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Date : 20190109


Dossier : T-935-18

Référence : 2019 CF 22

Ottawa (Ontario), le 9 janvier 2019

En présence de monsieur le juge Bell

Dossier : T-935-18

ENTRE :

MINISTRE DU REVENU NATIONAL

demandeur

et

LES DÉVELOPPEMENTS BÉARENCE INC.

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Sommaire

[1]  Le 29 mai 2018, le juge Grammond de cette Cour a rendu une ordonnance libellée comme suit contre la défenderesse, Les Développements Béarence Inc. (Béarence):

Ordonne à la défenderesse de fournir, dans les cinq jours suivant la présente ordonnance, une copie de son grand livre pour les années d’imposition 2012 à 2015, ce qui comprend:

Un fichier Excel qui contient toutes les transactions quotidiennes pour les années en cause;

Un rapport des transactions par compte pour chacun des comptes mentionnés dans la balance de vérification des années d’imposition 2012 à 2015.

[2]  Le 6 novembre 2018, les parties ont comparu devant moi à la suite du dépôt d’une requête de la part de la Ministre du Revenu national  [la partie demanderesse],  par laquelle elle demande que la défenderesse soit déclarée coupable d’outrage au tribunal pour ne pas avoir respecté l’ordonnance du juge Grammond. L’état du droit est clair et constant concernant le fardeau de preuve dans les situations d’outrage au tribunal. En effet,  pour établir un outrage civil, la partie demanderesse doit prouver hors de tout doute raisonnable que la partie défenderesse n’a pas respecté l’ordonnance. Pour ce faire, il faut que la partie demanderesse prouve que:

  1. L’ordonnance dont on allègue la violation « formule de manière claire et non équivoque ce qui doit et ne doit pas être fait »;

  2. La partie à qui on reproche d’avoir enfreint l’ordonnance doit avoir été réellement au courant de son existence;

  3. La personne qui aurait commis la violation doit avoir intentionnellement commis un acte interdit par l’ordonnance ou intentionnellement omis de commettre un acte comme elle l’exige (Carey c. Laiken, 2015 CSC 17, [2015] 2 R.C.S. 79 au para 32 à 35; ASICS Corporation c. 9153-2267 Québec inc., 2017 CF 5; Canada (Revenu national) c. Chi, 2018 CF 897).

Pour les motifs qui suivent, je conclus que la partie demanderesse n’a pas établi hors de tout doute raisonnable les éléments essentiels de l’infraction d’outrage au tribunal.

II.  Faits pertinents

[3]  L'Agence du revenu du Canada [ARC] effectue présentement une vérification de Béarence pour les années d’imposition 2005 à 2015. Ceci est à la suite d’une vérification par l’ARC pour les années d’imposition 2009 et 2010. Le 28 mars 2018, la partie demanderesse a fait parvenir une demande péremptoire concernant la communication de renseignements et la production de documents en vertu du paragraphe 231.2(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, c 1 (5e suppl) [la loi]. Cette demande exigeait que Béarence fournisse les renseignements suivants:

« Une copie du livre des minutes à jour jusqu’en 2017 (veuillez noter que la copie du livre des minutes fournie à l’ARC lors de la dernière vérification n’est plus à jour, le dernier document est daté d’avril 2012);

Une copie du Grand Livre de 2005 à 2015 (Revenu Québec nous a fourni les documents disponibles, toutefois le grand livre n’est pas dans la liste) ».

[4]  Après des échanges entre Martin Véronneau, le représentant de Béarence, et la partie demanderesse, celle-ci a renoncé à obtenir une copie du Grand livre de la société Béarence pour les années d’imposition 2005 à 2011. En dépit de ces échanges, la partie demanderesse a jugé que M. Véronneau n’avait répondu qu’en partie à la demande péremptoire.  Le 1er jour de mai 2018, la partie demanderesse maintenait que Béarence devait fournir « une copie intégrale de son Grand Livre pour les années d’imposition 2012 à 2015 inclusivement, au plus tard le 4 mai 2018 », même si Béarence insistait tout ce que la compagnie avait en sa possession avait été remis à la partie demanderesse.  

[5]  Béarence prétend qu’elle avait fourni tous les renseignements pertinents à la vérification qu’elle avait en sa possession. Béarence admet que Revenue Québec avait en sa possession des renseignements additionnels et  a toujours invité la partie demanderesse à communiquer avec Revenue Québec pour les obtenir. Béarence admet également que tous les renseignements  fournis ne sont pas dans le format exigé par l’ARC.

[6]  J’accepte la totalité de la preuve que M. Véronneau  a fournie à l’effet  que tous les renseignements exigés par la partie demanderesse ont été fournis par Béarence.  J’accepte également les prétentions de M. Véronneau  à l’effet que ces renseignements sont disponibles, soit par l’entremise de Revenu Québec ou par celle de l’ARC, y compris les formulaires de taxe de vente avec la province de Québec, ainsi qu’au fédéral.

[7]  J’accepte la preuve de M. Véronneau que le mandat du comptable de Béarence avait changé dans les dernières années. En effet, avant 2012, Béarence avait demandé à son comptable de préparer des livres vérifiés. Depuis 2012, elle demandait seulement des livres préparés avec un « avis au lecteur ». Ceci veut dire que depuis 2012, le comptable n’a pas le mandat de vérifier chaque transaction.

[8]  Béarence est une petite entreprise. Pendant l’année la moins occupée, elle a géré seulement que 53 transactions; pendant cella la plus occupée, il y en avait environ 130. Béarence est une entreprise de développement de terrains. Alors, sa seule source de revenus provient de la  vente de ces terrains. Les dépenses ne sont pas compliquées.

III.  Dispositions pertinentes

[9]  La disposition pertinente de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, c 1 (5e suppl) est le paragraphe 231.2(1) et elle se lit comme suit :

Production de documents ou fourniture de renseignements

 (1) Malgré les autres dispositions de la présente loi, le ministre peut, sous réserve du paragraphe (2) et, pour l’application ou l’exécution de la présente loi (y compris la perception d’un montant payable par une personne en vertu de la présente loi), d’un accord international désigné ou d’un traité fiscal conclu avec un autre pays, par avis signifié à personne ou envoyé par courrier recommandé ou certifié, exiger d’une personne, dans le délai raisonnable que précise l’avis :

a) qu’elle fournisse tout renseignement ou tout renseignement supplémentaire, y compris une déclaration de revenus ou une déclaration supplémentaire;

b) qu’elle produise des documents.

IV.  Analyse

[10]  J’accepte sans aucune hésitation, tel que prétendu par Béarence, qu’avec les livres des minutes, les renseignements déposés auprès de Revenue Québec, les renseignements déposés auprès de l’ARC, y compris tous les renseignements concernant les taxes de vente provinciale et fédérale dont  l’ARC a accès, la partie demanderesse a tous les renseignements qu’il lui faut pour effectuer sa vérification. Cette dernière prétend que même si tous les renseignements sont disponibles, Béarence a une responsabilité de les fournir dans le format demandé.

[11]   La partie demanderesse cite Tower c. M.R.N. [2004] 1 CF 183, 2003 CAF 307 (CanLII) [Tower]. Dans Tower,  l’ARC avait demandé  accès aux communications échangées entre les contribuables et leur comptable pour les fins de planification fiscale. Dans les faits de l’affaire Tower, ces documents existaient. Par conséquent, il fallait seulement décider s’ils faisaient partie des documents que l’ARC pouvait demander en vertu de l’article 231.2(1) de la loi. La Cour d’appel a conclu que « oui ». Aussi, dans Tower, l’ARC avait demandé à ce que les contribuables répondent à certaines questions écrites. Les contribuables s’opposaient à cette demande, entre autres, parce qu’il fallait qu’ils produisent des documents, dans un format de réponses aux questions posées.  La Cour d’appel fédérale avait conclu que ces renseignements, dans un format de réponses, étaient exigibles en vertu de l’article 231.2(1) de la loi puisqu’ils « peuvent permettre de déterminer leur dette fiscale en vertu de la Loi » (Tower au para 30).

[12]  Le but du paragraphe 231.2(1) de la loi est de permettre à l’ARC de déterminer la dette fiscale, rien de plus, rien de moins.  Ceci m’amène à poser une question fondamentale : est-ce que l’ARC a le droit de demander que Béarence dépense de l’argent pour fournir des renseignements dans un format demandé par l’ARC lorsque ces renseignements sont déjà fournis et disponibles dans un autre format?  Ma réponse est « non », pour la seule raison que le format des renseignements n’a aucun impact sur la détermination de l’endettement.

[13]  Maintenant je me tourne vers la question principale devant moi : est-ce que la partie demanderesse a prouvé hors de tout doute raisonnable que Béarence a enfreint l’ordonnance du juge Grammond?  La réponse est également « non ».  À mon avis, ni l’ARC ni cette Cour ne peut imposer le format dans lequel les renseignements doivent être fournis à l’ARC, pourvu que tous les renseignements nécessaires pour déterminer l’endettement fiscal soient fournis.

[14]  Si j’ai tort, et que l’ARC et cette Cour ont le droit de déterminer le format des renseignements fournis à l’ARC pendant une vérification, je suis d’avis que dans les circonstances, la partie demanderesse n’a pas prouvé hors de tout doute raisonnable que Béarence a enfreint l’ordonnance du juge Grammond. Je suis parvenu à cette conclusion pour deux motifs:

  1. Le libellé de l’ordonnance semble présumer que les renseignements existent dans le format décrit dans l’ordonnance. L’ordonnance ne prétend pas exiger que Béarence créée des nouveaux documents. Si la Cour avait ordonné que la société Béarence crée des documents et que celle-ci s’y opposait, elle aurait pu essayer d’interjeter appel de cette décision. Cependant, une ordonnance de fournir quelque chose qui n’existe pas laisse un doute dans l’esprit du contribuable quant à ce qui doit être fait;

 

  1. En considérant que l’ordonnance n’exige pas que Béarence crée des documents, que tous les renseignements demandés sont déjà disponibles et que le but du paragraphe 231.2(1) de la loi est de déterminer l’endettement d’un contribuable, je considère que le témoignage de M. Véronneau soulève un doute raisonnable en ce qui concerne son intention de commettre un acte interdit par l’ordonnance ou de son intention de ne pas faire un acte que l’ordonnance exige de lui.

V.  Conclusion

[15]  Pour ces motifs, je déclare Béarence non coupable d’outrage au tribunal.


JUGEMENT dans le T-935-18

LA COUR STATUE que Béarence est non coupable d’outrage au tribunal.

« B. Richard Bell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-935-18

 

INTITULÉ :

MINISTRE DU REVENU NATIONAL c. LES DÉVELOPPEMENTS BÉARENCE INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 NOVEMBRE 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 janvier 2019

 

COMPARUTIONS :

Me Mathieu Tanguay

Pour le demandeur

 

Martin Véronneau

 

Pour la défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Sainte-Adèle (Québec)

 

Pour la défenderesse

 

 

 

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