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Date : 20190114


Dossier : IMM­248­19

Référence : 2019 CF 48

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 14 janvier 2019

En présence de monsieur le juge Grammond

ENTRE :

DANIEL KIMANI THUO

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  M. Thuo présente une requête en sursis de l’exécution de la mesure de renvoi du Canada, renvoi prévu pour demain, le 15 janvier 2019. Un agent d’exécution de la loi a refusé sa demande de sursis administratif. La requête a été entendue plus tôt aujourd’hui par conférence téléphonique. J’accueille la requête, parce que l’agent d’exécution de la loi n’a pas tenu compte du fait que le risque auquel M. Thuo serait exposé à son retour au Kenya, qui est à première vue sérieux, n’a jamais été évalué par un décideur en matière d’immigration.

I.  Les faits et la décision sous‑jacente

[2]  M. Thuo est un citoyen du Kenya. Il est arrivé au Canada en 2012 et a demandé l’asile en en invoquant la persécution fondée sur son orientation sexuelle. La Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté sa demande d’asile le 19 février 2018, car elle a conclu que M. Thuo n’avait pas établi son identité, comme l’exige l’article 106 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi]. La décision de la SPR traite uniquement de la question de l’identité. Compte tenu de certains problèmes liés aux pièces d’identité présentées par M. Thuo et de certaines incohérences dans son témoignage concernant la façon dont il les avait obtenues, la SPR a conclu qu’il ne s’agissait pas de pièces d’identité dignes de foi. Comme cela suffisait pour statuer sur la demande d’asile de M. Thuo, la SPR n’a tiré aucune conclusion concernant les allégations de M. Thuo quant à sa crainte d’être persécuté au Kenya. M. Thuo a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de la SPR, que notre Cour a rejetée le 27 juin 2018.

[3]  Le 19 novembre 2018, M. Thuo a été informé que son renvoi aurait lieu le 15 janvier 2019. Le 22 décembre 2018, il a présenté une demande de sursis administratif de son renvoi. Cette demande a été rejetée le 13 janvier 2019, mais la décision n’a été communiquée à la Cour que quelques minutes avant l’audition de la présente requête. Voici les extraits pertinents de cette décision :

[traduction]

En examinant la preuve qui a été fournie, j’estime qu’il n’y a pas suffisamment de nouveaux éléments de preuve convaincants et objectifs qui ont été présentés pour démontrer, au-delà de la simple conjecture, que M. Thuo serait exposé à un risque de mort, de sanctions excessives ou de traitement inhumain au moment de son retour au Kenya.

[…]

Je prends note de l’arguments de l’avocat selon lequel, en raison de la décision de la SPR en ce qui a trait à l’identité, les risques auxquels est exposé M. Thuo ainsi que la preuve concernant ces risques n’ont pas été examinés. Je fais remarquer qu’en tant qu’agent d’exécution de la loi, je ne suis pas qualifié pour évaluer le bien‑fondé d’une décision rendue par la SPR; je peux uniquement vérifier si M. Thuo a eu l’occasion d’obtenir une évaluation de son risque et s’il a bénéficié de l’application régulière de la loi. Je constate en outre que M. Thuo a interjeté appel du rejet de sa demande d’asile auprès de la Cour fédérale du Canada, qui a rejeté l’appel le 27 juin 2018. Par conséquent, je conclus que M. Thuo a eu l’occasion de bénéficier de l’application régulière de la loi relativement à son évaluation des risques.

[4]  M. Thuo a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire relativement au rejet de sa demande de sursis administratif. Dans le contexte de cette demande, il a déposé la présente requête en sursis de sa mesure de renvoi.

II.  Analyse

[5]  Le renvoi d’un ressortissant étranger est une question sérieuse. Il peut mettre en cause le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne garanti par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés [la Charte], si ces intérêts sont menacés par le retour de la personne dans son pays d’origine : Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, au paragraphe 44, [2002] 1 RCS 3. Néanmoins, le renvoi des étrangers auxquels la Loi ne confère pas le droit d’être présents au Canada est nécessaire pour assurer l’intégrité du système d’immigration du Canada (voir, entre autres, l’arrêt Selliah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 261, au paragraphe 22).

[6]  La Cour d’appel fédérale a reconnu que l’évaluation du risque auquel est exposée une personne sur le point d’être renvoyée du Canada est un impératif constitutionnel :

Comme notre Cour l’a reconnu dans l’arrêt Farhadi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 646, 257 N.R. 158, au paragraphe 3, « pour que la décision de renvoyer une personne du Canada soit valide, il faut au préalable qu’une évaluation du risque ait été effectuée et qu’une décision ait été prise à cet égard conformément aux principes de justice fondamentale ».

(Atawnah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 CAF 144 au paragraphe 12, [2017] 1 RCF 153 [Atawnah])

[7]  La Loi a été soigneusement conçue de manière à garantir la tenue d’une telle évaluation du risque. Cela se fait principalement dans le cadre du processus d’octroi de l’asile, qui comprend une audience en personne devant la SPR et la Section d’appel des réfugiés [la SAR], ainsi que du processus d’examen des risques avant renvoi [ERAR]. Ainsi, lorsque la SPR et la SAR décident qu’une personne n’est pas un réfugié ou une personne à protéger, on peut présumer qu’elle peut être renvoyée du Canada sans crainte de violer les droits garantis par l’article 7. De même, lorsqu’une personne reçoit une décision défavorable à l’issue du processus d’ERAR, son renvoi ne contrevient habituellement pas à la Charte. Cela explique pourquoi la Loi, en règle générale, n’exige pas d’autorisation judiciaire supplémentaire pour renvoyer un étranger du Canada. L’article 48 de la Loi attribue la tâche de renvoi aux agents d’exécution de la loi, dont on dit souvent que le pouvoir discrétionnaire est « limité » (Baron c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81 au paragraphe 49, [2010] 2 RCF 311 [Baron]) ou qu’ils disposent « de peu de latitude » (Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130 au paragraphe 54, [2018] 2 RCF 229).

[8]  Il existe toutefois un certain nombre de situations où une personne peut perdre le droit d’être présente au Canada sans qu’il y ait d’évaluation des risques associés à son renvoi (voir, par exemple, Calin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 707; Bouaza c Canada (Sécurité publique et protection civile), 2018 CF 1028). Il y a aussi des circonstances dans lesquelles un nouveau risque survient après les décisions de la SPR ou de l’ERAR, ou lorsque, pour une raison ou une autre, un risque important n’a pas été évalué par les décideurs précédents. Dans ces cas, les agents d’exécution de la loi et notre Cour ont une responsabilité accrue de veiller à ce qu’une personne ne soit pas renvoyée dans un pays où sa vie, sa liberté ou sa sécurité seraient menacées. En effet, c’est bien seulement parce que les agents d’exécution de la loi et notre Cour agissent comme des « soupapes de sécurité » dans de tels cas que les dispositions de la Loi privant certaines catégories de personnes de la possibilité de demander un ERAR ont été jugé valides sur le plan constitutionnel (Atawnah, au paragraphe 23; voir aussi Bouaza, aux paragraphes 10 à 12).

[9]  Le fondement législatif d’un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi figure à l’article 18.2 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, qui prévoit que la Cour fédérale peut prendre une mesure provisoire avant de rendre sa décision définitive au sujet d’une demande de contrôle judiciaire. Pour prendre une telle mesure, nous appliquons le même critère que pour les injonctions interlocutoires. La Cour suprême du Canada a récemment reformulé le critère applicable :

[…] À la première étape, le juge de première instance doit procéder à un examen préliminaire du bien­fondé de l’affaire pour décider si le demandeur a fait la preuve de l’existence d’une « question sérieuse à juger », c’est­à­dire que la demande n’est ni futile ni vexatoire. À la deuxième étape, le demandeur doit convaincre la cour qu’il subira un préjudice irréparable si la demande d’injonction est rejetée. Enfin, à la troisième étape, il faut apprécier la prépondérance des inconvénients, afin d’établir quelle partie subirait le plus grand préjudice en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond, selon que la demande d’injonction est accueillie ou rejetée.

(R c Société Radio­Canada, 2018 CSC 5, au paragraphe 12, [2018] 1 RCS 196, renvois omis)

[10]  Ce critère à trois volets est bien connu. Il a été énoncé dans des arrêts antérieurs de la Cour suprême (Manitoba (PG) c Metropolitan Stores Ltd, [1987] 1 RCS 110; RJR — MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 [RJR]). Il a également été appliqué dans le contexte de l’immigration dans l’arrêt Toth c Canada (Citoyenneté et Immigration), 1988 CanLII 1420 (CAF). Il va sans dire que l’application de ce critère est de nature hautement contextuelle et qu’elle dépend en grande partie des faits en cause.

A.  Une question sérieuse à juger

[11]  Dans l’arrêt RJR, la Cour suprême a déclaré que le critère de la « question sérieuse à juger » est un seuil relativement bas (RJR, à la page 337). Cependant, la Cour suprême a également déclaré qu’un critère plus exigeant doit être appliqué lorsque le redressement provisoire demandé a l’effet pratique de décider de l’action sous-jacente (RJR, aux pages 338 à 339). C’est le cas lorsqu’une demande de contrôle judiciaire est déposée contre une décision d’un agent d’exécution refusant de reporter l’expulsion. Dans ce contexte, une requête en sursis du renvoi accorde au demandeur ce qu’il réclame dans la demande initiale. Pour ce motif, la Cour d’appel fédérale a conclu que le demandeur doit faire valoir des « arguments assez solides » (Baron c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81, aux paragraphes 66 et 67 (Baron)), en gardant à l’esprit que la norme de contrôle applicable quant au fond est celle de la décision raisonnable.

[12]  Comme il a été mentionné précédemment, les agents d’exécution de la loi ont un pouvoir discrétionnaire limité pour reporter le renvoi. Ils peuvent le faire lorsqu’une nouvelle situation expose la personne à un risque qui n’a pas été évalué auparavant. C’est ce que la juge Dawson de la Cour d’appel fédérale a décrit dans l’arrêt Savunthararasa c Canada (Sécurité publique et Protection civile) 2016 CAF 51, au paragraphe 7, [2017] 1 RCF 318 (Savunthararasa) :

Il est reconnu que, vu la jurisprudence de la Cour, lorsque la preuve d’un nouveau risque est présentée, un agent d’exécution peut reporter le renvoi lorsque tout défaut de le reporter exposera la personne qui demande le report à un risque de préjudice grave. Plus précisément, un agent d’exécution peut reporter le renvoi lorsque le demandeur établit un risque de mort, de sanctions excessives ou de traitement inhumain qui est survenu depuis le dernier examen des risques [Baron c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CAF 81, [2010] 2 R.C.F. 311, au paragraphe 51; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Shpati, 2011 CAF 286, [2012] 2 R.C.F. 133, aux paragraphes 41 à 43]. Les agents d’exécution ne doivent pas procéder à un examen complet des risques allégués, ni arriver à une conclusion quant à savoir si la personne est à risque. Au contraire, les agents doivent examiner et évaluer les éléments de preuve relatifs aux risques en vue de décider si le report du renvoi est justifié afin de permettre un examen complet des risques.

[13]  La Cour d’appel fédérale est allée plus loin dans l’arrêt Atawnah. Elle a conclu que les agents d’exécution de la loi doivent tenir compte de tous les risques qui n’ont pas été pris en compte auparavant, et non seulement des risques qui sont survenus après une décision antérieure. Elle a également conclu que les agents d’exécution de la loi ont l’obligation, et non seulement le pouvoir discrétionnaire, de tenir compte de tels risques (au paragraphe 22) :

[…] le risque que l’agent d’exécution devait examiner ne se limitait pas à un « nouveau » risque, c’est­à­dire un risque soulevé après une décision relative à la demande d’asile ou après une autre instance. Les risques que l’agent d’exécution est tenu de prendre en compte comprennent les risques qui n’ont jamais été examinés par un décideur compétent […].

[14]  En l’espèce, comme il a été mentionné précédemment, l’agent d’exécution de la loi a fondé sa décision sur le simple fait que la SPR avait rejeté la demande d’asile de M. Thuo. Il a reconnu que la SPR avait procédé à un tel rejet simplement parce qu’elle n’était pas convaincue que M. Thuo avait prouvé son identité et que la SPR n’avait pas abordé la question du risque. L’agent a néanmoins conclu que M. Thuo avait eu [traduction« l’occasion » d’obtenir une évaluation des risques, même si cette occasion ne s’est pas concrétisée, et que M. Thuo a bénéficié de [traduction« l’application régulière de la loi ».

[15]  Lorsque la SPR rejette une demande d’asile pour des raisons liées à l’identité et qu’elle ne se prononce pas sur les risques auxquels le demandeur fait face, il est bien établi qu’un agent d’ERAR doit tenir compte de ces risques comme s’ils étaient nouveaux, même s’ils sont survenus avant la décision de la SPR : Yusuf c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2013 CF 591, aux paragraphes 31 et 32; Kahsay c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 116, au paragraphe 22. La même logique s’applique aux agents d’exécution de la loi. En effet, le principe de base, comme l’énonce la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Atawnah, est qu’il faut que quelqu’un évalue effectivement les risques auxquels est exposée la personne que l’on veut renvoyer du Canada. Or, cela n’a pas été le cas en l’espèce.

[16]  Par conséquent, M. Thuo a fait valoir des « arguments assez solides ».

B.  Le préjudice irréparable

[17]  Le second volet du critère énoncé dans l’arrêt RJR est celui du préjudice irréparable. L’évaluation du préjudice irréparable dans le contexte quelque peu inhabituel de la présente affaire soulève certaines difficultés conceptuelles.

[18]  Ainsi, d’après certaines décisions de la Cour, le préjudice irréparable découle logiquement de l’existence d’une question sérieuse touchant la détermination du risque (par exemple, dans une décision de la SPR ou un ERAR) : voir, par exemple, Koca c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CF 473, au paragraphe 28. Dans d’autres décisions, on insiste sur le fait qu’une démonstration distincte de préjudice irréparable est nécessaire : voir, par exemple, Azeem c Canada (MCI), 2018 CF 1100, au paragraphe 13.

[19]  De plus, dans l’extrait cité plus haut de l’arrêt Savunthararasa, la Cour d’appel fédérale a laissé entendre que, lorsqu’un agent d’exécution de la loi conclut qu’un risque n’a pas été évalué, la solution appropriée consiste à reporter le renvoi et à procéder à un ERAR. Les agents d’exécution de la loi ne devraient pas procéder eux‑mêmes à l’évaluation du risque. J’en déduis que, pourvu qu’on ait atteint un certain seuil en matière de preuve, les agents d’exécution de la loi devraient reporter le renvoi, plutôt que de tirer une conclusion ferme quant à l’existence du risque allégué.

[20]  Il serait illogique que notre Cour procède à une évaluation complète des risques dans le contexte d’une requête en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi, alors que l’agent d’exécution de la loi qui a rendu la décision ayant fait l’objet de la demande de contrôle judiciaire sous­jacente n’avait pas à faire cette évaluation. Pourtant, c’est ce qui se produirait si nous exigions une preuve complète du préjudice irréparable qui irait au­delà de la présentation d’« arguments assez solides », exigée par le premier volet du critère de l’arrêt RJR, puisque ces arguments se rapportent au même risque ou au même préjudice.

[21]  Ainsi, lorsqu’un agent d’exécution de la loi omet de reporter le renvoi, malgré le fait qu’un risque important n’a pas été évalué, je suis d’avis qu’un demandeur doit seulement démontrer qu’il y a, à première vue, un préjudice irréparable. Autrement dit, le demandeur doit démontrer que le risque qui n’a jamais été évalué est un risque crédible étayé par des éléments de preuve. Un autre décideur procédera à une évaluation complète de ce risque.

[22]  Je m’empresse d’ajouter que l’analyse qui précède ne s’applique qu’aux situations où un agent d’exécution de la loi n’a pas reconnu que certains risques importants n’ont jamais été évalués. Elle n’a pas pour objet de modifier la démarche générale de la Cour à l’égard des requêtes en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi.

[23]  Le préjudice irréparable est habituellement établi au moyen d’une combinaison de documents sur la situation dans le pays et d’éléments de preuve qui associent le demandeur aux risques décrits dans les documents. Dans la présente affaire, l’avocat du défendeur a reconnu à juste titre que les documents sur la situation dans le pays montrent que les hommes homosexuels au Kenya risquent d’être persécutés. Par exemple, le plus récent rapport du Département d’État des États­Unis sur la situation des droits de l’homme au Kenya indique que [traduction« les questions les plus importantes en matière de droits de l’homme comprenaient… la criminalisation des comportements sexuels entre personnes de même sexe » et fournit l’explication suivante :

[traduction]

La constitution ne protège pas de façon expresse les personnes LGBTI contre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre. Le code pénal criminalise [traduction« la connaissance charnelle allant à l’encontre de l’ordre naturel », ce qui a été interprété comme interdisant les relations sexuelles consensuelles entre personnes du même sexe, et prévoit une peine maximale de 14 ans d’emprisonnement en cas de déclaration de culpabilité. Une loi distincte criminalise expressément les rapports sexuels entre hommes et prévoit une peine maximale de 21 ans d’emprisonnement en cas de condamnation. La police a détenu des personnes en vertu de ces lois, en particulier des personnes soupçonnées de prostitution, mais les a relâchées peu de temps après. En avril 2016, la Commission nationale des droits de l’homme pour les gais et les lesbiennes (National Gay and Lesbian Human Rights Commission, NGLHRC) a déposé la pétition 150 de 2016, par laquelle elle conteste la validité constitutionnelle de ces codes pénaux. En novembre, deux instances introduites par des ONG début 2016 pour tester la constitutionnalité de ces lois n’étaient toujours pas résolues.

Les organisations LGBTI ont signalé que la police avait plus fréquemment recours aux lois sur l’ordre public (par exemple, troubler la paix) qu’à la législation visant les relations entre personnes de même sexe pour arrêter des personnes LGBTI. Des ONG ont signalé que les policiers avaient fréquemment harcelé, intimidé ou agressé physiquement des personnes LGBTI en détention.

Les autorités ont autorisé les organisations de défense des droits des personnes LGBTI à s’enregistrer et à mener des activités.

La violence et la discrimination à l’encontre des personnes LGBTI étaient répandues. Selon un rapport publié en 2015 par HRW et par l’organisme Persons Marginalized and Aggrieved, les personnes LGBTI étaient particulièrement vulnérables au chantage et au viol aux mains des policiers.

[24]  Néanmoins, l’avocat du défendeur soutient que la preuve n’établit pas de lien personnel entre M. Thuo et les risques auxquels sont exposés les hommes homosexuels au Kenya. Toutefois, on ne peut pas donner effet à un tel argument sans mettre en doute la crédibilité de M. Thuo et, en fait, sans considérer son récit comme étant faux. M. Thuo a signé un affidavit dans lequel il affirme être homosexuel et explique que la découverte de sa relation avec un homme gai au Kenya a incité la famille de cet homme à chercher à lui faire du mal. Il a également fourni des preuves de son association avec la communauté LGBT au Canada. Nous ne connaissons pas le témoignage que M. Thuo aurait livré s’il avait été interrogé par la SPR au sujet de son récit. J’ai également soulevé des préoccupations au sujet d’une convocation de la police déposée en preuve qui, entre autres choses, semble avoir été délivrée deux mois avant la découverte de la relation homosexuelle de M. Thuo. Encore une fois, nous ne savons pas quelle explication M. Thuo aurait donnée si la question lui avait été posée.

[25]  Il est bien établi que les agents d’ERAR ne peuvent tirer de conclusions défavorables sur la crédibilité sans entendre le demandeur. Dans l’arrêt Atawnah, la Cour d’appel fédérale a étendu cette interdiction aux agents d’exécution de la loi (aux paragraphes 31 et 32) :

En outre, sur ce point, je rejetterais la notion selon laquelle, si un agent d’exécution devait tirer des conclusions défavorables quant à la crédibilité en se fondant sur des observations écrites, la Cour fédérale pourrait néanmoins juger la décision raisonnable. Comme l’a noté la juge au paragraphe 93 de ses motifs, les agents d’exécution doivent se limiter à évaluer le caractère suffisant de la preuve qui leur est présentée. Citant l’arrêt Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177, [1985] A.C.S. no 11, au paragraphe 59, la juge a déclaré que la Cour suprême « a jugé que, eu égard aux importants intérêts en jeu dans les demandes d’asile fondées sur l’existence de risques, lorsque se pose une question importante de crédibilité, “la justice fondamentale exige que cette question soit tranchée par voie d’audition” ».

Compte tenu de la décision de la Cour suprême dans l’arrêt Singh, un agent d’exécution ne peut pas raisonnablement tirer des conclusions quant à la crédibilité sans procéder à une entrevue.

[26]  De même, dans une situation où des allégations importantes de risque n’ont pas été évaluées antérieurement par un autre décideur, notre Cour ne devrait pas tirer de conclusions défavorables concernant la crédibilité dans le contexte d’une requête en sursis d’une mesure de renvoi. Il est difficile d’entendre des témoins en personne dans le cadre d’une telle requête. Une conclusion défavorable concernant la crédibilité tirée sans comparution en personne n’est pas moins injuste sur le plan procédural si elle est rendue par une cour de justice plutôt que par un décideur administratif.

[27]  En fait, si je rejetais cette requête en raison de mes réserves quant à la crédibilité de M. Thuo, j’approuverais précisément ce que la Cour suprême a jugé inconstitutionnel dans l’arrêt Singh, c’est­à­dire l’expulsion d’une personne qui n’a pas eu l’occasion de dissiper, en personne, les préoccupations relatives à sa crédibilité.

[28]  Du point de vue de l’efficience, un tel résultat peut sembler insatisfaisant. Toutefois, les situations comme celle-ci pourraient être évitées si les décideurs en matière d’immigration gardaient à l’esprit le principe selon lequel une personne ne peut être renvoyée du Canada sans une évaluation du risque auquel elle est exposée. Bien qu’un décideur puisse vouloir rejeter une demande d’asile sur une question préliminaire, évitant ainsi la question de fond concernant le risque, une telle démarche n’est pas toujours efficiente à long terme.

C.  La prépondérance des inconvénients

[29]  À cette dernière étape du critère énoncé dans l’arrêt RJR, il faut mettre en balance le préjudice subi par le demandeur et le préjudice subi par le défendeur qui est dans l’impossibilité d’appliquer la loi. Il a parfois été dit que « [l]orsque la Cour est convaincue que l’existence d’une question sérieuse et d’un préjudice irréparable a été établie, la prépondérance des inconvénients militera en faveur du demandeur » (Mauricette c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CF 420, au paragraphe 48). Néanmoins, la prépondérance des inconvénients n’est pas un critère purement formel. La conduite du demandeur, par exemple s’il a un lourd casier judiciaire ou s’il s’est déjà soustrait aux autorités de l’immigration, peut renforcer l’intérêt de l’État à exécuter la mesure de renvoi. Aucun de ces facteurs n’est toutefois présent en l’espèce.

[30]  Je conclus que la prépondérance des inconvénients milite en faveur de M. Thuo.

[31]  En conclusion, les trois critères énoncés à l’arrêt RJR sont respectés, et je rendrai une ordonnance de sursis à l’exécution de la mesure de renvoi de M. Thuo du Canada.


ORDONNANCE dans le dossier IMM­248­19

LA COUR ORDONNE :

1.  Qu’il soit sursis à l’exécution de la mesure de renvoi du demandeur du Canada jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue relativement à la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire en l’espèce.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

IMM­248­19

 

INTITULÉ :

DANIEL KIMANI THUO c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 JANVIER 2019

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 14 JANVIER 2019

 

COMPARUTIONS :

Rafeena Rashid

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Kevin Doyle

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Rashid Urosevic LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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