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Date : 20190111


Dossier : IMM‑1298‑18

Référence : 2019 CF 40

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 11 janvier 2019

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

JOSE UBIER RODRIGUEZ CABELLOS ET

YADIRA BELTRAN ROMERO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Monsieur Jose Ubier Rodriguez Ceballos, aussi appelé M. Cabellos (le demandeur principal), et sa femme, Mme Yadira Beltran Romero (collectivement, les demandeurs), sont des citoyens de la Colombie. Quand il vivait en Colombie, le demandeur principal a fait du bénévolat pour la fondation Olama, qui vient en aide aux Colombiens déplacés. Il affirme que les Forces armées révolutionnaires de Colombie (les FARC) ont menacé de le tuer. Craignant pour leur vie, les demandeurs se sont rendus aux États‑Unis, puis au Canada, au moyen des visas qu’ils avaient obtenus grâce à leurs emplois dans l’industrie du voyage. Ils ont présenté une demande d’asile le 24 septembre 2017.

[2]  Le 16 novembre 2017, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a instruit la demande d’asile des demandeurs. Dans sa décision du 9 janvier 2018, la SPR a rejeté la demande au motif que le demandeur principal n’était pas crédible et qu’il existait une possibilité de refuge intérieur (la PRI) à Cartagena, en Colombie.

[3]  Le 19 mars 2018, les demandeurs ont présenté une demande de contrôle judiciaire. Pour les motifs qui suivent, j’accueille la demande.

II.  Les faits

[4]  Les demandeurs sont tous deux des citoyens colombiens qui travaillent dans l’industrie du voyage. Ils affirment qu’ils sont venus au Canada après que le demandeur principal a reçu des menaces de mort des FARC. Celui‑ci croit que les menaces sont liées au bénévolat qu’il fait pour la fondation Olama (un organisme sans but lucratif avec lequel il travaille depuis 2012). Dans son formulaire Fondement de la demande d’asile (le formulaire FDA), il est indiqué que la fondation Olama assure la stricte confidentialité des renseignements. Par exemple, les bénévoles ne sont pas autorisés à connaître les noms des familles ou l’endroit d’où elles proviennent. Mais le demandeur principal croit qu’il a reçu des menaces parce que les FARC soupçonnent que les familles déplacées lui ont transmis des renseignements sensibles.

[5]  Selon le formulaire FDA du demandeur principal, les FARC l’ont menacé une première fois en novembre 2013, à Ibagué. Effrayé, il a ensuite arrêté de faire du bénévolat et a déménagé à Bogotá. En juin 2014, il a recommencé à faire du bénévolat, cette fois dans la région de Bogotá.

[6]  Deux ans plus tard, le gouvernement colombien et les FARC ont conclu un accord de paix, mais, selon le demandeur principal, ce ne sont pas tous les membres des FARC qui ont accepté d’être démobilisés. Il affirme que, le 24 décembre 2016, sa femme et lui ont de nouveau été menacés. Il a signalé les menaces au Bureau du procureur général (Fiscalía General de la Nación). Bien que le Bureau du procureur général ait affirmé qu’une enquête serait menée, les demandeurs n’ont jamais eu de nouvelles par la suite. Craignant pour leur vie, ils ont déménagé dans un autre secteur de Bogotá. Le 15 février et le 25 juillet 2017, le demandeur a reçu des menaces de mort par téléphone de la part d’un homme inconnu qui savait qu’ils avaient déménagé.

[7]  Les demandeurs, qui craignaient d’être tués, ont laissé leurs enfants en Colombie et sont venus au Canada, où ils ont présenté une demande d’asile le 24 septembre 2017. L’instruction de la demande d’asile des demandeurs a eu lieu le 16 novembre 2017. Les demandeurs ont eu recours aux services d’un traducteur et étaient représentés par une avocate. Celle‑ci a présenté des observations écrites après l’audience afin de pouvoir examiner le cartable national de documentation (le CND) en détail.

[8]  Dans sa décision du 9 janvier 2018, la SPR a rejeté la demande d’asile, au motif que le témoignage du demandeur principal était vague et non crédible, et qu’il existait une PRI à Cartagena.

[9]  En ce qui concerne la question de la crédibilité, la SPR a conclu que le demandeur était incapable de fournir des détails sur le bénévolat qu’il faisait auprès de la fondation Olama, et qu’il pouvait seulement estimer le nombre de famille à qui il est venu en aide. Dans l’ensemble, la SPR a conclu que le demandeur principal était vague, qu’il n’était pas clair et qu’il était avare de détails.

[10]  La SPR a aussi conclu que le témoignage du demandeur principal selon lequel il était une cible militaire pour les FARC n’était pas crédible. La SPR a conclu que le témoignage du demandeur principal sur cette question était incohérent et incomplet, et qu’il ne figurait pas dans le formulaire FDA. La SPR a déterminé que le demandeur principal ne correspondait pas au profil d’une cible militaire des FARC selon le CND.

[11]  Compte tenu de ces conclusions, la SPR a déterminé que le demandeur principal n’était pas très actif auprès de la fondation Olama, qu’il n’était pas une cible militaire et qu’il n’avait jamais été menacé par les FARC parce qu’il a fait du bénévolat pour la fondation.

[12]  Bien que les demandeurs aient présenté d’autres éléments de preuve (un document sur la fondation Olama, une lettre d’attestation de la participation du demandeur principal auprès de la fondation Olama, une lettre rédigée par un ami qui travaille pour la fondation, des lettres de parents et amis, ainsi qu’un rapport de police concernant l’incident de décembre 2016), la SPR a conclu que les documents étaient insuffisants pour lever les doutes déjà soulevés concernant la crédibilité. Par exemple, la SPR a affirmé que les lettres ne contenaient pas de renseignements de première main, que le rapport de police contenait seulement la déclaration du demandeur principal et n’avait pas été rédigé à l’issue d’une enquête, et que la majorité des éléments de preuve ne faisaient que répéter des allégations concernant des événements dont elle avait déjà établi qu’ils ne s’étaient pas produits.

[13]  Subsidiairement, la SPR a conclu que les demandeurs disposaient d’une PRI à Cartagena, une ville située au nord de la Colombie. La SPR a examiné le CND et a conclu que les éléments de preuve les plus récents démontrent que les FARC subissent une démobilisation et que les groupes dissidents sont situés dans les régions de l’est et du centre‑est de la Colombie. La SPR a aussi conclu que, mis à part les propres hypothèses des demandeurs, rien ne prouvait, selon la prépondérance des probabilités, que les FARC se trouvent à Cartagena.

[14]  La SPR a également conclu qu’une réinstallation des demandeurs à Cartagena était une solution raisonnable parce qu’ils pourraient y poursuivre leurs activités dans l’industrie du voyage. Elle a aussi fait remarquer que les enfants des demandeurs sont maintenant adultes. Par ailleurs, la SPR a conclu que les éléments de preuve présentés par les demandeurs n’ont pas démontré que leur vie serait menacée s’ils se réinstallaient à Cartagena.

III.  Les questions en litige

[15]  Les principales questions en litige sont les suivantes :

  1. L’appréciation de la preuve par la SPR est‑elle déraisonnable?

  2. La conclusion relative à la PRI est‑elle déraisonnable?

IV.  La norme de contrôle

[16]  La question de savoir si le décideur a appliqué le bon critère juridique est une question de droit qui commande l’application de la norme de la décision correcte (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 51).

[17]  La norme de contrôle à appliquer à la conclusion de la SPR quant à la crédibilité est celle de la décision raisonnable (Thevarajah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 458, au paragraphe 7). La façon dont la SPR a apprécié les éléments de preuve est aussi susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Zmari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 132, au paragraphe 13).

V.  Analyse

A.  L’appréciation de la preuve par la SPR est‑elle déraisonnable?

[18]  L’argument des demandeurs peut être résumé ainsi : la SPR a apprécié la preuve de façon déraisonnable. Par exemple, les demandeurs ont fourni une comparaison ligne par ligne de ce qu’ils décrivent comme un témoignage clair, simple, détaillé et cohérent, mais qualifié de vague par la SPR. Ils affirment aussi que la SPR a rejeté à tort une lettre écrite par Mme Milena Herrera au motif qu’elle ne comprenait pas de preuve directe. Selon les demandeurs, la SPR a conclu qu’une seule allégation n’était pas crédible, mais s’est appuyée sur cette conclusion pour ensuite déterminer que tout élément de preuve présenté pour étayer cette allégation n’était pas non plus crédible.

[19]  Le défendeur affirme que l’incapacité du demandeur principal à fournir des renseignements précis démontre qu’il ne connaît pas bien l’organisme pour lequel il affirme faire du bénévolat depuis plusieurs années. Il soutient également que la SPR a fourni des motifs détaillés de sa conclusion selon laquelle le témoignage des demandeurs n’était pas plausible.

[20]  Un examen du dossier démontre que l’appréciation de la preuve par la SPR est déraisonnable. Par exemple, en ce qui concerne les lettres déposées par le demandeur, la SPR affirme « que ces lettres répètent les allégations des demandeurs d’asile pour lesquelles le tribunal a déjà tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité, sans aucun détail supplémentaire ou autre connaissance directe des événements, et accorde donc peu de poids à ces lettres pour ce qui est d’établir les allégations des demandeurs d’asile ». Pourtant, ce n’est pas le cas. Comme l’ont fait remarquer les demandeurs, la lettre de Mme Herrera Ramirez constitue une preuve directe qu’elle a caché les demandeurs dans sa maison :

[traduction]

Je, SANDRA MILENA HERRERA RAMIREZ […], déclare qu’en raison de toutes les situations de menaces vécues en Colombie, je leur ai offert un toit pour la période du 24 décembre 2016, date à laquelle ils ont dû se cacher temporairement, au 15 février 2017 […]

[21]  Les demandeurs ont aussi présenté une lettre du représentant légal de la fondation Olama, dans laquelle il affirme que le demandeur principal a fait du bénévolat pour la fondation :

[traduction]

Le représentant légal soussigné de la FONDATION OLAMA, ONG, […] affirme que M. JOSE RODRIGUEZ CEBALLOS, dont le numéro de citoyen est 79.636938, a fait du bénévolat auprès de la fondation. Il a effectué du travail social et exécuté des activités de promotion et d’accompagnement dans le cadre de projets de la fondation dans les régions de Tolima et d’Antioquia (province de Bajo Cauca). Ces projets comportaient des programmes d’accompagnement et de déplacement des victimes du conflit armé colombien, ainsi que du travail social auprès de personnes vulnérables, notamment du travail d’accompagnement de familles en cours de réintégration ou dont des membres ont été démobilisés, par exemple.

[22]  La SPR n’a accordé aucun poids à cette lettre :

[24] Le tribunal souligne qu’il n’y a aucun détail clair en ce qui concerne les personnes que le demandeur d’asile principal a aidées au nom de l’organisation ou la manière dont il l’a fait. Le tribunal estime que cette lettre est tout aussi vague et qu’elle manque tout autant de détails que son témoignage en ce qui concerne son prétendu bénévolat et n’accorde à cette lettre aucun poids pour ce qui est d’étayer ses allégations.

[23]  La SPR a commis une erreur susceptible de révision en décidant de ne pas accorder de poids à la lettre. La SPR a affirmé que la lettre ne contient pas de renseignements détaillés, mais elle indique pourtant que le demandeur a fait du bénévolat pour aider les victimes du conflit armé colombien. En général, il n’est pas raisonnable de n’accorder aucun poids à un élément de preuve pertinent et probant. Il ne faut pas oublier que chaque élément de preuve n’a pas à étayer la totalité de la demande à lui seul et qu’il est toujours possible d’établir une demande après un examen de l’ensemble de la preuve.

[24]  Bref, la Cour conclut que l’appréciation de la preuve par la SPR est déraisonnable. Comme la SPR a aussi rendu une conclusion subsidiaire, je dois ensuite me pencher sur la question de la PRI.

B.  La conclusion relative à la PRI est‑elle déraisonnable?

[25]  Les demandeurs affirment que la SPR a commis une erreur en concluant que les éléments de preuve sur la situation en Colombie ne démontraient pas, selon la prépondérance des probabilités, que Cartagena n’est pas une PRI. Les demandeurs soutiennent également que la SPR a fait abstraction  des éléments de preuve sur la situation dans le pays (particulièrement un article d’InSight Crime), qui indiquaient que les FARC étaient toujours présents dans les villes périphériques. Selon les demandeurs, Cartagena est l’une de ces villes périphériques. Par ailleurs, les demandeurs affirment que les grands centres urbains ne peuvent pas constituer des PRI en raison seulement de leur taille (Reynoso c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), IMM‑2110‑94; Sanno c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), IMM‑2124‑95).

[26]  Le défendeur affirme qu’aucun des éléments de preuve dont disposait la SPR ne démontrait que Cartagena était une ville périphérique contrôlée par les FARC. Il soutient également que les demandeurs n’ont pas fourni d’éléments de preuve démontrant que les FARC les poursuivaient. Le défendeur affirme que sans preuve suffisante pour réfuter la conclusion relative à la PRI, la SPR était tenue par la loi de rejeter la demande.

[27]  Après l’audience, les demandeurs ont notamment déposé un article récent dans lequel il est indiqué qu’on [traduction« assiste à l’émergence d’activités de groupes dissidents depuis le nord, le sud, le centre et l’est de la Colombie, ce qui laisse penser que des guérillas dissidentes commencent à exercer un contrôle sur les principaux territoires du trafic de stupéfiants ». La SPR est présumée avoir tenu compte de l’ensemble de la preuve (Florea c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1993] ACF 598 (CAF) (QL)), mais les motifs révèlent qu’elle n’a pas tenu compte de cet article parce qu’elle mentionne expressément qu’aucun élément de preuve n’a été présenté en ce qui concerne la présence des FARC dans le nord :

[36] […] les demandeurs d’asile n’ont présenté aucun élément de preuve pour montrer que, selon la prépondérance des probabilités, la faction dissidente du Front 21 des FARC dispose d’un réseau dans le nord de la Colombie ou que des groupes de dissidents des FARC sont présents dans cette région.

[28]  En plus de cette déclaration, la SPR affirme aussi au paragraphe 37 de sa décision que les propres hypothèses du demandeur sont la seule preuve de la présence des FARC dans le nord. Cela indique que la SPR n’a pas tenu compte des éléments de preuve des demandeurs dans son analyse visant à déterminer s’il y existait une PRI. Par conséquent, la conclusion relative à la PRI est aussi déraisonnable.

VI.  La question à certifier

[29]  On a demandé aux avocats des deux parties s’il y avait des questions à certifier, chacun a indiqué qu’il n’y avait aucune question à certifier, et je suis du même avis.

VII.  Conclusion

[30]  La SPR a apprécié la preuve de façon déraisonnable en concluant que le demandeur principal n’était pas crédible, et sa conclusion relative à la PRI ne tient pas compte des éléments de preuve présentés par les demandeurs après l’audience. Compte tenu de ces erreurs, la décision est déraisonnable et la demande de contrôle judiciaire est accueillie.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑1298‑18

LA COUR STATUE ce qui suit :

  1. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 14e jour de mars 2019.

Karine Lambert, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1298‑18

 

INTITULÉ :

JOSE UBIER RODRIGUEZ CABELLOS ET YADIRA BELTRAN ROMERO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 OCTOBRE 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

lE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

LE 11 JANVIER 2019

 

COMPARUTIONS :

John Salam

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Michael Butterfield

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Grice & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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