessibles.

[19]  Par conséquent, pour ce seul motif, l’affaire devrait être renvoyée pour une nouvelle décision. En ce qui concerne la brève analyse de l’affidavit de M. Farah faite par le commissaire, je reprendrai les propos tenus par le juge Hughes dans la décision Teganya, précité, au paragraphe 26, selon lesquels « une autre personne posera un regard neuf sur l’ensemble de la preuve documentaire ».

B.  Le commissaire a‑t‑il commis une erreur dans son interprétation de la preuve du demandeur concernant une demande d’asile antérieure?

[20]  Voici ce qu’a écrit le commissaire au sujet de la crédibilité du demandeur :

[traduction]

[11]  Monsieur Warsame est entré illégalement aux États‑Unis après avoir traversé plusieurs pays d’Amérique latine. Des agents d’immigration américains l’ont arrêté. Il a demandé l’asile aux États‑Unis et a été jugé admissible. Il a été détenu pendant six mois en attendant son audience devant un juge. Dans son formulaire de renseignements personnels, il déclare que sa demande d’asile aux États‑Unis a été refusée. Cela sous‑entend qu’il n’avait alors pas d’autre choix que de quitter les États‑Unis. Toutefois, il a été interrogé au sujet du dossier de l’immigration américaine, dans lequel il est clairement indiqué qu’il avait retiré sa demande d’asile avant de savoir si elle serait acceptée ou rejetée. Il a fourni diverses explications concernant cette divergence.

[Non souligné dans l’original.]

[21]  Le commissaire a ensuite tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité du demandeur en raison de cette divergence et des [traduction« diverses explications » fournies par le demandeur pour se justifier.

[22]  Le demandeur prétend que le commissaire a commis une erreur en tirant cette conclusion défavorable, car il avait modifié sa déclaration au formulaire de renseignements personnels [FRP] quelques années auparavant, peu de temps après avoir soumis son FRP la première fois.

[23]  Voici la déclaration que faisait le demandeur dans son FRP initial :

[traduction]

J’ai été détenu par les autorités américaines de l’immigration, ce qui a entraîné chez moi une dépression. Lorsque ma demande d’asile aux États‑Unis a été rejetée, j’ai craint d’être renvoyée en Somalie et je suis venu au Canada pour présenter une demande d’asile.

[24]  Le demandeur a modifié son FRP en y apportant des corrections manuscrites datées du 5 septembre 2014 :

[traduction]

J’ai été détenu par les autorités américaines de l’immigration, ce qui a entraîné chez moi une dépression. Mon avocat aux États‑Unis m’a dit que si je ne retirais pas ma demande, elle serait refusée et je serais immédiatement expulsé en Somalie. J’ai donc retiré ma demande et je suis venu au Canada pour présenter une demande d’asile.

[Je souligne pour montrer les modifications.]

[25]  Le demandeur soutient que non seulement il a modifié son FRP initial bien avant l’audience, il a aussi fourni une explication raisonnable au sujet de l’erreur commise initialement : il ne comprenait pas entièrement les procédures de l’immigration américaine, il souffrait de la malaria et n’en pouvait plus d’être détenu depuis six mois, et il avait simplement signé les documents administratifs que son avocat lui avait présentés.

[26]  Je reconnais que le commissaire a commis une erreur dans son interprétation d’un élément clé de la preuve, ce qui l’a amené à tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité en raison d’une erreur documentaire que le demandeur avait corrigée des années auparavant. Ce dernier avait d’ailleurs fourni une explication raisonnable concernant l’erreur initiale, et il l’avait corrigée sans tarder. Il est peu probable que le commissaire eût tiré quelconque conclusion défavorable de cette erreur initiale s’il avait tenu compte des faits en l’espèce de manière raisonnable.

C.  Le commissaire a‑t‑il commis une erreur dans son examen des rapports psychologiques?

[27]  Le commissaire a examiné deux rapports psychologiques que le demandeur avait soumis :

[traduction]

[14]  Le conseil a produit un rapport rédigé par J. Pilowsky, psychologue, et un autre rédigé par Jena Ledson, psychothérapeute. Les deux rapports ont été préparés à la demande de la conseil, Mme Lani Gozlan. Évidemment, ceux‑ci sont fondés sur le récit du demandeur; or, il est établi dans la jurisprudence qu’un psychologue peut diagnostiquer la dépression chez un patient, mais il ne peut cependant conclure que les symptômes de dépression découlent du récit du demandeur afin d’étayer la crédibilité des allégations.

[Note en bas de page omise.]

[28]  Le demandeur soutient que le commissaire a commis une erreur en décidant de ne pas accorder de poids aux rapports pour les raisons suivantes : (i) ils sont fondés sur le récit du demandeur et (ii) rien ne prouve que les symptômes du demandeur découlent de la persécution dont ce dernier allègue avoir été victime. Le demandeur prétend que le commissaire a omis d’apprécier l’incidence des problèmes de santé mentale et de leurs symptômes sur la capacité du demandeur à témoigner. Il avance que cela mérite d’être analysé sérieusement en raison des commentaires du commissaire selon lesquels le témoignage du demandeur était laborieux, vague et évasif.

[29]  Le défendeur avance pour sa part que le commissaire a eu raison de rejeter les deux rapports, puisque ceux‑ci avaient tous deux été rédigés à la demande du conseil du demandeur et qu’ils s’appuyaient sur une seule consultation psychologique avec le demandeur. La Cour a conclu dans bon nombre de décisions que de tels rapports doivent être traités avec circonspection.

[30]  Dans son rapport daté du 8 septembre 2014, Mme Ledson a conclu que le demandeur présentait des symptômes correspondant à un trouble de stress post‑traumatique et à un trouble dépressif majeur. Elle a aussi mentionné que le demandeur était possiblement en dépression. De manière similaire, le rapport de Mme Pilowsky daté du 5 décembre 2014 faisait état d’un diagnostic de dépression chronique et d’un trouble de stress post‑traumatique.

[31]  Dans la décision Mico c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 964, au paragraphe 49, le juge Russell a écrit ceci :

Cependant, le grand défaut de la décision est que la SPR a mal saisi l’importance de la preuve psychologique et n’a pas révélé pourquoi elle n’en a pas tenu compte au moment d’évaluer les divergences contenues dans la preuve du demandeur et les explications qu’il a offertes pour les justifier. La SPR semble avoir totalement fait abstraction du rapport psychologique « [e]n ce qui concerne les allégations du demandeur d’asile, lesquelles sont mentionnées dans le rapport psychiatrique et qui sont à l’origine de la demande d’asile […] », pour la raison suivante : « le tribunal constate qu’elles ne sont fondées que sur les éléments de preuve du demandeur d’asile, lesquels ont ci‑après été jugés non crédibles par le tribunal ». La SPR ne s’est jamais demandé si les symptômes du trouble de stress post‑traumatique décrits dans le rapport pouvaient nuire à la capacité du demandeur à se souvenir des événements et à témoigner; il s’agit de considérations déterminantes eu égard aux conclusions défavorables de la SPR sur la crédibilité, fondées sur les incohérences et le rejet des explications que le demandeur a fournies pour les justifier. En d’autres mots, le rapport psychologique n’a pas été présenté pour prouver que le demandeur était persécuté en Albanie; il devait alerter la SPR sur son état mental actuel et les répercussions qu’il pouvait avoir sur son témoignage. 

[32]  De manière analogue, le commissaire en l’espèce a rejeté les rapports au motif que ceux‑ci n’établissaient pas la véracité du récit du demandeur; ce n’était pas leur objectif. Les rapports auraient dû alerter le commissaire quant à l’état de santé mentale du demandeur et de l’incidence qu’il pouvait avoir sur son témoignage. Dans les circonstances, l’omission du commissaire d’apprécier l’état de santé mentale du demandeur dans le contexte de l’affaire était déraisonnable.


JUGEMENT dans IMM‑3320‑18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire pour réexamen.

  2. Il n’y a aucune question a certifier.

« Michael D. Manson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 17e jour de mars 2019

Léandre Pelletier‑Pépin


COUR FÉDÉRALE 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER 


DOSSIER :

IMM‑3320‑18

 

INTITULÉ :

SADAQ WARSAME c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 24 janvier 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :

le juge MANSON

 

DATE DES MOTIFS :

le 28 janvier 2019

 

COMPARUTIONS :

Lani Gozlan

pour le demandeur

Sally Thomas

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lani Gozlan

Avocat

Toronto (Ontario)

pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

pour le défendeur

 

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