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Date : 20190130


Dossier : T‑1146‑18

Référence : 2019 CF 113

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 30 janvier 2019

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

MARCEL BROCHU

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

  I.  Introduction

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par Marcel Brochu [le demandeur] relativement à la décision rendue le 7 mai 2018 [la décision] par la division d’appel du Tribunal de la sécurité sociale du Canada [la division d’appel]. Dans cette décision, la division d’appel rejetait la demande de permission d’en appeler présentée par le demandeur à l’égard de la décision rendue par la division générale du Tribunal [la division générale], portant qu’il ne pouvait toucher une pension d’invalidité du Régime de pensions du Canada [le RPC].

  II.  Le contexte

[2]  La seule question en l’espèce concerne le fait que l’audience devant la division générale du Tribunal de la sécurité sociale a été tenue par téléconférence plutôt qu’en personne ou par vidéoconférence. Le demandeur fait valoir qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale en raison du mode d’audience employé et il soutient que la division d’appel a commis une erreur en concluant que le moyen d’appel qu’il a invoqué à l’égard de la décision rendue par la division générale ne satisfaisait pas au critère de permission d’en appeler.

[3]  Le demandeur est quinquagénaire et il vit avec son fils à Hilliardton, en Ontario. Hilliardton est située au nord de North Bay, en Ontario, et au sud de Timmins, également en Ontario.

[4]  Les plus récentes fonctions du demandeur étaient celles qu’il exerçait à titre de propriétaire d’immeubles, d’agent immobilier et de rénovateur de résidences. Ce dernier affirme qu’à son apogée professionnel, il possédait 15 propriétés immobilières, avait 17 locataires et effectuait lui‑même l’entretien de ses propriétés immobilières.

[5]  En 2014, le demandeur a présenté une demande de pension d’invalidité sous le Régime de pensions du Canada (LRC 1985, c C‑8), au motif qu’il était incapable de travailler en raison des effets cumulatifs de ses blessures et de ses problèmes de santé. Aussi, une procédure distincte pour l’indemnisation d’accidents du travail se greffe au dossier en l’espèce.

[6]  La demande de prestation initiale du demandeur a été rejetée; ce rejet a été confirmé dans le cadre d’un réexamen.

[7]  Le demandeur a porté cette décision en appel devant le Tribunal de la sécurité sociale. La division générale du Tribunal a opté pour une audience par téléconférence. Le 11 novembre 2017, la division générale a conclu que le demandeur n’était pas admissible à une pension d’invalidité du RPC.

[8]  Le demandeur avait été représenté par Felicia Scott, mais cette dernière n’a pas comparu à l’audience devant la division générale.

[9]  Le demandeur a ensuite interjeté appel de la décision rendue par la division générale. Le 7 mai 2018, la division d’appel a rejeté sa demande de permission d’en appeler, concluant que l’appel n’avait aucune chance raisonnable de succès.

III.  La question en litige

  1. La décision de la division d’appel, par laquelle celle‑ci rejetait la demande de permission d’en appeler d’une décision de la division générale, comportait‑elle une erreur susceptible de contrôle?

IV.  La norme de contrôle judiciaire

[10]  Dans l’arrêt Garvey c Canada (Procureur général), 2018 CAF 118, la Cour d’appel fédérale était saisie d’une demande visant l’annulation d’une décision rendue par la division d’appel du Tribunal de la sécurité sociale. La juge Gleason, s’exprimant au nom de la cour, a énoncé qu’une décision de la division d’appel ne peut être annulée que si elle est déraisonnable, car [traduction« il s’agit de la norme que la Cour doit appliquer, comme il a été établi dans l’arrêt Atkinson c Canada (Procureur général), 2014 CAF 187, aux paragraphes 24‑32 ». En l’espèce, le demandeur convient que la norme de contrôle que doit appliquer la Cour fédérale est celle de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9.

[11]  Le demandeur soutient cependant que, lorsqu’elle s’est demandé si elle accordait ou non la permission d’en appeler, la division d’appel aurait dû appliquer la norme de la décision correcte à la question de savoir si la division générale avait fait entorse à l’équité procédurale en tenant l’audience par téléconférence. Le demandeur soutient que la division d’appel a commis une erreur en appliquant la norme de la décision raisonnable pour décider si la division générale devait tenir l’audience par téléconférence.

[12]  L’argument du demandeur n’a toutefois aucune d’incidence sur la question de la norme de contrôle applicable en l’espèce; il s’agit plutôt d’un argument de fond qui sera traité dans l’analyse ci‑après.

A.  L’intitulé de la cause

[13]  L’intitulé de la cause en l’espèce sera modifié en remplaçant « ministre de l’Emploi et du Développement social » par « Procureur général du Canada ». Seul ce dernier doit apparaître dans l’intitulé en tant que partie défenderesse, conformément au paragraphe 303(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106.

  V.  Analyse

A.  Le droit applicable

[14]  Le demandeur qui souhaite interjeter appel devant la division d’appel doit d’abord obtenir la permission d’en appeler.

[15]  Aux termes du paragraphe 58(1) de la Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social, LC 2005, c 34 [la LMEDS], seuls les moyens suivants permettent d’interjeter appel devant la division d’appel :

a) la division générale n’a pas observé un principe de justice naturelle ou a autrement excédé ou refusé d’exercer sa compétence;

b) elle a rendu une décision entachée d’une erreur de droit, que l’erreur ressorte ou non à la lecture du dossier;

c) elle a fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments portés à sa connaissance.

[16]  Pour décider faire droit ou non à la demande de permission d’en appeler, la division d’appel applique le critère énoncé au paragraphe 58(2) de la LMEDS :

Critère

(2) La division d’appel rejette la demande de permission d’en appeler si elle est convaincue que l’appel n’a aucune chance raisonnable de succès.

[Non souligné dans l’original.]

[17]  Le demandeur a invoqué plus d’un motif dans sa demande de permission d’en appeler devant la division d’appel, mais il en invoque un seul dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire. Il soutient que la division d’appel a commis une erreur en concluant que son appel — interjeté à l’encontre de la décision de la division générale au motif que l’audience tenue par téléconférence plutôt que par vidéoconférence ou en personne avait entraîné un manquement à l’équité procédurale — n’avait aucune chance raisonnable de succès.

[18]  L’article 21 du Règlement sur le Tribunal de la sécurité sociale, DORS/2013‑60 [le Règlement], énonce les modes d’audience qui peuvent être retenus par la division générale :

Avis d’audience

21 Si le Tribunal fait parvenir un avis d’audience en vertu du présent règlement, le Tribunal peut tenir l’audience selon l’un ou plusieurs des modes suivants :

  a) au moyen de questions et réponses écrites;

  b) par téléconférence, vidéoconférence ou tout autre moyen de télécommunication;

  c) par comparution en personne des parties.

[19]  Pour statuer sur le bien‑fondé de l’argument du demandeur au sujet du choix de la division générale de tenir l’audience par téléconférence, la division d’appel a examiné les motifs de la décision rendue par la division générale. Plus précisément, la division d’appel :

  • A rejeté l’argument du demandeur selon lequel l’audience aurait dû se dérouler par comparution en personne. Le demandeur avait soutenu que, comme l’appréciation de la crédibilité constituait un facteur très important dans la décision, la comparution en personne représentait le meilleur moyen de procéder à une telle appréciation.
  • A conclu que, contrairement à ce qu’affirme le demandeur, [traduction« le comportement d’une personne ne constitue qu’un des nombreux facteurs pertinents pouvant être pris en compte dans le cadre d’une appréciation de la crédibilité ». Elle a aussi fait remarquer que le recours à la preuve de comportement constitue [traduction« au mieux un indicateur incertain ».
  • A conclu que le choix du mode d’audience est tributaire d’un pouvoir largement discrétionnaire dont disposent les membres de la division générale. Selon la division d’appel, il n’y a pas lieu d’intervenir à la légère avec le choix qui a été fait en l’espèce.
  • Était d’avis que le demandeur aurait dû faire part de ses préoccupations à l’égard d’un quelconque manquement aux règles de justice naturelle aussitôt que possible. Elle a aussi jugé que le demandeur n’avait soulevé aucune objection à la tenue de l’audience par téléconférence, malgré l’avis d’audience qui lui a été signifié deux mois à l’avance. En outre, la division d’appel a fait remarquer que le demandeur n’avait allégué l’existence d’aucun problème de nature technique ou autre [traduction« au cours de l’audience qui aurait eu une incidence sur sa capacité de plaider sa cause ».

[20]  Le 21 juillet 2017, le demandeur a rempli le formulaire de renseignements relatifs à l’audience, dans lequel se trouvait la question suivante : [traduction« Y a‑t‑il des modes d’audience qui vous empêcheraient de prendre part à l’audience? » Sous la question se trouvait une liste de réponses suggérées permettant au demandeur d’indiquer ses préférences ou réticences relativement aux modes d’audience :

  • Questions et réponses écrites.
  • Vidéoconférence dans un centre Service Canada.
  • Téléconférence.
  • Comparution en personne dans un centre Service Canada.

[21]  Le demandeur n’a pas indiqué qu’il ne pourrait pas prendre part à une audience par téléconférence. Il n’a pas indiqué de préférence pour aucun autre mode d’audience non plus.

[22]  La division générale a opté pour l’audience par téléconférence et elle a informé le demandeur et sa représentante des raisons qui ont motivé son choix dans l’avis d’audience daté du 20 août 2017. La division générale a également répété ces mêmes raisons dans ses motifs de décision.

[23]  Voici les raisons qui ont motivé la division générale à opter pour une audience par téléconférence :

  1. Les technologies de vidéoconférence ne sont pas accessibles à une distance raisonnable du lieu où habite le demandeur.
  2. Les informations au dossier comportent des lacunes ou requièrent des clarifications.
  3. Le mode d’audience choisi respecte l’exigence prévue au Règlement selon laquelle le Tribunal veille à ce que l’instance se déroule de la manière la plus informelle et expéditive que les circonstances, l’équité et la justice naturelle le permettent.

[24]  Au stade de l’audience devant la division générale, le demandeur n’a pas manifesté son désaccord à l’égard d’aucun des modes d’audience proposés.

[25]  La transcription de la décision de la division générale confirme que le tribunal a, dès le début de l’audience, indiqué de quelle manière allait se dérouler l’audience, en précisant qu’elle serait enregistrée. J’ai examiné la transcription et il est clair que le demandeur n’a pas émis de réserves à l’égard de la tenue de l’audience par téléconférence. En outre, d’après la transcription, aucun problème de nature technique n’est survenu à l’audience, et le demandeur n’a pas allégué de problème durant celle‑ci ni par la suite.

[26]  Malgré ce qui précède, le demandeur a soutenu devant la division d’appel et devant la Cour que le choix de la division générale de tenir une audience par téléconférence entraînait un manquement à l’équité procédurale dans un cas comme le sien, où la crédibilité du demandeur représentait un facteur déterminant dans la décision qui a été rendue. Le demandeur a aussi soutenu que l’importance de la crédibilité en l’occurrence était telle que la division générale ne pouvait pas tirer sa conclusion sur la crédibilité sans la vidéoconférence ou la comparution en personne. Selon lui, à défaut de constituer le seul facteur déterminant en l’espèce, le comportement d’une personne dans un cas comme celui‑ci est, à tout moins, un facteur devant nécessairement être pris en compte.

[27]  Toutefois, je ne souscris pas à la prétention du demandeur selon laquelle la division d’appel a commis une erreur en rejetant sa demande de permission d’en appeler. Les arguments à caractère général qu’il a présentés au sujet de l’appréciation du comportement ne me convainquent pas. D’une part, le demandeur n’invoque pas les règles de droit applicables en ce qui a trait à l’appréciation du comportement, règles notamment énoncées dans l’arrêt R c NS, 2012 CSC 72. D’autre part, et ceci revêt une grande importance, les préoccupations du demandeur concernant la preuve du comportement et la crédibilité ratent la cible; la Cour a confirmé, par le passé, que la division générale peut décider quel mode d’audience convient dans chaque affaire.

[28]  Par ailleurs, rien dans la preuve ne permet d’affirmer que le demandeur aurait plaidé sa cause différemment s’il avait comparu en personne ou par vidéoconférence. Je suis donc d’avis que la division générale a rendu une décision en se fondant sur la preuve dont elle disposait, sur les dossiers médicaux ainsi que sur le témoignage du demandeur lui‑même.

[29]  Enfin, la durée de l’audience de la division générale avait été fixée à 90 min, mais celle‑ci a en fin de compte duré 2 h 24 min. On ne saurait donc affirmer qu’il y a eu manquement au droit à l’équité procédurale du demandeur ou que ce dernier n’a pas eu l’occasion de présenter l’intégralité de sa cause.

[30]  D’ailleurs, la Cour s’est récemment penchée sur cette question bien précise et elle a conclu que la division générale n’a pas l’obligation de prévoir la comparution en personne lors des audiences. En effet, dans l’affaire Parchment c Canada (Procureur général), 2017 CF 354, la juge McDonald était appelée à statuer sur une demande de contrôle judiciaire à l’égard d’une décision rendue par la division d’appel. Dans cette affaire, le demandeur faisait valoir que la division générale aurait dû lui permettre de comparaître en personne à l’audience et que la division d’appel avait omis de reconnaître qu’il s’agissait là d’une erreur (paragraphe 17). La juge McDonald s’est exprimée ainsi :

[18] La Division d’appel s’est penchée sur cette question, mais a déterminé qu’il n’y avait pas eu violation des droits de M. Parchment en matière d’équité procédurale lorsque l’audience de la Division générale a été tenue par téléconférence plutôt qu’en personne. Il n’a pas montré que le fait de livrer son témoignage par téléphone l’avait désavantagé. Qui plus est, la Division générale avait l’entière discrétion d’établir le mode de l’audience (article 21 du Règlement sur le Tribunal de la sécurité sociale, DORS/2013‑60). La Division générale a choisi de tenir l’audience par téléconférence, puisqu’elle avait déterminé qu’il s’agissait de la manière la plus rapide de traiter l’affaire, vu les ajournements antérieurs et les présentations tardives d’un volume considérable de documents.

[31]  En l’espèce, l’argument du demandeur selon lequel la division d’appel aurait dû appliquer la norme de la décision correcte pour statuer sur sa demande de permission d’en appeler est mal‑fondé, puisque le critère sur lequel se fonde la division d’appel pour accorder ou refuser la permission est énoncé au paragraphe 58(2) de la LMEDS (voir ci‑dessus). Quant à son argument voulant que la décision de la division d’appel soit erronée, parce que celle‑ci n’a pas clairement indiqué la norme d’examen qu’elle a appliquée, je ne le trouve guère plus convaincant. Le critère en fonction duquel les erreurs susceptibles de révision doivent être traitées est énoncé très clairement dans les motifs de la division d’appel, dans la discussion sur le [traduction« cadre réglementaire ». Elle a examiné la question en litige en tant qu’allégation de manquement à l’équité procédurale et elle a procédé à une analyse en conséquence, et ce, indépendamment du fait d’avoir déterminé le critère exact ou non. La division d’appel s’est ensuite demandé, conformément au paragraphe 58(2) de la LMEDS, si ce moyen d’appel avait ou non une chance raisonnable de succès et elle a répondu à cette question par la négative.

[32]  Par conséquent, je conclus que la division d’appel n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle et je rejette la présente demande de contrôle judiciaire.

VI.  Les dépens

[33]  Le demandeur a demandé qu’on lui accorde les dépens sous forme d’une somme globale de 5 000 $, comprenant honoraires et débours, TVH en sus. Le défendeur n’a pas réclamé les dépens.


JUGEMENT dans T‑1146‑18

LACOUR STATUE que :

  1. L’intitulé de la cause est modifié de manière à ce que « Le procureur général du Canada » y soit désigné comme défendeur.

  2. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Glennys L. McVeigh »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 17e jour de février 2019

Léandre Pelletier‑Pépin


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1146‑18

 

INTITULÉ :

MARCEL BROCHU c LE MINISTRE DE L’EMPLOI ET DU DÉVELOPPEMENT SOCIAL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 16 janvier 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :

la juge MCVEIGH

 

DATE DES MOTIFS :

le 30 janvier 2019

 

COMPARUTIONS :

H.P. Yehuda Levinson

POUR LE DEMANDEUR

John Unrau

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Levinson & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Gatineau (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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