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Date : 20190107


Dossier : IMM‑1506‑18

Référence : 2019 CF 14

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 7 janvier 2019

En présence de monsieur le juge Grammond

ENTRE :

MAGRETH BENARD MAGONZA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Mme Magonza a demandé l’asile au Canada. Elle a dit qu’elle était persécutée par son ex‑époux et que la police dans son pays d’origine, la Tanzanie, était impuissante à la protéger. Sa demande a été rejetée. Elle a ensuite présenté une demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR]. Elle a produit des éléments de preuve qui démontrent que, depuis la décision rejetant sa demande d’asile, son ex‑époux a continué à harceler sa mère et ses amies en Tanzanie. L’agent d’ERAR a rejeté sa demande après avoir conclu qu’il n’y avait pas [traduction] « suffisamment d’éléments de preuve objectifs » que son ex‑époux la cherchait toujours. Mme Magonza sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision. J’accueille sa demande, parce que l’agent d’ERAR a déraisonnablement accordé peu de poids à la preuve produite par Mme Magonza et a déraisonnablement fait abstraction de la preuve qui établit de façon accablante que les victimes de violence fondée sur le sexe ne sont pas protégées adéquatement en Tanzanie.

[2]  La présente affaire illustre les défis que présente la détermination des faits en droit des réfugiés. Dans la plupart des causes de réfugiés, les faits pertinents se produisent à l’extérieur du Canada. Dans ce contexte, il est difficile d’avoir recours aux outils dont on se sert pour vérifier les faits dans d’autres processus de détermination des faits. Les décisions doivent être rendues dans un contexte d’incertitude. En particulier, les décideurs sont fréquemment saisis de déclarations écrites par des membres de la famille ou des amis du demandeur d’asile et ils peuvent avoir des soupçons en ce qui concerne la crédibilité ou la fiabilité de ces déclarations. Pour solutionner ce problème, il faut trouver le juste équilibre entre deux des objets de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], à savoir « de faire bénéficier ceux qui fuient la persécution d’une procédure équitable reflétant les idéaux humanitaires du Canada » et « de mettre en place une procédure équitable et efficace qui soit respectueuse […] de l’intégrité du processus canadien d’asile » (alinéas 3(2)c) et e) de la LIPR).

[3]  Pour atteindre un meilleur équilibre entre ces deux objectifs, il est utile de clarifier les concepts que nous utilisons dans le processus de détermination des faits, comme la crédibilité, la valeur probante, le poids et la suffisance. Une partie importante des présents motifs est consacrée à cet exercice.

I.  Le contexte

[4]  Mme Magonza est une citoyenne de la Tanzanie. Elle est arrivée au Canada en 2015 et elle a demandé l’asile, parce qu’elle craignait la violence verbale et physique de son ex‑époux, M. Haule. Sa demande a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [CISR]. La SPR a conclu que Mme Magonza n’était pas un témoin crédible, que son témoignage était incompatible avec sa preuve écrite et que les documents qu’elle avait présentés contenaient de nombreuses erreurs. Ces conclusions ont été subséquemment confirmées par la Section d’appel des réfugiés [SAR] de la CISR. Ainsi, en raison de son manque de crédibilité, la SPR, puis la SAR, ont toutes deux conclu que Mme Magonza n’avait pas réussi à faire la preuve d’un élément essentiel de toute demande d’asile, à savoir une possibilité sérieuse de persécution.

[5]  Mme Magonza a ensuite demandé un examen des risques avant renvoi [ERAR]. L’ERAR est une procédure accélérée qui a pour but d’étudier les faits qui se sont produits, ou la preuve qui est devenue accessible, après l’audience de la SPR (voir l’article 113 de la LIPR) et d’arriver à une conclusion fondée sur les mêmes critères que ceux qui s’appliquent à la protection des réfugiés et qui sont énoncés aux articles 96 et 97 de la LIPR. C’est le dernier garde‑fou que prévoit la LIPR avant le renvoi du Canada (voir Martinez c Canada (Citizenship and Immigration), 2019 FC 1, au paragraphe 1 [Martinez]). Dans la plupart des cas, la procédure de l’ERAR se déroule sur dossier, contrairement à celle qui mène à une décision relative à l’asile, qui se déroule en personne devant la CISR.

[6]  À l’appui de sa demande d’ERAR, Mme Magonza a présenté de l’information à propos de plusieurs incidents qui se sont produits après l’audience de la SPR. M. Haule (son ex‑époux) s’est présenté à la maison de sa mère en Tanzanie, il a interrogé celle‑ci au sujet des allées et venues de Mme Magonza, et il a proféré des menaces de mort contre elle. De plus, alors qu’il se trouvait dans un restaurant, M. Haule a lancé des bouteilles à Mme Kalinga, une amie de Mme Magonza, parce qu’il croyait que celle‑ci avait aidé Mme Magonza à s’enfuir. À une autre occasion, M. Haule a tenté d’aborder Mme Kalinga. Plus tard, un ami de M. Haule a interrogé Mme Kalinga au sujet des allées et venues de Mme Magonza. En dernier lieu, M. Haule est retourné à la maison de la mère de Mme Magonza, il s’est mis à crier et il a proféré des menaces de mort contre Mme Magonza.

[7]  Dans la décision rendue le 14 mars 2018, toutefois, l’agent d’ERAR a accordé peu de poids à la preuve relative à ces incidents. L’agent a conclu que Mme Magonza [traduction] « n’a[vait] pas produit suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour donner à penser que son ex‑époux continu[ait] de s’intéresser à elle ». De plus, l’agent a également conclu que, si elle était menacée par M. Haule, Mme Magonza pouvait se prévaloir de la protection offerte par la Tanzanie. L’existence d’une protection adéquate de l’État est un motif de rejet d’une demande d’asile.

[8]  Mme Magonza sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision défavorable sur l’ERAR.

II.  L’évaluation du risque

[9]  Mme Magonza conteste la partie de la décision qui traite du risque auquel elle serait exposée en Tanzanie pour deux motifs. Elle fait valoir que l’agent d’ERAR est parvenu à une appréciation déraisonnable de sa preuve concernant le risque. Étant donné que je suis d’accord avec cette prétention, comme je vais l’expliquer plus loin, il ne sera pas nécessaire d’étudier son deuxième argument, selon lequel l’agent d’ERAR a agi de manière inéquitable en tirant des conclusions déguisées quant à la crédibilité sans avoir entendu Mme Magonza en personne.

[10]  Je constate que l’analyse relative au risque qu’a effectuée l’agent d’ERAR est déraisonnable, parce que l’agent n’a pas énoncé de motifs intelligibles pour accorder peu de poids à la plus grande partie de la preuve produite par Mme Magonza. De plus, la conclusion de l’agent voulant que la preuve fût insuffisante est déraisonnable, étant donné qu’elle peut seulement s’expliquer par des attributions de poids qui étaient elles‑mêmes entachées d’erreurs.

[11]  En disant cela, je suis conscient que la Cour doit normalement faire preuve d’une grande retenue à l’égard des décisions des agents d’ERAR (Perampalam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 909 [Perampalam], au paragraphe 14). Néanmoins, le caractère raisonnable exige « la justification de la décision, […] la transparence et […] l’intelligibilité du processus décisionnel » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir], au paragraphe 47). Cela signifie que, dans leurs motifs, les agents d’ERAR doivent expliquer la justification de leurs conclusions de fait. Ils doivent le faire de manière intelligible, ce qui signifie que la Cour doit être en mesure de comprendre le cheminement logique que l’agent d’ERAR a emprunté, bien qu’il ne soit pas nécessaire que nous souscrivions à chacun des choix que l’agent a faits dans le cadre de ce cheminement. C’est alors seulement que nous pouvons apprécier si la décision faisant l’objet du contrôle « appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au paragraphe 47).

A.  La clarification des concepts

[12]  Pour se comprendre les uns les autres, il est fort utile d’employer un vocabulaire commun. L’emploi cohérent de concepts bien définis et de formes de raisonnement acceptées aide beaucoup à rendre une décision intelligible. Pourtant, quand il s’agit de la détermination des faits, [traduction« le droit de la preuve comporte relativement peu de “règles de raisonnement” pour aider les décideurs » (David M. Paciocco et Lee Stuesser, The Law of Evidence, 7e éd, Toronto, Irwin Law, 2015 [Paciocco et Stuesser], à la page 35). Le droit de la preuve s’attache surtout aux règles concernant l’admissibilité (comme la règle interdisant le ouï‑dire ou celle interdisant la preuve de faits similaires), qui ne s’appliquent pas dans le contexte des demandes d’asile (voir les alinéas 170g) et 171a.2) de la LIPR).

[13]  Comme l’interprétation des lois, la détermination des faits n’est pas encadrée par des règles strictes, mais plutôt par des méthodes ou des lignes directrices qui précisent les formes de raisonnement ou les types d’arguments qui sont acceptables. Contrairement à l’interprétation des lois, toutefois, la détermination des faits ne semble pas avoir fait l’objet d’études exhaustives. Il n’existe aucun manuel sur la détermination des faits et la matière n’est pas enseignée dans les facultés de droit (pour une entrée en matière utile, voir toutefois Stanford Encyclopaedia of Philosophy, « The Legal Concept of Evidence », en ligne : https://plato.stanford.edu/entries/evidence‑legal/).

[14]  Néanmoins, il existe de nombreux concepts fondamentaux auxquels les avocats et les juges ont recours pour exprimer leur raisonnement en matière de détermination des faits. Étant donné que la loi ne définit pas ces concepts, leur signification n’est pas immuable. Il arrive qu’un terme en particulier acquière un sens précis dans un domaine du droit ou pour les besoins d’une règle de preuve en particulier, mais l’usage n’est pas toujours cohérent.

[15]  Dans les paragraphes qui suivent, je me propose de passer en revue certains concepts fondamentaux auxquels nous avons recours quand nous justifions des conclusions de fait : la crédibilité, la valeur probante, le poids et la suffisance. Je reconnais que ces termes peuvent avoir plusieurs significations. Je mentionne également d’autres termes qui sont employés dans le cadre du processus de détermination des faits, en particulier la pertinence, la fiabilité ainsi que le caractère déterminant (materiality), et j’explique en quoi ils peuvent être rattachés aux trois concepts principaux que sont la crédibilité, la valeur probante et le poids. Je propose certaines conventions qui, je l’espère, amélioreront l’intelligibilité des décisions et faciliteront le contrôle judiciaire. En particulier, ces conventions aideront à distinguer les préoccupations quant à la crédibilité d’autres facteurs qui sont pris en considération dans l’appréciation de la preuve. L’analyse est axée sur le contexte du droit des réfugiés et des difficultés particulières en matière de preuve dans ce domaine.

(1)  La crédibilité

[16]  Habituellement, la première étape du processus de détermination des faits consiste à apprécier la crédibilité des éléments de preuve produits devant le décideur. Le juge en chef Green a déjà écrit ceci : [traduction« Être crédible signifie simplement mériter d’être cru » (Cooper v Cooper, 2001 NFCA 4 [Cooper], au paragraphe 11). Autrement dit, la crédibilité est la réponse à la question suivante : « S’agit‑il d’une source d’information digne de confiance »?

[17]  Le Dictionary of English Law de Jowitt (4e éd, Daniel Greenberg éd, Londres, Sweet and Maxwell, 2015) fait une distinction utile entre deux aspects de la crédibilité :

[traduction

Mesure de la fiabilité et de la plausibilité du témoignage d’un témoin. La crédibilité d’un témoignage comporte deux éléments principaux : (i) la véracité – le témoin est‑il honnête et dit‑il la vérité?; (ii) la fiabilité – en tenant pour acquis que le témoin dit la vérité du mieux qu’il le peut, son témoignage donne‑t‑il un compte rendu exact des faits importants pour le litige?

[18]  Certains auteurs emploient deux termes distincts pour traiter de ces deux aspects. La « crédibilité », au sens strict, met uniquement en cause des questions d’honnêteté, alors que le concept de « fiabilité » désigne les facteurs qui ont une incidence sur la capacité d’un témoin de se souvenir avec précision des faits (voir, par exemple, R c C(H), 2009 ONCA 56, au paragraphe 41; Paciocco et Stuesser, aux pages 35 et 36).

[19]  Toutefois, il n’est pas toujours facile de séparer les deux aspects de la crédibilité. Les facteurs qui sont fréquemment employés pour apprécier la crédibilité peuvent avoir trait soit à l’honnêteté, soit à la précision, mais ils concernent le plus souvent ces deux aspects à la fois. Voici certains de ces facteurs :

  • La capacité du témoin d’observer les faits;

  • La capacité du témoin de se souvenir des faits;

  • La cohérence intrinsèque du témoignage et sa cohérence par rapport aux déclarations antérieures du témoin;

  • La corroboration, c’est‑à‑dire la cohérence par rapport au témoignage d’autres témoins ou à la preuve écrite qui est elle‑même jugée crédible;

  • La vraisemblance, c’est‑à‑dire la conformité du témoignage à l’expérience commune;

  • La partialité, l’intérêt et la motivation à mentir;

  • Le comportement du témoin à l’audience.

(Voir, notamment, Cooper, au paragraphe 11; Powell c Eagle Harbour Yacht Club, 2018 BCSC 537, au paragraphe 25; dans le contexte de l’immigration et de la protection des réfugiés, voir Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319 [Rahal], aux paragraphes 41 à 46.)

[20]  En dressant cette liste, je reconnais que l’emploi de certains facteurs pour apprécier la crédibilité soulève des débats (voir, par exemple, pour ce qui est du comportement à l’audience, Rozas del Solar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1145, aux paragraphes 100 à 104) et je suis conscient du risque que les préjugés culturels du décideur puissent influer sur ses conclusions en matière de crédibilité (voir, par exemple, pour ce qui est de la vraisemblance, Valtchev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776, aux paragraphes 7 à 9). Je n’ai pas besoin d’aborder ces débats dans le contexte de la présente affaire.

(2)  La valeur probante

[21]  La deuxième étape du processus de détermination des faits est l’appréciation de la valeur probante. Comme l’a affirmé la Cour d’appel de l’Ontario, [traduction« [l]a valeur probante concerne la capacité qu’a la preuve d’établir le fait que l’on cherche à prouver » (R c T(M), 2012 ONCA 511, au paragraphe 43). Autrement dit, la valeur probante répond à la question de savoir « à quel degré l’information présentée est utile pour répondre à la question que je dois trancher ». Dans bien des cas, nous n’avons pas de preuve directe des faits fondamentaux qui donnent lieu à l’application d’une règle juridique. Nous devons plutôt nous en remettre à des inférences à partir de faits connus. La valeur probante est la mesure de la solidité de ces inférences.

[22]  Les concepts de pertinence et de valeur probante sont étroitement liés. Voici comment la pertinence a été décrite :

Pour qu’un fait soit pertinent à un autre, il faut qu’il existe entre les deux un lien ou une connexité qui permette d’inférer l’existence de l’un à raison de l’existence de l’autre. Un fait n’est pas pertinent à un autre s’il n’a pas par rapport à celui‑ci une valeur probante véritable […]

(Cloutier c R, [1979] 2 RCS 709, à la page 731)

[23]  Alors que la valeur probante est une question de degré, la pertinence est un concept binaire. Dans la mesure où un élément de preuve a une certaine valeur probante, il est pertinent. La pertinence est souvent un élément des critères qui régissent l’admissibilité de la preuve.

[24]  Dans certains contextes, la valeur probante est définie d’une manière qui englobe la crédibilité (R c Handy, 2002 CSC 56, [2002] 2 RCS 908, au paragraphe 134; Paciocco et Stuesser, à la page 36). De ce point de vue, la preuve peut avoir une valeur probante seulement si elle est d’abord crédible. Cependant, dans le contexte du droit des réfugiés, il est préférable de faire une distinction entre les deux concepts (voir, par exemple, Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385 [Raza], au paragraphe 13). Il est préférable d’employer un autre concept, celui du poids de la preuve, que je vais étudier ci‑dessous, lorsque l’on veut combiner la crédibilité et la valeur probante. De plus, les critères qui sont employés pour apprécier la crédibilité et la valeur probante sont fondamentalement différents, parce qu’ils répondent à des questions différentes.

[25]  Dans l’arrêt Raza, la Cour d’appel fédérale a indiqué que la preuve est considérée comme « nouvelle », pour les besoins de la procédure d’ERAR, si elle satisfait à certains critères, notamment la crédibilité, la pertinence et le caractère déterminant. Selon la Cour, le caractère déterminant (aussi appelé caractère substantiel ou, en anglais, materiality) désigne la question de savoir si « la demande d’asile aurait […] probablement été accordée si [les preuves nouvelles] avaient été portées à la connaissance de la SPR » (Raza, au paragraphe 13). Ainsi, le caractère déterminant paraît être la qualité d’une preuve qui a une solide valeur probante, ce qui sous‑entend qu’elle est pertinente. Je dois admettre que je ne vois aucune valeur ajoutée sur le plan analytique en employant les concepts distincts de pertinence et de caractère déterminant au lieu de celui de valeur probante. Quoi qu’il en soit, la démarche que je propose aujourd’hui n’est pas radicalement différente de celle que la Cour d’appel a empruntée dans l’arrêt Raza.

[26]  La valeur probante est appréciée en fonction du degré de probabilité d’un fait déduit quand l’existence d’un fait connu a été prouvée. Ce faisant, les décideurs se fondent sur ce qu’ils savent au sujet de la cooccurrence de divers faits ou du lien de causalité entre le fait connu et le fait déduit. Pour paraphraser la Cour d’appel de l’Ontario, on peut se demander si la preuve produite, à la lumière de la logique et de l’expérience humaine, tend à prouver ou à réfuter un fait en litige (R c Watson (1996), 108 CCC (3d) 310 (CA Ont), à la page 324). Paciocco et Stuesser expriment la même idée, mais dans des mots différents :

[traduction

La capacité qu’a un élément de preuve en particulier d’éclairer dépend (1) du caractère crucial de la question sur laquelle il porte et (2) de la solidité de l’élément de preuve pour établir la chose pour laquelle il a été produit. Si on tient pour acquis que le fait qu’il décrit est une véritable question en litige, l’« élément de preuve direct » est complètement éclairant, car il expose directement l’objet même qui est d’intérêt. […] En ce qui concerne la preuve circonstancielle, la force de l’inférence logique reposant sur la preuve est essentielle pour établir le poids de celle‑ci.

(Paciocco et Stuesser, à la page 36)

(3)  Le poids

[27]  Selon le Black’s Law Dictionary, le poids de la preuve équivaut au [TRADUCTION] « caractère convaincant de certains éléments de preuve comparativement à d’autres » (Bryan A. Garner, éd, Black’s Law Dictionary, 10e éd, St Paul, MN, Thomson Reuters, 2014). C’est ce qui compte dans la pondération des éléments de preuve qui tendent à prouver ou à réfuter un fait pertinent.

[28]  Les concepts de poids et de valeur probante sont souvent employés comme synonymes (voir, par exemple, R c Hart, 2014 CSC 52, [2014] 2 RCS 544, aux paragraphes 95 à 102). En effet, si on conçoit la valeur probante d’une manière qui englobe les questions de crédibilité, il n’existe aucune différence significative entre le poids et la valeur probante.

[29]  Dans le contexte de l’immigration, cependant, il est préférable de faire une distinction entre la valeur probante et le poids. C’est ce qui permet de révéler les préoccupations qui ont réellement trait à la crédibilité. Ainsi, le poids est établi en fonction de la crédibilité et de la valeur probante ou, pour ceux qui préfèrent voir les choses sous forme d’équation, poids = (crédibilité) x (valeur probante). Il s’ensuit que le poids peut seulement être apprécié en fonction de la crédibilité et de la valeur probante. Autrement dit, un décideur ne peut pas tirer de conclusion à l’égard du poids sans avoir au préalable apprécié la crédibilité ou la valeur probante ou les deux.

[30]  Une décision récente, Osikoya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 720, en donne une illustration dans un contexte semblable à celui de la présente affaire. Mon collègue le juge John Norris s’est penché sur le rejet par la SAR d’une lettre de la tante de la demanderesse qui confirmait des éléments centraux de la demande de celle‑ci. Voici comment il s’est exprimé au sujet de la crédibilité (ou, dans ce cas, de l’authenticité), de la valeur probante et du poids de la lettre :

[…] De prime abord, on ne pouvait qu’y accorder une grande valeur probante. La véritable question qui se pose est de savoir quel poids accorder à cette lettre, et cela dépend de son authenticité. Ou bien la lettre est authentique, ou bien elle ne l’est pas. Si elle n’est pas authentique, on ne doit lui accorder aucun poids […]

(Au paragraphe 51)

[31]  En termes mathématiques, si la crédibilité de la lettre est de zéro (elle n’est pas authentique), son poids égale zéro fois sa valeur probante, ce qui fait toujours zéro. Par contre, si la lettre est authentique et a une grande valeur probante en raison du fait que son contenu est étroitement lié à une conclusion de persécution, elle peut seulement avoir un poids considérable (voir aussi Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1207 [Ahmed], au paragraphe 31.)

(4)  La suffisance

[32]  Le dernier concept que je désire analyser est celui de « suffisance » de la preuve. Le recours à ce concept, en particulier s’il signifie qu’il faut plusieurs éléments de preuve pour prouver un fait, peut être surprenant. Après tout, la loi n’exige pas que les faits soient prouvés par plus d’un témoin. Si un contrat est produit en preuve ou si un témoin déclare sous serment qu’il a vu l’accusé décharger une arme à feu sur la victime, ces faits sont prouvés. Mais il s’agit de cas de preuve directe. Par contre, lorsque la preuve est indirecte ou circonstancielle, le juge des faits doit s’en remettre à des inférences, soupeser chaque élément de preuve et décider si le poids cumulatif de l’ensemble de la preuve est suffisant pour justifier une conclusion selon laquelle le fait en litige existe bel et bien.

[33]  Le concept de suffisance équivaut également à l’exigence de corroboration : une preuve isolée peut ne pas être suffisante. Bien sûr, il n’existe pas de moyen reconnu de quantifier la crédibilité, la valeur probante et le poids. Il est donc impossible de décrire à l’avance la « quantité » de preuve qui est « suffisante ». La « suffisance » est simplement un mot qu’emploient les décideurs pour dire qu’ils ne sont pas convaincus.

[34]  En droit des réfugiés, le fait central qui doit être prouvé est l’existence de « plus qu’une “simple possibilité” [que le demandeur] soit persécuté » (Chan c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 3 RCS 593, au paragraphe 120, citant la décision Adjei c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 CF 680 (CA)). Habituellement, ce fait peut uniquement être établi par une preuve indirecte dont il est impossible de prescrire à l’avance la « quantité » minimale. Décider si la preuve est suffisante est un jugement pratique qui doit être établi au cas par cas.

[35]  Étant donné qu’il est difficile de décrire en mots ou en nombres la quantité de preuve qui sera suffisante pour étayer une demande, la suffisance est une question à l’égard de laquelle les cours de révision doivent faire preuve d’une grande retenue (Perampalam, au paragraphe 31). Comme d’autres conclusions factuelles, cependant, les constats d’insuffisance doivent être expliqués. L’un des problèmes qui se présentent souvent est le fait qu’une conclusion selon laquelle la « preuve est insuffisante » est en réalité utilisée comme moyen de déguiser (ou « d’énoncer en termes voilés ») une conclusion inexpliquée quant à la crédibilité (Liban c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1252, au paragraphe 14; Begashaw c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1167, aux paragraphes 20 et 21; Adetunji c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 869, au paragraphe 11; Abusaninah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 234 [Abusaninah], au paragraphe 54; Majali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 275 [Majali]; Ahmed, au paragraphe 38). Les décideurs ne devraient pas « hausser la barre », pour ainsi dire, quand ils ont de simples soupçons qu’ils sont incapables d’expliquer à propos de la crédibilité.

B.  L’analyse de la preuve par l’agent d’ERAR

[36]  Muni du coffre à outils conceptuel décrit ci‑dessus, je vais maintenant me pencher sur le processus de détermination des faits dans la présente affaire. La preuve fait état de cinq incidents mettant en cause M. Haule au cours de la période qui a suivi la décision de la SAR. Dans la présente partie, je vais brièvement décrire la preuve à l’appui de chacun des cinq incidents allégués ainsi que la manière dont chacun a été traité par l’agent d’ERAR. Dans la partie suivante, je vais analyser les conclusions de l’agent d’ERAR pour décider si elles sont raisonnables.

[37]  Le premier incident a eu lieu le 8 octobre 2016. M. Haule se serait introduit par effraction dans la maison de Mme Sanga (la mère de Mme Magonza). Il a demandé à Mme Sanga de lui révéler où sa fille se trouvait, sinon il la tuerait. En raison de ces menaces, Mme Sanga a subi un léger accident vasculaire cérébral, elle s’est évanouie et elle a repris connaissance seulement une demi‑heure plus tard. Voici la preuve de cet incident :

  • Une lettre manuscrite de Mme Sanga, rédigée en swahili, dans laquelle elle décrit l’incident; l’agent d’ERAR a constaté que cette lettre avait été écrite plusieurs mois après l’incident, sans faire d’autre commentaire au sujet de sa crédibilité, de sa valeur probante ou de son poids;

  • Un affidavit rédigé en anglais par Mme Kitime, la voisine de Mme Sanga, qui s’est rendue chez celle‑ci quand elle a entendu la dispute et les cris, et qui a vu les petits‑enfants de Mme Sanga courir pour chercher de l’aide; Mme Kitime affirme qu’elle a trouvé Mme Sanga inconsciente et qu’elle a cherché de l’aide, et elle ajoute que Mme Sanga lui a plus tard décrit l’incident; l’agent d’ERAR semble reconnaître ce que Mme Kitime a vu de ses propres yeux, mais il accorde [traduction] « peu de poids » au passage dans lequel Mme Kitime relate la description de l’incident par Mme Sanga;

  • Un formulaire d’examen médical que la police a remis à Mme Sanga et qui a été rempli par le médecin qui l’a examinée immédiatement après l’incident; le médecin a écrit que Mme Sanga avait subi un léger accident vasculaire cérébral après avoir reçu des menaces de mort de la part de M. Haule;

  • Deux documents délivrés par la municipalité de Kinondoni qui attestent le fait que Mme Sanga a dénoncé à la municipalité les menaces de mort de M. Haule; le deuxième document indique que la municipalité ne peut pas porter d’accusation criminelle et que l’affaire a été renvoyée à la police;

  • Un rapport de police qui décrit l’incident et indique que l’enquête se poursuit et que la police [traduction« s’attend à déposer des accusations contre le suspect ».

[38]  L’agent d’ERAR ne formule aucune remarque défavorable au sujet des trois dernières catégories de documents. En fait, l’agent s’est fondé sur ces documents pour conclure qu’il existe une protection adéquate de l’État en Tanzanie, une question sur laquelle je reviendrai plus loin.

[39]  Le deuxième incident s’est produit le 29 octobre 2016. Trois amies de Mme Magonza, Mme Kalinga, Mme Kasuga et une personne prénommée Joyce, prenaient un verre dans un pub quand M. Haule s’y est présenté. Il a accusé Mme Kalinga d’avoir facilité la fuite de Mme Magonza, et il lui a dit qu’il la suivrait jusqu’à ce qu’elle lui révèle où Mme Magonza se trouvait. Il a lancé des bouteilles de bière vides en direction de Mme Kalinga, qui les a évitées de justesse. Mme Kalinga, Mme Kasuga et Joyce ont alors quitté les lieux. Deux documents ont été présentés à l’agent d’ERAR pour prouver cet incident : une lettre manuscrite de Mme Kalinga datée du 16 janvier 2017 et un affidavit de Mme Kasuga daté du 14 février 2017. Voici la seule observation que l’agent d’ERAR a formulée au sujet de cet incident : [traduction« rien n’indique que [Mme Kalinga] ou une de ses amies a signalé cet incident à la police ou a tenté de le faire sans succès ».

[40]  Le troisième incident et le quatrième incident ont mis en cause uniquement Mme Kalinga. En décembre 2016, M. Haule a vu Mme Kalinga pendant qu’elle attendait un autobus. Il s’est dirigé vers elle, comme s’il voulait lui parler. Toutefois, l’autobus est arrivé et Mme Kalinga a pu éviter la rencontre avec M. Haule. Cet incident a été décrit dans la lettre de Mme Kalinga datée du 16 janvier 2017. Puis, le 15 juin 2017, un ami de M. Haule a rencontré Mme Kalinga et a commencé à l’interroger au sujet des allées et venues de Mme Magonza. Mme Kalinga a refusé de lui fournir l’information. Mme Kalinga a décrit cet incident dans une autre lettre datée du 27 juin 2017. À propos de ces incidents, l’agent d’ERAR s’est borné à faire remarquer que la preuve de Mme Kalinga n’était pas corroborée et qu’elle ne s’était pas plainte à la police ni sentie menacée.

[41]  Le cinquième incident s’est produit le 10 septembre 2017. M. Haule est retourné à la maison de Mme Sanga, furieux à propos des allées et venues de Mme Magonza. Il a dit qu’il allait continuer jusqu’à ce qu’il trouve Mme Magonza ou qu’il la voie morte. La preuve de cet incident consiste en une lettre manuscrite de Mme Sanga datée du 5 janvier 2018. Mme Sanga mentionne également que des incidents semblables s’étaient produits [traduction« à quelques reprises ». L’agent d’ERAR a constaté que la lettre avait été rédigée plusieurs mois après les faits et il a ajouté ce qui suit :

[traduction

Je constate que la mère de la demanderesse n’a produit aucun élément de preuve donnant à penser qu’elle avait signalé à la police cette deuxième rencontre du 10 septembre 2017 ainsi que les menaces proférées contre elle ou contre la demanderesse. Je constate également qu’aucune enveloppe oblitérée ni autre preuve n’ont été présentées pour corroborer le fait que cette lettre manuscrite a été expédiée de la Tanzanie. J’accorde peu de poids à cette deuxième lettre datée du 5 janvier 2018.

C.  Le caractère raisonnable des conclusions de l’agent d’ERAR

[42]  Quand on analyse les motifs de l’agent d’ERAR, on s’aperçoit bien qu’il a tiré des conclusions défavorables quant à la crédibilité pour des motifs que notre Cour a constamment jugés déraisonnables. Le fait que l’agent n’emploie jamais le mot « crédibilité » n’a aucune importance, étant donné que son attribution d’un [traduction« faible poids » ne peut s’expliquer que par la prémisse selon laquelle la preuve présentée était trompeuse (Majali, au paragraphe 31).

(1)  Le rejet de la preuve fournie par des membres de la famille

[43]  Les incidents les plus graves qui sont allégués par Mme Magonza sont ceux au cours desquels M. Haule a pénétré dans la maison de Mme Sanga et l’a menacée. En ce qui concerne les lettres de Mme Sanga qui décrivent ces incidents, l’agent laisse entendre [traduction« que ces deux lettres ont été écrites à la demanderesse par sa mère plusieurs mois après les altercations dont elles font mention ». Si nous décortiquons cette affirmation, nous constatons que l’agent doutait du contenu des lettres pour deux motifs : elles avaient été rédigées par une personne qui était intéressée à ce que Mme Magonza demeure au Canada, et le temps qui s’était écoulé avant leur rédaction les rendait d’une façon ou d’une autre moins fiables. Ces deux préoccupations ont trait à la crédibilité, et non à la valeur probante.

[44]  Les décideurs dans le domaine de l’immigration ont à de nombreuses occasions rejeté de la preuve produite par des membres de la famille d’un demandeur pour l’unique raison que ces personnes seraient enclines à faire de fausses déclarations, étant donné qu’elles s’intéressaient au bien‑être du demandeur. Notre Cour a statué à maintes reprises que cette position est déraisonnable. Ce faisant, notre Cour s’est montrée consciente des défis que présentait l’obtention d’une preuve de persécution. Dans la vaste majorité des cas, les membres de la famille et les amis du demandeur sont les principaux, voire les seuls, témoins directs d’incidents passés de persécution. Si leur preuve est présumée peu fiable dès le départ, de nombreux cas réels de persécution seront difficiles, sinon impossibles, à prouver. Même si les décideurs sont autorisés à prendre en considération l’intérêt personnel quand ils apprécient des déclarations de cette nature, notre Cour a souvent statué que le rejet total de ce type de preuve pour l’unique motif de l’intérêt personnel était une erreur susceptible de contrôle. Dans la décision Cruz Ugalde c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 458, au paragraphe 28, le juge Yves de Montigny (maintenant de la Cour d’appel fédérale) s’est ainsi exprimé :

[…] [J]e ne crois pas qu’il était raisonnable que l’agente accorde à cette preuve une faible valeur probante simplement parce qu’elle émanait des membres de la famille des demandeurs. L’agente aurait sans doute préféré des lettres écrites par des personnes n’ayant aucun lien avec les demandeurs et ne se souciant pas de leur bien‑être. Cependant, il n’est pas raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne n’ayant aucun lien avec les demandeurs soit en mesure de fournir ce genre de preuve à propos de ce qui est arrivé aux demandeurs au Mexique. Les membres de la famille des demandeurs ont été témoins de leur persécution alléguée, alors ce sont les personnes les mieux placées pour témoigner au sujet de ces événements. De plus, comme les membres de leur famille ont eux‑mêmes été ciblés après le départ des demandeurs, il est opportun qu’ils décrivent eux‑mêmes les événements qu’ils ont vécus. Par conséquent, il était déraisonnable que l’agente n’ajoute pas foi à cette preuve simplement parce qu’elle émanait de personnes liées aux demandeurs.

[45]  Notre Cour a rendu d’autres décisions qui font état de préoccupations semblables au sujet de la preuve provenant des membres de la famille : Durrani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 167, au paragraphe 7; Abusaninah, aux paragraphes 38 et 39; Tabatadze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 24; Sitnikova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 464 [Sitnikova], au paragraphe 25; Giorganashvili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 100, au paragraphe 19; Duroshola c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 518, aux paragraphes 21 à 23.

[46]  On peut en dire autant du délai. Après avoir été la cible de menaces et la victime de lésions corporelles, Mme Sanga devait se soucier davantage de sa propre santé et de sa sécurité avant de rédiger des lettres pour appuyer la demande d’ERAR de sa fille. Il est évident que des lettres comme celles qui ont été déposées en preuve en l’espèce sont sollicitées par le demandeur dans le but d’étayer sa cause. Il est déraisonnable de les rejeter en raison du fait qu’elles n’ont pas été rédigées immédiatement après les événements (Majali, au paragraphe 43).

[47]  J’en profite pour souligner que les motifs énoncés par l’agent d’ERAR pour faire abstraction des lettres de Mme Sanga ont nécessairement trait à la crédibilité. Ils n’ont rien à voir avec la valeur probante. En fait, ces éléments de preuve, s’ils sont crus, ont une forte valeur probante, parce que les événements décrits par Mme Sanga tendent fortement à prouver l’ultime question en litige en l’espèce, c’est‑à‑dire la question de savoir s’il existe plus qu’une simple possibilité que Mme Magonza soit persécutée par M. Haule.

(2)  Le rejet de faits non signalés à la police

[48]  Apparemment, la principale raison pour laquelle l’agent a fait abstraction des deuxième, troisième et quatrième incidents, c’est que rien n’indiquait que les amies de Mme Magonza avaient signalé ces cas à la police. Cela est déraisonnable pour deux motifs.

[49]  Premièrement, dans son raisonnement, l’agent est tombé dans le piège courant qui consiste à rejeter des éléments de preuve en raison de ce qu’ils ne disent pas. Quand on demande à des témoins de produire une lettre ou un affidavit qui sera déposé en preuve, ils se concentrent habituellement sur les faits qui corroborent l’allégation de persécution du demandeur, et non sur ce qu’ils ont fait par la suite. Notre Cour a statué à maintes reprises que de telles déclarations devraient être appréciées en fonction de ce qu’elles contenaient (Sitnikova, aux paragraphes 22 à 24; Arachchilage c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 994, au paragraphe 36; Gonzalez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1126). Il se peut que les faits relatés dans la lettre ou l’affidavit soulèvent d’autres questions dans l’esprit du décideur. Le fait que ces questions demeurent sans réponse, en particulier s’il n’y a pas d’audience comme en l’espèce, n’est pas un motif pour mettre en doute l’information qui a été fournie ou pour en faire abstraction.

[50]  À titre d’exemple, dans la décision Belek c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 205, le demandeur avait présenté une lettre de son épouse qui était demeurée à l’étranger, dans laquelle celle‑ci décrivait une agression contre elle et son fils. La SAR a attribué peu de poids à cet élément de preuve, parce qu’il ne contenait pas suffisamment de détails au sujet de l’incident et qu’il ne révélait pas si l’incident avait été signalé à la police. Mon collègue le juge Russell Zinn a statué que cela était déraisonnable :

[…] [L]es documents qui corroborent certains aspects de son récit ne peuvent être écartés simplement parce qu’ils ne corroborent pas certains autres aspects du même récit […] Dans le cas présent, la SAR a accordé peu de poids à la lettre corroborant une partie du récit du demandeur simplement parce qu’il manque certains détails qui viendraient appuyer davantage son histoire. La SAR n’a pas expliqué pourquoi il serait raisonnable de s’attendre à ce que de plus amples détails soient fournis, de sorte qu’on puisse tirer une conclusion défavorable de leur absence […] En l’absence d’une telle justification, le traitement de ce document par la SAR est déraisonnable.

(Au paragraphe 21)

[51]  Deuxièmement, il se peut qu’il n’y ait eu aucune raison de signaler ces incidents à la police. Les troisième et quatrième incidents n’ont donné lieu à aucune activité criminelle qui aurait pu être signalée à la police. Ils tendent néanmoins à démontrer que M. Haule s’intéresse toujours à Mme Magonza. Bien que le deuxième incident comporte de la violence, aucune des amies de Mme Magonza n’a en réalité été blessée. Il appert de la preuve sur la situation dans le pays que le fait de signaler un crime à la police peut être un moyen d’obtenir gratuitement des soins médicaux. Étant donné qu’il n’y a pas eu de blessure à cette occasion, il était peut-être inutile de signaler l’affaire à la police, en particulier, comme nous le verrons plus loin, si l’on tient compte des antécédents médiocres de la police tanzanienne dans les cas de violence fondée sur le sexe. De plus, dans son affidavit, Mme Kasuga a également mentionné que M. Haule était lui‑même un agent de police et que le comportement le plus sûr consistait à éviter toute nouvelle confrontation.

[52]  L’omission de la part de l’agent d’ERAR d’examiner avec sérieux les deuxième, troisième et quatrième incidents est donc déraisonnable. Les motifs énoncés par l’agent à cet égard ne sont pas clairement liés à la crédibilité ou à la valeur probante et ne peuvent justifier l’attribution d’un faible poids.

(3)  L’absence d’enveloppe

[53]  Les deux parties s’entendent pour dire que l’agent d’ERAR s’est trompé en affirmant qu’il n’y avait pas d’enveloppe oblitérée ni d’autre élément de preuve établissant que la lettre de Mme Sanga datée du 5 janvier 2018 provenait réellement de la Tanzanie. En fait, cette lettre est accompagnée d’un affidavit fait sous serment par un traducteur en Tanzanie.

[54]  Toutefois, le ministre allègue qu’il s’agit d’une erreur banale qui n’entache pas le raisonnement global de l’agent. Je ne suis pas de cet avis. Cette erreur a entraîné le rejet de la preuve d’un autre incident corroborant la thèse de Mme Magonza selon laquelle M. Haule est toujours à sa recherche. Là encore, les motifs énoncés par l’agent pour accorder peu de poids à la lettre sont liés à la crédibilité, et non à la valeur probante. De plus, ils donnent l’impression que l’agent d’ERAR avait déjà pris la décision de rejeter la demande de Mme Magonza et qu’il essayait de rétroconcevoir des conclusions quant à la crédibilité qui justifieraient le rejet.

(4)  La suffisance de la preuve

[55]  L’appréciation globale de la suffisance de la preuve par l’agent d’ERAR est également déraisonnable. Cette appréciation se résume à une simple affirmation selon laquelle Mme Magonza [traduction« n’a pas produit suffisamment d’éléments de preuve objectifs » pour établir la probabilité que M. Haule la persécute.

[56]  Certes, apprécier le poids de la preuve est au cœur de la compétence de l’agent d’ERAR, et notre Cour ne devrait pas intervenir à la légère à cet égard. Toutefois, cette appréciation doit être minimalement défendable sur les plans de la justification et du résultat.

[57]  Mme Magonza a produit des éléments de preuve de plusieurs témoins et d’autres sources qui décrivaient cinq incidents impliquant M. Haule au cours d’une période de moins d’un an. La preuve, en particulier au sujet des incidents mettant en cause la mère de Mme Magonza, a une forte valeur probante. Les incidents décrits ont tous tendance à démontrer que M. Haule s’intéresse toujours à trouver Mme Magonza et à lui faire du mal.

[58]  Quand nous révisons une conclusion selon laquelle la preuve était insuffisante, il est utile de se demander quels autres éléments de preuve auraient raisonnablement pu être produits. Autrement dit, quelle sorte de preuve corroborante était requise, mais n’a pas été présentée? En l’espèce, les premier et deuxième incidents ont été confirmés par de nombreux témoins ou sources et ils sont donc corroborés. De plus, chacun des cinq incidents tend à corroborer chacun des autres, en plus du fait crucial que M. Haule cherche toujours à faire du mal à Mme Magonza. Si une corroboration était nécessaire, il est difficile de comprendre quelle autre preuve Mme Magonza aurait raisonnablement dû produire.

[59]  De plus, l’agent d’ERAR n’invoque aucun motif pour justifier sa conclusion d’insuffisance. Il ne nous reste plus qu’à nous en remettre aux motifs énoncés par l’agent pour rejeter certains éléments de preuve. J’ai déjà conclu que ces motifs contenaient plusieurs erreurs déraisonnables.

[60]  Ainsi, la conclusion de l’agent d’ERAR sur la suffisance de la preuve constitue un motif additionnel m’amenant à conclure que la décision dans son ensemble était déraisonnable.

D.  Faut‑il « sauver » la décision en examinant le dossier?

[61]  Jusqu’à maintenant, mon analyse a mis en évidence les motifs que l’agent d’ERAR a réellement énoncés. J’ai conclu qu’ils étaient inintelligibles et déraisonnables à plusieurs titres. Néanmoins, je dois en plus « examiner le dossier » dont disposait le décideur pour suppléer aux motifs qui pourraient paraître inadéquats à première vue (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, au paragraphe 15). Dans le contexte d’une demande d’ERAR, je peux étayer une conclusion défavorable quant à la crédibilité si les documents produits par le demandeur comportent des failles évidentes (voir, par exemple, Raza c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 215). Ce faisant, je ne peux tout de même pas réécrire entièrement la décision ni chercher à la justifier par des motifs que le décideur a choisi de ne pas énoncer (Delta Air Lines Inc c Lukács, 2018 CSC 2, [2018] 1 RCS 6, au paragraphe 24; Sharif c Canada (Attorney General), 2018 FCA 205, aux paragraphes 27 et 28).

[62]  En l’espèce, pour confirmer la décision contestée, je devrais adhérer à la thèse selon laquelle Mme Magonza a entièrement inventé sa demande et que tous les documents qu’elle a produits en preuve sont falsifiés ou contiennent de faux renseignements. Plusieurs raisons m’empêchent de le faire.

[63]  En premier lieu, l’agent d’ERAR n’a mentionné aucun problème de crédibilité de quelque nature que ce soit concernant le premier incident.

[64]  Deuxièmement, en l’espèce, je ne suis pas en mesure d’énoncer quelque motif particulier que ce soit pour lequel les documents produits en preuve auraient été falsifiés ou auraient véhiculé de faux renseignements. Là encore, j’insiste sur le fait que nous ne pouvons pas nous en tenir à des soupçons généraux voulant que tous les documents produits par des membres de la famille ou des amis soient suspects.

[65]  Troisièmement, le premier incident est corroboré par des documents provenant des autorités publiques en Tanzanie. Les documents qui proviennent d’autorités publiques étrangères sont présumés authentiques, et le simple fait que des documents contrefaits sont facilement accessibles dans un pays donné n’est pas, en soi, un motif suffisant pour réfuter la présomption (voir, par exemple, Cai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 577, aux paragraphes 16 et 17; Reis c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 1289, aux paragraphes 25 et 26). On peut se poser toutes sortes de questions à propos des documents présentés par Mme Magonza. Par exemple, je suis quelque peu intrigué par le fait qu’un rapport de police indique qu’il est prévu que des accusations seront déposées, alors même que l’enquête se poursuit. Mais mon questionnement, qui s’inspire de la conduite habituelle des policiers canadiens pendant qu’une enquête est en cours, ne suffit pas à réfuter la présomption et à justifier, de fait, une conclusion voulant que le document soit un faux.

[66]  Il me reste donc à examiner les conclusions défavorables de la SPR et de la SAR quant à la crédibilité de Mme Magonza. Les agents d’ERAR peuvent s’en remettre à des conclusions défavorables auxquelles sont arrivés les décideurs précédents quant à la crédibilité (Perampalam, au paragraphe 20; Ahmed, au paragraphe 36). Cependant, cela ne signifie pas que les agents d’ERAR peuvent ne pas croire chaque élément de preuve présenté par un demandeur pour l’unique motif que celui‑ci a été jugé non crédible par la SPR ou la SAR. Si tel était le cas, la procédure de l’ERAR serait rendue en grande partie inopérante pour une catégorie importante de demandeurs (voir, par analogie, Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 565, au paragraphe 16).

[67]  Quand ils importent des conclusions sur la crédibilité formulées dans le cadre d’instances antérieures, les agents d’ERAR doivent expliquer pourquoi ces conclusions influent sur la preuve dont ils sont saisis. En principe, la preuve présentée à l’agent d’ERAR doit être différente de celle dont disposaient la SPR et la SAR. Sa crédibilité devrait donc être appréciée de manière distincte (Perampalam, au paragraphe 42).

[68]  Les documents que Mme Magonza a déposés à l’appui de sa demande d’ERAR n’étaient pas les mêmes que ceux qui avaient été produits en preuve devant la SPR et la SAR. Par conséquent, il fallait expliquer pourquoi les conclusions sur la crédibilité que la SPR et la SAR avaient tirées pouvaient être transposées à ceux‑ci (pour une situation similaire, voir Dinartes c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 986 [Dinartes], au paragraphe 18; Martinez, aux paragraphes 27 et 28). L’agent d’ERAR n’a pas donné une telle explication et il n’a pas conclu que l’un ou l’autre des documents présentés par Mme Magonza était falsifié ou contenait de faux renseignements. Comme je l’ai mentionné ci‑dessus, je suis incapable de trouver un motif évident pour remettre en question leur authenticité.

E.  Sommaire quant à la conclusion sur le risque

[69]  En résumé, les motifs que l’agent d’ERAR a énoncés pour rejeter la preuve de Mme Magonza découlent d’un raisonnement que la Cour a déjà jugé critiquable. Ils n’ont aucun lien logique avec l’attribution d’un [traduction« faible poids » que contient la décision. Par surcroît, la conclusion de l’agent selon laquelle la preuve est insuffisante paraît être fondée sur un constat général et inexpliqué de manque de crédibilité. L’examen du dossier ne remédie pas aux lacunes de la décision. Par conséquent, la décision est déraisonnable et elle sera renvoyée pour nouvelle décision.

[70]  Outre son argument selon lequel la décision de l’agent était déraisonnable, Mme Magonza a fait valoir que l’agent avait tiré des conclusions déguisées quant à la crédibilité, sans avoir tenu d’audience. En vertu de l’alinéa 113b) de la LIPR, les agents d’ERAR peuvent tenir des audiences. Les critères qui encadrent la tenue d’une audience sont prévus à l’article 167 du Règlement et se rapportent au fait que la crédibilité est remise en question. Étant donné que je vais renvoyer l’affaire de toute façon, il n’est pas nécessaire que je décide si l’agent aurait dû tenir une audience en l’espèce. L’agent qui rendra une nouvelle décision dans ce dossier aurait avantage à s’inspirer des décisions récentes de notre Cour sur cette question, notamment les décisions Majali et Ahmed.

III.  La protection de l’État

[71]  Le ministre fait valoir que, même si le retour de Mme Magonza en Tanzanie l’exposait à un risque de persécution, elle pourrait toujours compter sur la protection de l’État. En fait, l’agent d’ERAR a conclu à l’existence de la protection de l’État en Tanzanie et qu’il s’agissait d’un autre motif justifiant le rejet de la demande de Mme Magonza. Pour sa part, Mme Magonza fait valoir que l’analyse de l’agent au sujet de la protection de l’État était déraisonnable. Je suis du même avis que Mme Magonza, parce qu’il est impossible de concilier les conclusions de l’agent avec la preuve qu’il a étudiée ou aurait dû étudier.

A.  Les principes

[72]  Le statut de réfugié peut être refusé aux personnes qui, même si elles ont une crainte réelle de persécution fondée sur un des motifs prévus par la Convention, peuvent néanmoins se prévaloir de la protection de leur propre pays. Ce concept est ce qu’on appelle la « protection de l’État ». La protection de l’État a fait l’objet de l’arrêt de principe Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 [Ward]. Dans la décision AB c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 237 [AB], j’ai examiné les principes qui sont pertinents lorsqu’il s’agit d’étudier la question de la protection de l’État. Ces principes peuvent être résumés ainsi :

  • « les demandeurs d’asile assument le fardeau de prouver non seulement qu’ils ont un motif valable pour craindre d’être persécutés, mais aussi que leur pays de nationalité n’est pas en mesure ou n’a pas l’intention de les protéger, ou encore qu’ils ont des motifs valables de ne pas chercher cette protection » (AB, au paragraphe 15, citant Ward, aux pages 724 et 725); il s’agit d’une question prospective qui n’est pas centrée sur des incidents passés;

  • La protection de l’État doit être efficace sur le plan opérationnel, et il ne suffit pas de faire ressortir les efforts déployés par un État pour remédier aux lacunes ou d’alléguer que la « perfection n’est pas exigée » (voir, notamment, Mata c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 1007, au paragraphe 13; Lakatos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 367, au paragraphe 21);

  • L’absence de protection de l’État est habituellement un problème systémique, et non individuel; pour ce motif, « la preuve relative au pays est sans doute plus utile que celle qui concerne la situation du demandeur pour déterminer si la protection de l’État est adéquate » (AB, au paragraphe 20);

  • Apprécier le « niveau de démocratie » d’un pays ne donne pas nécessairement une indication de la capacité du pays d’offrir une protection adéquate (AB, au paragraphe 22; Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1157, aux paragraphes 52 à 55); autrement dit, la question de la protection de l’État ne se pose pas seulement dans ce qu’on appelle les « États défaillants ».

B.  L’application du mauvais critère

[73]  Dans la présente affaire, l’agent d’ERAR n’a pas appliqué le critère de l’efficacité opérationnelle adopté par notre Cour. L’agent a mentionné que (1) la recherche n’indique pas que la Tanzanie permet ou tolère la violence familiale, (2) la protection policière n’est pas parfaite en Tanzanie, (3) le gouvernement tanzanien [traduction« essaie de faire changer les choses » et (4) il n’y a pas de [traduction« faillite totale de l’appareil de l’État ». Toutefois, aucune de ces affirmations n’est liée au critère de l’efficacité opérationnelle. Elles ne démontrent pas que l’agent s’est penché sur la question pertinente, qui consistait à savoir si Mme Magonza pouvait s’attendre à être adéquatement protégée contre M. Haule.

[74]  Les décideurs administratifs, comme les agents d’ERAR, sont liés par la jurisprudence de notre Cour (Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c Emerson Milling Inc, 2017 CAF 79, [2018] 2 RCF 573, au paragraphe 70; Tan c Canada (Attorney General), 2018 FCA 186, au paragraphe 22). Ils ne peuvent pas omettre le critère de l’efficacité opérationnelle ni y substituer un critère de leur propre cru. Quand ils ont recours au « mauvais critère », leurs décisions sont déraisonnables (voir, par exemple, Saskatchewan (Human Rights Commission) c Whatcott, 2013 CSC 11, [2013] 1 RCS 467, au paragraphe 194; voir aussi Alberta (Éducation) c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CSC 37, [2012] 2 RCS 345, au paragraphe 37).

[75]  Dans cette optique, notre Cour a annulé à maintes reprises des décisions dans lesquelles le critère de l’efficacité opérationnelle n’avait pas été appliqué, alors que la protection de l’État était une question en litige, et qui se contentaient d’examiner les efforts déployés par l’État (voir les décisions citées dans AB, au paragraphe 17, ainsi que Camargo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1044, au paragraphe 26; Sokoli c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1072).

C.  Faire abstraction de la preuve accablante

[76]  Mais il y a plus. L’agent d’ERAR a fait abstraction de la preuve accablante selon laquelle la Tanzanie n’offrait pas une protection adéquate de l’État aux victimes de violence familiale. En premier lieu, l’agent a refusé de prendre en considération des documents névralgiques qui faisaient partie du cartable national de documentation de la Tanzanie. Deuxièmement, l’agent a fait une lecture hautement sélective des documents sur la situation dans le pays; toutefois, la preuve ne lui permettait pas de conclure raisonnablement à la présence d’une protection de l’État.

(1)  Le cartable national de documentation

[77]  La Direction de la recherche de la CISR tient à jour un cartable national de documentation [CND] sur chaque pays; celui‑ci contient des renseignements publics au sujet de la situation politique du pays, de la situation en matière de droits de la personne, des pratiques policières, des documents d’identité et d’autres questions pertinentes en ce qui concerne l’octroi du statut de réfugié. Ces cartables contiennent également des réponses aux demandes d’information [RDI] préparées par la Direction de la recherche pour répondre à des questions particulières. La préparation de ces CND a pour but de surmonter l’une des principales difficultés du processus d’octroi du statut de réfugié, à savoir le fait que les demandeurs d’asile manquent de ressources pour recueillir eux‑mêmes de la preuve concernant des enjeux systémiques dans leur pays d’origine.

[78]  La LIPR paraît permettre l’utilisation de la documentation qui se trouve dans les CND dans les instances sur les demandes d’asile. Par exemple, l’alinéa 170i) de la LIPR donne le pouvoir à la SPR d’« admettre d’office les faits admissibles en justice et les faits généralement reconnus et les renseignements ou opinions qui sont du ressort de sa spécialisation ». Les deux avocats m’ont informé que la pratique habituelle devant la SPR consistait à déposer en preuve la table des matières du CND du pays pertinent afin de donner avis au demandeur que la SPR peut s’en remettre à cette information (voir, par exemple, Ding c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 820, au paragraphe 12). Bien que le dossier dont disposait la SPR dans la cause de Mme Magonza n’ait pas été déposé en preuve devant moi, je n’ai aucun motif de douter que la pratique habituelle a été suivie.

[79]  Il est de pratique courante pour la SPR et la SAR, de même que pour les agents d’ERAR, de s’en remettre aux documents qui se trouvent dans le CND, même lorsque le demandeur ne les a pas invoqués. Il se peut, dans certaines circonstances, qu’ils aient même l’obligation de ne pas se limiter aux documents mentionnés par les demandeurs dans leurs arguments (Sivapathasuntharam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 486, au paragraphe 22; Umuhoza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 689; Ramirez Chagoya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 721; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Kaur, 2013 CF 189, au paragraphe 30). Toutefois, cela ne se traduit pas par une obligation élargie « de passer au peigne fin tous les documents énumérés dans le Cartable national de documentation » (Jean‑Baptiste c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 285, au paragraphe 19). Je n’ai pas besoin de me prononcer sur la portée précise de cette obligation pour les besoins de la présente affaire.

[80]  La difficulté en l’espèce est plus précise et découle du fait que l’agent d’ERAR a rejeté la demande de Mme Magonza d’examiner deux documents particuliers qui faisaient partie du CND. Les deux documents en question sont les plus récentes observations finales du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes [CEDEF] des Nations Unies ainsi qu’une RDI préparée par la Direction de la recherche de la CISR, en 2015, au sujet de l’« information sur la situation des femmes victimes de violence conjugale, y compris les lois, la protection offerte par l’État et les services de soutien ». Le motif énoncé par l’agent pour refuser de tenir compte de ces documents est le fait qu’ils ne constituaient pas une « preuve nouvelle », au sens de l’alinéa 113a) de la LIPR, étant donné qu’ils étaient antérieurs à la décision de la SAR.

[81]  Quand un demandeur veut invoquer un document qui fait partie du CND à l’appui d’une demande d’ERAR, il n’est pas utile de se demander si le document peut être admis comme « preuve nouvelle ». Les articles 170 et 171 de la LIPR font une distinction entre la « preuve » testimoniale ou documentaire et « les faits généralement reconnus et les renseignements ou opinions qui sont du ressort de sa spécialisation » (celle de la CISR). La condition de la nouveauté prévue à l’alinéa 113a) s’applique à la preuve, mais pas aux faits reconnus et aux connaissances spécialisées. Comme je l’ai déjà mentionné, il est préférable de considérer que le CND contient des faits généralement reconnus ou des connaissances spécialisées.

[82]  En fait, il serait illogique d’assujettir l’étude d’un document à l’étape de l’ERAR à la condition que la SPR ou la SAR l’ait expressément mentionné dans leur décision respective. Il se peut que la SPR ou la SAR ne fasse pas mention d’un document pertinent pour une foule de motifs. En l’espèce, par exemple, la SPR et la SAR n’étaient pas appelées à se pencher sur la question de la protection de l’État, étant donné qu’elles ont conclu que Mme Magonza n’était pas crédible. La situation serait également injuste si les agents d’ERAR pouvaient s’en remettre aux documents que contient le CND uniquement pour réfuter les arguments des demandeurs, comme ils le font fréquemment, mais non pour les appuyer, même si on leur en faisait la demande expresse.

[83]  Pour ces motifs, je conclus qu’il était déraisonnable que l’agent d’ERAR refuse de prendre en considération le rapport du CEDEF ainsi que la RDI de 2015. Étant donné que ces documents sont suffisants pour me permettre de disposer de l’affaire, je n’ai pas à me pencher sur la question du refus de l’agent d’ERAR de tenir compte de nombreux documents sur la situation dans le pays qui ne faisaient pas partie du CND et qui étaient antérieurs à la décision de la SAR.

(2)  La lecture sélective de la preuve

[84]  Le principal motif justifiant la conclusion relative à la protection de l’État paraît être l’interprétation que l’agent d’ERAR a faite de la preuve sur la situation dans le pays. L’agent s’en est remis à un seul document, à savoir le rapport de 2016 du Département d’État des États‑Unis sur la situation des droits de la personne en Tanzanie. L’unique passage cité à l’appui de la conclusion de l’agent est le suivant :

[traduction

Le gouvernement déploie certains efforts pour lutter contre la violence envers les femmes. Les activités prévues dans le cadre du plan d’action national pour la prévention et la répression de la violence contre les femmes et les enfants (2001‑2015) se sont poursuivies. La police a ouvert 417 bureaux à l’intention des femmes et des enfants dans les régions de tout le pays pour soutenir les victimes et réagir face aux crimes pertinents. Les femmes toléraient souvent la maltraitance conjugale sur de longues périodes avant de demander le divorce, parce qu’elles craignaient des représailles, la perte de soutien, la honte et les pressions familiales. À Zanzibar, aux guichets uniques d’Unguja et de Pemba, les victimes peuvent recevoir des services de santé, du counselling, de l’aide juridique et une recommandation à la police.

[85]  C’est ce qui paraît avoir servi de fondement à la conclusion de l’agent selon laquelle [traduction« [b]ien que je reconnaisse que la protection policière en Tanzanie n’est pas parfaite, la recherche démontre que le gouvernement essaie de faire changer les choses ». Comme je l’ai déjà mentionné, il s’agit d’un énoncé fautif du critère relatif à la protection de l’État.

[86]  Mais le problème est plus profond. Le passage cité par l’agent est simplement une réserve de peu d’importance par rapport à ce qui représente à tous autres égards une condamnation sévère de la manière dont la police tanzanienne traite les victimes de violence fondée sur le sexe. Les passages ci‑dessous donnent une idée plus fidèle de la teneur du rapport du Département d’État :

[traduction

Les problèmes les plus répandus dans le pays en matière de droits de la personne étaient […] la violence fondée sur le sexe, y compris le viol, la violence familiale […]

Dans certains cas, le gouvernement a pris des mesures pour faire enquête sur des agents qui avaient commis des actes de violence et pour les poursuivre, mais en général, l’impunité était répandue dans la police et les autres forces de sécurité ainsi qu’au sein des organes civils du gouvernement.

[…]

La violence familiale envers les femmes demeurait répandue et la police faisait rarement enquête sur les cas de cette nature. […]

Les pressions culturelles, familiales et sociales empêchaient souvent les femmes de dénoncer les sévices, y compris les viols ainsi que les cas de violence familiale, et les autorités poursuivaient rarement les personnes qui maltraitaient les femmes. Les proches des victimes, comme les membres de leur famille et leurs amis, étaient les plus susceptibles d’être les auteurs de ces actes. Bon nombre de ceux‑ci qui ont comparu devant la Cour ont été libérés en raison de la corruption dans le système judiciaire, de l’absence de preuve, d’enquêtes médiocres et d’une conservation inadéquate de la preuve.

[87]  Ces énoncés mènent à la conclusion selon laquelle la protection de l’État pour les victimes de violence fondée sur le sexe est inefficace en Tanzanie. Par contre, le passage cité par l’agent d’ERAR énonce simplement un fait, sans faire l’appréciation de l’efficacité du plan d’action du gouvernement ou des [traduction« bureaux à l’intention des femmes ». Il était donc déraisonnable de la part de l’agent de s’en remettre à une citation isolée du rapport pour étayer une conclusion qui est tout à fait à l’opposé des conclusions du rapport.

[88]  Ma conclusion est soutenue par le rapport du CEDEF et par la RDI de 2015, que l’agent d’ERAR aurait dû prendre en considération, comme je l’ai déjà mentionné. En ce qui concerne la violence fondée sur le sexe en Tanzanie, le CEDEF est arrivé aux conclusions suivantes :

22. En dépit des mesures prises pour prévenir et combattre la violence à l’égard des femmes, comme l’élaboration et la mise en œuvre du plan d’action national pour la prévention et la répression de la violence contre les femmes et les enfants (2001‑2015) en Tanzanie continentale et à Zanzibar et la mise en place de bureaux spécifiques dans les principaux postes de police sur tout le territoire de l’État partie pour traiter les affaires impliquant des femmes et des enfants victimes de sévices, le Comité se déclare vivement préoccupé par :

a) Les nombreux cas de violence à l’égard des femmes, notamment la violence sexuelle et familiale;

b) L’absence de loi générale érigeant en infraction toutes les formes de violence à l’égard des femmes et prévoyant l’aide aux victimes;

c) L’absence de dispositions spécifiques sur la violence familiale, y compris le viol conjugal, dans le Code pénal;

d) L’impunité pour les auteurs de ces actes de violence et la réticence des filles victimes de violence sexuelle à signaler à la police les sévices subis par crainte d’une stigmatisation sociale;

e) L’insuffisance des services de protection, de soutien et de réadaptation mis à la disposition des femmes et des filles victimes d’actes de violence.

[89]  Ce passage indique d’abord que les [traduction« bureaux à l’intention des femmes » qu’a invoqués l’agent pour conclure que la protection de l’État était adéquate n’avaient pas réussi à faire diminuer la violence fondée sur le sexe, de l’avis du CEDEF. Qui plus est, le CEDEF insiste sur l’impunité dont jouissent les auteurs d’actes de violence et sur la protection insuffisante à la disposition des victimes.

[90]  En outre, la RDI que la Direction de la recherche de la CISR a préparée en 2015 contient les affirmations suivantes qui remettent sérieusement en question l’efficacité de la protection de l’État :

D’autres sources citent les raisons suivantes pour expliquer pourquoi les femmes ne signalent pas les incidents de violence conjugale : la peur de subir des représailles de la part de leur époux (LHRC et ZLSC mars 2014, 167; É.‑U. 25 juin 2015, 22), la crainte de perdre un soutien économique (ibid.; HDT juin 2011, 6) et le désir de protéger leurs enfants (ibid.; LHRC et ZLSC mars 2014, 167).

[…]

Des sources affirment que la corruption au sein des forces policières de la Tanzanie constitue un obstacle pour les femmes qui veulent signaler les incidents de violence conjugale (DW 3 déc. 2013; McCleary‑Sills et al. mars 2013, 51). Selon le rapport rédigé par l’ICRW, il est arrivé que des agents de police aient refusé d’ouvrir un dossier au nom des victimes, même après avoir reçu un pot‑de‑vin (ibid.). Il est écrit dans l’East African Bribery Index 2014 publié par Transparency International (TI) que les forces policières de la Tanzanie sont l’organisme le plus corrompu du pays (TI 2014, 38).

[91]  Il est vrai que l’appréciation de la preuve est une tâche qui relève principalement des décideurs en matière d’immigration et d’asile, comme les agents d’ERAR. Cela ne signifie pas que notre Cour n’interviendra jamais. L’appréciation de la preuve par l’agent doit toujours satisfaire aux conditions énoncées dans l’arrêt Dunsmuir en matière de transparence et d’intelligibilité. Elle doit appartenir aux issues raisonnables.

[92]  À cet égard, il convient de faire une distinction entre les situations dans lesquelles la preuve est véritablement partagée et oblige l’agent à trancher, d’une part, et les cas où la preuve établit sans l’ombre d’un doute que la protection de l’État est inadéquate, mais où l’agent s’accroche à une réserve ou à un aspect positif mineur dans la preuve pour arriver à la conclusion contraire, d’autre part. La présente affaire fait partie de ces derniers cas, et non des premières situations ci‑dessus. Cela signifie que la décision a été prise sans égard à la preuve et qu’elle n’appartient pas aux issues raisonnables. De plus, compte tenu de la solidité de la preuve favorable à la conclusion contraire, l’agent devait analyser cette preuve et expliquer pourquoi il ne l’acceptait pas. L’omission de le faire rend la décision déraisonnable : Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF), aux paragraphes 14 à 17; Whyte c British Columbia (Superintendent of Motor Vehicles), 2013 BCCA 454.

[93]  En fait, notre Cour est souvent intervenue pour renverser des conclusions relatives à la protection de l’État qui étaient fondées sur une lecture sélective de la preuve ayant trait à la situation dans le pays (voir, par exemple, Richards c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1363, aux paragraphes 18 à 21; Vargas Bustos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 114, au paragraphe 39; Dinartes, au paragraphe 25).

(3)  L’inférence déraisonnable

[94]  La décision de l’agent d’ERAR contient un autre aspect problématique. L’agent a [traduction« fortement souligné » l’intervention du conseil municipal et l’enquête de la police à la suite de la plainte de la mère de Mme Magonza concernant le premier incident. L’agent a conclu que les documents présentés à cet égard [traduction« indiqu[aient] que l’application régulière de la loi exist[ait] en Tanzanie et que la protection de l’État y [était] accessible ».

[95]  Il s’agit d’une inférence, d’une déduction de faits inconnus à partir de faits connus. Tirer une inférence fait partie du rôle de l’agent d’ERAR, dans la mesure où il agit de manière raisonnable. L’inférence en l’espèce est problématique, parce que l’agent a omis d’apprécier la distinction entre ce que la police dit et ce qu’elle fait. C’est ce qui a rendu son inférence déraisonnable.

[96]  Quand la preuve établit de façon écrasante que les policiers ne prennent pas au sérieux la violence fondée sur le sexe, le simple fait qu’ils aient recueilli une plainte ne peut pas étayer une inférence voulant que la protection de l’État soit adéquate. En fait, à l’exception d’une lettre de la police indiquant que l’enquête se poursuivait et qu’elle s’attendait à porter des accusations, rien ne donne à penser que la police a fait quoi que ce soit pour protéger la mère de Mme Magonza. Nous ne savons pas avec certitude que M. Haule n’a jamais été poursuivi, mais le fait qu’il est retourné harceler la mère de Mme Magonza après que cette lettre eut été rédigée tend à démontrer que la police n’a rien fait.

D.  Conclusion sur la protection de l’État

[97]  L’analyse que l’agent d’ERAR a réalisée à propos de la protection de l’État est minée par deux erreurs fondamentales : l’agent n’a pas appliqué le critère énoncé dans la jurisprudence constante de notre Cour et il a fait abstraction, sans énoncer de motifs, de l’ensemble de la preuve concernant l’inefficacité de la police tanzanienne quand il s’agit de protéger les victimes de violence fondée sur le sexe. De plus, l’agent a déraisonnablement conclu que la plainte faite à la police par Mme Sanga constituait une preuve de protection adéquate de l’État.

IV.  Conclusion

[98]  Étant donné que le traitement par l’agent d’ERAR du risque de persécution pour Mme Magonza et de la protection de l’État est déraisonnable, la décision dans son ensemble est déraisonnable. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie, et l’affaire sera renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1506-18

  LA COUR STATUE :

1.  que la demande de contrôle judiciaire est accueillie;

2.   que l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision;

3.  qu’aucune question n’est certifiée.

« Sébastien Grammond »

Juge

COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

IMM‑1506‑18

 

INTITULÉ :

MAGRETH BENARD MAGONZA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 novembre 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DU JUGEMENT ET DES  MOTIFS :

LE 7 JANVIER 2019

 

COMPARUTIONS :

Chelsea Peterdy

 

POUR LA demanderesse

 

David Joseph

 

POUR Le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bureau du droit des réfugiés/

Aide juridique de l’Ontario

Toronto (Ontario)

 

POUR LA demanderesse

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR Le défendeur

 

 

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