Décisions de la Cour fédérale

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Date : 20181214


Dossier : T‑449‑17

Référence : 2018 CF 1269

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 14 décembre 2018

En présence de madame la juge Mactavish

ENTRE :

FARMOBILE, LLC

demanderesse et

défenderesse reconventionnelle

et

FARMERS EDGE INC.

défenderesse et

demanderesse reconventionnelle

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  Je suis saisie de deux appels interjetés à l’encontre d’ordonnances rendues par une protonotaire dans le contexte d’une action en contrefaçon de brevet. Le premier appel est déposé par la demanderesse, qui interjette appel du refus de la protonotaire de radier des parties de la défense modifiée de la défenderesse. Le deuxième appel est interjeté par la défenderesse à l’encontre d’ordonnances radiant des parties de sa demande reconventionnelle et le refus de suspendre la présente instance en attendant l’issue d’une procédure qui doit être intentée dans un autre ressort.

[2]  La question centrale à trancher dans les deux appels concerne la compétence de la Cour fédérale à trancher des questions liées à la propriété de brevet alors que la Cour devra examiner des questions contractuelles dans le cadre du règlement du présent litige.

[3]  Pour les motifs dont l’exposé suit, on ne m’a pas persuadée que la protonotaire a commis une erreur lorsqu’elle a rendu les ordonnances en question. En conséquence, les deux appels seront rejetés.

I.  Le critère applicable aux requêtes en radiation

[4]  Une requête en radiation ne sera accueillie que lorsqu’il est évident et manifeste que l’action ne saurait aboutir, les faits allégués dans la déclaration étant tenus pour avérés : Hunt c Carey Canada Inc., [1990] 2 RCS 959, 74 DLR (4e) 321. En d’autres termes, il doit être établi que la demande ne présente aucune possibilité raisonnable d’être accueillie : R. c Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, au paragraphe 17, [2011] ACS no 42.

[5]  Le critère du caractère « évident et manifeste » s’applique à une requête en radiation lorsque la Cour n’a pas compétence en la matière. C’est‑à‑dire que l’absence de compétence doit être évidente et manifeste pour justifier la radiation d’un acte de procédure à une étape préliminaire : Windsor (City) c Canadian Transit Co., 2016 CSC 54, au paragraphe 24, [2016] 2 RCS 617 [Windsor Bridge]; Kainaiwa Nation (Blood Tribe) c Canada, 2018 CAF 83, au paragraphe 20, [2018] ACF no 454.

II.  La norme de contrôle applicable

[6]  Je suis d’accord avec les parties pour dire que la norme de contrôle applicable aux ordonnances discrétionnaires d’un protonotaire radiant ou refusant de radier un acte de procédure est établie par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Corporation de soins de la santé Hospira c Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, aux paragraphes 64 et 68, [2017] 1 RCF 331.

[7]  C’est‑à‑dire que la Cour ne doit pas intervenir dans des décisions comme celles en litige en l’espèce à moins que la décision en cause n’ait été fondée sur une erreur manifeste et dominante concernant les faits ou fondée sur un mauvais principe ou qu’elle soit erronée en droit.

III.  La défense modifiée devrait‑elle être radiée?

[8]  Comme je l’ai déjà mentionné, l’action de la demanderesse vise une contrefaçon de brevet. En répondant à la demande, la défenderesse a affirmé que son produit ne contrefaisait pas le brevet en litige. Elle a affirmé, en outre, que, elle, et non la demanderesse, était la propriétaire légitime du brevet en litige puisque tous les droits de l’invention revendiquée dans le brevet en vertu d’une série d’ententes écrites et implicites lui avaient été conférés.

[9]  À l’appui de cette dernière allégation, la défenderesse a fait valoir que deux des trois inventeurs nommés de l’invention revendiquée dans le brevet ont signé des ententes de confidentialité et de non‑concurrence en vertu desquels ils ont cédé tous les droits et les intérêts relatifs à la propriété intellectuelle à une entreprise appelée Crop Ventures Inc., qui est le prédécesseur en titre de la défenderesse, ou à la société mère de Crop Ventures Inc.

[10]  La défenderesse a également fait valoir que le troisième inventeur était partie à un contrat de travail conclu avec Crop Ventures Inc., en vertu duquel il a accepté de signer l’entente standard de la société en matière de renseignements exclusifs et d’invention. Même si cette dernière entente n’a jamais été officiellement signée, la défenderesse soutient que le troisième inventeur a néanmoins [traduction] « accepté implicitement les modalités de l’entente en matière de renseignements exclusifs et d’invention ».

[11]  Enfin, la défenderesse fait valoir que lorsqu’elle a acheté Crop Ventures Inc. en 2015, le directeur général de Crop Ventures Inc. (qui aurait également participé à l’invention) et Crop Ventures Inc. Elle‑même lui ont cédé la propriété de l’invention revendiquée dans le brevet.

[12]  Aux fins des présents motifs, les ententes mentionnées dans les trois paragraphes ci‑dessus seront appelés collectivement les « contrats ».

[13]  Invoquant les alinéas 221a) et c) des Règles des Cour fédérales, DORS/98‑106, la demanderesse a demandé de radier les paragraphes de la défense modifiée portant sur la question de la propriété au motif qu’ils concernent des réclamations contractuelles qui outrepassent la compétence de la Cour.

[14]  La protonotaire a conclu que la [traduction] « nature essentielle » de l’action principale constituait un litige relatif à un brevet et que la déclaration était fondée sur le droit relevant de la compétence de la Cour fédérale. Même si certaines questions contractuelles ont effectivement été soulevées dans la défense modifiée, elles servaient de bouclier contre l’action en contrefaçon de brevet et elles étaient accessoires à la nature première de la demande.

[15]  En conséquence, la protonotaire a conclu que, même si des questions contractuelles ont été invoquées dans la défense modifiée, elles n’écartaient la compétence de la Cour pour connaître de l’affaire. Citant l’arrêt ITO‑International Terminal Operators Ltd. c Miida Electronics Inc., [1986] 1 RCS 752, aux pages 781 et 782, 28 DLR (4e) 641, la protonotaire a conclu que la Cour peut interpréter et appliquer le droit provincial aux instances qui sont par ailleurs fondées sur le droit fédéral et qui relèvent de la compétence de la Cour. En conséquence, la protonotaire a conclu que les parties contestées de la défense modifiée relevaient de la compétence de la Cour et la requête en radiation de la demanderesse a donc été rejetée.

[16]  La demanderesse soutient que la protonotaire a commis une erreur lorsqu’elle a refusé de radier la défense modifiée en mettant indûment l’accent sur la réparation demandée par la défenderesse plutôt que sur la nature essentielle de l’acte de procédure. Si elle l’avait fait, selon la demanderesse, elle aurait conclu que les faits et les questions invoqués dans la défense modifiée exigeaient que la Cour détermine la propriété du brevet en fonction de l’interprétation des contrats. Selon la demanderesse, la décision relative à la propriété du brevet n’est donc pas secondaire ou accessoire aux autres questions invoquées dans la défense modifiée, mais constitue uniquement une question d’interprétation contractuelle concernant des droits civils et de propriété. Par conséquent, cette décision outrepasse la compétence de la Cour fédérale.

[17]  Les parties s’entendent pour dire qu’aucune décision de la Cour ou d’un autre tribunal ne s’applique directement, c’est‑à‑dire, des décisions concernant une action en contrefaçon de brevet où il est invoqué dans la défense que la défenderesse et non la demanderesse est la propriétaire légitime d’une invention revendiquée dans un brevet. Il existe toutefois un certain nombre de décisions dans lesquelles des questions contractuelles sont soulevées dans le contexte de litiges dont est saisie la Cour, y compris des litiges relatifs à des brevets. Elles nécessitent un examen afin de décider si la protonotaire a appliqué les bons principes juridiques pour arriver à sa décision.

[18]  Le point de départ de mon analyse est la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kellogg Company c Kellogg, [1941] SCR 242, [1941] 2 DLR 545. Kellogg concernait une action devant la Cour de l’Échiquier qui devait décider qui était le premier inventeur d’une invention, à savoir un employeur ou son ancien employé. Selon un des autres arguments présentés par la société, même si l’employé était en fait l’inventeur, la société en était néanmoins la propriétaire en vertu des modalités du contrat de travail conclu avec l’employé.

[19]  La Cour de l’Échiquier a conclu que la demande concernait une question contractuelle à l’égard de laquelle la Cour n’avait pas compétence et elle l’a radiée. La Cour suprême n’était pas du même avis et a décidé que, même si la Cour de l’Échiquier n’avait pas compétence pour trancher une question concernant une question contractuelle entre deux personnes, l’objet visé par l’allégation de la société dans cette affaire [traduction] « ne concern[ait] que de façon incidente le contrat d’emploi ». La question principale en litige dans l’affaire était une question de droit des brevets : aux pages 249 et 250. En conséquence, la demande a été maintenue.

[20]  Le principe établi dans l’arrêt Kellogg, à savoir que la Cour (ou son prédécesseur, la Cour de l’Échiquier) peut régler des questions contractuelles soulevées dans une action dont le caractère véritable relève de la compétence de la Cour a été suivi dans une série de décisions, y compris l’arrêt ITO, susmentionné, au paragraphe 30; Lawther c 424470 B.C. Ltd. (1995), 60 CPR (3d) 510, [1995] ACF no 549; Axia Inc. c Northstar Tool Corp., 2005 CF 573, aux paragraphes 17 à 19, [2005] ACF no 708; R.L.P. Machine & Steel Fabrication Inc. c Ditullio, 2001 CFPI 245, au paragraphe 36, 12 CPR (4e) 15; Salt Canada Inc. c Baker, 2016 CF 830, au paragraphe 21, 140 CPR 4e) 213; et Alpha Marathon Technologies Inc. c Dual Spiral Systems Inc., 2017 CF 1119, au paragraphe 64, [2017] ACF no 1197.

[21]  La Cour d’appel fédérale a appliqué l’arrêt Kellogg dans une décision concernant un brevet et a conclu que la Cour fédérale avait compétence, malgré le fait que la question en litige dans cette affaire concernait l’interprétation d’un contrat – un accord de règlement : Allergan c Apotex Inc., 2015 CF 367, aux paragraphes 32 et 33, 130 CPR (4e) 472, inf. pour d’autres motifs, mais conf. quant à la question concernant la compétence, 2016 CAF 155, aux paragraphes 11 à 13, 399 DLR (4e) 549.

[22]  La Cour d’appel fédérale a reconnu dans l’arrêt Allergan que le droit des contrats relève normalement de la compétence provinciale. Toutefois, elle a décidé que la Cour a compétence « lorsque la question du droit des contrats dont la Cour est saisie s’inscrit dans une question sur laquelle la Cour fédérale a compétence légale, il existe des règles de droit fédérales essentielles pour se prononcer sur l’affaire qui sont valides aux termes du partage constitutionnel des pouvoirs » : au paragraphe 13, où elle cite l’arrêt ITO, susmentionné, et l’arrêt Windsor Bridge.

[23]  La Cour a fait en outre fait remarquer dans Allergan que, selon l’article 20 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, et du paragraphe 54(2) de la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P‑4, la Cour fédérale a compétence en matière d’actions en contrefaçon de brevet. En fait, il n’est pas contesté en l’espèce qu’une action en contrefaçon de brevet relève nettement de la compétence de la Cour fédérale en vertu du critère à trois volets établi dans l’arrêt ITO.

[24]  La demanderesse affirme que, même si l’arrêt Kellogg n’a pas été expressément infirmé, il a été supplanté par la jurisprudence plus récente. En mentionnant la jurisprudence invoquée par la défenderesse, la demanderesse indique que les jugements Lawther, susmentionné, R.L.P. Machine & Steel Fabrication Inc., susmentionné, Axia, susmentionné, Salt Canada Inc., susmentionné, et Alpha Marathon, susmentionné, concernaient tous des questions de propriété qui ne pouvaient être résolues qu’en faisant référence aux questions contractuelles et que dans chaque jugement, les demandes ont été radiées parce qu’elles outrepassaient la compétence de la Cour.

[25]  Il existe toutefois une distinction importante entre les jugements mentionnés par la demanderesse et l’espèce. Dans chacun des jugements susmentionnés, une instance avait été intentée par un demandeur qui cherchait à faire appliquer un droit à une invention revendiquée dans un brevet, en fonction d’un supposé droit contractuel au brevet en cause. C’est‑à‑dire que l’instance concernait un droit sur un bien fondé sur un contrat. Il s’est simplement avéré que le bien en cause était un brevet.

[26]  En d’autres termes, pour reprendre les termes de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Innotech Pty. Ltd. c Phoenix Rotary Spike Harrows Ltd., 74 CPR (3d) 275, au paragraphe 4, 215 NR 397, les contrats en litige dans les jugements susmentionnés servaient « d’épée », de fondement à une demande de recours contre la partie intimée, plutôt que de servir de « bouclier » ou de moyen de défense contre une revendication de brevet.

[27]  Ces propos devraient être mis en contraste avec l’espèce, où l’action de la demanderesse vise une contrefaçon de brevet, et où, selon la nature essentielle du moyen de défense invoqué par la défenderesse dans sa défense modifiée, elle n’a pas contrefait le brevet de la demanderesse, en partie parce qu’elle en est la propriétaire légitime. Un plaidoyer de non‑contrefaçon relève incontestablement de la compétence de la Cour.

[28]  La présente espèce s’apparente donc plutôt à l’affaire Titan Linkabit Corp. c S.E.E. See Electronic Engineering Inc. (1992), 44 CPR (3d) 469, 58 FTR. 1. Dans cette affaire, la demanderesse demandait de radier des parties d’une défense et d’une demande reconventionnelle au motif qu’elles concernaient une relation contractuelle entre une des demanderesses et les défenderesses. En faisant remarquer que les litiges contractuels ne sont pas rares dans les litiges relatifs à la propriété intellectuelle, la Cour a décidé qu’un tel litige ne fera pas obstacle à la compétence de la Cour, pourvu que l’objet de l’action concerne principalement un brevet, une marque de commerce ou un droit d’auteur : au paragraphe 8.

[29]  La Cour a conclu que l’action en cause dans Titan Linkabit était fondée sur le droit d’auteur et que les paragraphes contestés dans la défense renvoyaient incidemment au contrat conclu entre les parties, non pas pour présenter une action en dommages‑intérêts pour rupture de contrat, mais pour appuyer la défense de non‑contrefaçon. Ces propos sont également applicables en l’espèce.

[30]  La demanderesse a tenté de distinguer la présente espèce de Titan Linkabit et de trois autres jugements invoqués par la défenderesse, à savoir Innotech, susmentionné, Spangler Candy Company Inc. c Karma Candy Inc., 2013 CF 253, 123 CPR (4e) 81; et McCracken c Watson (c.o.b. Watson Machinery Co.), [1932] Ex. CR 83. Selon la demanderesse, ces jugements se distinguent de la présente espèce puisqu’elles concernent des plaidoyers de non‑contrefaçon au motif que la défenderesse avait utilisé l’invention revendiquée dans le brevet conformément aux modalités d’une licence. La demanderesse accepte qu’un plaidoyer fondé sur une utilisation conformément à une licence constitue un moyen de défense reconnu contre une action en contrefaçon devant la Cour fédérale.

[31]  En fait, la demanderesse a d’abord affirmé qu’il n’existait que trois moyens de défense possibles contre une action en contrefaçon de brevet, à savoir la non‑contrefaçon, l’invalidité et l’utilisation conformément à une licence, et que la propriété d’un brevet ne constitue pas un moyen de défense contre une action en contrefaçon de brevet. Toutefois, lorsqu’elle a été interrogée sur ce point, la défenderesse a atténué cet argument en affirmant que, même si la propriété constitue effectivement un moyen de défense contre une action en contrefaçon de brevet, cet argument ne peut pas être invoqué devant la Cour.

[32]  Je ne m’accorde pas avec la demanderesse pour dire que le fait que les quatre jugements susmentionnés concernaient des plaidoyers relatifs à des licences, plutôt que la propriété, permet de les distinguer de la présente l’espèce. Une licence est, après tout, simplement une forme de contrat. Afin de décider si la Cour a compétence pour connaître d’une affaire donnée, la question ne vise pas la nature du contrat en litige; il s’agit plutôt de savoir si les questions contractuelles soulevées dans le plaidoyer contesté ont trait à la nature essentielle de la demande ou si elles y sont accessoires.

[33]  Les jugements Titan Linkabit, Spangler et McCracken sont donc entièrement conformes aux principes discutés ci‑dessus. Le jugement Innotech est une décision de la Cour d’appel fédérale et, en conséquence, il mérite un commentaire particulier.

[34]  Le jugement Innotech concernait une requête en radiation d’une demande reconventionnelle déposée en lien avec une action en contrefaçon de brevet. il est assez semblable à la présente espèce, à savoir qu’une défenderesse a répondu à une déclaration en alléguant dans sa défense qu’elle n’a pas commis de contrefaçon puisqu’elle a agi en tout temps en vertu d’une licence valide, un plaidoyer qui était au cœur de sa défense. La défenderesse a également déposé une demande reconventionnelle demandant une déclaration quant à la validité de la licence, des injonctions ordonnant son application et des dommages‑intérêts pour la violation alléguée de la licence par la demanderesse.

[35]  Je reviendrai au jugement Innotech lorsque je discuterai de la requête en radiation de la demande reconventionnelle. Il suffit de dire à ce stade que la Cour d’appel fédérale a autorisé le plaidoyer fondé sur la licence dans la défense puisqu’il servait de bouclier contre une action en contrefaçon et qu’il lui était accessoire. La même chose peut être dite en l’espèce.

IV.  Conclusion à l’égard de l’appel de la demanderesse

[36]  Il ressort clairement de l’examen des motifs de la protonotaire qu’elle a bien compris les principes juridiques énoncés ci‑dessus et qu’elle a appliqué ces principes pour décider s’il était évident et manifeste que la défense modifiée outrepassait la compétence de la Cour.

[37]  Après avoir examiné la défense modifiée, la protonotaire a décidé que la nature essentielle de l’action était une contrefaçon de brevet et que les questions contractuelles revendiquées dans la défense à l’action principale étaient accessoires à la question relative à la contrefaçon. En conséquence, elle a conclu qu’il n’était pas évident et manifeste que la Cour n’avait pas compétence pour examiner l’aspect contractuel de la défense modifiée de la défenderesse.

[38]  Il était tout à fait loisible à la protonotaire de parvenir à ses conclusions fondées sur l’acte de procédure en cause, et la demanderesse n’a pas établi que le refus de la protonotaire de radier la défense modifiée était entaché d’une erreur manifeste et dominante concernant la nature de la défense modifiée. En conséquence, l’appel interjeté par la demanderesse est rejeté.

V.  Appel interjeté par la défenderesse contre l’ordonnance radiant certaines parties de sa demande reconventionnelle modifiée

[39]  En réponse à l’action en contrefaçon de brevet intentée par la demanderesse, la défenderesse a déposé une demande reconventionnelle en affirmant que, selon les contrats, elle était la propriétaire légitime du brevet en litige. La demanderesse a également demandé la radiation d’importantes parties de la demande reconventionnelle modifiée en affirmant encore une fois qu’elles outrepassaient la compétence de la Cour puisqu’elles concernaient des questions contractuelles.

[40]  La protonotaire a conclu que la demande reconventionnelle modifiée devait être examinée séparément de la défense modifiée, en tant qu’action indépendante. Elle a conclu que la « nature essentielle » de la demande reconventionnelle ne concernait pas la contrefaçon d’un brevet, mais plutôt une demande de déclaration portant que la défenderesse est la propriétaire du brevet. Elle a conclu, en outre, que l’ordonnance corrélative demandée en vertu de l’article 52 de la Loi sur les brevets était assujettie à ce que la défenderesse établisse d’abord qu’elle est la propriétaire légitime du brevet en litige et qu’elle devrait donc être indiquée comme telle dans les registres du Bureau canadien des brevets.

[41]  Après avoir examiné la jurisprudence pertinente, la protonotaire a conclu que la Cour fédérale n’avait évidemment et manifestement pas compétence à l’égard des parties contestées de la demande reconventionnelle modifiée et qu’elles devraient donc être radiées.

[42]  La défenderesse interjette appel de cette décision en affirmant que la protonotaire a commis une erreur lorsqu’elle a décidé que la demande reconventionnelle modifiée devait être examinée séparément de la défense modifiée afin de décider si les paragraphes pertinents de la demande reconventionnelle modifiée outrepassaient la compétence de la Cour.

[43]  La défenderesse soutient que la protonotaire a commis une autre erreur lorsqu’elle a fait une distinction entre les allégations concernant la propriété figurant dans la défense modifiée et les allégations semblables formulées dans la demande reconventionnelle. À l’appui de cette prétention, la défenderesse fait valoir que la protonotaire a commis une erreur lorsqu’elle a invoqué la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Innotech, qui, à son avis, se distingue de la présente espèce. Contrairement à la situation en l’espèce, les questions contractuelles figurant dans la demande reconventionnelle dans l’arrêt Innotech étaient invoquées en vue d’obtenir des recours contractuels qui ne découlaient pas de la Loi sur les brevets et ne relevaient donc pas de la compétence de la Cour fédérale.

[44]  Contrairement à la situation dans l’arrêt Innotech, la défenderesse indique que, en l’espèce, les parties contestées de la demande reconventionnelle modifiée ne constituent pas une action « indépendante » en violation de contrat, mais plutôt une demande de réparation au titre de l’article 52 de la Loi sur les brevets et de l’article 20 de la Loi sur les Cours fédérales.

[45]  La défenderesse ne m’a pas convaincue que la protonotaire a commis une erreur lorsqu’elle a conclu que les parties contestées de la demande reconventionnelle modifiée devraient être radiées.

[46]  En premier lieu, la jurisprudence établit clairement qu’il n’est pas nécessaire qu’une demande reconventionnelle soit examinée séparément d’une défense, à titre d’action « indépendante » : Innotech, précité, au paragraphe 4. C’est‑à‑dire que, quand bien même l’action principale tombe carrément sous la compétence de la Cour, la compétence de la Cour pour entendre une demande reconventionnelle doit également faire l’objet d’un examen indépendant, étant donné qu’il s’agit d’une réclamation distincte : Laboratoires Quinton Internationale S.L. c Biss, 2010 CF 358, au paragraphe 7, [2010] ACF no 413.

[47]  En conséquence, la protonotaire n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a procédé sur une telle base.

[48]  En outre, il ressort clairement de l’examen de la demande reconventionnelle modifiée que, même si une réparation est demandée au titre de l’article 52 de la Loi sur les brevets, l’acte de procédure est néanmoins fondé sur le contrat. Il concerne un litige contractuel portant sur la question de savoir si les contrats établissent que la défenderesse est propriétaire du brevet. En conséquence, la protonotaire n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a conclu que la « nature essentielle » de la demande reconventionnelle modifiée ne visait pas la contrefaçon de brevet, mais plutôt une action contractuelle en vue d’obtenir une déclaration portant que la défenderesse est la propriétaire légitime du brevet.

[49]  Je ne suis pas non plus convaincue que la protonotaire a commis une erreur lorsqu’elle a fait une distinction entre les allégations concernant la propriété figurant dans la défense modifiée et les allégations semblables formulées dans la demande reconventionnelle.

[50]  Tout comme dans l’arrêt Innotech, les questions contractuelles figurant dans la demande reconventionnelle modifiée en cause en l’espèce servent d’« épée » et non de « bouclier », comme c’est le cas pour la défense modifiée. La protonotaire n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a conclu qu’il est évident et manifeste que la Cour n’a pas compétence pour juger les parties contestées de la demande reconventionnelle modifiée et que ces arguments doivent être radiés, puisque la réparation demandée dans la demande reconventionnelle modifiée dépend d’une décision préalable concernant les droits conférés par les contrats et leur interprétation relève clairement du droit des contrats plutôt que du droit des brevets.

[51]  Je fais remarquer que cette issue est conforme avec plusieurs des jugements cités antérieurement, y compris à chacun des jugements suivants : Lawther, R.L.P. Machine & Steel Fabrication Inc., Axia et Salt. Chacun de ces jugements concernait des demandes présentées au titre de l’article 52 de la Loi sur les brevets en vue de faire modifier les registres du Bureau des brevets afin d’indiquer que le demandeur était le propriétaire légitime du brevet en litige. Même si chacune des demandes visait à obtenir une réparation au titre de l’article 52 de la Loi sur les brevets, dans chacun de ces jugements, la demande a été radiée au motif que l’action était fondée sur le droit des contrats plutôt que sur le droit des brevets. Il en va de même en l’espèce.

[52]  Je suis d’accord avec la défenderesse pour dire que le résultat de la radiation de la demande reconventionnelle modifiée et du maintient des parties contestées de la défense modifiée pourraient entraîner des inconvénients et pourraient avoir pour conséquence que la défenderesse ait à intenter une deuxième instance devant une cour supérieure provinciale pour faire valoir ses réclamations contractuelles. Toutefois, comme le faisait observer la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Innotech, les inconvénients ne peuvent pas fonder la Cour à se déclarer compétente lorsque cette compétence n’existe pas par ailleurs : au paragraphe 5.

VI.  Requête en sursis

[53]  En plus de répondre à la requête en radiation des parties de la défense modifiée et de la demande reconventionnelle modifiée de la défenderesse déposée par la demanderesse, la défenderesse a déposé sa propre requête devant la protonotaire. Elle demandait une ordonnance enjoignant, si la Cour décidait qu’une partie ou la totalité de la défense modifiée et de la demande reconventionnelle devrait être radiée, que les actes de procédure soient radiés dans leur ensemble ou, subsidiairement, que l’instance soit suspendue en attendant que la question de la propriété soit tranchée par une autre cour.

[54]  La défenderesse a soutenu qu’il serait [traduction] « très préjudiciable et inefficace sur le plan judiciaire » qu’elle défende l’action principale à l’aide d’une défense modifiée dont certaines parties ont été radiées et que la demande reconventionnelle modifiée soit examinée séparément de l’action principale.

[55]  Vu sa conclusion selon laquelle la défense modifiée pouvait être maintenue et que la défenderesse pouvait présenter son moyen de défense fondé sur la propriété, la protonotaire a refusé de suspendre l’action principale. Elle a conclu, en outre, que la défenderesse n’avait pas établi qu’elle subirait un préjudice irréparable si on laissait l’action principale suivre son cours jusqu’à l’instruction, malgré le fait que les parties contestées de la demande reconventionnelle modifiée ont été radiées. Elle a conclu que, au mieux, cela pourrait occasionner un inconvénient à la défenderesse, mais ne constituerait pas un préjudice irréparable. La protonotaire a conclu, en outre, que cela créerait une injustice pour la demanderesse si toute l’instance était suspendue en attendant l’issue de la demande reconventionnelle modifiée devant un tribunal compétent puisque la demanderesse ne serait pas en mesure de donner suite à son action en contrefaçon de brevet devant la Cour sans retard injustifiable.

[56]  En conséquence, la requête en sursis de la défenderesse a été rejetée.

[57]  Devant la Cour, la défenderesse a fait valoir qu’il serait extrêmement préjudiciable et qu’elle subirait un préjudice irréparable si elle devait défendre l’action principale à l’aide de sa défense modifiée dont une partie a été radiée puisqu’elle ne serait pas en mesure d’invoquer un moyen de défense clé contre une action en contrefaçon de brevet qu’elle pourrait par ailleurs invoquer, à savoir qu’elle était la propriétaire légitime du brevet en litige.

[58]  Toutefois, tout en affirmant qu’il s’agirait d’un inconvénient si elle devait donner suite à son action contractuelle dans un autre forum, la défenderesse a reconnu devant moi qu’un tel inconvénient ne constituerait pas un préjudice irréparable justifiant l’octroi d’un sursis.

[59]  Ayant conclu que la protonotaire n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a conclu que la défenderesse pouvait effectivement invoquer la défense fondée sur la propriété formulée dans la défense modifiée devant la Cour, il s’ensuit que la protonotaire n’a pas commis d’erreur non plus lorsqu’elle a rejeté la requête en sursis au motif que la défenderesse n’avait pas établi qu’elle subirait un préjudice irréparable si elle devait donner suite à son action contractuelle devant un autre tribunal.

VII.  Conclusion

[60]  Pour ces motifs, je suis convaincue que la protonotaire n’a pas mal apprécié les faits en l’espèce et qu’elle n’a pas non plus commis d’erreur de droit et qu’elle n’a pas appliqué les mauvais principes afin de décider si elle devait exercer son pouvoir discrétionnaire pour radier la défense et la demande reconventionnelle modifiée en cause en l’espèce. Elle n’a pas non plus commis d’erreur lorsqu’elle a refusé de suspendre l’instance. Par conséquent, les deux appels sont rejetés.

VIII.  Dépens

[61]  À la demande des parties, aucuns dépens ne sont adjugés pour l’instant. Si les parties ne sont pas en mesure de parvenir à une entente concernant les dépens des présents appels, elles peuvent présenter de brèves observations écrites sur la question et une ordonnance sera alors prononcée.


ORDONNANCE dans le dossier T‑449‑17

LA COUR STATUE que :

  1. Les deux appels sont rejetés.

  2. Au besoin, les parties peuvent présenter de brèves observations concernant les dépens relatifs aux présents appels.

« Anne L. Mactavish »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 9e jour de janvier 2019.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑449‑17

 

INTITULÉ :

FARMOBILE. LLC c FARMERS EDGE INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 5 décembre 2018

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA JUGE MACTAVISH

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 14 décembre 2018

 

COMPARUTIONS :

Scott E. Foster

Melissa A. Binns

 

POUR LA DEMANDERESSE et

DÉFENDERESSE RECONVENTIONNELLE

 

Lynda K. Troup

Bailey J. Harris

 

Pour la défenderesse et

DEMANDERESSE RECONVENTIONNELLE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gowlings WLG (Canada) LLP

Avocats

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LA DEMANDERESSE et

DÉFENDERESSE RECONVENTIONNELLE

 

Thompson Dorfman Sweatman srl

Avocats

Winnipeg (Manitoba)

 

Pour la défenderesse et

DEMANDERESSE RECONVENTIONNELLE

 

 

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