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Date : 20190109


Dossier : IMM-2446-18

Référence : 2019 CF 23

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 9 janvier 2019

En présence de madame la juge en chef adjointe

ENTRE :

SAMIR MAHIL AHMED BELLA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  Monsieur Samir Mahil Ahmed Bella, 28 ans, est un citoyen du Soudan qui a fui son pays natal et a demandé l’asile au Canada. Il est en désaccord avec la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés (SPR) a rejeté sa demande d’asile au motif qu’il n’avait pas établi de façon crédible qu’il risquait d’être persécuté par les forces de sécurité nationales du Soudan en raison de ses opinions politiques pro-Darfour.

II.  Faits

[2]  Le demandeur vient d’Omdurman, dans la province de Khartoum, au Soudan. Dans son exposé circonstancié, il explique que, lorsqu’il fréquentait l’école secondaire, il a commencé à assister à des réunions politiques secrètes avec des étudiants du Darfour. Le 5 décembre 2005 (alors qu’il était âgé de 15 ans), il a participé à une réunion à l’Université de Khartoum qui a fait l’objet d’une rafle des forces de sécurité nationales du Soudan et de la police. Le demandeur a été accusé d’œuvrer contre le gouvernement et a été torturé, battu et électrocuté. Il a signé de force une déclaration dans laquelle il affirmait qu’il abandonnerait toute activité politique.

[3]  Le demandeur indique que, pour éviter la conscription et d’autres démêlés avec les autorités, sa famille avait pris des dispositions pour qu’il fasse ses études en Inde, où il a obtenu un baccalauréat ès sciences en technologie de l’information à l’Université Sikkim Manipal, à Pune.

[4]  En 2011, il est retourné au Soudan après la signature du Document de Doha pour la paix au Darfour. Toutefois, il a continué de participer à des réunions politiques secrètes en opposition au gouvernement. En 2012, les forces de sécurité nationales ont investi une réunion à laquelle il participait. Trois de ses collègues ont été arrêtés, mais il est parvenu à s’enfuir. Il s’est d’abord rendu chez un ami dans la ville d’El-Gadarif, avant de se cacher chez des parents à lui dans la ville de Singa. Le demandeur affirme qu’il est parvenu à quitter le pays grâce aux relations de son oncle.

[5]  Il s’est rendu au Canada, où il a présenté une demande d’asile.

III.  Décision contestée

[6]  Le 19 avril 2018, la demande d’asile du demandeur a été rejetée par la SPR, qui a formulé un ensemble de conclusions défavorables sur la crédibilité relativement à diverses dates contradictoires dans l’exposé circonstancié et le témoignage du demandeur. La SPR a conclu que le demandeur n’était pas crédible en ce qui concerne ses opinions politiques, un élément central de sa demande.

[7]  De plus, le demandeur n’est pas parvenu à fournir d’explications quant aux différentes incohérences concernant les périodes où il aurait étudié en Inde.

[8]  Par exemple, dans le formulaire de renseignements personnels (FRP), il est indiqué que le demandeur s’est rendu en février 2008 à Pune, en Inde, pour poursuivre ses études, et qu’il est retourné au Soudan en janvier 2011. Le demandeur a affirmé au tribunal avoir en fait étudié en Inde pendant cinq ou six ans, ce qui contredit les renseignements contenus dans le FRP. Il a ensuite indiqué au tribunal qu’il s’était rendu en Inde en 2006, ou peut-être en 2007, après avoir terminé ses études secondaires. Bref, le demandeur a fourni trois années différentes pour le début de ses études en Inde et il n’a pas été en mesure d’indiquer la période de temps passée là-bas.

[9]  Le demandeur a aussi présenté un diplôme de l’Université Sikkim Manipal à Pune, en Inde, lequel était censé démontrer qu’il avait obtenu un baccalauréat ès sciences en technologie de l’information en avril 2018. Cependant, le demandeur ne peut pas avoir obtenu son diplôme en avril 2008, car le FRP indique qu’il s’est rendu pour la première fois en Inde en février 2008.

[10]  De l’avis de la SPR, il s’agissait d’incohérences importantes.

[11]  En ce qui a trait à la réunion secrète qui aurait eu lieu à l’Université de Khartoum en décembre 2005, la SPR a estimé que, lors de son témoignage, le demandeur avait tenu des propos vagues sur ce qu’il avait réellement fait durant la réunion. Selon la conclusion de la SPR, il n’était pas crédible qu’un garçon de 15 ans soit actif sur le plan politique au sein d’un groupe d’étudiants à l’université.

[12]  De plus, le demandeur n’était pas en mesure d’articuler ses idées clairement concernant ses activités politiques.

[13]  La SPR n’était pas persuadée que le demandeur avait été détenu et torturé. D’abord, le demandeur affirme avoir été marqué sur le plan psychologique par cette expérience et n’en avoir parlé à personne, pas même à son avocat. Cependant, la SPR a estimé que son témoignage à cet égard n’avait aucun sens, puisque l’incident présumé était décrit dans l’exposé circonstancié du formulaire Fondement de la demande d’asile. Bien que le demandeur affirme avoir été marqué par l’incident, il n’a pas cherché à consulter un psychologue ni à recevoir un traitement médical durant son séjour au Canada, car, selon lui, dans sa culture, « consulter un psychologue signifie que l’on est malade ».

[14]  De l’avis de la SPR, le demandeur ne semblait pas véritablement avoir été victime de torture, car il maîtrisait parfaitement l’anglais et parlait avec assurance. Il ne paraissait pas davantage se préoccuper des contradictions dans son témoignage au cours de l’audience. Par conséquent, la SPR a conclu qu’il avait falsifié son témoignage pour renforcer sa demande d’asile.

[15]  La SPR a relevé que le demandeur n’avait eu aucun démêlé durant la période entre l’incident présumé de 2005 et le moment où il s’était rendu en Inde en 2008. Cependant, sa famille a quand même pris des dispositions pour lui permettre d’étudier à l’étranger.

[16]  Dans son exposé circonstancié, le demandeur d’asile a écrit avoir a décidé de retourner au Soudan après qu’[traduction] « un accord a été signé entre certaines factions des forces de combat du Darfour à Doha, au Qatar ». Le demandeur a quitté l’Inde en janvier 2011, mais la conférence à l’origine du Document de Doha pour la paix au Darfour a eu lieu en mai 2011, et le protocole n’a été signé qu’en juillet 2011. Pour justifier cette incohérence, le demandeur a affirmé que, en janvier 2011, il avait suffisamment confiance dans le succès des négociations pour retourner au Soudan. La SPR a conclu que cette explication était une autre invention.

[17]  La SPR a souligné que le demandeur n’avait eu aucun démêlé à son retour au Soudan en 2011, et qu’il n’avait même pas eu à faire son service militaire obligatoire. La SPR n’a pas retenu l’explication du demandeur selon laquelle, en raison de son absence prolongée, il n’était plus une personne d’intérêt aux yeux du gouvernement ou des forces de sécurité. De plus, cette explication ne concorde pas avec l’affirmation voulant que, s’il retournait au Soudan, il serait immédiatement arrêté et persécuté. La SPR ne croyait pas que le demandeur ait jamais été une personne d’intérêt pour le gouvernement ou les forces de sécurité, et elle a conclu qu’il n’avait participé à aucune autre réunion politique en 2012.

IV.  Questions en litige et norme de contrôle

[18]  La présente demande de contrôle judiciaire ne soulève qu’une seule question :

La SPR a-t-elle commis une erreur susceptible de contrôle dans l’évaluation de la crédibilité du demandeur?

[19]  La question en litige est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, et un degré élevé de déférence doit être accordé aux conclusions de la SPR relatives à la crédibilité (Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1379, aux paragraphes 33 et 34).

V.  Analyse

[20]  À mon avis, la SPR avait tout lieu de conclure que le demandeur n’était pas un témoin crédible et d’écarter son témoignage. Compte tenu des propos vagues, des incohérences, des contradictions et des omissions présents en grand nombre dans le témoignage et la preuve documentaire du demandeur, il était raisonnable pour la SPR de ne pas croire le demandeur concernant les éléments centraux de sa demande.

[21]  Lorsque l’on a demandé au demandeur de préciser quand il avait quitté le Soudan pour poursuivre ses études en Inde, il a fourni plusieurs dates différentes, soit 2005, 2011, 2006 et 2007, avant d’opter pour février 2008. De plus, le demandeur a fourni la copie d’un diplôme qu’il affirme avoir obtenu de l’Université Sikkim Manipal, et dont la date de délivrance est 2008. Or il est impossible que le demandeur ait commencé ses études en février 2008 et obtenu son diplôme en avril 2008. En outre, bien qu’il soutienne être retourné au Soudan en 2011, il a affirmé, dans son témoignage, n’être en mesure de fournir [traduction] « aucune explication valable » concernant la période de 2008 à 2011.

[22]  Lors de l’audience, l’avocat du demandeur a concédé que, selon les documents figurant au dossier, il était impossible de déterminer combien de temps le demandeur avait passé en Inde. Toutefois, le demandeur soutient que la SPR n’a pas expliqué en quoi cette question était pertinente par rapport à sa crainte d’être persécuté au Soudan ou aux incidents à l’origine de cette crainte; autrement dit, il affirme que le temps passé en Inde n’est pas pertinent quant à sa demande d’asile.

[23]  Le temps que le demandeur a passé en Inde n’est peut-être pas un élément central de sa demande, mais il est essentiel pour lui d’établir incontestablement qu’il se trouvait au Soudan au moment où il soutient avoir été persécuté par les autorités soudanaises. Par ailleurs, plus il aurait passé de temps au Soudan sans y être persécuté par les autorités, moins il serait susceptible de faire l’objet de persécution si on devait l’y renvoyer.

[24]  C’est pourquoi je partage l’avis du défendeur, à savoir que la présence du demandeur au Soudan était essentielle pour établir qu’il avait bel et bien été détenu et qu’il risquait d’y être persécuté.

[25]  Pour ce qui est de l’incident de 2005, la SPR a été en mesure d’évaluer le comportement du demandeur lors de l’audience et a conclu qu’il inventait son témoignage au fur et à mesure que les questions lui étaient posées. Par exemple, il a d’abord dit que la réunion secrète avait eu lieu dans une pièce, puis il a changé son témoignage et a affirmé que la réunion s’était tenue dans un hall d’entrée. Les propos vagues et l’accumulation d’incohérences, de contradictions et d’omissions ont permis à la SPR de conclure, avec raison, que le récit du demandeur n’était pas crédible. Dans son témoignage, le demandeur a tenu des propos limités et très vagues concernant sa participation aux réunions à l’Université de Khartoum :

[traduction]

COMMISSAIRE : D’accord. Parlez-moi de la réunion qui avait été organisée.

DEMANDEUR : Eh bien, il s’agit d’une réunion des Fils du Darfour, qui se rencontrent toutes les deux semaines ou chaque… Cela varie, et nous discutons de solutions et nous tentons de trouver des solutions pacifiques aux situations qui se présentent, simplement pour sensibiliser les gens à la situation au Darfour.

COMMISSAIRE : De quelle façon sensibilisez-vous les gens?

DEMANDEUR : Parfois, d’autres personnes se joignent à la réunion et ils écoutent. Nous expliquons simplement ce qui se passe là-bas et nous tentons de trouver des solutions, comme des solutions pacifiques à la situation.

[26]  De plus, le demandeur n’a fourni aucun élément de preuve, autre que son témoignage, pour prouver qu’il avait, comme il l’affirmait, participé à ces réunions. Dans ce contexte, il était raisonnable pour la SPR de rejeter son témoignage en se fondant en partie sur son âge et sur le fait qu’il n’avait pas décrit de façon précise ces réunions ou sa participation à celles-ci.

[27]  La SPR a également estimé que la version du demandeur concernant son retour au Soudan en 2011 n’était pas crédible. Bien que, au départ, le demandeur ait affirmé, dans son témoignage, qu’il était revenu au Soudan en janvier 2011 en raison de la conclusion d’un accord de paix relatif à la situation au Darfour, le Document de Doha pour la paix au Darfour a été parachevé en mai 2011, soit cinq mois après le retour du demandeur au Soudan, et n’a été signé qu’en juillet 2011. Il était raisonnable pour la SPR de conclure que le demandeur n’était pas crédible lorsqu’il a changé sa version pour affirmer qu’il était retourné au Soudan car il savait qu’un accord de paix serait signé.

[28]  Compte tenu de l’absence de preuve documentaire démontrant que le demandeur a déjà été actif sur le plan politique, la SPR avait tout lieu de ne pas croire qu’il avait poursuivi sa participation aux réunions politiques secrètes en 2012 et qu’il avait évité de justesse d’être capturé.

[29]  La SPR a raisonnablement conclu que le demandeur n’a pas établi qu’il risquait d’être persécuté ou d’être personnellement exposé à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités, ou encore d’être soumis à la torture.

VI.  Conclusion

[30]  Pour ces motifs, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Les parties n’ont proposé aucune question de portée générale à des fins de certification, et les faits de l’espèce n’en soulèvent aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2446-18

LA COUR STATUE que :

  1. la demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Jocelyne Gagné »

Juge en chef adjointe

Traduction certifiée conforme

Ce 11e jour de janvier 2019.

Nicolas Bois, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2446-18

INTITULÉ :

SAMIR MAHIL AHMED BELLA C LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

le 5 décembre 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE EN CHEF ADJOINTE GAGNÉ

DATE DES MOTIFS :

le 9 janvier 2019

COMPARUTIONS :

Ronald Poulton

POUR LE DEMANDEUR

Christopher Ezrin

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

D. Clifford Luyt

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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