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Date : 20190118


Dossier : IMM‑2535‑18

Référence : 2019 CF 78

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 18 janvier 2019

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

JAIRAM MAHARAJ et

JASMIN MAHARAJ

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATON

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  La nature de l’affaire

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par un homme [le demandeur] et son épouse [la demanderesse] en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], à l’égard d’une décision datée du 15 mai 2018 rendue par un commissaire de la Section d’appel de l’immigration [la SAI], par laquelle ce dernier rejetait l’appel interjeté par les demandeurs à l’encontre d’une décision concernant l’obligation de résidence [la décision].

II.  Les faits

[2]  Les demandeurs sont des époux et ils sont citoyens de Trinité‑et‑Tobago. Leurs trois enfants (nés en 1984, 1986 et 1990 et âgés approximativement de 34 ans, 32 ans et 28 ans au moment de l’audience) ainsi que leurs trois petits‑enfants (nés en 2013, 2014 et 2017 et âgés approximativement de 4 ans, 3 ans et 6 mois au moment de l’audience) habitent tous au Canada, à titre de résidents permanents ou de citoyens canadiens. Le demandeur est pharmacien et exerce sa profession à Trinité‑et‑Tobago. Dans le passé, la demanderesse et lui ont été copropriétaires d’une pharmacie là‑bas.

[3]  Les demandeurs ont demandé et obtenu le statut de résident permanent dans le cadre du Programme des travailleurs qualifiés puis ils se sont établis au Canada le 26 août 2010. La période quinquennale relative à l’obligation de résidence de la demanderesse a débuté le 19 décembre 2010 et s’est terminée le 18 décembre 2015; celle du demandeur a débuté le 19 juillet 2011 et s’est terminée le 18 juillet 2016.

[4]  Les règles régissant l’octroi du statut de résident permanent exigent des demandeurs qu’ils résident au Canada pendant au moins 730 jours (2 ans) au cours d’une période quinquennale. À défaut de s’y conformer, ils risquent de perdre le statut de résident permanent, à moins que l’existence de motifs d’ordre humanitaire ne justifie le maintien du statut.

[5]  La présente affaire a pris naissance du fait que les deux demandeurs sont retournés à Trinité‑et‑Tobago une semaine seulement après s’être établis au Canada. L’examen en l’espèce révèle que le demandeur et la demanderesse ont séjourné respectivement 152 et 222 jours au Canada, alors que la loi prévoit qu’ils devaient y séjourner au moins 730 jours. Les demandeurs affirment que, dans les faits, la demanderesse a séjourné au Canada non pas 222, mais 287 jours (ce qui n’est pas contesté); cependant, les 55 jours de différence ne changent rien à l’issue de l’affaire.

[6]  Les demandeurs sont revenus au Canada à quelques reprises après leur retour à Trinité‑et‑Tobago : pendant leurs périodes quinquennales respectives, la demanderesse est revenue 14 fois et le demandeur est revenu à environ 16 reprises.

[7]  Les demandeurs affirment que leur intention a toujours été de résider en permanence au Canada, mais qu’ils ont dû retourner à Trinité‑et‑Tobago pour vendre leur pharmacie ainsi que pour régler la succession du père du demandeur, décédé en 2012, étant donné que le demandeur était l’exécuteur testamentaire. La succession du défunt n’a pas été liquidée avant 2016 et la pharmacie n’a été vendue qu’en 2017, quelque sept années après leur établissement au Canada. Par conséquent, la demanderesse et le demandeur prétendent ne pas avoir pu s’installer au Canada de façon permanente avant le 10 juillet 2016 et le 29 août 2017, respectivement.

[8]  Les demandeurs ont tenté d’obtenir des titres de voyage, mais leurs demandes ont été rejetées par le Haut‑commissariat, parce qu’ils n’avaient pas respecté l’obligation de résidence prévue au paragraphe 28(2) de la LIPR, c’est‑à‑dire avoir résidé au moins 730 jours au Canada au cours de la période quinquennale applicable.

[9]   Les demandeurs ont interjeté appel de la décision devant la SAI en invoquant l’alinéa 67(1)c) de la LIPR. Ils ont demandé une réparation extraordinaire fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, notamment l’intérêt supérieur des petits‑enfants. La SAI a rejeté leurs appels et ces derniers soumettent maintenant (avec autorisation) la présente demande de contrôle judiciaire.

[10]  Un certain nombre de questions juridiques ont été soulevées par l’avocate des demandeurs, MSeligman. Cependant, puisque j’accueille la demande de contrôle judiciaire et que j’ordonne la tenue d’une nouvelle audience, seul mon examen ci‑dessous est pertinent pour les besoins de la présente affaire.

[11]  Le point déterminant est que la SAI a tiré deux conclusions déraisonnables dans le cadre de son analyse.

[12]  La première concerne la manière dont la SAI a traité un rapport de psychologue. La SAI examine la preuve du psychologue au paragraphe 25 de la Décision :

[25]  Les appelants ont invoqué des difficultés de toutes sortes si leur appel était rejeté. Ils ont présenté le rapport d’un examen psychologique [renvoi omis] selon lequel les deux appelants manifestaient un niveau élevé d’anxiété, de dépression et d’hyper‑vigilance, causé par la possibilité qu’ils ne soient pas autorisés à rester au Canada. La conclusion du rapport est que les appelants souffriraient considérablement de dépression et de désespoir si leur appel était rejeté. J’accorderai peu de poids à ce rapport pour deux principales raisons. La première est que son auteur n’a passé que 50 minutes avec les appelants. Le fait que ni l’appelant ni l’appelante n’ont cherché à obtenir de traitements médicaux plus approfondis après l’obtention de l’évaluation mine leur crédibilité. Les deux appelants ont déclaré qu’ils avaient soit perdu ou gagné du poids à cause de l’incertitude de leur situation, mais les éléments de preuve permettent également de croire que l’appelant était atteint d’autres troubles chroniques susceptibles d’expliquer ces fluctuations. Le stress général provoqué par l’incertitude de leur situation est une conséquence de leur manquement à se conformer à leurs obligations de résidence pour des motifs que je n’estime pas convaincants.

[13]  Avec égards, je juge que la SAI n’a pas suivi les principes établis dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au paragraphe 47, où la Cour suprême du Canada a conclu que, lorsque la valeur d’un diagnostic psychologique est reconnue par un tribunal, le fait d’exiger du demandeur des éléments de preuve supplémentaires concernant l’accessibilité des soins est « discutable », puisque cela mine la valeur du diagnostic :

[47]  On comprend mal que, après avoir fait droit au diagnostic psychologique, l’agente exige quand même de [l’appelant] une preuve supplémentaire quant à savoir s’il a ou non cherché à obtenir des soins ou si de tels soins étaient même offerts, ou quant aux soins qui existaient ou non au Sri Lanka. Une fois reconnu qu’il souffre d’un trouble de stress post‑traumatique, d’un trouble d’adaptation et de dépression en raison de ce qu’il a vécu au Sri Lanka, exiger en sus la preuve de l’existence de soins au Canada ou au Sri Lanka met à mal le diagnostic et a l’effet discutable d’en faire un facteur conditionnel plutôt qu’important.

[14]  Je conclus qu’il s’agit là d’un aspect de la décision de la SAI qui ne peut se justifier au regard des faits et du droit, comme l’exige l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir]. Dans cet arrêt, au paragraphe 47, la Cour suprême du Canada explique ce qui est exigé lorsqu’une cour procède à un contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable :

La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[Non souligné dans l’original.]

[15]  La deuxième conclusion déraisonnable est l’affirmation répétée par la SAI que les demandeurs pourront continuer de rendre visite à leurs petits‑enfants comme ils l’ont fait dans le passé. Avec égards, cette conclusion n’est pas justifiable au regard des faits et du droit en l’espèce. Lorsque les demandeurs détenaient un visa de travailleur qualifié, ils pouvaient faire des allers‑retours au Canada à leur gré. Or, la décision de la SAI exige qu’ils obtiennent une autorisation de revenir au Canada [ARC] du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration avant de revenir faire un séjour. Cela découle du paragraphe 69(3) de la LIPR, qui prévoit que la SAI prend une mesure de renvoi lorsqu’elle rejette un appel. En application du paragraphe 224(2) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le RIPR], une personne visée par une interdiction de séjour, comme le demandeur ou la demanderesse, doit quitter le Canada au plus tard 30 jours après que la mesure devient exécutoire, à défaut de quoi la mesure devient une mesure d’expulsion. Aux termes de l’alinéa 49(1)a) de la LIPR, la mesure de renvoi prend effet immédiatement, à moins qu’elle ne soit susceptible d’appel. Or, puisqu’une demande de contrôle judiciaire présentée au titre de l’article 72 de la LIPR ne constitue pas un appel au sens de la LIPR ou de la RIPR, les mesures de renvoi visant le demandeur et la demanderesse ont pris effet à compter du 15 mai 2018. Donc, depuis le 15 juin 2018, les demandeurs étaient tous deux réputés avoir été expulsés du Canada. Ainsi, chacun doit obtenir une ARC pour revenir au Canada. S’il est possible que la SAI ait évoqué la « capacité » des demandeurs à revenir au Canada en faisant allusion aux moyens financiers dont ces derniers disposent pour voyager, il n’en demeure pas moins que leurs possibilités de revenir en visite au Canada seront probablement réduites considérablement en raison du processus d’ARC, indépendamment de leurs moyens financiers. Cela m’amène à conclure que le résultat auquel est arrivée la SAI n’est pas justifiable.

[16]  Je reconnais que la Cour suprême du Canada a expliqué que le contrôle judiciaire n’est pas une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’erreurs dans les motifs de la décision examinée : Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34. Je reconnais également qu’une cour siégeant en révision doit décider si la décision examinée, considérée dans son ensemble et au vu du dossier, est raisonnable ou non : Construction Labour Relations c Driver Iron Inc., 2012 CSC 65; voir aussi Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62.

[17]  En l’espèce, j’ai constaté que la SAI a tiré des conclusions favorables à l’égard de cinq des sept facteurs sur lesquels elle s’est penchée dans son analyse relative aux motifs d’ordre humanitaire.

[18]  Cependant, tout compte fait, je juge qu’il serait risqué de laisser la décision inchangée, car celle‑ci n’est pas justifiable au regard des faits et du droit en ce qui concerne deux des sept facteurs analysés. Selon moi, la Cour n’a pas à réexaminer la preuve pour décider quelle serait l’issue appropriée en l’espèce; j’ordonnerai plutôt que l’affaire soit renvoyée à la SAI pour qu’un tribunal différemment constitué rende une nouvelle décision à la lumière des présents motifs.

[19]  J’accueille par conséquent la demande de contrôle judiciaire.

III.  Les questions à certifier

[20]  Les parties n’ont pas présenté de question à certifier et aucune n’a été soulevée en l’espèce.


JUGEMENT dans IMM‑2535‑18

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie; l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’il rende une nouvelle décision; aucune question n’est certifiée; aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 14e jour de février 2019

Léandre Pelletier‑Pépin


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2535‑18

 

INTITULÉ :

MAHARAJ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 5 décembre 2018

 

MOTIFS DE JUGEMENT :

LE JUGE BROWN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 18 janvier 2019

 

COMPARUTIONS :

Robin L. Seligman et

Sandra Dzever

 

pour les demandeurs

 

Stephen Jarvis

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Seligman Law

Toronto (Ontario)

 

Pour les demandeurs

 

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

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