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Date : 20190103


Dossier : IMM‑840‑18

Référence : 2019 CF 6

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 3 janvier 2019

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

ABUBEKER ARAFA,

RIMA MOHAMMEDBERHAN,

AMIN ABUBEKER,

SABRINA ABUBEKER

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Les demandeurs, une famille de quatre personnes, demandent le contrôle judiciaire d’une décision rendue à la suite d’un nouvel examen (la décision) par la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. La SAR a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) qui avait statué que les demandeurs n’avaient pas qualité de réfugiés au sens de la Convention ni de personnes à protéger au sens des articles 96 et 97, respectivement, de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). La SAR a conclu que les demandeurs n’avaient pas réussi à établir leur identité à titre de ressortissants de l’Érythrée. La présente demande de contrôle judiciaire est introduite au titre du paragraphe 72(1) de la LIPR.

[2]  Les demandeurs ont produit devant la SAR dix‑huit documents comme éléments de preuve supplémentaires de leur identité nationale respective. La SAR a apprécié la recevabilité de la preuve nouvelle des demandeurs, en vertu du paragraphe 110(4) de la LIPR, et elle a admis cinq des dix‑huit documents. Je conclus qu’il était déraisonnable de la part de la SAR d’exclure un certain nombre des documents présentés par les demandeurs. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

I.  Le contexte

[3]  Comme je l’ai mentionné ci‑dessus, les demandeurs composent une famille de quatre personnes : M. Abubeker Arafa (le demandeur principal), Mme Rima Mohammedberhan, son épouse, ainsi qu’Amin et Sabrina Abubeker, leurs enfants. Les demandeurs prétendent qu’ils sont des citoyens de l’Érythrée. Ils affirment également qu’ils sont d’origine ethnique jebertie, une minorité opprimée en Érythrée.

[4]  Le demandeur principal déclare qu’il a été arrêté, détenu et torturé par les autorités érythréennes entre décembre 2014 et juillet 2015. Il a été détenu et maltraité en raison de son appartenance présumée au parti Al‑Nahda, un parti politique créé par des Jebertis de souche pour faire opposition au gouvernement.

[5]  En décembre 2015, les demandeurs ont fui l’Érythrée en direction du Canada via le Soudan avec l’aide d’un passeur. Ils sont arrivés au Canada le 26 février 2016 et ils ont présenté une demande d’asile le 7 avril 2016.

[6]  Le demandeur principal craint d’être persécuté par les autorités érythréennes en raison de ses opinions politiques alléguées. Mme Mohammedberhan craint d’être harcelée, maltraitée et violée par des représentants du gouvernement si elle retourne en Érythrée. Les demandeurs craignent également des représailles de la part des autorités érythréennes, parce qu’ils sont des réfugiés qui ont illégalement quitté le pays.

[7]  Voici les antécédents procéduraux des demandeurs au Canada :

Date

 

Antécédent procédural

Description supplémentaire

8 juin 2016

Audience relative à la reconnaissance du statut de réfugié des demandeurs. La SPR rejette la demande des demandeurs.

 

La SPR a conclu que les demandeurs manquaient de crédibilité et n’avaient pas réussi à établir leur identité respective.

23 juin 2016

 

Décision écrite de la SPR.

BLANK

11 juillet 2016

Les demandeurs se pourvoient en appel devant la SAR.

 

BLANK

1er novembre 2016

Première décision de la SAR.

La SAR a rejeté l’appel et a confirmé les conclusions de la SPR en ce qui concerne la crédibilité et l’identité.

 

23 novembre 2016

Les demandeurs déposent une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la première décision de la SAR.

BLANK

13 février 2017

Jugement sur consentement de la Cour fédérale.

 

La Cour fédérale a renvoyé l’affaire à la SAR pour nouvel examen.

30 janvier 2018

Décision de la SAR sur le nouvel examen.

La SAR a rejeté l’appel pour le motif que les demandeurs n’avaient pas établi leur identité respective en tant que ressortissants érythréens.

 

21 février 2018

Les demandeurs déposent une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de la SAR sur le nouvel examen.

 

BLANK

15 juin 2018

La Cour fédérale autorise le contrôle judiciaire de la décision de la SAR sur le nouvel examen.

 

BLANK

II.  La décision de la SPR

[8]  La SPR a rejeté la demande d’asile des demandeurs dans une décision datée du 23 juin 2016. Le tribunal a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi leur identité respective, soit au moyen d’une preuve documentaire, soit par leurs témoignages à l’audience de la SPR.

[9]  Les questions déterminantes dont la SPR était saisie étaient l’identité ainsi que la crédibilité en ce qui concerne l’identité respective des demandeurs. Le tribunal a fait remarquer qu’il incombait aux demandeurs de produire des documents acceptables permettant d’établir leur identité (art. 106 de la LIPR et art. 11 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012‑256). Leurs certificats de naissance étaient les seuls documents d’identité que les demandeurs ont présentés à la SPR. Les quatre certificats de naissance ont été délivrés le 14 octobre 2015. Le demandeur principal a déclaré sous serment qu’ils n’avaient pas quitté l’Érythrée avec leurs certificats de naissance, mais qu’ils avaient demandé ultérieurement à son frère de les lui faire parvenir du Soudan. Le frère avait obtenu les certificats de la mère du demandeur principal en Érythrée. La SPR a indiqué qu’il était raisonnable de présumer que les demandeurs avaient fui l’Érythrée avec leurs certificats de naissance, compte tenu de l’importance que revêt la documentation de l’identité en Érythrée. La SPR a également passé en revue la façon dont les demandeurs avaient obtenu leurs certificats de naissance. Le demandeur principal a déclaré sous serment qu’ils n’avaient pas été obligés de présenter de pièces d’identité pour se procurer les certificats. La SPR a conclu que la méthode décrite par les demandeurs n’était pas compatible avec la preuve de nationalité objective, qui indiquait qu’une preuve d’identité était exigée.

[10]  La SPR a jugé non crédibles le témoignage du demandeur principal et celui de Mme Mohammedberhan en ce qui concerne leur identité respective. Le tribunal a relevé des incohérences entre les renseignements fournis par le demandeur dans le formulaire Fondement de la demande d’asile (formulaire FDA) et son témoignage, et elle a affirmé que la déposition du demandeur principal en ce qui a trait à sa carte d’identité nationale (ID) n’était pas crédible. La SPR a jugé flou le témoignage de Mme Mohammedberhan au sujet de son identité nationale.

[11]  Les demandeurs ont produit deux lettres émanant de l’Association of Eritrean Jeberti Canada (l’Association) qui confirmaient que les demandeurs adultes étaient des Érythréens appartenant au groupe ethnique minoritaire des Jebertis. Le tribunal a accordé peu de force probante aux lettres, étant donné qu’elles étaient très brèves et qu’elles n’indiquaient pas comment l’Association avait pu confirmer l’identité des demandeurs.

[12]  En dernier lieu, la SPR a accordé une certaine force probante à un relevé de notes produit par Mme Mohammedberhan le matin de l’audience, mais elle a ajouté qu’il n’était pas suffisant pour établir son identité.

[13]  La SPR s’est interrogée sur l’absence de tout autre document d’identité. Le tribunal n’a pas admis l’explication des demandeurs sur les raisons pour lesquelles ils n’avaient aucun autre document en leur possession alors qu’ils avaient essentiellement vécu toute leur vie en Érythrée. Au bout du compte, la SPR n’a pas admis le témoignage du demandeur principal en ce qui concerne le voyage des demandeurs au Canada ni sa preuve sur le traitement vécu par sa famille en Érythrée; elle a relevé des embellissements importants dans son témoignage, des incohérences par rapport à son formulaire FDA et une absence de preuve corroborante au sujet de la façon dont il a recueilli les fonds nécessaires pour se rendre au Canada.

III.  La première décision de la SAR

[14]  La première décision de la SAR a été annulée sur consentement des parties par une ordonnance du juge Southcott, de la Cour, datée du 13 février 2017. Le dossier des demandeurs a été renvoyé pour nouvel examen devant un tribunal différemment constitué de la SAR.

IV.  La décision de la SAR attaquée

[15]  La décision attaquée est celle qui est datée du 30 janvier 2018 et qui a été rendue à la suite du nouvel examen fait par la SAR. La SAR a rejeté l’appel des demandeurs et a confirmé la décision de la SPR statuant que les demandeurs n’avaient pas qualité de réfugiés au sens de la Convention ni de personnes à protéger.

[16]  La SAR a commencé par se pencher sur la recevabilité de dix‑huit documents produits en nouvelle preuve par les demandeurs. Le tribunal a pris en considération la nouvelle preuve proposée en tenant compte des exigences du paragraphe 110(4) de la LIPR et elle a admis cinq des dix‑huit documents. Je vais examiner attentivement l’exclusion par la SAR de la nouvelle preuve des demandeurs dans la section analyse du présent jugement.

[17]  Les demandeurs ont fait valoir quatre arguments dans leur appel à la SAR :

  1. La SPR est arrivée à des conclusions inappropriées et manifestement injustes en matière de crédibilité contre Mme Mohammedberhan, qui souffrait de douleurs associées au travail de l’accouchement lors de l’audience;

  2. La preuve dont la SPR était saisie suffisait à établir l’identité des demandeurs;

  3. La preuve nouvelle soumise à la SAR et le dossier dont la SAR était saisie établissent de manière suffisante l’identité des demandeurs en tant que citoyens érythréens;

  4. La question de savoir si la SAR devrait tenir une audience en vertu du paragraphe 110(6) de la LIPR?

[18]  La SAR a statué que la SPR n’avait pas porté atteinte à l’équité procédurale et n’avait pas commis d’erreur dans ses conclusions sur la crédibilité en ce qui concerne Mme Mohammedberhan. Le tribunal a passé en revue le déroulement de l’audience de la SPR et a conclu que la SPR avait judicieusement tenu compte du fait que Mme Mohammedberhan était indisposée pendant l’audience. Le tribunal de la SPR a offert de prendre des pauses et a demandé à maintes reprises si Mme Mohammedberhan se sentait assez bien pour poursuivre l’audience. La SAR était également du même avis que la SPR quant à son appréciation du témoignage de Mme Mohammedberhan. La SAR a insisté sur le fait que Mme Mohammedberhan n’a pas fait preuve d’imprécision tout au long de sa déposition. Son témoignage est plutôt devenu flou quand on lui a demandé des précisions sur sa carte d’identité nationale. Ce qui a affaibli sa crédibilité, c’est son manque de clarté au sujet de la carte d’identité, de la durée de sa période de résidence en Érythrée sans carte d’identité et du moment où elle a perdu sa carte. La SAR n’a pas admis que l’état de Mme Mohammedberhan expliquait son témoignage flou.

[19]  La SAR a rejeté l’argument des demandeurs selon lequel les documents qu’ils avaient fournis à la SPR suffisaient à établir leur identité respective. La SAR a également conclu que la SPR n’a pas commis d’erreur dans ses conclusions concernant la crédibilité. Le tribunal a étudié la preuve de l’identité qui était devant la SPR ainsi que la nouvelle preuve qu’elle a admise. La SAR a formulé des conclusions détaillées en matière de crédibilité et, à l’instar de la SPR, elle a tiré un certain nombre d’inférences défavorables de l’exposé circonstancié et du témoignage du demandeur principal ainsi que des incohérences entre celui‑ci et les renseignements fournis figurant dans son formulaire FDA. La SAR s’est penchée avec grande attention sur les certificats de naissance des demandeurs. Le tribunal a étudié en détail la question de la délivrance de documents frauduleux en Érythrée et au Soudan, l’omission de la part des demandeurs d’emporter les certificats de naissance avec eux quand ils ont quitté l’Érythrée, la preuve objective de nationalité concernant l’obtention de certificats de naissance en Érythrée, la provenance des certificats de naissance et l’exposé circonstancié des demandeurs sur la façon dont les certificats leur avaient été envoyés ainsi que certaines questions soulevées à la face même des certificats de naissance. En conclusion, la SAR a accordé peu de force probante aux certificats de naissance pour établir que les demandeurs étaient des citoyens érythréens.

[20]  La SAR a accordé peu de force probante aux lettres de l’Association. Voici comment le tribunal s’est exprimé à ce sujet :

Je ne suis pas en mesure d’accorder un poids significatif à la lettre, car j’ignore si cette information a été déclarée par les appelants eux‑mêmes, ou comment l’organisation est arrivée à cette conclusion ni les méthodes qu’elle a employées pour conclure que les appelants sont Jebertis ou des citoyens érythréens.

[21]  La SAR a ensuite passé en revue un certain nombre d’incohérences entre les renseignements contenus dans le formulaire FDA du demandeur principal et le témoignage de celui‑ci. Le tribunal a tiré des inférences défavorables en ce qui concerne la crédibilité du demandeur principal en raison de ces incohérences et il a conclu que son témoignage n’équivalait pas à une simple explication des renseignements qui se trouvaient dans le formulaire FDA. La SAR a également évalué la façon dont la SPR a traité la carte d’identité nationale de la mère du demandeur principal, l’omission de la part des demandeurs de fournir leur certificat de mariage et l’omission par le demandeur principal de faire mention de sa carte d’identité nationale dans son formulaire FDA, les conclusions de la SPR concernant le témoignage du demandeur dans lequel il a expliqué leur voyage au Canada et le fait que les demandeurs ont fourni de la preuve en tigrinya, la langue la plus courante en Érythrée.

[22]  Après avoir pris en considération l’ensemble de la preuve, la SAR a conclu que les demandeurs « n’ont pas fourni assez de documents fiables et d’éléments de preuve crédibles pour établir leur identité en tant que citoyens érythréens conformément à l’article 106 de la LIPR et à la règle 11 des Règles de la Section de la protection des réfugiés ». Au bout du compte, la SAR a rejeté la demande d’audience des demandeurs en concluant que les critères énoncés au paragraphe 110(6) de la LIPR n’avaient pas été satisfaits.

V.  Les questions en litige

[23]  La question déterminante dont je suis saisie est la façon dont la SAR a traité les renseignements supplémentaires que les demandeurs ont fournis. Les demandeurs font valoir que la SAR a exclu les documents de manière inappropriée en se fondant sur une application restrictive du paragraphe 110(4) de la LIPR.

[24]  Les demandeurs soulèvent également les questions suivantes dans la présente demande :

  1. La SAR a‑t‑elle formulé des conclusions déraisonnables au sujet des douleurs associées au travail de l’accouchement que Mme Mohammedberhan a éprouvées lors de l’audience de la SPR ainsi que de leurs effets sur sa capacité de témoigner?

  2. La SAR a‑t‑elle porté atteinte au droit de Mme Mohammedberhan à l’équité procédurale en omettant de se pencher sur sa demande d’asile personnelle?

  3. La SAR a‑t‑elle commis une erreur dans son étude de la preuve dont elle était saisie et a‑t‑elle attaqué à tort la crédibilité des demandeurs?

  4. La SAR a‑t‑elle commis une erreur en omettant de tenir une audience en en vertu du paragraphe 110(6) de la LIPR?

[25]  Pour les motifs qui suivent, je conclus que la SAR a exclu de manière inappropriée un certain nombre des documents produits par les demandeurs. Dans son nouvel examen, la SAR devra apprécier les conclusions de la SPR en tenant compte de la nouvelle preuve. Le nouveau tribunal de la SAR rendra sa propre décision quant à l’identité, la preuve et la crédibilité de chacun des demandeurs, et il pourra confirmer la décision de la SPR, y substituer sa propre décision (al. 111(1)a) et b) de la LIPR) ou renvoyer l’affaire à la SPR (al. 111(1)c) et par. 111(2) de la LIPR). Selon ses conclusions concernant l’identité, le tribunal appréciera au fond les demandes d’asile des demandeurs, y compris la question de savoir si Mme Mohammedberhan a fait valoir une demande distincte de celle du demandeur principal. De plus, la SAR se penchera dans le cadre de son nouvel examen sur la question de la tenue d’une audience. Par conséquent, je ne tire aucune conclusion dans le présent jugement à l’égard des questions énoncées aux paragraphes 2, 3 et 4 ci‑dessus.

[26]  Je vais aborder un aspect des arguments des demandeurs qui porte sur la façon dont la SAR a traité Mme Mohammedberhan. Dans leur mémoire supplémentaire, les demandeurs affirment que la SAR a mis de côté la demande distincte de Mme Mohammedberhan, parce que la SAR ne l’a pas considérée [traduction« comme une demandeure de valeur égale à celle de son époux » et n’as estimé sa demande [traduction« pertinente ou digne d’être prise en considération isolément ». J’estime que ces allégations n’ont pas de fondement. La SAR ne s’est pas demandée si Mme Mohammedberhan avait fait valoir une demande distincte, étant donné qu’elle n’avait pas établi son identité. Dans le même ordre d’idées, la SAR n’a pas évalué le fondement de l’allégation de persécution et de mauvais traitements formulée par le demandeur principal parce qu’il n’avait pas établi son identité. Les demandeurs admettent précédemment dans le mémoire supplémentaire que les risques auxquels ils seraient exposés n’ont pas encore été appréciés. La SAR a méthodiquement soupesé les arguments et la preuve soumis par les demandeurs en ce qui concerne l’état de santé de Mme Mohammedberhan à l’audience de la SPR et les effets qu’il a pu avoir sur son témoignage. L’affirmation de la SAR qui figure au paragraphe 92 de sa décision et selon laquelle sa demande était fondée sur celle de son époux, est compatible avec l’affirmation dans le même sens formulée par la SPR ainsi qu’avec la déclaration de Mme Mohammedberhan à l’audience de la SPR selon laquelle ne faisait pas valoir une demande d’asile distincte.

VI.  La norme de contrôle applicable

[27]  L’interprétation par la SAR du paragraphe 110(4) de la LIPR est susceptible de contrôle par la Cour selon la norme de la décision raisonnable, conformément à la présomption voulant que l’interprétation par un organisme administratif de sa loi constitutive fasse l’objet de déférence par la cour de révision (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96, au par. 29 (Singh)). En conséquence, la décision ne pourra être annulée que si elle ne possède pas les attributs de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité ou si elle n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits propres au dossier des demandeurs et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au par. 47).

[28]  Dans leur mémoire supplémentaire, les demandeurs qualifient d’enjeu d’équité procédurale la question de savoir si la SAR a tiré des conclusions déraisonnables en ce qui concerne les douleurs associées au travail de l’accouchement éprouvées par Mme Mohammedberhan au cours de l’audience de la SPR. Dans sa plaidoirie, le conseil des demandeurs a fait valoir qu’il ne s’agissait pas d’une question concernant l’équité de la procédure suivie par la SPR, mais plutôt d’une question d’appréciation par la SAR du témoignage et de la crédibilité de Mme Mohammedberhan. Je suis du même avis que le conseil en ce qui concerne la qualification de la question. Je vais également passer en revue l’examen que la SAR a fait de la preuve et de la crédibilité selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica), 2016 CAF 93, au par. 35; Gebremichael c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 646, au par. 8).

VII.  Analyse

1.  Recevabilité de la preuve nouvelle des demandeurs – Paragraphe 110(4) de la LIPR

[29]  La question fondamentale à trancher dans le cadre du présent contrôle judiciaire est celle de la recevabilité de la preuve nouvelle produite par les demandeurs et dont l’admission a été en grande partie rejetée par la SAR en vertu du paragraphe 110(4) de la LIPR. La SAR a admis trois documents concernant l’état de santé de Mme Mohammedberhan pendant l’audience de la SPR ainsi que deux affidavits présentés par les demandeurs. Les documents suivants ont été jugés irrecevables par la SAR :

  1. L’affidavit du demandeur principal, daté du 6 janvier 2017;

  2. Les documents mentionnés ci‑dessous, qui ont été envoyés de l’Érythrée par la mère du demandeur principal le 15 juillet 2016 (documents de juillet 2016) :

  • a) Une copie de la carte d’identité nationale érythréenne du demandeur principal;

  • b) Une copie du permis de conduire du demandeur principal;

  • c) Une copie de la carte d’identité nationale érythréenne de la mère du demandeur principal;

  • d) Une copie du certificat de naissance de la mère du demandeur principal;

  • e) Une copie du passeport érythréen de la mère du demandeur principal;

  • f) Une copie du certificat de mariage des demandeurs;

  • g) Des photographies du demandeur principal en Érythrée et de recherches sur Google Maps et Google Landmarks correspondant aux photographies;

  • h) Une enveloppe envoyée par la mère du demandeur principal et contenant les documents susmentionnés (a) à g)), datée du 15 juillet 2016.

  1. Les documents suivants trouvés en Érythrée par un ami du demandeur principal pendant l’été 2017 (documents de l’été 2017) :

  • a) Le titre de propriété de la maison de la mère du demandeur principal;

  • b) Le dossier scolaire (2014‑2015) du demandeur mineur.

  1. Les affidavits de membres de la famille du demandeur principal, Saud Jemal Ibrahim et Jamal Sirag Abdullah (affidavits de novembre 2017).

[30]  Voici ce que prévoit le paragraphe 110(4) de la LIPR :

Éléments de preuve admissibles

Evidence that may be presented

 

(4) Dans le cadre de l’appel, la personne en cause ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet de sa demande ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’elle n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet.

 

(4) On appeal, the person who is the subject of the appeal may present only evidence that arose after the rejection of their claim or that was not reasonably available, or that the person could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection.

[31]  Les demandeurs allèguent que la SAR s’est livrée à une analyse trop zélée et microscopique de la preuve nouvelle par rapport aux exigences du paragraphe 110(4). Ils affirment qu’au cours de la période de trois mois entre le dépôt de leurs demandes d’asile (le 14 mars 2016) et la date de l’audience devant la SPR (le 8 juin 2016), ils n’ont pu obtenir qu’un certain nombre de leurs documents de l’Érythrée. D’autres documents, en particulier ceux qui ont été envoyés par la mère du demandeur principal en juin 2016, sont arrivés à peine 22 jours après la date de la décision de la SPR.

[32]  Les demandeurs formulent de nombreux arguments à l’appui de l’admission de la preuve nouvelle. Premièrement, ils font valoir que la SAR aurait dû prendre en considération le fait que les demandeurs ont fui l’Érythrée en courant de grands risques et en laissant derrière eux la totalité de leurs possessions et de leurs documents. En raison du délai serré de traitement de leurs demandes, leur date d’audience devant la SPR a été fixée moins de trois mois après le dépôt de celles‑ci. Ils avaient pourtant réussi à obtenir leurs certificats de naissance de l’Érythrée pendant cette période. Les demandeurs ont été forcés de s’en remettre à la mère âgée et malade du demandeur principal pour trouver et envoyer des documents supplémentaires. Elle l’a fait au bout d’un court délai (documents de juin 2016). Les demandeurs ont également expliqué l’arrivée tardive des documents de l’été 2017. Les demandeurs n’étaient pas au courant de l’existence de ces documents au moment de l’audience devant la SPR. Ils ont été trouvés après que le demandeur principal eut demandé à un ami de chercher d’autres documents. L’ami s’est rendu au domicile de la mère du demandeur principal au cours de l’été 2017 et il a trouvé les documents. En ce qui concerne les documents de novembre 2017, les demandeurs font valoir qu’ils se sont fiés à leur conseil au moment de l’instance devant la SPR, mais que celui‑ci ne les a pas informés qu’une preuve par affidavit pouvait être produite pour corroborer leur identité respective.

[33]  Les demandeurs font également valoir qu’à eux seuls, la force probante et le contenu de leur preuve nouvelle justifie l’admission des documents au titre du paragraphe 110(4). Ils invoquent la décision rendue par la Cour dans Acikgoz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 149, au paragraphe 25 (Acikgoz), à l’appui de l’argument selon lequel le « caractère nouveau » de la preuve pour les besoins d’une analyse au titre du paragraphe 110(4) peut être pris en compte pour le motif que la nouvelle preuve contredit la conclusion de fait de la SPR. Les demandeurs allèguent que leur preuve était nouvelle, étant donné que les documents contredisaient les conclusions de la SPR concernant leur identité ou qu’ils étaient inconnus ou inaccessibles par les demandeurs avant l’audience de la SPR. Ils affirment que la SAR jouissait d’une certaine souplesse dans l’application du paragraphe 110(4) et qu’elle aurait dû admettre leur preuve nouvelle, compte tenu des droits en jeu dans les demandes d’asile des demandeurs.

[34]  Pour apprécier comme il se droit les arguments des demandeurs, il faut d’abord établir les paramètres d’une analyse faite par la SAR au titre du paragraphe 110(4). Cette question a été étudiée à maintes reprises par la Cour et par la Cour d’appel fédérale.

[35]  Le paragraphe 110(4) de la LIPR déroge au principe général énoncé au paragraphe 110(3) selon lequel la SAR procède sans tenir d’audience en se fondant sur le dossier de la SPR. Les trois conditions qui doivent être remplies pour que la preuve soit recevable au titre du paragraphe 110(4) sont les suivantes :

  1. Les éléments de preuve sont survenus depuis le rejet de la demande par la SPR;

  2. Les éléments de preuve n’étaient pas normalement accessibles;

  3. Les éléments de preuve étaient normalement accessibles, mais le demandeur ne les aurait pas normalement présentés au moment du rejet.

[36]  La Cour d’appel fédérale s’est penchée sur la portée du paragraphe 110(4) en 2016 dans l’arrêt Singh. Le juge de Montigny a passé en revue les trois conditions d’admissibilité énoncées dans ce paragraphe et il a conclu ce qui suit (Singh, aux par. 35 et 36) :

[35] Ces conditions m’apparaissent incontournables et ne laissent place à aucune discrétion de la part de la SAR. D’une part, le texte même du paragraphe 110(4) précise que la personne en cause « ne peut présenter » (« may present only ») que des éléments de preuve qui entrent dans l’une ou l’autre de ces trois catégories, excluant du même coup tout autre élément de preuve. D’autre part, il ne faut pas perdre de vue que cette disposition déroge au principe général suivant lequel la SAR procède sans tenir d’audience en se fondant sur le dossier de la SPR (para. 110(3)) et doit pour ce motif être interprétée restrictivement. La juge semble d’ailleurs se rallier à cette approche, dans la mesure où elle précise que l’intimé « devait établir qu’on ne pouvait pas raisonnablement s’attendre à ce qu’il produise les nouveaux documents à l’audience devant la SPR » (para. 47). Si elle lui donne raison, en fin de compte, c’est parce que sa demande de déposer un nouvel élément de preuve relève clairement, selon elle, du champ d’application du paragraphe 110(4), « car elle satisfait à ses critères explicites » (para. 62).

[36] L’intimé et l’intervenante se sont appuyés sur l’arrêt Elezi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 240, [2008] 1 F.C.R. 365 [Elezi] ainsi que, dans une moindre mesure, sur l’arrêt Sanchez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 101, [2009] A.C.F. no 101, pour soutenir que la SAR peut tenir compte du caractère probant et crédible d’une preuve pour contrebalancer les exigences du paragraphe 110(4). Avec égards, je ne puis me ranger à cette interprétation.

[37]  Le juge de Montigny s’est ensuite penché sur l’application des facteurs énoncés dans l’arrêt Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385 (Raza), à l’interprétation du paragraphe 110(4). Dans l’arrêt Raza, la Cour d’appel fédérale a abordé la question de la recevabilité d’éléments de preuve dans le contexte d’un examen des risques avant renvoi (ERAR) et de l’alinéa 113a) de la LIPR et elle a statué comme suit (Raza, aux par. 13 et 14) :

[13] Selon son interprétation de l’alinéa 113a), cet alinéa repose sur l’idée que l’agent d’ERAR doit prendre acte de la décision de la SPR de rejeter la demande d’asile, à moins que des preuves nouvelles soient survenues depuis le rejet, qui auraient pu conduire la SPR à statuer autrement si elle en avait eu connaissance. L’alinéa 113a) pose plusieurs questions, certaines explicitement et d’autres implicitement, concernant les preuves nouvelles en question. Je les résume ainsi :

1. Crédibilité : Les preuves nouvelles sont‑elles crédibles, compte tenu de leur source et des circonstances dans lesquelles elles sont apparues? Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les considérer.

2. Pertinence : Les preuves nouvelles intéressent‑elles la demande d’ERAR, c’est‑à‑dire sont‑elles aptes à prouver ou à réfuter un fait qui intéresse la demande d’asile? Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les considérer.

3. Nouveauté : Les preuves sont‑elles nouvelles, c’est‑à‑dire sont‑elles aptes :

a) à prouver la situation ayant cours dans le pays de renvoi, ou un événement ou fait postérieur à l’audition de la demande d’asile?

b) à établir un fait qui n’était pas connu du demandeur d’asile au moment de l’audition de sa demande d’asile?

c) à réfuter une conclusion de fait tirée par la SPR (y compris une conclusion touchant la crédibilité)?

Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les considérer.

4. Caractère substantiel : Les preuves nouvelles sont‑elles substantielles, c’est‑à‑dire la demande d’asile aurait‑elle probablement été accordée si elles avaient été portées à la connaissance de la SPR? Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les considérer.

5. Conditions légales explicites :

a) Si les preuves nouvelles sont aptes à établir uniquement un fait qui s’est produit ou des circonstances qui ont existé avant l’audition de la demande d’asile, alors le demandeur a‑t‑il établi que les preuves nouvelles ne lui étaient pas normalement accessibles lors de l’audition de la demande d’asile, ou qu’il ne serait pas raisonnable de s’attendre à ce qu’il les ait présentées lors de l’audition de la demande d’asile? Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les considérer.

b) Si les preuves nouvelles sont aptes à établir un fait qui s’est produit ou les circonstances qui ont existé après l’audition de la demande d’asile, alors elles doivent être considérées (sauf si elles sont rejetées parce qu’elles ne sont pas crédibles, pas pertinentes, pas nouvelles ou pas substantielles).

[14] Les quatre premières questions, qui concernent la crédibilité, la pertinence, la nouveauté et le caractère substantiel, résultent implicitement de l’objet de l’alinéa 113a), dans le régime de la LIPR se rapportant aux demandes d’asile et aux examens des risques avant renvoi. Les questions restantes sont posées explicitement par l’alinéa 113a).

[38]  Le juge de Montigny a conclu que les critères de l’arrêt Raza sont pertinents dans le cadre d’une analyse au titre du paragraphe 110(4), tout en faisant ressortir le cadre législatif de la SAR et l’intention claire du législateur de circonscrire étroitement la production de nouveaux éléments de preuve devant la SAR. Il a affirmé que la crédibilité et la pertinence sont des conditions fondamentales de la recevabilité de toute preuve. Le juge de Montigny a ensuite fait remarquer que le critère de la nouveauté est en grande partie redondant dans le contexte des exigences explicites du paragraphe 110(4) et que la question du caractère substantiel peut nécessiter une adaptation en fonction des différences entre une décision rendue à la suite d’un ERAR et le mandat de la SAR quand elle est chargée de réviser une décision de la SPR. Il a également affirmé que les brefs délais qui sont impartis aux demandeurs d’asile pour présenter leur preuve ne font pas échec à l’intention du législateur de limiter la production de nouveaux éléments de preuve au moyen des conditions du paragraphe 110(4) (Raza, aux par. 54 et 63).

[39]  En ce qui concerne l’affaire dont je suis saisie, quatre groupes de documents sont en jeu : l’affidavit du demandeur principal daté du 6 janvier 2017, les documents de juin 2016, les documents de l’été 2017 et les affidavits de novembre 2017. Je conclus que les documents de juin 2016 ont été exclus irrégulièrement par la SAR. Je conclus en outre que l’affidavit du demandeur principal, les documents de l’été 2017 et les affidavits de novembre 2017 ne constituaient pas des éléments de preuve nouveaux au sens du paragraphe 110(4) de la LIPR et que la SAR n’a pas commis d’erreur en les excluant de son examen.

[40]  Même s’ils étaient accessibles ou s’ils existaient au moment de l’audience de la SPR, les documents de juin 2016 sont des documents qu’on ne se serait normalement pas attendu à voir les demandeurs présenter à la SPR. La mère du demandeur principal était âgée et atteinte d’incapacité. La SAR a indiqué que celle‑ci avait envoyé les certificats de naissance sans délai et elle n’a pas admis les arguments des demandeurs qui reposaient sur les difficultés éprouvées par la mère à réunir des documents supplémentaires et à les faire parvenir aux demandeurs au Canada. Toutefois, les certificats de naissance sont de toute évidence des documents d’identité. La mère a dû les reconnaître et a peut‑être présumé qu’ils identifiaient suffisamment les demandeurs. Le fait qu’il lui a fallu d’autres demandes et des délais additionnels pour trouver et réunir le reste des documents est raisonnable, compte tenu de sa situation en Érythrée. L’argument des demandeurs selon lequel ils ne savaient pas quels documents la mère leur avait envoyés avant qu’ils reçoivent les certificats de naissance, ce qui a nécessité la demande supplémentaire, est convaincant. Le délai dans l’envoi des documents était minime et il témoigne de la tentative continue de fournir des documents d’identité. Le commentaire de la SAR en ce qui concerne l’aide qu’aurait pu fournir la sœur du demandeur principal, qui vivait avec sa mère, est spéculatif. Rien dans la preuve au dossier ne démontre qu’elle était capable d’aider sa mère.

[41]  Je conclus que l’explication donnée par les demandeurs ainsi que le court délai qui a précédé l’envoi des documents de juin 2016 font partie des circonstances qu’avait envisagées le juge de Montigny dans son exposé sur la capacité limitée qu’a la SAR d’appliquer les conditions du paragraphe 110(4) avec plus ou moins de souplesse (Singh, au par. 64). Autrement dit, dans la situation des demandeurs et de la mère du demandeur principal, il n’était pas raisonnable de s’attendre à ce que les demandeurs présentent les documents à la SPR.

[42]  En concluant que les documents de juin 2016 sont recevables, je ne fais pas droit à l’argument des demandeurs selon lequel le simple volume et le contenu de la preuve qui se trouvait dans les documents avaient un caractère substantiel ou suffisaient pour que la preuve soit admise. Le juge de Montigny, dans l’arrêt Singh, et la juge Strickland, de la Cour, dans la décision Figueroa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 521 (Figueroa), ont indiqué clairement que la force probante et la crédibilité d’une preuve nouvelle dont le dépôt à la SAR est demandé au titre du paragraphe 110(4) ne sont pas pertinentes en ce qui concerne l’analyse des conditions obligatoires du paragraphe. La preuve proposée doit remplir les critères obligatoires. Voici comment la juge Strickland s’est exprimée à ce sujet (Figueroa, au par. 45) :

[45] Dans l’arrêt Singh CAF, la Cour d’appel fédérale a aussi abordé une observation fondée sur l’arrêt Sanchez, ainsi que l’affaire Elezi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 240, selon laquelle la SAR peut tenir compte de la valeur probante et de la crédibilité d’éléments de preuve pour contrebalancer les exigences du paragraphe 110(4). La Cour d’appel fédérale a explicitement rejeté cette interprétation (aux paragraphes 36 et 63). En outre, je n’accepte pas que la déclaration de la Cour d’appel fédérale au paragraphe 64 – que la SAR aura toujours le loisir d’appliquer les exigences du paragraphe 110(4) avec plus ou moins de souplesse – déroge de quelque façon que ce soit de sa conclusion antérieure au paragraphe 35 selon laquelle les exigences explicites du paragraphe 110(4) ne laissent aucune place au pouvoir discrétionnaire.

[43]  À mon avis, le passage de la décision Acikgoz que citent les demandeurs et qui indique que la SAR devait prendre en considération le fait que la preuve était nouvelle ou ne l’était pas, « en ce sens que la nouvelle preuve était contradictoire à la conclusion de fait de la SPR, y compris la conclusion sur la crédibilité », doit être lu dans le contexte des décisions Singh et Figueroa. La possibilité que la nouvelle preuve contredise une conclusion de la SPR n’est pas suffisante pour faire en sorte que la preuve respecte les paramètres du paragraphe 110(4).

[44]  En ce qui concerne le reste de la preuve en jeu, je souscris à l’opinion de SAR et je conclus que l’affidavit de janvier 2017 du demandeur principal n’est pas admissible. L’affidavit était l’un de quatre documents visant à répondre aux conclusions sur la crédibilité que la SPR avait formulées à l’endroit de Mme Mohammedberhan. Les autres documents étaient un affidavit de Mme Mohammedberhan, une lettre de l’infirmière praticienne Shackleton, d’Access Alliance, datée du 21 septembre 2017, et une déclaration de naissance vivante datée du 9 juin 2016. La SAR a admis les trois derniers documents, mais elle a exclu l’affidavit du demandeur principal en expliquant qu’il ne portait pas sur la question de l’état de santé et des douleurs de Mme Mohammedberhan pendant l’audience de la SPR. Par conséquent, la SAR a raisonnablement conclu que l’affidavit n’était pas pertinent par rapport aux questions en litige en appel.

[45]  Les demandeurs font valoir qu’ils n’étaient pas au courant de l’existence des documents de l’été 2017 et qu’ils n’auraient pas pu les fournir à la SPR. C’est seulement au cours de l’été 2017 que le demandeur principal a demandé l’aide d’un ami qui se rendait en Érythrée afin qu’il cherche d’autres documents. Je n’admets pas les arguments des demandeurs et je conclus que les documents de l’été 2017 échappent à la portée du paragraphe 110(4). L’analyse et les conclusions de la SAR justifiant l’exclusion des documents étaient raisonnables.

[46]  Le retard dans la production des documents de l’été 2017 était considérable. Les documents ont été trouvés à la maison de la mère du demandeur principal. J’admets qu’elle ne les a pas trouvés en juin 2016, mais cette erreur involontaire ne suffit pas à faire en sorte que les documents satisfont aux critères du paragraphe 110(4). Il incombait aux demandeurs de fournir toute la documentation en temps utile. Admettre d’autres documents après un délai considérable pour le motif qu’une recherche plus poussée a été effectuée dans la maison de la mère permettrait aux demandeurs de compléter une preuve déficiente et irait à l’encontre du but visé par le paragraphe (Singh, au par. 54). La SAR a raisonnablement constaté que le fait que les demandeurs ont attendu à 2017 pour demander l’aide d’un ami afin qu’il cherche d’autres documents ne les dégage pas de leur obligation de se procurer ces documents en temps opportun.

[47]  En dernier lieu, les demandeurs font valoir que les affidavits de novembre 2017 de deux membres de la famille du demandeur principal auraient dû être admis par la SAR, étant donné que les demandeurs n’avaient pas été avisés par leur ancien conseil que des affidavits de membres de la famille pouvaient être présentés comme preuve corroborante de leur identité respective. La SAR n’a pas été convaincue par les arguments des demandeurs et elle a fait remarquer que les demandeurs n’ont pas fait valoir en appel qu’ils n’avaient pas été adéquatement représentés devant la SPR. Le tribunal a passé en revue le dossier et l’enregistrement sonore de l’audience de la SPR. La SAR n’a pas admis la déposition du demandeur principal selon laquelle son ancien conseil l’avait informé que les certificats de naissance seraient suffisants. En fait, le demandeur principal a déclaré sous serment devant la SPR qu’on lui avait conseillé de se procurer des documents supplémentaires de l’Érythrée. Ce témoignage était compatible avec la demande que le demandeur principal a faite à sa mère en 2016 dans le but d’obtenir de la documentation additionnelle. La SAR s’est dite préoccupée par la déclaration faite par le demandeur principal au cours de l’audience de la SPR quand il a affirmé que les demandeurs n’avaient pas de famille ni d’ami au Canada. Ce témoignage est incompatible avec le contenu des affidavits qui indiquent que les deux affiants avaient rencontré les demandeurs peu après leur arrivée au Canada en 2016.

[48]  Je conclus que l’examen par la SAR des affidavits de novembre 2017 et sa décision d’exclure les affidavits en vertu du paragraphe 110(4) étaient raisonnables. Il est évident à la lecture des deux affidavits que le demandeur principal a pris contact avec chacun des deux affiants en 2016. Les demandeurs n’ont pas expliqué pourquoi ils n’avaient pas obtenu les affidavits avant la fin de 2017. La SAR a bien tenu compte des arguments des demandeurs concernant leur confiance envers leur précédent conseil incompétent. Les demandeurs savaient au début de 2016 qu’ils avaient besoin de documents supplémentaires. Ils se sont procuré les documents en juin 2016. Ils ne sont pas convaincants lorsqu’ils allèguent qu’ils ne savaient pas qu’une preuve par affidavit pouvait leur être utile pour établir leur identité respective. Faire droit à un tel argument permettrait de produire continuellement de la preuve bien au‑delà des paramètres du paragraphe 110(4) selon la nature particulière de la preuve.

[49]  Il incombait aux demandeurs de produire toute leur preuve en temps opportun. Ils ont formulé des arguments convaincants afin d’expliquer pourquoi les documents de juin 2016 devraient être admis afin que la SAR les étudie au titre du paragraphe 110(4) de la LIPR. Toutefois, l’affidavit de janvier 2017 du demandeur principal, les documents de l’été 2017 et les affidavits de novembre 2017 ne sont pas admissibles, parce qu’ils constituent des tentatives de compléter le dossier et qu’ils ne satisfont pas aux critères restrictifs du paragraphe.

2.  La SAR a‑t‑elle formulé des conclusions déraisonnables au sujet des douleurs associées au travail de l’accouchement que Mme Mohammedberhan a éprouvées lors de l’audience de la SPR ainsi que de leurs effets sur sa capacité de témoigner?

[50]  Les demandeurs font valoir que la SAR a commis une erreur en omettant de dûment tenir compte de l’état de santé de Mme Mohammedberhan pendant l’audience de la SPR. Ils prétendent que la SAR a apprécié de manière absurde ou arbitraire les douleurs associées au travail de l’accouchement de Mme Mohammedberhan et leurs effets sur sa capacité de témoigner. Mme Mohammedberhan affirme qu’elle souffrait de douleurs immenses pendant l’audience de la SPR et que la preuve médicale dont la SAR était saisie établissait que les douleurs qu’elle éprouvait au début du travail d’accouchement auraient pu nuire à sa capacité de se concentrer et de répondre aux questions. Je n’estime pas convaincants les arguments des demandeurs. La SAR n’a pas commis d’erreur dans son appréciation de l’état de santé de Mme Mohammedberhan pendant l’audience de la SPR et de ses effets sur son témoignage.

[51]  La SAR a passé en revue la transcription de l’audience de la SPR et elle a conclu que la commissaire de la SPR était au courant de l’état de santé de Mme Mohammedberhan et qu’elle éprouvait de la sympathie pour elle. La SAR a également constaté que Mme Mohammedberhan a été interrogée pendant une très brève période. La SPR était très consciente de l’état de santé de Mme Mohammedberhan. Le tribunal lui a demandé à plusieurs reprises si elle avait besoin de prendre une pause et si elle se sentait assez bien pour continuer. Mme Mohammedberhan a répondu chaque fois qu’elle se sentait bien, même si elle [traduction] « ressentait une certaine pression ». La transcription de l’audience de la SPR contient les échanges suivants :

[traduction]

SPR : Merci. Vous sentez‑vous bien?

Mme Mohammedberhan : Je, je ressens une certaine pression.

Demandeur principal : Elle devait accoucher aujourd’hui.

SPR : Oh…

Demandeur principal : Ou demain, mais elle a dit qu’elle se sentait assez bien pour… pour passer la journée ici. Elle a dit qu’elle n’avait pas de symptôme.

SPR : Ok, si… êtes‑vous certaine de vous sentir assez bien pour procéder?

Mme Mohammedberhan : Ça va.

[52]  Rien n’indique que Mme Mohammedberhan éprouvait des douleurs extrêmes pendant l’audience, contrairement à la déclaration qui figure dans son affidavit daté du 6 janvier 2017. Il était loisible à la SAR de préférer la preuve faite à l’audience à cet égard.

[53]  La SAR a pris en considération les effets sur son témoignage des premières douleurs associées au travail de l’accouchement que Mme Mohammedberhan a ressenties pendant l’audience de la SPR. Les demandeurs affirment que la SAR n’a pas tenu compte de la preuve médicale qui corroborait la raison pour laquelle Mme Mohammedberhan a présenté un témoignage flou, mais rien dans la décision ne confirme cette affirmation. La SAR a étudié la preuve médicale produite par les demandeurs. Le tribunal a conclu que la preuve n’expliquait pas le témoignage flou de Mme Mohammedberhan en ce qui concerne notamment sa carte d’identité nationale érythréenne. La SAR a fait remarquer que la lettre de l’infirmière praticienne d’Access Alliance indiquait que [traduction« la douleur des contractions utérines au début du travail d’accouchement aurait certainement pu avoir des effets sur la capacité de [Mme Mohammedberhan] de témoigner et de répondre aux questions pendant sa déposition dans le cadre de sa demande d’asile ». La lettre n’expliquait pourquoi le témoignage de Mme Mohammedberhan a été flou sur un seul aspect de sa déposition. De plus, je constate que la lettre est écrite en termes généraux seulement et n’établit ni ne corrobore le fait que Mme Mohammedberhan ressentait des douleurs importantes pendant l’audience. Je conclus que l’appréciation défavorable par la SAR de la force probante de la preuve relative au témoignage de Mme Mohammedberhan était raisonnable. Les conclusions du tribunal n’étaient ni absurdes ni arbitraires.

VIII.  Conclusion

[54]  La demande est accueillie.

[55]  Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et il ne s’en pose aucune en l’espèce.


JUGEMENT dans le dossier no IMM‑840‑18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de la Section d’appel des réfugiés est annulée et l’affaire est renvoyée pour un nouvel examen par un tribunal différemment constitué.

  3. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Elizabeth Walker »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 13e jour de février 2019

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑840‑18

 

INTITULÉ :

ABUBEKER ARAFA, RIMA MOHAMMEDBERHAN, AMIN ABUBEKER, SABRINA ABUBEKER c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 SEPTEMBRE 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE WALKER

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 3 JANVIER 2019

 

COMPARUTIONS :

Sofia Ijaz

POUR LES demandeurS

Neeta Logsetty

POUR Le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jared Will & Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LES demandeurS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR Le défendeur

 

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