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Date : 20190124


Dossier : IMM-5210-17

Référence : 2019 CF 102

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 janvier 2019

En présence de madame la juge Simpson

ENTRE :

MUSTAFA IBRAHIM EL ATRASH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Procédure

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision, datée du 7 novembre 2017, de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, par laquelle la demande d’asile du demandeur a été rejetée. La demande est fondée sur le paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

II.  Contexte

[2]  Le demandeur est un citoyen libyen de 31 ans. Il a présenté une demande d’asile parce qu’il craignait d’être persécuté par des milices. Il a aussi affirmé être exposé à des risques parce qu’il était un partisan présumé de Mouammar Kadhafi, l’ancien dirigeant de la Libye.

[3]  Le demandeur est serrurier et il exploitait sa propre entreprise à Tripoli. Dans son formulaire Fondement de la demande d’asile (le formulaire FDA), il a affirmé qu’il effectuait des travaux sur les voitures coûteuses des forces de sécurité de Kadhafi. Il a prétendu qu’après l’éviction de Kadhafi, il avait commencé à recevoir des demandes écrites pour ses services envoyées par des milices islamistes (les milices).

[4]  Le demandeur a affirmé qu’il avait d’abord refusé de travailler pour les milices. Mais il a ensuite commencé à être harcelé et à recevoir des appels anonymes au cours desquels il était accusé d’être un infidèle parce qu’il avait travaillé pour le régime de Kadhafi, mais refusait de travailler pour les milices.

[5]  Le demandeur a prétendu qu’il avait été enlevé le 5 avril 2012 (le premier enlèvement) par une coalition de milices musulmanes radicales révolutionnaires de Misrata (la coalition). Il a allégué avoir été détenu pendant environ trois semaines, pendant lesquelles il a été battu quotidiennement. Selon ce qu’il a affirmé, la coalition voulait qu’il travaille comme serrurier sur des voitures haut de gamme volées pendant la révolution. Ces voitures étaient équipées de systèmes de sécurité numériques de pointe, et le demandeur avait les compétences nécessaires pour les rendre opérationnelles.

[6]  Le demandeur a déclaré que, le 29 avril 2012, à la fin du premier enlèvement, il avait été laissé pour mort dans la rue. Il a été secouru, et a par la suite subi plusieurs chirurgies réparatrices en Tunisie pour son nez et les os brisés autour de son œil droit.

[7]  Le demandeur a prétendu qu’en dépit du premier enlèvement, il avait continué à vivre à Tripoli avec ses parents jusqu’en août 2012. Pendant cette période de trois mois, il s’était rendu en Tunisie en voiture à quatre reprises pour y faire de la relaxation et y recevoir des traitements médicaux. Il est retourné en Libye après chaque voyage.

[8]  À la mi-août 2012, la coalition a envoyé chez le demandeur une lettre dans laquelle elle lui demandait de se présenter à sa base. Il s’y est rendu, et il a été détenu pendant deux jours et interrogé au sujet de ses activités en Tunisie (le deuxième enlèvement). On l’a accusé d’être un informateur pour l’Agence centrale de renseignements des États-Unis. À la fin, le demandeur a accepté de travailler pour la coalition, et on l’a relâché pour qu’il puisse aller récupérer son équipement.

[9]  Le demandeur a allégué qu’après sa libération, il s’était caché chez son cousin, à environ 25 milles de Tripoli. Pendant le reste de l’année 2012 et presque toute l’année 2013, il a voyagé et s’est rendu à Malte (en passant par l’Espagne), au Maroc et en Tunisie. Il est retourné en Libye à six reprises pendant cette période. Puis, en janvier 2013, il a fermé son atelier de serrurerie.

[10]  À l’audience, le demandeur a déclaré qu’il s’était rendu à Malte en août 2013 pour obtenir un visa d’étudiant pour les États-Unis. Le visa a été délivré le 30 septembre 2013. Par la suite, le demandeur est retourné en Libye le 14 octobre 2013 pour récupérer ses biens et est parti pour les États-Unis le 11 décembre 2013.

[11]  Le conflit en Libye s’est intensifié en 2014. Dans son formulaire FDA, le demandeur a allégué que sa famille et ses amis lui avaient dit tout au long de l’année 2014 que la coalition continuait à poser des questions à son sujet. Il a prétendu que sa famille avait continué à recevoir des avis de la coalition pendant son séjour aux États-Unis. Au départ, la coalition demandait qu’il se présente au travail, mais, plus tard, elle a menacé de le tuer.

[12]  Le demandeur a allégué que la coalition avait enlevé son frère cadet et l’avait détenu du 20 septembre 2014 au 20 février 2015. Après qu’il a été libéré sur promesse de travailler pour la coalition, son frère a fui la Libye. Dans son témoignage, le demandeur a déclaré qu’après la libération de son frère, sa famille avait reçu deux lettres (les lettres d’assignation) de la coalition exigeant que son frère et lui se présentent au travail.

[13]  Le 31 mars 2015, le demandeur a présenté une demande d’asile aux États-Unis. Cependant, au bout de deux ans, et avant qu’une audience ne soit tenue, il s’est désisté de cette demande et est venu au Canada, où il a présenté une demande d’asile le 1er mars 2017.

[14]  Dans la décision de la SPR, les questions déterminantes étaient celles de la crédibilité du demandeur et de son profil en tant que personne exposée à des risques parce qu’il était un partisan présumé du régime de Kadhafi.

III.  La décision de la SPR

[15]  À mon avis, lors de l’évaluation de la crédibilité du demandeur, la SPR était principalement préoccupée par les faits suivants : le demandeur s’est réclamé de la protection de la Libye à plusieurs reprises après ses enlèvements; il n’a pas demandé l’asile dans les quatre pays différents qu’il a visités avant de se rendre aux États-Unis; il a tardé à quitter la Libye après avoir obtenu son visa d’étudiant; il s’est désisté de sa demande aux États‑Unis; et il a présenté des bons de travail frauduleux. La SPR a aussi fondé sa conclusion défavorable en matière de crédibilité sur le renouvellement de son permis d’exploitation, sur le fait qu’il a tardé à présenter sa demande d’asile aux États-Unis, sur ses rapports médicaux et sur le fait que sa famille a perdu les lettres d’assignation.

[16]  Quant à moi, je me pencherai uniquement sur les questions qui m’apparaissent être les principales préoccupations de la SPR. Elles sont, à mon avis, suffisantes pour justifier la décision.

IV.  Préoccupations relatives à la crédibilité

[17]  Le demandeur a été détenu pendant trois semaines et battu quotidiennement. Son visage a été fracassé, et il a été laissé pour mort dans la rue après le premier enlèvement. Il a dû subir des chirurgies réparatrices aux yeux et au nez, puis il a été enlevé une seconde fois. Dans son formulaire FDA, il a affirmé que les milices islamistes radicales le « recherchaient » et qu’il avait très peur de subir un procès sommaire ou même d’être tué. Sa famille et ses amis lui ont dit que les miliciens le décrivaient comme un « infidèle ». À l’audience, quand il a abordé les voyages qu’il avait faits en voiture entre la Libye et la Tunisie, il a affirmé qu’[traduction] « ils comportaient un grand élément de risque et de danger ». Il a ajouté qu’il avait eu beaucoup de chance de ne pas avoir été pris, et que, même en utilisant son propre passeport, il avait pu éviter d’être repéré parce qu’il avait discuté avec ses compagnons de voyage pour savoir qui étaient les gardes postés aux points frontaliers et aux postes de contrôle internes, et que les milices aux frontières étaient des groupes locaux dont les membres ne le connaissaient pas.

[18]  À mon avis, la SPR a raisonnablement rejeté cette explication parce que, compte tenu des circonstances décrites ci-dessus, elle est invraisemblable. Il était raisonnable pour la SPR de conclure que des personnes qui sont recherchées par la coalition ne s’approchent pas des points frontaliers et des postes de contrôle gérés par des milices aux vues similaires. En outre, comme le demandeur a affirmé qu’il ne savait pas quelles milices étaient membres de la coalition, des renseignements sur l’identité des membres des milices aux frontières et aux points de contrôle ne l’auraient pas aidé à éviter sa capture. Dans ces circonstances, il était raisonnable pour la SPR de conclure que le fait qu’il se soit réclamé de la protection de la Libye à quatre reprises après son premier enlèvement, et à six reprises après son deuxième enlèvement, minait sa crédibilité en ce qui concerne sa crainte subjective.

[19]  La même logique s’applique au fait qu’il ait attendu plus de deux mois avant de partir pour les États-Unis après avoir obtenu son visa. Il a attendu, en dépit du fait qu’il avait [traduction] « très peur de vivre en Libye » et que la coalition le recherchait toujours pendant la période où il envoyait sa candidature dans des universités américaines.

[20]  Le fait que le demandeur n’ait pas demandé l’asile dans les quatre pays qu’il a visités après le deuxième enlèvement, et qui sont tous signataires de la Convention relative au statut des réfugiés, constituait également un fondement raisonnable à la conclusion de la SPR selon laquelle il n’avait pas de crainte subjective. Le demandeur a expliqué qu’il « espérait » que la situation en Libye s’améliorerait. Or cette explication n’était pas crédible, compte tenu des menaces et du traitement qu’il avait reçus.

[21]  La preuve démontre qu’il y avait plusieurs centaines de milices en Libye à l’époque pertinente. Le demandeur a présenté des bons de travail produits par plusieurs milices qui portaient des logos différents et faisaient référence à des véhicules divers. La SPR n’a pas cru que les milices auraient produit des bons de travail qui laisseraient des traces pour des travaux effectués sur des voitures volées. Toutefois, le demandeur a expliqué que les milices utilisaient ces bons pour donner l’impression que leurs activités étaient légales. Or, il n’y avait aucune preuve documentaire démontrant que tel était le cas, et je suis d’avis que la SPR a raisonnablement conclu que des bons de travail signés, estampillés et portant des logos identifiant la milice concernée n’auraient pas été utilisés dans le chaos qui régnait à l’époque.

[22]  Malgré ces constats, j’en suis arrivée à la conclusion que l’approche de la SPR à l’égard du désistement par le demandeur de sa demande d’asile aux États-Unis était déraisonnable. Même s’il est vrai que sa demande d’asile n’aurait pas été annulée du fait de l’adoption, par le gouvernement américain, d’une politique permettant de refuser l’entrée au pays aux ressortissants d’un certain nombre de pays, dont la Libye, il est raisonnable d’accepter l’explication du demandeur selon laquelle il croyait que sa demande ne ferait pas l’objet d’un examen juste dans un tel climat politique. Toutefois, cette conclusion ne change rien à ma conclusion générale selon laquelle la décision de la SPR concernant la crédibilité du demandeur était raisonnable.

V.  Profil

[23]  Le demandeur a également déclaré qu’il était en danger en tant que partisan présumé de Kadhafi. En fait, il travaillait pour les services de sécurité de Kadhafi depuis son atelier, et il est juste de dire qu’il fournissait des services à un faible niveau. Selon la prépondérance de la preuve, des personnes comme le demandeur n’étaient pas susceptibles d’être exposées à des risques, sauf dans des circonstances particulières. Comme de telles circonstances n’étaient pas présentes en l’espèce, le rejet par la SPR de cet aspect de la demande d’asile du demandeur était raisonnable.

VI.  Certification

[24]  Aucune question n’a été proposée aux fins de certification en vue d’un appel.

VII.  Conclusion

[25]  La présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5210-17

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

« Sandra J. Simpson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 1er jour de mars 2019.

Karine Lambert, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5210-17

INTITULÉ :

MUSTAFA IBRAHIM EL ATRASH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 JANVIER 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SIMPSON

DATE DES MOTIFS :

LE 24 JANVIER 2019

COMPARUTIONS :

Maureen Silcoff

POUR LE DEMANDEUR

Laoura Christodoulides

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Silcoff Shacter

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

pour le défendeur

 

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