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Date : 20190130

Dossier : IMM‑539‑19

Référence : 2019 CF 132

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Vancouver (Colombie‑Britannique), le 30 janvier 2019

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

DAVINDER SINGH, JASPREET KAUR, HARJAAP SINGH SANDHU et JASLEEN KAUR SANDHU

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE et LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  La Cour est saisie d’une requête en sursis présentée par Davinder Singh, par laquelle il demandait la suspension de son renvoi le 24 janvier 2019, soit le jour de son départ prévu. Cette requête découle d’une série de circonstances ayant précipité le prononcé d’une mesure d’exclusion le 22 janvier 2019, en vue d’un départ le 25 janvier 2019 à 0 h 15. Il convient de noter que cette mesure ne vise que M. Singh. Les autres demandeurs en l’espèce sont les membres de sa famille immédiate qui sont venus au Canada avec lui. Vu l’échéance serrée, la Cour a ordonné la suspension provisoire de la mesure d’exclusion le 24 janvier et fixé l’audience sur la requête en sursis au 29 janvier. Cela a permis aux défendeurs de présenter une réponse à la requête en date du 28 janvier.

LES FAITS

[2]  Le demandeur et sa conjointe, accompagnés de leurs deux enfants, sont arrivés au Canada le 18 octobre 2018 munis de permis de séjour temporaire. Selon l’information qui a été fournie lorsque les conjoints ont présenté des demandes de visas de visiteur, ils étaient censés résider dans un hôtel de Toronto durant leur séjour. Ils ont commencé leurs démarches pour obtenir les visas de visiteur durant les mois d’avril et mai 2018, avec l’aide d’un agent d’immigration en Inde. Ils ont présenté deux demandes de visa le 5 mai 2018, soit une par adulte. Par la suite, une fois leurs demandes approuvées, ils ont obtenu des visas pour leurs enfants. Ils ont ainsi procédé en deux temps, car, selon ce qu’ont affirmé les parents, aucun des enfants n’avait un passeport et une autorisation de leur établissement scolaire devait être obtenue préalablement pour leur permettre de s’absenter pendant une période scolaire.

[3]  Les demandeurs ne se sont jamais rendus à Toronto, semble‑t‑il. Ils ont plutôt séjourné dans la région du Grand Vancouver chez un [traduction] « ami proche de la famille ». Puis, en raison de l’anniversaire de la fille de ce dernier qui approchait (31 décembre 2018), ils ont décidé de ne pas retourner en Inde comme prévu le 21 novembre 2018 avec leurs billets de retour par avion.

[4]  En fait, à un certain moment vers la mi‑novembre 2018, Davinder Singh a pris connaissance d’une offre d’emploi de superviseur d’exploitation agricole dans la ville de Prince George, en Colombie‑Britannique, à plus de 700 km au nord de Vancouver. Environ un mois plus tard, le 15 décembre 2018, M. Singh se voyait offrir un contrat de travail.

[5]  Qu’il s’agisse ou non d’une coïncidence, le 16 avril 2018, à peu près au moment où M. Singh a commencé ses démarches en vue de venir au Canada, l’employeur en question a présenté une demande au ministère de l’Emploi et du Développement social du Canada pour que celui‑ci effectue une étude d’impact sur le marché du travail (EIMT) relativement à l’embauche éventuelle de 10 superviseurs d’exploitation agricole. Selon la preuve au dossier, le ministère a conclu que [traduction] « l’embauche de travailleurs étrangers dans le secteur professionnel visé et au lieu de travail proposé aurait un impact positif ou neutre sur le marché du travail canadien ». Le 16 janvier 2019, le ministère a émis une EIMT positive et celle‑ci demeure en vigueur jusqu’au 8 février 2019.

[6]  Le demandeur principal, Davinder Singh, affirme qu’il a présenté une demande le samedi 19 janvier 2019 afin d’obtenir le permis de travail obligatoire. Dans son affidavit, il affirme qu’il a fait un [traduction] « tour du poteau », c’est‑à‑dire un aller‑retour à la frontière pour rentrer au Canada depuis les États‑Unis au poste frontalier de Peach Arch, à Surrey, en Colombie‑Britannique. En fait, il semble que le demandeur principal et sa famille résident à Surrey depuis leur arrivée au Canada.

[7]  Ce jour‑là, M. Singh n’a cependant pas obtenu son permis de travail, car un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) a constaté que M. Singh est interdit de territoire au Canada. Selon une correspondance datée du 14 décembre 2018, M. Singh est interdit de territoire, parce qu’il a, directement ou indirectement, fait une présentation erronée sur un fait important, ou exprimé une réticence sur ce fait. Aussi, il semble que son visa ait été annulé à compter du 25 octobre 2018 et que celui‑ci ne lui permettait plus de voyager légalement. Une lettre dite « relative à l’équité », datée du 23 novembre 2018, a été envoyée à M. Singh afin de l’informer de [traduction] « l’existence de préoccupations au sujet de la preuve qu’il a fournie relativement aux antécédents de voyage de sa conjointe ». Monsieur Singh devait y répondre dans un délai de 10 jours. Or, puisqu’il résidait à Surrey, il n’a vraisemblablement pas reçu la lettre d’équité et n’y a donc pas donné suite. Il ressort de la preuve que la lettre a été acheminée à l’agent de M. Singh en Inde, mais que ce dernier ne l’a pas réacheminée à M. Singh. Le 19 janvier 2019, l’interdiction de territoire a été consignée par écrit dans un rapport circonstancié, au titre du paragraphe 44(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[8]  Les autorités ont enjoint au demandeur principal de quitter le Canada au plus tard le 26 janvier 2019. On lui a retiré son passeport et sa carte d’identité nationale puis demandé de présenter une preuve de départ au plus tard le jour suivant, le 20 janvier 2019. Le demandeur principal a effectivement acheté des billets d’avion pour retourner en Inde avec sa famille et il a ensuite confirmé qu’ils prévoyaient quitter le Canada. Or, M. Singh et sa famille ont changé d’idée et n’ont pas quitté le Canada volontairement comme prévu, ce qui a entraîné la mesure de renvoi prononcée le 22 janvier, en vue d’un départ par avion le 25 janvier à 0 h 15, soit la date et l’heure inscrites sur les billets de la compagnie aérienne.

[9]  Les demandeurs sont originaires de la région de Pendjab, en Inde. Le demandeur principal affirme gérer [traduction] « ses fermes en Inde » et faire le commerce d’équipement agricole; l’équipement en question étant acheté en Chine (où se trouve sa « société enregistrée », selon ce qui est allégué) puis revendu aux quatre coins de l’Amérique du Sud, où il voyage régulièrement. Cependant, une entrevue menée le 19 janvier 2019 a permis de constater que M. Singh ne travaille plus à la société en question depuis septembre 2016, ce qui correspond par ailleurs aux renseignements inscrits dans le curriculum vitæ qu’il a fourni avec sa demande d’emploi au Canada.

L’INSTANCE

[10]  Une demande de contrôle judiciaire demeure pendante à l’égard de l’annulation du visa de visiteur de M. Singh qui a entraîné le constat d’interdiction de territoire ainsi que la mesure de renvoi du 22 janvier 2019. La Cour a instruit la demande de sursis, malgré l’irrégularité apparente que deux décisions soient contestées dans la même demande de contrôle judiciaire (voir l’article 302 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106). Le sursis est demandé à titre de mesure provisoire aux termes de l’article 18.2 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7.

ANALYSE

[11]  Il est bien établi que tout demandeur sollicitant un sursis de quelque nature que ce soit doit satisfaire au critère à trois volets énoncé dans l’arrêt RJR—MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 :

  • Établir l’existence d’une question sérieuse à juger dans la demande sous‑jacente.

  • Établir qu’un préjudice irréparable résultera du refus d’accorder le sursis.

  • Établir que la prépondérance des inconvénients penche en faveur du demandeur.

[12]  À mon avis, le demandeur principal n’a réussi à établir aucun des volets. Or, puisqu’il devait satisfaire à chacun de ceux‑ci, il me suffira d’aborder la question du préjudice irréparable, là où sa requête présente les lacunes les plus évidentes.

[13]  Il est bien établi dans la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale que la preuve d’un préjudice irréparable doit être claire et concrète (Newbould c Canada (Procureur général), 2017 CAF 106, [2018] 1 RCF 590, au paragraphe 28). Le critère applicable a été clairement expliqué dans l’arrêt Gateway City Church c Canada (Revenu national), 2013 CAF 126 :

[15] Les affirmations générales ne peuvent établir l’existence d’un préjudice irréparable, car elles ne prouvent rien :

Il est beaucoup trop facile pour ceux qui demandent un sursis dans une affaire comme celle‑ci d’énumérer diverses difficultés, de les qualifier de graves, puis, au moment de préciser le préjudice qui risque d’en découler, d’employer des termes généraux et expressifs qui ne servent pour l’essentiel qu’à affirmer – et non à prouver à la satisfaction de la Cour – que le préjudice est irréparable.

(Première Nation de Stoney c. Shotclose, 2011 CAF 232, au paragraphe 48.) En conséquence, « [l]es hypothèses, les conjectures et les affirmations discutables non étayées par les preuves n’ont aucune valeur probante » : Glooscap Heritage Society c. Ministre du Revenu national, 2012 CAF 255, au paragraphe 31.

[16] Il faut plutôt « produire des éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort une forte probabilité que, faute de sursis, un préjudice irréparable sera inévitablement causé » : arrêt Glooscap, précité, au paragraphe 31. Voir également Dywidag Systems International, Canada, Ltd. c. Garford Pty Ltd., 2010 CAF 232, au paragraphe 14; Canada (Procureur général) c. Canada (Commissaire à l’information), 2001 CAF 25, 268 N.R. 328, au paragraphe 12; Laperrière c. D. et A. MacLeod Company Ltd., 2010 CAF 84, au paragraphe 17.

(Voir aussi Canada (Procureur général) c Oshkosh Defense Canada Inc, 2018 CAF 102, au paragraphe 25, et Ahlul‑Bayt Centre, Ottawa c Canada (Revenu national), 2018 CAF 61, aux paragraphes 15‑18.)

[14]  En l’espèce, les demandeurs ont qualifié de très grave le préjudice irréparable allégué, car [traduction] « il existe une possibilité réelle que les actes posés par les défendeurs aient un effet préjudiciable sur les moyens dont dispose le demandeur Davinder Singh pour gagner sa vie » (mémoire des faits et du droit, au paragraphe 62), étant donné que ses activités commerciales nécessitent qu’il voyage. Cependant, non seulement cette « possibilité réelle » est‑elle très éloignée de la forte probabilité nécessaire, elle n’équivaut à rien de plus qu’une affirmation générale dénuée de valeur probante.

[15]  Mais ce n’est pas tout. L’allégation d’un effet préjudiciable sur les moyens de subsistance de M. Singh concerne un emploi qui a pris fin il y a plus de deux ans. Comme l’a fait remarquer l’avocat de la Couronne, la saisie du passeport de M. Singh le 19 janvier a permis de constater que ses visas pour l’Amérique du Sud ont expiré en 2016. De plus, l’entrevue menée le même jour a permis de confirmer que M. Singh ne travaille plus pour la société alléguée depuis septembre 2016.

[16]  Il convient de rappeler que le demandeur principal est venu au Canada en visite, muni d’un billet de retour en avion pour l’Inde le 21 novembre 2018. Sa famille et lui soutiennent qu’ils ont décidé de rester au Canada un mois de plus (aucune explication n’est donnée au sujet de l’année scolaire des enfants ou de l’emploi de Mme Kaur en Inde) en raison d’un anniversaire à venir. Pourtant, le demandeur principal a postulé pour un emploi à Prince George à la mi‑novembre. Après avoir accepté un contrat de travail, il a fait un « tour du poteau » le samedi 19 janvier 2019 afin d’obtenir un permis de travail. C’est alors qu’un agent a constaté que son visa de résident temporaire avait été annulé et qu’il était interdit de territoire (tout comme le sont les membres de sa famille qui l’accompagnent, en application de l’article 42 de la LIPR). Les circonstances permettent d’entretenir un doute non négligeable quant à l’honnêteté des demandeurs.

[17]  Quoi qu’il en soit, il suffit de conclure qu’au regard du dossier présenté par le demandeur principal, ce dernier ne satisfait pas au critère d’octroi du sursis. L’existence d’un préjudice irréparable n’a pas été démontrée. Je ne peux donc faire droit à la requête en sursis.

LA COUR ORDONNE :

La requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi du demandeur principal jusqu’à ce que soit tranchée la demande de contrôle judiciaire à l’égard du renvoi en question est rejetée.

« Yvan Roy »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 28e jour de février 2019

Léandre Pelletier‑Pépin


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑539‑19

INTITULÉ :

DAVINDER SINGH, JASPREET KAUR, HARJAAP SINGH SANDHU et JASLEEN KAUR SANDHU c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE et LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (colombie‑britannique)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 29 JANVIER  2019

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :

LE JUGE ROY

DATE DES MOTIFS :

LE 30 JANVIER 2019

COMPARUTIONS :

Gurpreet Badh

POUR LEs DEMANDEURs

Brett J. Nash

POUR LEs DÉFENDEURs

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Badh & Associates

Surrey (Colombie‑Britannique)

POUR LEs DEMANDEURs

Nathalie G. Drouin

Sous‑procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LEs DÉFENDEURs

 

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