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Date : 20190116


Dossier : IMM‑995‑18

Référence : 2019 CF 59

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 16 janvier 2019

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

CHINENYE EVELYN OBUMUNEME, WISDOM CHISOM NDUKAKU,

SUCCESS CHIOMA NDUKAKU et

MARVELLOUS EBUB NDUKAKU

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  APERÇU

[1]  La section E de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 189 UNTS 150 [Convention sur les réfugiés] prévoit : « Cette Convention ne sera pas applicable à une personne considérée par les autorités compétentes du pays dans lequel cette personne a établi sa résidence comme ayant les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité de ce pays ». Cette disposition est incorporée au droit interne canadien en vertu de l’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR].

[2]  Chinenye Evelyn Obumuneme, la demanderesse principale, est une citoyenne du Nigéria qui a présenté une demande d’asile au Canada. Les autres demandeurs sont ses enfants mineurs – deux garçons et une fille; ils ont également présenté une demande de protection. (Mme Obumuneme a un quatrième enfant né au Canada.)

[3]  Les demandeurs sont arrivés au Canada en mai 2012. Dans la demande d’asile qu’elle a présentée peu après, Mme Obumuneme indiquait qu’elle et ses enfants avaient fui le Nigéria pour le Canada en raison de la violence familiale infligée par son conjoint de fait, et qu’ils craignaient tous de retourner au Nigéria. Cependant, lors de l’audition de sa demande devant la Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié en octobre 2017, Mme Obumuneme a révélé qu’elle et ses enfants avaient en fait résidé en toute légalité en Italie pendant plusieurs années avant d’arriver au Canada via les États‑Unis. Les motifs sur lesquels elle avait fondé sa demande de protection avaient été inventés de toutes pièces par son ancien avocat. Elle a déclaré qu’elle était en fait une victime du commerce d’êtres humains à des fins sexuelles et demandait la protection du Canada parce qu’elle craignait d’être persécutée et exposée à une menace à sa vie ou à des peines cruelles et inusitées si elle retournait au Nigéria. Elle a également prétendu que sa fille risquait d’y subir une mutilation génitale.

[4]  Dans une décision datée du 9 février 2018, la SPR a rejeté les demandes d’asile. Le commissaire était convaincu que les demandeurs avaient tous établi qu’ils étaient des citoyens nigérians, mais il a conclu qu’ils étaient exclus de la protection accordée aux réfugiés au titre de l’article 98 de la LIPR parce qu’ils étaient visés par la section E de l’article premier de la Convention sur les réfugiés du fait de leur statut de résidents permanents en Italie. Le commissaire a conclu d’autre part, à titre subsidiaire, qu’aucun élément de preuve crédible ou digne de foi sur lequel il aurait pu fonder une décision favorable n’avait été présenté, et donc que les demandes étaient dépourvues d’un minimum de fondement au sens du paragraphe 107(2) de la LIPR.

[5]  Les demandeurs sollicitent à présent le contrôle judiciaire de cette décision conformément au paragraphe 72(1) de la LIPR.

[6]  Pour les motifs qui suivent, je rejette la présente demande. La question déterminante est celle de savoir si les demandeurs sont exclus de la protection accordée aux réfugiés au titre de l’article 98 de la LIPR et de la section E de l’article premier de la Convention sur les réfugiés. J’ai conclu qu’il n’y avait aucun motif de revenir sur la conclusion de la SPR selon laquelle ils le sont. Les demandeurs ont également contesté la conclusion concernant l’absence de minimum de fondement de leurs demandes, mais il n’y a pas lieu d’aborder cette question. Même si cette conclusion a eu pour effet de les priver d’un recours devant la Section d’appel des réfugiés [SAR] (voir l’alinéa 110(2)c) de la LIPR), les demandeurs ne pouvaient pas de toute façon s’adresser à ce tribunal, étant donné qu’ils ont présenté leurs demandes de protection avant la création de cet organisme (voir le paragraphe 36(1) de la Loi sur des mesures de réforme équitables concernant les réfugiés, LC 2010, c 8, modifiée par la Loi visant à protéger le système d’immigration du Canada, LC 2012, c 17).

II.  CONTEXTE

[7]  Mme Obumuneme a sans cesse modifié son récit, non seulement pour ce qui est du fondement de sa demande de protection, mais aussi de ses voyages et de sa résidence.

[8]  Mme Obumuneme est née au Nigéria en mars 1979. Dans la première demande d’asile qu’elle a présentée en juin 2012, elle déclarait qu’elle s’était enfuie du Nigéria à destination du Canada le 8 mai de cette année‑là, car elle redoutait de continuer à subir la violence familiale infligée par son conjoint de fait, Cyriacus Mentus. Elle a déclaré dans son Formulaire de renseignements personnels [FRP] qu’elle avait pris le vol de Lagos à Toronto via Amsterdam, et qu’elle était arrivée au Canada le 9 mai 2012. Toutes ses réponses aux questions du FRP confirmaient ses affirmations suivant lesquelles elle était arrivée directement du Nigéria au Canada et n’avait jamais résidé, même temporairement, dans quelque autre pays.

[9]  À son arrivée au Canada, Mme Obumuneme était accompagnée des trois enfants qu’elle avait alors et qui étaient âgés de 8, 5 et 2 ans. Elle a aussi présenté des demandes d’asile en leur nom en invoquant les mêmes motifs que ceux qu’elle avançait dans sa propre demande. Les FRP respectifs des enfants indiquaient tous qu’ils étaient nés au Nigéria et qu’ils n’avaient jamais résidé ailleurs. Mme Obumuneme a fourni des documents censés être les certificats de naissance nigérians des enfants (tous datés du 7 mai 2012) à l’appui des demandes d’asile.

[10]  C’est le même avocat qui a aidé tous les demandeurs à déposer leurs demandes d’asile. En octobre 2014 ou vers cette date, ces derniers ont retenu les services d’une nouvelle avocate pour faire avancer leurs demandes, mais ce mandat a été de courte durée.

[11]  À la fin de septembre 2017, les demandeurs ont engagé un troisième avocat, M. Maierovitz, pour leur venir en aide. Leur audition devant la SPR devait avoir lieu le 30 octobre 2017. Peu après que ses services ont été retenus, M. Maierovitz a demandé par écrit à la SPR à ce que l’audience soit reportée d’un mois, parce qu’il avait besoin d’un délai supplémentaire pour réviser l’exposé circonstancié du FRP et rassembler des documents justificatifs. Ce délai était nécessaire, car d’après Mme Obumuneme, l’exposé circonstancié où il était question de violence familiale et qui figurait dans leurs FRP était une invention de son premier avocat et ne correspondait pas aux renseignements qu’elle lui avait fournis.

[12]  La demande de report a été refusée et l’audience a débuté comme prévu le 30 octobre 2017. Au début de l’audience, Mme Obumuneme a confirmé, en réponse aux questions posées par le commissaire, qu’elle avait signé son FRP daté du 22 juin 2012, et compris qu’elle assurait de ce fait que les renseignements qui y figuraient étaient complets, véridiques et exacts. Elle a aussi confirmé qu’il en allait de même des FRP de ses enfants, qu’elle avait signés en leur nom. Cela dit, Mme Obumuneme a déclaré tout de suite après au commissaire : [traduction] « Mais les choses dans ce FRP ce n’est pas mon histoire, ce n’est pas vrai ».

[13]  Mme Obumuneme a alors expliqué que son premier avocat avait inventé les allégations de violence familiale. Elle a signé les FRP originaux, mais elle n’en comprenait pas tout à fait la teneur, puisqu’elle ne pouvait pas lire. Lors d’une rencontre ultérieure avec l’avocat, elle a réalisé que l’exposé circonstancié qu’il avait soumis n’était pas le sien, mais il l’a convaincue qu’elle serait expulsée en Italie si elle disait la vérité et qu’elle devait suivre son conseil et adopter le récit qu’il avait inventé pour elle. (Lorsque M. Maierovitz a porté ces allégations à son attention, le premier avocat de Mme Obumuneme les a catégoriquement niées.)

[14]  Selon Mme Obumuneme, la seconde avocate qu’elle a engagée, et à qui elle a pourtant révélé que cette version n’était pas véridique, lui a dit qu’il était trop tard pour la changer et qu’elle devait s’en tenir à ce qu’elle avait déclaré dans sa demande initiale. À ce qu’elle prétend, elle n’a pu exposer devant la SPR le véritable motif de sa demande de protection qu’après avoir engagé M. Maierovitz. (La deuxième avocate a également nié les allégations de Mme Obumuneme dont M. Maierovitz lui a fait part. Mme Obumuneme n’a pas présenté de plainte devant le Barreau contre l’un ou l’autre de ses anciens avocats.)

[15]  Mme Obumuneme a expliqué qu’elle était tombée à son insu dans les filets d’un réseau de traite de personnes au Nigéria, qu’elle avait été amenée en Italie, forcée d’y travailler comme prostituée, qu’elle n’avait pas pu rembourser la dette que réclamaient ses passeurs, et qu’elle et sa famille avaient subi les menaces et le harcèlement constants de la tenancière et de ses complices.

[16]  Mme Obumuneme a également déclaré qu’elle et son époux se sont mariés en Italie et que leurs trois enfants sont nés dans ce pays. En réponse à une question du commissaire, Mme Obumuneme a affirmé qu’ils avaient tous un « statut » en Italie, mais que « l’agence » le leur avait retiré [traduction] « au moment de notre transport ». Mme Obumuneme a précisé ensuite que c’était [traduction] « l’agent » qui leur avait retiré leur statut. (Le commissaire n’a pas demandé à Mme Obumuneme ce qu’elle entendait par là. Compte tenu de ce qu’elle a déclaré par la suite, elle voulait sans doute dire que l’agent qui avait facilité le voyage de sa famille leur avait pris leur permis de résidence italienne. Il se trouve que son époux en avait fait une copie qui a finalement été fournie à la SPR.)

[17]  Mme Obumuneme a déclaré qu’après plusieurs années passées en Italie, son époux et elle ont décidé de retourner au Nigéria et qu’ils y sont restés environ un an avant de regagner l’Italie. Constatant que la situation ne s’y était pas améliorée, ils ont décidé d’aller aux États-Unis puis au Canada où ils ont tous présenté une demande d’asile.

[18]  L’équipement d’enregistrement a cessé de fonctionner correctement après que Mme Obumuneme a fait ce récit au commissaire de la SPR. Elle-même ne se sentait pas bien. Le commissaire a aussi reconnu qu’il serait préférable que M. Maierovitz ait la possibilité d’obtenir et de présenter les éléments de preuve justificatifs nécessaires étant donné que le fondement de la demande de protection de Mme Obumuneme était maintenant bien différent. Le commissaire a donc décidé d’ajourner l’audience. L’audition de l’affaire devait se poursuivre le 23 janvier 2018.

[19]  Le 4 décembre 2017, la SPR a transmis au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration un avis au titre des articles 26 (possible exclusion au titre de la section E de l’article premier de la Convention sur les réfugiés) et 27 (questions concernant l’intégrité du processus d’asile) des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012‑256. Une copie de cet avis a été remise à l’avocat des demandeurs. Une lettre datée du 17 janvier 2018 et adressée par Citoyenneté et Immigration Canada à la SPR confirmait que le ministre n’interviendrait pas dans l’instance.

[20]  Avant la date d’audience suivante, Mme Obumuneme a produit un exposé circonstancié exhaustif exposant le nouveau fondement de sa demande de protection. Elle a fourni de nombreux détails additionnels qui venaient étoffer le récit de ses épreuves de victime de la traite de personnes qu’elle avait fourni à l’audience d’octobre 2017. Elle a repris ce récit lorsqu’elle a témoigné à la reprise de l’audience en janvier 2018. Mme Obumuneme a également fourni à la SPR un certain nombre de documents justificatifs.

[21]  Pour les fins qui nous occupent, il n’est pas nécessaire de décrire en détail les circonstances dans lesquelles Mme Obumuneme serait initialement arrivée en Italie ni la vie qu’elle a menée dans ce pays. Il suffit de noter ce qui suit.

[22]  Mme Obumuneme a déclaré qu’elle a vécu en Italie à compter de novembre 1998.  Elle se faisait alors appeler Faith Okoye. C’est dans ce pays qu’elle a rencontré son époux, Meltus, en 2000. Ce dernier était également de nationalité nigériane. Ils se sont mariés en Italie en mars 2003 (comme le confirme un acte de mariage de la municipalité de Ferrara). Leurs trois enfants sont nés en Italie (comme le confirment des certificats de naissance également délivrés par la municipalité de Ferrara).

[23]  Mme Obumuneme a déclaré qu’en 2001, un groupe chrétien d’action sociale l’a aidée à échapper à la prostitution et à régulariser son statut en Italie. Elle a obtenu un passeport nigérian (au nom de Faith Okoye, cependant) ainsi qu’un permis d’un an renouvelable l’autorisant à vivre et à travailler en Italie (également au nom de Faith Okoye). Mme Obumuneme a fourni à la SPR une copie du permis de résidence (« Permesso di Soggiorno ») délivré à Ferrara le 26 janvier 2010, pour elle et ses trois enfants. Le permis indique qu’il est d’une durée [traduction] « illimitée » (« illimitata »).

[24]  Mme Obumuneme a déclaré être restée en Italie jusqu’en septembre 2010, date à laquelle elle est retournée avec son époux et leurs enfants au Nigéria. Ils y ont habité jusqu’à la fin de juin 2011, puis sont tous repartis en Italie, où ils sont restés jusqu’en février 2012; Mme Obumuneme et ses enfants sont ensuite allés aux États-Unis avec l’aide d’un agent. Après un séjour de quelques mois dans ce pays, ils sont rentrés illégalement au Canada le ou vers le 9 mai 2012, quelque part au Québec selon Mme Obumuneme. Ils ont ensuite été conduits à Toronto, et c’est là où ils ont présenté leurs demandes d’asile.

[25]  En réponse à une question du commissaire, Mme Obumuneme a confirmé que leur permis de résidence italien était valide lorsqu’elle et ses enfants ont quitté l’Italie pour les États-Unis. À la question de savoir s’il l’était encore, Mme Obumuneme a répondu par la négative, étant donné qu’il devait être renouvelé tous les cinq ans et qu’elle ne l’avait pas fait parce qu’elle n’était pas en Italie. Le commissaire lui a demandé pourquoi elle n’avait pas tenté de renouveler le permis à l’ambassade de l’Italie ou dans un consulat italien, et Mme Obumuneme a déclaré que l’agent aux États-Unis lui avait pris le permis : [traduction] « Nous ne l’avons pas, donc nous ne pouvons pas le renouveler ».

[26]  L’époux de Mme Obumuneme est resté en Italie. À la fin de 2012, il est arrivé à son tour au Canada via les États-Unis et a présenté sa propre demande d’asile avec l’aide du premier avocat de Mme Obumuneme; cette demande a été rejetée. Sa demande d’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire de la décision de la SPR a été rejetée en février 2014. Son renvoi du Canada a été ordonné, mais il semble y avoir échappé (du moins pendant un certain temps).

[27]  À l’audience de janvier 2018, Mme Obumuneme a répondu en détail à plusieurs questions posées par l’avocat des demandeurs concernant ses craintes pour elle-même et pour sa fille si elles devaient retourner au Nigéria. Lorsque l’avocat a terminé de poser ses questions, le commissaire a demandé : [traduction] « Avant – vouliez-vous évoquer – j’envisage la section E de l’article premier. Aviez-vous quelque chose à dire à ce sujet? » L’avocat a répondu par la négative.

[28]  Dans les observations orales qu’il a formulées devant le commissaire, l’avocat des demandeurs a cité la réponse à une demande d’information [RDI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié datée du 23 avril 2012, concernant le permis de résidence à long terme italien (« Carta di Soggiorno ») et le permis de résidence à long terme de la Commission européenne [CE] (lequel avait remplacé l’ancienne Carta di Soggiorno, même si celle‑ci était encore utilisée à certaines fins en date du rapport). Il semble que tout le monde présumait que le Permesso di Soggiorno de Mme Obumuneme correspondait au permis de résidence à long terme de la CE mentionné dans la RDI. L’avocat a donc invoqué les renseignements contenus dans cette RDI d’après lesquels un tel permis de résidence « peut être révoqué » si, par exemple, il a été acquis de manière frauduleuse, si le titulaire s’est absenté du territoire européen pendant 12 mois consécutifs ou de l’Italie pendant plus de six ans. Compte tenu de ces renseignements, l’avocat faisait valoir que la période écoulée depuis le dernier séjour de Mme Obumuneme en Italie (près de six ans à ce moment-là) [traduction] « aurait pour effet d’annuler son statut ». L’avocat a ajouté que Mme Obumuneme ne pouvait plus bénéficier de statut dans ce pays puisqu’elle avait obtenu le permis sous un faux nom.

III.  DÉCISION SOUS CONTRÔLE

[29]  Le commissaire a reproduit au début de ses motifs la section E de l’article premier de la Convention sur les réfugiés. Comme il le fait remarquer, cette disposition est incorporée au droit interne canadien en vertu de l’article 98 de la LIPR, qui prévoit notamment que la personne visée à la section E de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger.

[30]  Le commissaire a noté que les demandeurs avaient produit un Permesso di Soggiorno délivré le 26 février [sic] 2010 dont la durée de validité, indiquée sur le document, était [traduction] « illimitée ». S’agissant de la RDI, le commissaire a conclu que les résidents permanents italiens bénéficient de droits qui suffisent à les faire tomber sous le coup de la section E de l’article premier de la Convention sur les réfugiés, évoquant à cet égard le critère énoncé dans Shamlou c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1995), 103 FTR 241 (C.F. 1re inst.).

[31]  Le commissaire a ensuite fait observer qu’il ne disposait d’aucune preuve établissant que le statut de résident permanent des demandeurs avait été révoqué. Il a donc conclu que les demandeurs bénéficiaient encore de ce statut en Italie.

[32]  Enfin, le commissaire s’est demandé si, nonobstant leur statut en Italie, les demandeurs devaient être soustraits à l’application de la section E de l’article premier de la Convention sur les réfugiés en raison d’une crainte fondée de persécution en Italie. Eu égard à un certain nombre de facteurs, notamment le fait que Mme Obumuneme avait commencé par déposer une fausse demande de protection, qu’elle n’avait pas hésité à utiliser des documents faux ou frauduleux et qu’elle avait tardé à révéler ce qu’elle prétend être la vérité, le commissaire a jugé qu’elle n’était pas crédible et a rejeté pour ce motif l’idée qu’elle risquait d’être persécutée en Italie. Par ailleurs, le commissaire a conclu que, de toute façon, Mme Obumuneme n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État en Italie.

[33]  Le commissaire a donc conclu que les demandeurs étaient exclus de la protection accordée aux réfugiés aux termes de la section E de l’article premier de la Convention sur les réfugiés et de l’article 98 de la LIPR. (Comme je l’ai indiqué plus haut, le commissaire a également conclu, à titre subsidiaire, que les demandes d’asile étaient dépourvues de fondement).

IV.  NORME DE CONTRÔLE

[34]  Il est bien établi que la Cour examine la manière dont la SPR a évalué la preuve dont elle disposait, y compris ses conclusions en matière de crédibilité, selon la norme de la décision raisonnable (Hou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 993, paragraphes 6‑15; Nweke c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 242, paragraphe 18; Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 160 NR 315 (CAF), paragraphe 4). Cette norme s’applique également à la conclusion de la SPR selon laquelle un demandeur d’asile est exclu de la protection accordée aux réfugiés en vertu de l’article 98 de la LIPR et de la section E de l’article premier de la Convention sur les réfugiés (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Zeng, 2010 CAF 118, paragraphe 11 [Zeng]; Majebi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 274, paragraphes 5‑6).

[35]  Le contrôle fondé sur la norme de la décision raisonnable « s’intéresse au caractère raisonnable du résultat concret de la décision ainsi qu’au raisonnement qui l’a produit » (Canada (Procureur général) c Igloo Vikski Inc, 2016 CSC 38, paragraphe 18). Le tribunal de révision qui examine la décision s’intéresse « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel » ainsi qu’à « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, paragraphe 47). Ces critères sont remplis si « [les motifs] permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, paragraphe 16). La cour de révision ne doit intervenir que si ces critères ne sont pas remplis. Il ne lui appartient pas de pondérer à nouveau la preuve ou d’imposer l’issue qu’elle estime préférable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, paragraphes 59 et 61).

V.  QUESTION À TRANCHER

[36]  Comme je l’ai déjà indiqué, la question déterminante en l’espèce est de savoir s’il était raisonnable de la part du commissaire de la SPR de conclure que les demandeurs sont exclus de la protection accordée aux réfugiés en raison de leur statut de résidents permanents en Italie.

VI.  ANALYSE

[37]  Les demandeurs ne contestent la décision de la SPR qu’à deux égards : la conclusion du commissaire selon laquelle ils étaient encore résidents permanents en Italie, et la conclusion défavorable qu’il a tirée relativement à la crédibilité de Mme Obumuneme. À mon avis, le commissaire n’a pas commis d’erreur à l’un ou l’autre de ces égards.

[38]  S’agissant tout d’abord de la section E de l’article premier de la Convention sur les réfugiés, le critère de l’exclusion au titre de cette disposition a été énoncé en ces termes par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Zeng (paragraphe 28) :

Compte tenu de tous les facteurs pertinents existant à la date de l’audience, le demandeur a‑t‑il, dans le tiers pays, un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants de ce pays? Si la réponse est affirmative, le demandeur est exclu. Si la réponse est négative, il faut se demander si le demandeur avait précédemment ce statut et s’il l’a perdu, ou s’il pouvait obtenir ce statut et qu’il ne l’a pas fait. Si la réponse est négative, le demandeur n’est pas exclu en vertu de la section 1E. Si elle est affirmative, la SPR doit soupeser différents facteurs, notamment la raison de la perte du statut (volontaire ou involontaire), la possibilité, pour le demandeur, de retourner dans le tiers pays, le risque auquel le demandeur serait exposé dans son pays d’origine, les obligations internationales du Canada et tous les autres faits pertinents.

[39]  En l’espèce, le commissaire n’est pas allé au‑delà de la première question de cet arbre décisionnel parce qu’il a conclu que les demandeurs d’asile avaient un statut en Italie, lequel était essentiellement semblable à celui des ressortissants de ce pays. Cette conclusion reposait sur la preuve établissant que les demandeurs jouissaient de ce statut d’une durée illimitée en janvier 2010 et sur le fait qu’aucun élément n’attestait qu’ils l’avaient perdu entre-temps.

[40]  Il ne fait pas de doute que les demandeurs ont été avisés que l’exclusion au titre de la section E de l’article premier pouvait entrer en jeu. Ils l’auraient bien compris, au plus tard, lorsque la SPR a écrit au ministre en décembre 2017 au sujet d’une éventuelle intervention. Les demandeurs n’ont pas contesté la preuve établissant qu’ils avaient un statut de résident permanent en Italie d’une durée illimitée. Cela n’a rien d’étonnant puisque ce sont eux qui l’ont produit. D’autre part, ils n’ont pas non plus soutenu que ce statut en Italie ne leur conférait pas « les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité de ce pays », au sens où cette expression de la section E de l’article premier est entendue. Ils ont plutôt fait valoir devant la SPR que leur statut de résident permanent avait été révoqué en raison du temps écoulé depuis leur départ de l’Italie, et du fait qu’il avait été obtenu sous un faux nom.

[41]  Le fardeau initial de prouver qu’ils ne sont pas exclus de la protection n’incombe pas aux demandeurs d’asile : voir, sur le plan général, Ramirez c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 CF 306, page 314 (CAF) [Ramirez] (cité en l’approuvant dans Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40, paragraphe 29); voir aussi, concernant expressément la section E de l’article premier de la Convention sur les réfugiés, Shahpari c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 7678, paragraphe 6 (qui s’appuie aussi sur Ramirez). Néanmoins, la Cour a conclu que lorsque la preuve indique à première vue que le demandeur d’asile bénéficie dans un autre pays d’un statut susceptible de faire entrer en jeu la section E de l’article premier, c’est à lui qu’il incombe alors d’établir que tel n’est pas le cas (Murcia Romero c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 506, paragraphe 8).

[42]  À cet égard, je ne souscris pas à l’observation des demandeurs d’après laquelle ce transfert de fardeau ne peut avoir lieu que lorsque le ministre intervient dans l’instance et qu’il produit des éléments de preuve intéressant la section E de l’article premier de la Convention sur les réfugiés. Il est possible que les choses se déroulent habituellement ainsi, mais ce qui importe aux fins de l’établissement des faits par la SPR est de savoir s’il existe une preuve crédible ou digne de foi indiquant que la section E de l’article premier entre en jeu, et non laquelle des parties a produit ces éléments de preuve. Si ces éléments existent, le demandeur d’asile qui n’y oppose rien en réponse court le risque d’une conclusion défavorable.

[43]  À mon avis, la SPR n’a pas commis d’erreur en tirant une conclusion défavorable aux demandeurs sur cette question de fait. Même si la RDI établissait qu’ils auraient pu perdre leur statut pour les motifs qu’ils invoquent, les demandeurs n’ont nullement prouvé que c’est effectivement ce qui s’est passé. Il était loisible à la SPR de conclure qu’ils étaient encore résidents permanents en Italie, d’autant plus que rien ne démontrait qu’ils aient jamais tenté de vérifier leur statut actuel dans ce pays. Les circonstances entourant la présente affaire ressemblent étroitement à celles dont il est question dans les décisions Omorogie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1255, et Rrotaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 152 [Rrotaj], dans lesquelles la SPR est parvenue à la même conclusion, qui a été confirmée lors du contrôle judiciaire. Du reste, la preuve présentée en l’espèce est moins favorable à la position des demandeurs comparativement à celle dont était saisie la SPR dans ces autres affaires.

[44]  Par souci d’exhaustivité, je note qu’à l’audience qui s’est déroulée devant la SPR, l’avocat des demandeurs ne s’est pas appuyé sur la déposition de Mme Obumuneme selon laquelle le permis de résidence permanente avait expiré parce qu’elle ne l’avait pas renouvelé dans les cinq ans. Elle a peut-être raison sur ce point, mais il ne s’ensuit pas que les demandeurs ont perdu leur statut en Italie pour cette seule raison. Selon une autre RDI (datée du 6 mars 2015) concernant les permis de résidence permanente italiens versée dans le Cartable national de documentation soumis à la SPR, les permis de résidence permanente doivent être mis à jour tous les cinq ans et la photographie du titulaire renouvelée pour que la pièce d’identité reste valide, mais le défaut de le faire n’invalide pas le statut de résident permanent.

[45]  Pour ce qui est de la conclusion défavorable de la SPR concernant la crédibilité, les demandeurs la contestent pour le seul motif que le commissaire a conclu à tort que Mme Obumuneme ne lui a révélé que son exposé circonstancié initial était faux que 45 minutes après le début de l’audience du 30 octobre 2017. Je conviens avec les demandeurs que cette conclusion n’est pas étayée par le dossier. Mme Obumuneme a divulgué ce fait très tôt à l’audience, à la première occasion raisonnable. D’ailleurs, toute la question du moment où elle a fait cette divulgation à l’audience est un faux-fuyant, puisque les demandeurs ont déclaré, de manière non équivoque, dans leurs demandes de report d’audition de leurs demandes d’asile qu’ils rétractaient le premier exposé circonstancié. Néanmoins, la conclusion erronée du commissaire sur ce point me paraît sans importance. De nombreuses autres considérations de fond – que les demandeurs ne contestent pas – ont lourdement miné la crédibilité de Mme Obumuneme. Le commissaire a rejeté son allégation voulant que l’exposé circonstancié initial ait été inventé par son premier avocat, et a conclu plutôt que c’était Mme Obumuneme elle-même qui avait avancé ce qu’elle reconnaît maintenant comme le fondement mensonger de sa demande d’asile. Elle s’en est tenue à cet exposé circonstancié fictif pendant à peu près cinq ans et demi, et a fourni des documents frauduleux à la SPR (les certificats de naissance nigérians de ses enfants) pour l’étayer, tout en omettant un fait important, mais gênant – son long séjour en Italie où elle jouissait du statut de résidente permanente. Dans ce contexte, la conclusion défavorable du commissaire en matière de crédibilité était tout à fait raisonnable, même s’il s’est trompé sur le moment auquel Mme Obumuneme a révélé que son histoire avait changé.

VII.  CONCLUSION

[46]  Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

VIII.  QUESTION À CERTIFIER

[47]  Les demandeurs ont demandé que la Cour certifie la question suivante aux termes de l’alinéa 74d) de la LIPR :

La section E de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés, incorporée à la LIPR, s’applique‑t‑elle si le statut de résident d’un tiers pays (incluant le droit de retour) peut être révoqué à la discrétion des autorités du pays?

[48]  Le défendeur s’oppose à la certification de cette question et n’en propose aucune autre.

[49]  Comme l’ont fait remarquer les demandeurs, cette question a été certifiée dans Rrotaj. La Cour d’appel fédérale a rejeté l’appel dans cette affaire pour défaut de compétence, et estimé que cette question n’aurait pas dû être certifiée : Rrotaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 292. C’est la seule conclusion que je puisse aussi tirer en l’espèce.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑995‑18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est formulée.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 22e jour de février 2019

Sandra de Azevedo, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑995‑18

 

INTITULÉ :

CHINENYE EVELYN OBUMUNEME ET AUTRES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 AOÛT 2018

 

JUGEMENTS ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 16 JANVIER 2019

 

COMPARUTIONS :

Dov Maierovitz

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Nicole Paduraru

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dov Maierovitz

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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