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Date : 20190116


Dossier : IMM-889-18

Référence : 2019 CF 56

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 16 janvier 2019

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

ZULFIKAR AMIRAL PRASLA

(alias ZULFIKAR AMIRALI PRASLA),

JASMINE ZULFIKA PRASLA

(alias JASMINE ZULFIKAR PRASLA),

ZAEEMBHAI ZULFI PRASLA

(alias ZAEEMBHAI ZULFIKAR PRASLA)

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Les demandeurs, Zulfikar Amiral Prasla et sa femme, Jasmine, sont entrés au Canada avec leur fils, Zaeembhai, le 19 septembre 2012, et ils ont présenté une demande d’asile. Après que leur demande d’asile a été rejetée, en juillet 2014, ils ont présenté, à partir du Canada, une demande de visas de résidents permanents pour motifs d’ordre humanitaire, demande qui a été rejetée en septembre 2015.

[2]  En février 2017, les demandeurs ont présenté une deuxième demande pour motifs d’ordre humanitaire fondée sur leur établissement et leurs liens au Canada, sur l’intérêt supérieur de l’enfant et sur les risques auxquels ils seraient exposés s’ils retournaient en Inde. Dans une décision datée du 19 février 2018, un agent principal (l’agent) a rejeté cette deuxième demande. Les demandeurs sollicitent maintenant, au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), le contrôle judiciaire de la décision de l’agent. Ils demandent à la Cour d’annuler cette décision et de renvoyer l’affaire à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

I.  Contexte

[3]  Les demandeurs sont ismaéliens. Ils affirment qu’ils seront victimes de discrimination parce qu’ils sont de confession musulmane; qu’ils craignent de retourner en Inde en raison du fait qu’ils ont été victimes d’extorsion par des criminels; et que M. Prasla fera l’objet d’accusations criminelles fondées sur de fausses allégations formulées contre lui par un ancien associé.

[4]  Monsieur Prasla et sa femme ont un emploi, et leur fils fréquente l’école secondaire. Les demandeurs jouent un rôle actif et font du bénévolat dans la collectivité. Monsieur Prasla et sa femme sont bénévoles au Jamatkhana, et Mme Prasla a aidé une femme âgée à se procurer de la nourriture et des médicaments, tout en lui tenant compagnie jusqu’à son décès. Le fils des demandeurs a quant à lui fait du bénévolat au Centre Ismaili de Toronto.

[5]  La Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a déterminé, dans une décision datée du 16 juillet 2014, que les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger. Puis, le 6 novembre 2014, la Cour a rejeté leur demande d’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire à l’égard de la décision de la SPR. La première demande pour motifs d’ordre humanitaire des demandeurs a été rejetée le 19 septembre 2015.

II.  Décision de l’agent

[6]  Après avoir résumé les antécédents en matière d’immigration des demandeurs, l’agent a tenu compte de leurs activités et de leur établissement au Canada depuis leur arrivée, et il a accordé une certaine valeur à ce dernier facteur. Il a reconnu que les demandeurs avaient tissé des liens d’amitié au Canada, et que le fait d’être séparés physiquement de leur famille et de leurs amis pourrait occasionner des bouleversements, mais que cela ne signifiait pas qu’ils seraient incapables de communiquer avec eux par d’autres moyens, comme le téléphone, le courrier ou les médias sociaux.

[7]  L’agent a ensuite tenu compte de l’intérêt supérieur de l’enfant des demandeurs, Zaeembhai, qui était alors âgé de 16 ans. L’agent, après avoir concédé que Zaeembhai avait tiré profit de sa fréquentation de l’école au Canada, a néanmoins ajouté que son jeune âge lui assurait une meilleure résilience et lui permettait de bien s’adapter aux nouvelles situations, et qu’il arriverait à s’intégrer au système scolaire en Inde, même si cela lui demanderait quelques ajustements. L’agent a aussi reconnu qu’il pouvait être difficile pour Zaeembhai de quitter le Canada, mais que ses parents l’appuieraient et l’aideraient à faire tous les ajustements nécessaires. Ainsi, l’agent était [traduction] « convaincu que l’intérêt supérieur de l’enfant serait bien servi si ses parents continuaient à s’occuper de ses soins personnels et à le soutenir ».

[8]  L’agent a admis que Zaeembhai s’était habitué à la vie au Canada et qu’il y disposait vraisemblablement de meilleures occasions sociales et économiques qu’en Inde, mais qu’il n’existait [traduction] « pas suffisamment d’éléments de preuve permettant de conclure que l’intérêt supérieur du demandeur mineur serait compromis en Inde, surtout compte tenu du fait qu’il y retournerait en compagnie de ses parents, lesquels l’ont toujours soutenu dans la vie ». L’agent a conclu son analyse de l’intérêt supérieur de Zaeembhai en déclarant ce qui suit :

[traduction]

Je ne suis pas convaincu qu’un retour en Inde aurait des répercussions négatives importantes sur l’intérêt supérieur de l’enfant. Par ailleurs, je ne suis pas persuadé que l’enfant serait incapable de s’adapter ou de se réintégrer, ni que son intérêt supérieur serait compromis à son retour en Inde. […] Je suis convaincu que l’intérêt supérieur de l’enfant serait bien servi si ses parents, ainsi que son oncle et sa tante en Inde, continuaient à s’occuper de ses soins personnels et à le soutenir.

[9]  Ensuite, l’agent s’est intéressé à la crainte des demandeurs de retourner en Inde. Il a fait remarquer que la SPR avait conclu que M. Prasla n’était pas crédible en ce qui concerne la question de savoir s’il était recherché par la police en raison des allégations de vol, ou si la police voulait même seulement l’arrêter, et que les demandeurs pouvaient vivre à Delhi en toute sécurité sans crainte d’être persécutés. L’agent a indiqué avoir tenu compte de l’ensemble de la preuve documentaire, de même que de ses propres recherches indépendantes sur la situation en Inde dans la mesure où celle-ci s’appliquait aux demandeurs. À son avis, il n’y avait [traduction] « pas suffisamment d’éléments de preuve objectifs démontrant que les demandeurs auraient été victimes d’une discrimination sanctionnée par l’État  en raison de leur religion ».

[10]  L’agent a conclu, compte tenu de la preuve documentaire, que les demandeurs avaient de nombreuses autres ressources à leur disposition s’ils estimaient que leurs droits étaient violés ou menacés par quiconque, y compris des criminels. Selon l’agent, les demandeurs pouvaient aussi choisir de déménager ailleurs en Inde. Il a déclaré ce qui suit :

[traduction]

Les documents révèlent que l’on trouve une importante proportion de musulmans dans les États de l’Uttar Pradesh, du Bihar, du Maharashtra, du Bengale-Occidental, de l’Andhra Pradesh, du Karnataka et du Kerala; et la population est majoritairement musulmane dans l’État du Jammu-et-Cachemire. Le tribunal de la SPR a conclu, dans sa décision et dans ses motifs écrits, que les demandeurs pouvaient se réfugier à Delhi en toute sécurité, et qu’« il ne serait pas trop difficile pour eux d’y habiter ».

[11]  L’agent a conclu les motifs de sa décision en soulignant que les demandeurs avaient passé la majorité de leur vie en Inde et que, bien qu’ils puissent avoir un peu de difficulté à se réadapter à la vie là-bas, il était raisonnable de penser que, pendant cette période, ils y avaient eu — et y avaient toujours — de la famille, des amis, des connaissances et des réseaux sociaux. En somme, ils ne retourneraient pas dans un lieu qu’ils ne connaissaient pas et dont ils ignoraient la langue et la culture, ni dans un lieu qui, dénué de tout réseau, rendrait leur réintégration irréalisable.

III.  Analyse

[12]  La décision d’un agent d’immigration de ne pas accorder de dispense au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR doit faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au paragraphe 44, [2015] 3 RCS 909.

[13]  Selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit contrôler la décision administrative afin de déterminer si elle respecte les critères de « la justification […], [de] la transparence et [de] l’intelligibilité du processus décisionnel » et si elle appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190. Ces critères sont respectés « s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16, [2011] 3 RCS 708.

[14]  La décision de l’agent en l’espèce présente deux lacunes qui la rendent déraisonnable.

[15]  La première lacune est liée au fait que le dossier certifié du tribunal (le DCT) comprend une copie incomplète de la décision de la SPR, et qu’il n’a pas été versé au dossier. Il est évident que l’agent disposait de la décision de la SPR quand il a statué sur la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (demande CH). L’agent a cité expressément deux paragraphes de la décision de la SPR qui portaient sur la crédibilité de M. Prasla et sur une possibilité de refuge intérieur (PRI) à Delhi; or, ces paragraphes ne figurent pas dans la partie de la décision de la SPR qui se trouve dans le DCT.

[16]  La jurisprudence de la Cour a traité d’au moins trois différents types de scénarios soulevés par un DCT lacunaire, dont les suivants :

1.  Un document ne se trouve pas dans le DCT, et l’on ignore si un demandeur l’a soumis. Dans de tels cas, la Cour suppose que les documents contenus dans le DCT sont les documents qui ont été présentés à l’agent d’immigration, à moins d’éléments de preuve démontrant le contraire [renvois omis].

2.  On sait qu’un document a été correctement soumis par le demandeur, mais il ne se trouve pas le DCT, et il n’est pas clair si le document, pour des raisons échappant au contrôle du demandeur, a été présenté au décideur. Dans ce cas, la jurisprudence veut que la décision soit annulée [renvois omis].

3.  On sait qu’un document a été présenté au tribunal, mais il n’est pas présenté à la Cour et il ne peut être examiné. Dans un tel cas, à moins que le document ne soit autrement porté à la connaissance de la Cour, s’il se trouve, par exemple, dans le dossier d’un demandeur [renvois omis], la Cour sera dans l’impossibilité de trancher la légalité de la décision et cette dernière sera annulée, si le document était essentiel à la conclusion faisant l’objet d’un contrôle judiciaire [renvois omis].

Togtokh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 581, au paragraphe 16, 293 ACWS (3d) 593

[17]  Faute d’une copie complète de la décision de la SPR, il n’est pas possible pour la Cour de vérifier si les mentions, par l’agent, d’autres endroits que Delhi comme PRI possibles pour les demandeurs découlaient strictement des motifs de la SPR concernant la question d’une PRI, ou encore, si elles résultaient de l’analyse faite par l’agent lui‑même de la preuve documentaire sur les régions comptant une importante proportion de musulmans. Bien qu’il ne soit pas injustifié, pour un agent chargé d’examiner une demande CH, de citer une conclusion sur une PRI tirée par la SPR, il est en revanche déraisonnable de sa part d’évaluer les risques de la PRI, y compris sa viabilité, car cela contrevient au paragraphe 25(1.3) de la LIPR. Ce paragraphe dispose que les facteurs servant à établir la qualité de réfugié — au sens de la Convention — aux termes de l’article 96 ou de personne à protéger au titre du paragraphe 97(1) ne doivent pas être pris en compte dans l’évaluation des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger visé au paragraphe 25(1).

[18]  La deuxième lacune concerne l’évaluation, par l’agent, de l’intérêt supérieur de Zaeembhai. Les demandeurs ont présenté au Bureau de réduction de l’arriéré d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada des renseignements divisés en quatre tranches. La dernière tranche consistait en une lettre accompagnée de pièces jointes et datée du 16 février 2017, soit seulement quatre jours avant que l’agent ne rende sa décision. L’une des pièces jointes à cette dernière lettre des demandeurs était un nouvel affidavit de M. Prasla daté du 4 janvier 2017, dans lequel il affirmait qu’[traduction] « à présent, [Zaeembhai] maîtrise mieux l’anglais que l’hindi ».

[19]  L’agent n’a formulé aucun commentaire sur les compétences linguistiques de Zaeembhai lorsqu’il a évalué son intérêt supérieur. Au contraire, il a conclu que le garçon, en tant que l’un des demandeurs, ne retournerait pas dans un lieu dont [traduction] « i[l] ignorai[t] la langue ». À mon avis, compte tenu de l’affidavit susmentionné de M. Prasla, cette déclaration générale ne saurait se justifier; elle est donc déraisonnable. En effet, la déclaration de l’agent ne tient pas compte de l’étendue des compétences linguistiques de Zaeembhai dans le contexte de son intérêt supérieur. Bref, la décision de l’agent en l’espèce est déraisonnable. Elle doit être annulée, et l’affaire doit être renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

IV.  Conclusion

[20]  La demande de contrôle judiciaire présentée par les demandeurs est accueillie.

[21]  Aucune des parties n’a proposé de question grave de portée générale à certifier en vertu de l’alinéa 74d) de la LIPR; aucune question ne sera donc certifiée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-889-18

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de l’agent principal datée du 19 février 2018 est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration afin qu’il rende une nouvelle décision conformément motifs du présent jugement. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 8e jour de mars 2019.

Karine Lambert, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-889-18

 

INTITULÉ :

ZULFIKAR AMIRAL PRASLA (alias ZULFIKAR AMIRALI PRASLA), JASMINE ZULFIKA PRASLA (alias JASMINE ZULFIKAR PRASLA), ZAEEMBHAI ZULFI PRASLA (alias ZAEEMBHAI ZULFIKAR PRASLA) c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 OCTOBRE 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 16 JANVIER 2019

 

COMPARUTIONS :

Wennie Lee

Melissa Keogh

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Alison Engel-Yan

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lee & Company

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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