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Date : 20190116


Dossier : IMM-2163-18

Référence : 2019 CF 57

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 16 janvier 2019

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

TONG JIANG

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire d’une décision défavorable par laquelle la Section de la protection des réfugiés (SPR) a rejeté sa demande d’asile fondée sur sa crainte d’être persécutée en Chine en tant qu’adepte du Falun Gong. Le présent contrôle judiciaire est accueilli pour les motifs exposés ci-après. Les conclusions de la SPR concernant la citation à comparaître et la capacité de la demanderesse de quitter la Chine ne sont pas raisonnables.
Contexte

[2]  La demanderesse affirme avoir commencé la pratique du Falun Gong en 2011 afin de composer avec des problèmes médicaux et émotionnels. Elle affirme qu’en mars 2012, son groupe de Falun Gong a fait l’objet d’une descente effectuée par le Bureau de la sécurité publique (BSP), mais qu’elle a réussi à s’échapper par une porte arrière.

[3]  La demanderesse soutient que, par la suite, le BSP s’est présenté chez elle à de nombreuses occasions et que, le 21 mars 2012, le BSP a délivré une citation à comparaître assortie d’un mandat d’arrestation contre elle. Elle a alors quitté la Chine avec l’aide d’un passeur.

[4]  À son arrivée au Canada, la demanderesse a présenté une demande d’asile.

Décision de la SPR

[5]  Le 16 avril 2018, la SPR a décidé que la demanderesse n’avait qualité ni de réfugiée au sens de la Convention, ni de personne à protéger. Elle a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, la demanderesse n’avait pas pratiqué le Falun Gong en Chine; n’avait jamais été recherchée par les autorités chinoises; et avait uniquement rejoint un groupe de Falun Gong au Canada afin d’étayer une demande frauduleuse.

[6]  La SPR a conclu que la demanderesse n’était pas une véritable adepte de Falun Gong, puisqu’elle avait démontré avoir une connaissance limitée de cette discipline. La SPR a rejeté l’explication de la demanderesse selon laquelle elle n’arrivait pas à en nommer le premier exercice parce qu’elle était nerveuse. Étant donné que, selon ce qu’elle affirmait, la demanderesse avait pratiqué le Falun Gong pendant sept ans, elle aurait dû connaître le nom de chaque mouvement. La SPR a relevé qu’à un certain nombre d’occasions, la demanderesse n’avait pas répondu correctement aux questions du tribunal portant sur les principes du Falun Gong et sur les enseignements de Maître Li. La SPR a déclaré que ces questions étaient élémentaires et fondamentales à la pratique du Falun Gong, et qu’une personne qui s’y serait adonnée pendant sept ans connaîtrait les réponses.

[7]  La SPR a estimé que la description de la descente effectuée par le BSP n’était ni crédible ni plausible. Elle a souligné que, puisque le BSP est composé de professionnels, ceux-ci auraient encerclé la maison au lieu de permettre aux adeptes de s’échapper par la porte arrière.

[8]  La SPR a conclu que les deux citations à comparaître présentées par la demanderesse n’étaient pas authentiques, en ajoutant que ces documents ne précisaient ni l’heure ni le lieu de comparution de la demanderesse. La SPR a également souligné le caractère répandu des documents frauduleux en Chine. Elle a conclu que, puisqu’il avait été déterminé que la demanderesse n’était pas une adepte de Falun Gong en Chine, les documents n’étaient pas authentiques.

[9]  Par ailleurs, la SPR a estimé que la description faite par la demanderesse de sa fuite de la Chine était vague, et ne correspondait pas à la preuve documentaire sur le pays, qui faisait état de multiples vérifications de sécurité et de situations où les passeports étaient vérifiés. Lorsqu’on lui a demandé comment elle était parvenue à éviter le système Bouclier d’or, elle a indiqué qu’elle s’était fiée au passeur. La SPR a conclu que la demanderesse ne pouvait pas avoir réussi à quitter le pays en montrant son passeport une ou deux fois, comme elle l’avait indiqué, sans être repérée.

[10]  La SPR en est également arrivée à la conclusion que les observations de la demanderesse quant au fait que le système de sécurité pouvait être contourné n’étaient pas convaincantes, puisqu’elle n’était pas crédible en ce qui concerne ses déplacements dans l’aéroport. La SPR a examiné le Guide jurisprudentiel TB6‑11632 ainsi que la jurisprudence, notamment la décision Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 762 (Huang), pour évaluer la capacité de la demanderesse à quitter la Chine sans être repérée.

[11]  La SPR a estimé que le Bouclier d’or était en vigueur au moment où la demanderesse avait quitté la Chine, et elle a noté que, même s’il était possible de quitter la Chine clandestinement, ce n’était pas probable. La SPR a conclu que, compte tenu du manque de crédibilité de la demanderesse pour ce qui est de sa pratique du Falun Gong, il était peu vraisemblable qu’elle ait réussi à quitter le pays clandestinement. La SPR a ainsi tiré la conclusion que, selon la prépondérance des probabilités, la demanderesse n’avait pas quitté la Chine de la manière décrite et que, par conséquent, elle n’avait jamais été recherchée par les autorités chinoises.

[12]  La SPR a examiné les lettres de soutien et les photographies de la pratique du Falun Gong par la demanderesse au Canada, mais elle a accordé peu de poids à ces éléments de preuve, puisque les auteurs des lettres n’étaient pas présents pour répondre aux questions et que les photographies avaient été prises dans des lieux publics. La SPR a conclu que ces documents ne dissipaient pas ses doutes relatifs à la crédibilité, non plus que, selon la prépondérance des probabilités, ils n’établissaient une pratique authentique.

[13]  La SPR a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que la demanderesse n’était pas une vraie adepte du Falun Gong, puisqu’elle ne l’était pas lorsqu’elle se trouvait en Chine et qu’il n’existait aucune preuve de conversion de sa part. La SPR a donc conclu que la demanderesse avait rejoint un groupe de Falun Gong au Canada uniquement pour étayer sa demande d’asile frauduleuse.

Questions en litige

[14]  Les questions suivantes sont déterminantes quant à l’issue du présent contrôle judiciaire :

  1. L’évaluation de la citation à comparaître était-elle raisonnable?
  2. La conclusion relative au départ de la Chine était-elle raisonnable?

Norme de contrôle

[15]  La norme de contrôle qui s’applique aux conclusions de la SPR et à l’évaluation de la preuve est celle de la décision raisonnable (Liu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 933, au paragraphe 9 [Liu]).

[16]  Une décision raisonnable est une décision justifiée, dont le processus décisionnel est transparent et intelligible et qui appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47).

Analyse

  I.  L’évaluation de la citation à comparaître était-elle raisonnable?

[17]  La demanderesse affirme que la SPR a commis une erreur lorsqu’elle a tiré une conclusion défavorable du fait que la citation à comparaître ne mentionnait pas d’adresse. Selon la demanderesse, la preuve documentaire sur le pays indiquait que les renseignements relatifs à l’adresse n’étaient pas systématiquement mentionnés dans les citations à comparaître, et qu’on pouvait plutôt y trouver le nom du BSP.

[18]  Et même si la citation à comparaître produite en preuve n’indiquait pas l’adresse à laquelle la demanderesse devait se présenter, elle avait été estampillée et émise par la succursale Su Jia Tun du BSP de la ville de Shen Yang, ce qui est compatible avec la preuve documentaire sur le pays. Or la SPR n’en a pas tenu compte, malgré l’obligation qui lui incombait d’analyser tout élément de preuve important contredisant ses conclusions (Cepeda-Gutierrez c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 157 FTR 35, au paragraphe 17). La SPR n’a pas expliqué pour quelle raison une date, un lieu ou une heure de comparution devaient nécessairement figurer sur une citation à comparaître, alors qu’au moins l’une de ces hypothèses était directement contredite par la preuve documentaire.

[19]  La SPR a également souligné le caractère répandu des documents frauduleux en Chine. Toutefois, il ne s’agit pas là, en soi, d’un motif suffisant pour écarter la citation à comparaître. Les documents censés avoir été délivrés par une administration étrangère sont présumés faire preuve de leur contenu (Cao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 694, au paragraphe 15).

[20]  Dans l’ensemble, la SPR était tenue d’examiner et de soupeser les documents dont elle disposait, en dépit du fait qu’il soit facile de se procurer des documents frauduleux (Lin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 157, aux paragraphes 54 et 55; Liu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 933, au paragraphe 13). En l’espèce, elle ne l’a pas fait.

[21]  Le défendeur affirme que, lorsqu’un demandeur manque de crédibilité, la SPR a le droit d’accorder peu de valeur probante, voire aucune, aux éléments de preuve documentaire corroborants qu’il a soumis. Cependant, la SPR semble ici avoir mal compris la fonction que remplissent les éléments de preuve corroborants.

[22]  Des éléments de preuve corroborants peuvent uniquement être demandés aux demandeurs d’asile lorsque la SPR a déjà des doutes relatifs à la crédibilité ou à la vraisemblance des éléments de preuve qu’ils ont soumis (Ismaili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 84, au paragraphe 36, Ndjavera c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 452, au paragraphe 6). Le fait que la SPR ait de tels doutes, par conséquent, ne saurait être un motif qui, à lui seul, permet de conclure que les éléments de preuve corroborants ne sont pas authentiques. Il se peut que ceux-ci ne soient pas suffisamment probants pour dissiper les doutes du tribunal, ou qu’ils puissent être écartés pour d’autres motifs. Cependant, une conclusion selon laquelle les documents en l’espèce ne sont pas authentiques ne peut être fondée sur le seul doute de la SPR quant à l’appartenance de la demanderesse au Falun Gong en Chine.

[23]  La SPR n’a pas dûment tenu compte de la citation à comparaître comme étant un élément de preuve corroborant le fait que la demanderesse était recherchée en Chine. Par conséquent, sa conclusion n’est pas suffisamment justifiée, et elle n’est pas raisonnable.

  II.  La conclusion relative au départ de la Chine était-elle raisonnable?

[24]  La demanderesse soutient qu’il était déraisonnable de la part de la SPR de conclure qu’il lui aurait été impossible de quitter la Chine en utilisant son propre passeport, en raison des contrôles des passeports qui y étaient effectués, malgré la preuve objective révélant un contrôle imparfait des passeports dans divers aéroports.

[25]  La SAR a tiré une conclusion défavorable du fait que la demanderesse avait affirmé avoir réussi à quitter la Chine en utilisant son propre passeport. Cela mené la SPR à conclure, à son tour, que la demanderesse n’était pas recherchée par les autorités en raison de sa pratique du Falun Gong.

[26]  À l’appui de cette conclusion, la SPR a fait référence à la décision rendue dans l’affaire Huang, en mentionnant que les questions liées aux pots-de-vin, au passage de clandestins et à la corruption devaient être prises en compte au moment d’évaluer la capacité d’un demandeur de quitter la Chine en utilisant son véritable passeport. En effet, dans la décision Huang, le juge Russell a indiqué, au paragraphe 68, que lorsqu’il existe des éléments de preuve attestant l’existence de corruption, voire d’un régime de corruption, une décision raisonnable devra expliquer pourquoi ces facteurs n’auraient raisonnablement pas pu permettre de contourner le Bouclier d’or dans un cas donné.

[27]  En l’espèce, bien que la SPR ait examiné les éléments de preuve relatifs aux forces du système de sécurité du Bouclier d’or, elle a également reconnu qu’il était possible de faire passer clandestinement une personne fugitive en dehors de la Chine. Cependant, la SPR n’a pas expliqué pourquoi, en l’espèce, le passeur n’aurait raisonnablement pas pu faire échec au Bouclier d’or et aider la demanderesse à quitter le pays. Elle a plutôt déclaré que les arguments au sujet des pots-de-vin et de la corruption « f[aisaie]nt peu de différence » dans la présente affaire.

[28]  La SPR a affirmé que la demanderesse avait été « vague » au sujet du nombre de fois où elle avait montré son passeport à l’aéroport. Pourtant, si l’on examine la preuve, il appert que la demanderesse a expliqué qu’elle ne pouvait se souvenir du nombre de fois. De plus, il n’y a pas de contradiction claire entre la conclusion de la SPR selon laquelle les passeports sont contrôlés à de « multiples » occasions et la supposition de la demanderesse quant au fait qu’elle avait montré son passeport à deux occasions.

[29]  La SPR a également conclu que la description qu’avait faite la demanderesse de son départ de la Chine ne correspondait pas aux renseignements de la preuve documentaire. La SPR a estimé que, d’après le cartable national de documentation, la demanderesse n’aurait raisonnablement pas pu réussir à quitter la Chine en montrant son passeport une fois ou deux à l’aéroport. Toutefois, cette conclusion fait totalement abstraction du témoignage de la demanderesse concernant le fait qu’elle s’en était remise à un passeur, lequel devait contourner les mesures de sécurité qu’elle n’aurait pas pu contourner par elle-même. La SPR n’a pas indiqué qu’elle ne croyait pas le récit de la sortie de Chine de la demanderesse. Par conséquent, sa conclusion selon laquelle une personne n’aurait pas pu contourner le système de sécurité — une conclusion qui fait abstraction des explications de cette personne quant à la façon dont elle a procédé pour y arriver — est dépourvue de justification.

[30]  Quoi qu’il en soit, la SPR, en dernier ressort, a conclu qu’il était n’était guère vraisemblable que la demanderesse ait pu quitter la Chine avec son propre passeport si effectivement elle était recherchée par les autorités, tout comme il était peu probable qu’elle ait fait appel à un passeur, puisque la SPR doutait de l’authenticité de sa pratique du Falun Gong. En adoptant cette approche, la SPR a suivi un raisonnement circulaire, car sa conclusion relative à la crédibilité en ce qui concerne la pratique du Falun Gong par la demanderesse repose, en partie, sur le fait qu’elle a été capable de quitter la Chine avec son propre passeport.

[31]  Pour être raisonnable, une décision doit être transparente et intelligible. Or la conclusion de la SPR ne répond pas à cette norme.


JUGEMENT DANS IMM-2163-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de la Section de la protection des réfugiés est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il procède à un nouvel examen.

  2. Les parties n’ont proposé aucune question de portée générale, et l’affaire n’en soulève aucune.

« Ann Marie McDonald »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 14e jour de février 2019.

Julie‑Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2163-18

INTITULÉ :

TONG JIANG c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 NOVEMBRE 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCDONALD

DATE DES MOTIFS :

LE 16 JANVIER 2019

COMPARUTIONS :

Me Warren L. Chin

Me Stacey Duong

POUR LA DEMANDERESSE

Me Asha Gafar

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McLaughin & Chin Professional Corporation

Markham (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Ministère de la Justice

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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