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Dossier : T‑80‑18

Référence : 2018 CF 1291

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 19 décembre 2018

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

DÉMOCRATIE EN SURVEILLANCE

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la nomination de Nancy Bélanger à titre de commissaire au lobbying. Le gouverneur en conseil a procédé à la nomination le 14 décembre 2017, suivant la recommandation du premier ministre, en vertu de l’article 4.1 et du paragraphe 4.2(3) de la Loi sur le lobbying, LRC 1985, c 44.

[2]  Démocratie en surveillance, la demanderesse, conteste la nomination au motif qu’elle a été faite en violation de l’exigence de consultation énoncée au paragraphe 4.1(1) de la Loi sur le lobbying et en violation de l’article 4 et du paragraphe 6(1) de la Loi sur les conflits d’intérêts, LC 2006, c 9, art 2, de même qu’au motif que le processus de nomination était inéquitable sur le plan de la procédure.

[3]  Cette affaire a été entendue consécutivement à une demande de contrôle judiciaire connexe présentée par la demanderesse dans Démocratie en surveillance c Procureur général du Canada, dossier no T­78­18.

Le contexte

[4]  Le Commissariat au lobbying du Canada (ou « le commissaire ») a été établi en 2006, en vertu de la Loi fédérale sur la responsabilité, LC 2006, c 9. Le commissaire est un agent indépendant du Parlement, qui relève de ce dernier par l’entremise des présidents de la Chambre des communes et du Sénat. Selon le Commissariat au lobbying, la Loi sur le lobbying vise à assurer la transparence et l’obligation de rendre compte des activités de lobbying effectuées auprès des titulaires de charge publique afin d’accroître la confiance du public dans l’intégrité des décisions prises par le gouvernement. Les attributions conférées au commissaire au lobbying sont énoncées dans la Loi sur le lobbying et comprennent, entre autres, l’élaboration et la mise en œuvre de programmes d’éducation relatifs aux exigences prévues par la Loi, en vue de sensibiliser le public et en particulier les lobbyistes, leurs clients et les titulaires d’une charge publique [paragraphe 4.2(2)]; la tenue d’un registre des lobbyistes [paragraphe 9(1)]; la tenue d’enquêtes nécessaires au contrôle d’application de la Loi ou du Code de déontologie des lobbyistes (le Code des lobbyistes) [paragraphe 10.4(1)].

[5]  En vertu du paragraphe 4.1(1) de la Loi sur le lobbying, le gouverneur en conseil nomme le commissaire au lobbying après consultation du chef de chacun des partis reconnus au Sénat et à la Chambre des communes et approbation par résolution des deux chambres du Parlement. Le commissaire occupe sa charge à titre inamovible pour un mandat de sept ans [paragraphe 4.1(2)] renouvelable pour une ou plusieurs périodes maximales de sept ans [paragraphe 4.1(3)].

[6]  Karen Sheppard a été nommée à titre de première commissaire au lobbying du Canada le 30 juin 2009 pour un mandat initial de sept ans. Son mandat a ensuite été reconduit à titre intérimaire pour trois mandats successifs de six mois prenant effet, respectivement, à compter du 30 juin 2016, du 30 décembre 2016 et du 30 juin 2017.

[7]  Le 25 octobre 2016, la demanderesse a déposé une requête auprès de la commissaire au lobbying, dans laquelle elle soutient que M. Barry Sherman, le président d’Apotex Inc., a contrevenu au Code des lobbyistes, du fait qu’il a participé, selon les médias, à l’organisation d’une activité de financement à laquelle devait prendre part le ministre des Finances, M. Bill Morneau, le 7 novembre 2016, et qu’Apotex Inc. était enregistrée à titre de lobbyiste auprès de Finances Canada. Dans une lettre datée du même jour, le Commissariat au lobbying a laissé savoir que la lettre de la demanderesse avait été acheminée à la Direction des enquêtes.

[8]  Le 4 novembre 2016, la demanderesse a déposé une deuxième requête auprès de la commissaire au lobbying, dans laquelle elle soutient que M. Sherman a contrevenu au Code des lobbyistes, du fait qu’il a organisé et animé une activité de financement, en août 2015, à laquelle a assisté le chef du Parti libéral de l’époque, M. Justin Trudeau, et qu’Apotex Inc. était enregistrée à titre de lobbyiste auprès du Cabinet du premier ministre. Dans une lettre datée du 18 novembre 2016, le Commissariat au lobbying a laissé savoir que la lettre de la demanderesse avait été acheminée à la Direction des enquêtes.

[9]  Le 1er mars 2017, la demanderesse a déposé une troisième requête auprès de la commissaire au lobbying, dans laquelle elle soutient que M. Mickey Sherman, un membre du conseil d’administration de Clearwater Seafoods Inc., a contrevenu au Code des lobbyistes, du fait qu’il a organisé et animé une activité de financement, en août 2014, à laquelle a assisté le chef du Parti libéral de l’époque, M. Justin Trudeau, et que Clearwater Seafoods Inc. était enregistrée à titre de lobbyiste auprès du Cabinet du premier ministre. Dans une lettre datée du 3 mars 2017, le Commissariat au lobbying a accusé réception de la lettre de la demanderesse.

[10]  Le 12 juillet 2017, la demanderesse a déposé une quatrième requête auprès de la commissaire au lobbying, dans laquelle elle soutient que des membres du personnel du Conseil canadien des innovateurs (le « CCI ») ont contrevenu au Code des lobbyistes, du fait qu’ils ont participé à la campagne électorale fédérale de 2015 de la ministre des Affaires étrangères, Mme Chrystia Freeland, et que le CCI était enregistré à titre de lobbyiste auprès d’Affaires mondiales Canada. Dans une lettre datée du 20 juillet 2017, le Commissariat au lobbying a accusé réception de la lettre de la demanderesse.

[11]  En juin 2017, le premier ministre Trudeau a adressé une lettre à M. Andrew Scheer, député, chef du Parti conservateur du Canada/chef de l’opposition; à M. Thomas Mulcair, c.p., député, chef du Nouveau Parti démocratique (le NPD); à M. Peter V. Harder, c.p., sénateur/représentant du gouvernement au Sénat; à M. Larry W. Smith, c.r., sénateur/leader de l’opposition; à M. Joseph A. Day, sénateur; ainsi qu’à Mme Ealin McCoy, sénatrice, au sujet du processus gouvernemental en cours en vue de nommer un nouveau commissaire au lobbying. Dans ces lettres, le premier ministre a mentionné que l’avis de possibilité de nomination pour ce poste était accessible sur le site Web du gouvernement du Canada et qu’il espérait que les destinataires envisagent de le communiquer aux Canadiens qui pourraient être intéressés par cette possibilité. De plus, si les destinataires croyaient que des intervenants particuliers devaient être consultés au sujet du poste, le premier ministre a demandé qu’ils soient portés à l’attention du gouvernement.

[12]  Dans une lettre datée du 4 juillet 2017, M. Mulcair a répondu en affirmant que le NPD était d’avis que le processus de nomination actuel devrait être remplacé par un comité parlementaire responsable des nominations, qu’il a décrit et indiqué comme étant idéal pour choisir un nouveau commissaire au lobbying. Il a recommandé que le premier ministre considère d’adopter le processus de nomination proposé.

[13]  Le 22 novembre 2017, le premier ministre a écrit aux chefs des partis reconnus à la Chambre des communes, de même qu’à ceux des partis et groupes reconnus au Sénat, soit à M. Andrew Scheer, député, chef du Parti conservateur du Canada/chef de l’opposition; à M. Jagmeet Singh, chef du NPD; à M. Peter V. Harder, c.p., sénateur/représentant du gouvernement au Sénat; à M. Larry W. Smith, c.r., sénateur/leader de l’opposition; à M. Joseph A. Day, sénateur/leader des libéraux au Sénat; ainsi qu’à M. Yuen Pau Woo, c.r., sénateur, facilitateur du Groupe des sénateurs indépendants, et leur a indiqué que conformément à la Loi sur le lobbying, il leur écrivait pour faire suite à son obligation de consulter concernant la nomination du commissaire au lobbying. Le premier ministre a déclaré qu’à la suite d’un processus de sélection ouvert, transparent et fondé sur le mérite, il a proposé la nomination de Mme Bélanger au poste de commissaire au lobbying et a joint le curriculum vitæ de cette dernière. Le premier ministre a demandé une réponse au plus tard dans les sept jours suivant la date de sa lettre.

[14]  Le 22 novembre 2017, M. Harder a écrit au premier ministre pour accuser réception de sa lettre du 22 novembre 2017 et l’aviser qu’il appuyait pleinement la nomination de Mme Bélanger au poste de commissaire au lobbying et qu’il était impatient qu’elle assiste aux délibérations du comité plénier du Sénat. Dans une lettre datée du 28 novembre 2017, M. Day a indiqué qu’à sa connaissance, il n’y avait aucune raison pour laquelle la candidature de Mme Bélanger ne devrait pas être retenue. Dans des lettres datées du même jour, M. Smith a indiqué que les études et l’expérience de travail de Mme Bélanger faisaient d’elle une excellente candidate et qu’en tant que leader de l’opposition officielle au Sénat, il avait hâte de la questionner lorsqu’elle se présenterait devant le comité plénier du Sénat, alors que M. Yuen Pau Woo a indiqué qu’il ne voyait aucune objection à sa nomination et s’est dit impatient qu’elle assiste aux délibérations du comité. Dans une lettre datée du 29 novembre 2017, M. Andrew Scheer a indiqué qu’à ce stade‑ci, son parti n’avait trouvé aucune raison de s’opposer à la nomination de Mme Bélanger au poste de commissaire au lobbying. Dans une lettre datée du même jour, M. Guy Caron, député, leader parlementaire du NPD à la Chambre des communes, a répondu à la lettre du premier ministre en contestant la décision unilatérale du gouvernement selon laquelle le processus de consultation établi par ce dernier était conforme au paragraphe 4.1(1) de la Loi sur le lobbying. M. Caron a déclaré être d’avis que pour qu’il y ait consultation, il convenait de se former une opinion en s’appuyant sur des données probantes, ce qui exigeait d’avoir en main les renseignements nécessaires pour ce faire, et a donc demandé la liste des candidats présélectionnés et de leurs qualifications, de même que la liste des membres du comité de sélection, en précisant que le processus devait être réellement ouvert et transparent pour assurer la confiance du public et des membres du Parlement. M. Caron a demandé la tenue d’un processus de consultation, qui reflète l’importance de la Loi sur le lobbying et qui respecte le paragraphe 4.1(1) de la Loi. Il a déclaré que le NPD ne pouvait pas se prononcer sur la candidature proposée, tant qu’il n’aurait pas reçu l’information demandée.

[15]  Le 30 novembre 2017, le certificat de nomination de Nancy Bélanger au poste de commissaire au lobbying a été déposé devant le Sénat et la Chambre des communes. À cette même date, le premier ministre a publié un communiqué annonçant publiquement sa nomination.

[16]  Le 6 décembre 2017, Mme Bélanger a comparu devant le Comité permanent de l’accès à l’information, de la protection des renseignements personnels et de l’éthique (le « Comité ETHI ») pour présenter ses qualifications pour le poste de commissaire au lobbying et pour répondre aux questions du Comité, dont les membres représentaient les trois partis reconnus de la Chambre des communes.

[17]  Le 8 décembre 2017, Mme Bélanger a comparu devant le comité plénier du Sénat pour présenter ses qualifications pour le poste de commissaire au lobbying et pour répondre aux questions du Comité, constitué de l’ensemble du Sénat.

[18]  Par le décret C.P. 2017­1564 daté du 14 décembre 2017, Mme Bélanger a été nommée commissaire au lobbying. Ce décret stipule qu’après consultation avec le chef de chaque parti reconnu au Sénat et à la Chambre des communes et que suivant les résolutions adoptées par le Sénat et la Chambre des communes le 11 décembre 2017 et le 13 décembre 2017, respectivement, les deux chambres ont approuvé cette nomination. Par conséquent, le Comité du Conseil privé, sur recommandation du premier ministre et en vertu de l’article 4.1 et du paragraphe 4.2(3) de la Loi sur le lobbying, a procédé à la nomination.

Les dispositions législatives pertinentes

[19]  Deux lois forment le cadre législatif applicable à cette demande : la Loi sur le lobbying et la Loi sur les conflits d’intérêts. Les aspects les plus pertinents de ces lois sont décrits ci‑dessous.

La Loi sur le lobbying

[20]  En vertu du paragraphe 4.1(1) de la Loi sur le lobbying, le gouverneur en conseil, avant de nommer le commissaire au lobbying, doit consulter le chef de chacun des partis reconnus au Sénat et à la Chambre des communes :

Commissaire au lobbying

4.1 (1) Le gouverneur en conseil nomme le commissaire au lobbying par commission sous le grand sceau, après consultation du chef de chacun des partis reconnus au Sénat et à la Chambre des communes et approbation par résolution du Sénat et de la Chambre des communes.

[21]  Le commissaire au lobbying occupe sa charge à titre inamovible pour un mandat de sept ans, et son mandat peut être renouvelé plus d’une fois, pour des périodes maximales de sept ans chacune [paragraphes 4.1(2) et (3)].

[22]  Les attributions conférées au commissaire comprennent l’élaboration et la mise en œuvre de programmes d’éducation relatifs aux exigences prévues par la Loi, en vue de sensibiliser le public et en particulier les lobbyistes, leurs clients et les titulaires d’une charge publique [paragraphe 4.2(2)]; la tenue d’un registre des lobbyistes [paragraphe 9(1)]; l’élaboration d’un code de déontologie des lobbyistes [paragraphe 10.2(1)]. Le commissaire enquête également sur les contraventions potentielles à la Loi sur le lobbying ou au Code des lobbyistes :

10.4 (1) Le commissaire fait enquête lorsqu’il a des raisons de croire, notamment sur le fondement de renseignements qui lui ont été transmis par un parlementaire, qu’une enquête est nécessaire au contrôle d’application du code ou de la présente loi.

(1.1) Le commissaire peut refuser d’enquêter ou de poursuivre une enquête s’il estime, selon le cas :

a) que l’affaire visée pourrait avantageusement être traitée en conformité avec la procédure prévue par une autre loi fédérale;

b) que les conséquences de cette affaire ne sont pas suffisamment importantes;

c) que cela serait inutile en raison de la période écoulée depuis le moment où l’affaire a pris naissance;

d) que cela est opportun pour tout autre motif justifié.

[23]  Le commissaire doit préparer un rapport d’enquête dans lequel il motive ses conclusions et le remettre au président de chaque chambre, qui le dépose devant la chambre qu’il préside [paragraphe 10.5(1)].

[24]  Le commissaire doit également préparer un rapport annuel sur l’application de la Loi et le remettre au président de chaque chambre, qui le dépose devant la chambre qu’il préside (article 11). En outre, le commissaire peut, à tout moment de l’année, préparer un rapport spécial sur toute question relevant de ses attributions, qui doit être remis et déposé de la même façon (article 11.1).

[25]  La Loi sur le lobbying établit également les infractions et les peines applicables pour toute violation de la Loi par les lobbyistes (article 14).

[26]  La Loi fait également l’objet d’un examen tous les cinq ans :

14.1 (1) Est désigné ou constitué un comité du Sénat, de la Chambre des communes ou des deux chambres, chargé spécialement de l’examen, tous les cinq ans suivant l’entrée en vigueur du présent article, des dispositions et de l’application de la présente loi.

(2) Dans un délai d’un an à compter du début de l’examen ou tout délai plus long autorisé par le Sénat, la Chambre des communes ou les deux chambres, selon le cas, le comité remet au Parlement son rapport, accompagné des modifications qu’il recommande.

La Loi sur les conflits d’intérêts

[27]  L’objet de la Loi sur les conflits d’intérêts est énoncé à l’article 3 de la Loi :

3 La présente loi a pour objet :

a) d’établir à l’intention des titulaires de charge publique des règles de conduite claires au sujet des conflits d’intérêts et de l’après‑mandat;

b) de réduire au minimum les possibilités de conflit entre les intérêts personnels des titulaires de charge publique et leurs fonctions officielles, et de prévoir les moyens de régler de tels conflits, le cas échéant, dans l’intérêt public;

c) de donner au commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique le mandat de déterminer les mesures nécessaires à prendre pour éviter les conflits d’intérêts et de décider s’il y a eu contravention à la présente loi;

d) d’encourager les personnes qui possèdent l’expérience et les compétences requises à solliciter et à accepter une charge publique;

e) de faciliter les échanges entre les secteurs privé et public.

[28]  La partie 1 traite des règles régissant les conflits d’intérêts (articles 4 à 19). Aux fins de la présente demande, je souligne que l’article 4 définit un conflit d’intérêts relativement à un intérêt personnel :

4 Pour l’application de la présente loi, un titulaire de charge publique se trouve en situation de conflit d’intérêts lorsqu’il exerce un pouvoir officiel ou une fonction officielle qui lui fournit la possibilité de favoriser son intérêt personnel ou celui d’un parent ou d’un ami ou de favoriser de façon irrégulière celui de toute autre personne.

[29]  Un intérêt personnel est défini au paragraphe 2(1) en fonction de ce qu’il n’est pas :

intérêt personnel N’est pas visé l’intérêt dans une décision ou une affaire :

a) de portée générale;

b) touchant le titulaire de charge publique faisant partie d’une vaste catégorie de personnes;

c) touchant la rémunération ou les avantages sociaux d’un titulaire de charge publique. (private interest)

[30]  Aux termes de l’article 5, le titulaire de charge publique a l’obligation générale de gérer ses affaires personnelles de manière à éviter de se trouver en situation de conflit d’intérêts.

[31]  Le paragraphe 6(1) interdit au titulaire d’une charge publique de participer à la prise d’une décision qui le placerait en situation de conflit d’intérêts :

6 (1) Il est interdit à tout titulaire de charge publique de prendre une décision ou de participer à la prise d’une décision dans l’exercice de sa charge s’il sait ou devrait raisonnablement savoir que, en prenant cette décision, il pourrait se trouver en situation de conflit d’intérêts.

[32]  Les articles 7 à 17 définissent des conflits d’intérêts particuliers, tels que le traitement de faveur et les renseignements d’initiés.

[33]  La partie 2 traite des mesures d’observation (articles 20 à 32) et comprend, notamment, le paragraphe 21 selon lequel le titulaire de charge publique doit se récuser à l’égard de toute question qui pourrait le placer en situation de conflit d’intérêts :

21 Le titulaire de charge publique doit se récuser concernant une discussion, une décision, un débat ou un vote, à l’égard de toute question qui pourrait le placer en situation de conflit d’intérêts.

[34]  Selon la définition qui en est donnée au paragraphe 2(1), les titulaires de charge publique comprennent les ministres et les personnes nommées par le gouverneur en conseil, sauf celles faisant partie des exceptions mentionnées. Le titulaire de charge publique principal y est également défini et comprend les ministres et les personnes nommées par le gouverneur en conseil, comme il y est indiqué.

[35]  Si un titulaire de charge publique principal se récuse, il lui incombe de faire une déclaration publique à cet égard :

25 (1) Si un titulaire de charge publique principal se récuse pour éviter un conflit d’intérêts, il lui incombe de faire, dans les soixante jours suivant la récusation, une déclaration publique dans laquelle il fournit des détails suffisants pour exposer le conflit d’intérêts évité.

[36]  Des déclarations semblables sont requises à l’égard de certains biens, des dettes et d’autres questions prévues à l’article 25. Le dessaisissement des biens contrôlés suivant une nomination est abordé à l’article 27. Les fonctions du commissaire à cet égard sont énoncées aux articles 28 à 30 :

28 Le commissaire et le titulaire de charge publique principal examinent chaque année les renseignements contenus dans les rapports confidentiels ainsi que les mesures prises par le titulaire pour satisfaire les obligations qui incombent à ce dernier en vertu de la présente loi.

29 Le commissaire détermine, avant qu’elle ne soit définitive, la mesure à appliquer pour que le titulaire de charge publique se conforme aux mesures énoncées dans la présente loi, et tente d’en arriver à un accord avec le titulaire de charge publique à ce sujet.

30 Outre les mesures d’observation prévues dans la présente partie, le commissaire peut ordonner au titulaire de charge publique de prendre, à l’égard de toute affaire, toute autre mesure qu’il estime nécessaire pour assurer l’observation de la présente loi, y compris le dessaisissement ou la récusation.

[37]  La partie 4 traite de l’administration et de l’application. À la réception d’une demande écrite d’un sénateur ou d’un député, le commissaire examine les possibles contraventions à la Loi qui ont été alléguées. Il peut aussi le faire de sa propre initiative [paragraphes 44(1) et 45(1)]. Dans le cadre de l’étude, le commissaire peut tenir compte des renseignements provenant du public qui lui sont communiqués par tout parlementaire [paragraphe 44(4)] :

44 (1) Tout parlementaire qui a des motifs raisonnables de croire qu’un titulaire ou ex‑titulaire de charge publique a contrevenu à la présente loi peut demander par écrit au commissaire d’étudier la question.

(2) La demande énonce les dispositions de la présente loi qui auraient été enfreintes et les motifs raisonnables sur lesquels elle est fondée.

(3) S’il juge la demande futile, vexatoire ou entachée de mauvaise foi, le commissaire peut refuser d’examiner la question. Sinon, il est tenu de procéder à l’étude de la question qu’elle soulève et peut, compte tenu des circonstances, mettre fin à l’étude.

(4) Dans le cadre de l’étude, le commissaire peut tenir compte des renseignements provenant du public qui lui sont communiqués par tout parlementaire et qui portent à croire que l’intéressé a contrevenu à la présente loi. Le parlementaire doit préciser la contravention présumée ainsi que les motifs raisonnables qui le portent à croire qu’une contravention a été commise.

[...]

45 (1) Le commissaire peut étudier la question de son propre chef s’il a des motifs de croire qu’un titulaire ou ex‑titulaire de charge publique a contrevenu à la présente loi.

[38]  S’il procède à l’étude en réponse à une demande d’un député, le commissaire remet au premier ministre un rapport énonçant les faits, son analyse de la question et ses conclusions, et en fournit un double à l’auteur de la demande et à l’intéressé et le rend accessible au public [paragraphes 44(7) et (8)]. De même, s’il procède à l’étude de son propre chef, le commissaire remet un rapport au premier ministre, en fournit un double à l’intéressé et le rend accessible au public, à moins que l’étude n’ait été interrompue [paragraphes 45(2) et (4)]. Les conclusions du commissaire sont définitives, mais elles ne sont pas décisives lorsqu’il s’agit de déterminer les mesures à prendre pour donner suite au rapport (article 47).

[39]  Le titulaire de charge publique qui contrevient à l’une des dispositions visées de la Loi commet une violation pour laquelle il s’expose à une pénalité d’au plus 500 $ (article 52). Le défaut de déposer une déclaration publique de récusation, comme l’exige le paragraphe 25(1), constitue une telle violation.

[40]  La partie 5, Généralités, comporte une disposition par laquelle les ordonnances et décisions du commissaire ne peuvent faire l’objet d’un contrôle que pour les motifs énoncés aux alinéas 18.1(4)a), b) ou e) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F­7. Plus précisément, l’article 66 de la Loi énonce ce qui suit :

66 Les ordonnances et décisions du commissaire sont définitives et ne peuvent être attaquées que conformément à la Loi sur les Cours fédérales pour les motifs énoncés aux alinéas 18.1(4)a), b) ou e) de cette loi.

[41]  En outre, l’article 67 traite d’un examen quinquennal de la Loi :

67 (1) Dans les cinq ans qui suivent l’entrée en vigueur du présent article, un examen approfondi des dispositions et de l’application de la présente loi doit être fait par le comité soit du Sénat, soit de la Chambre des communes, soit mixte, que le Parlement ou la chambre en question, selon le cas, désigne ou constitue à cette fin.

(2) Dans l’année qui suit le début de son examen ou dans le délai supérieur que le Parlement ou la chambre en question, selon le cas, lui accorde, le comité visé au paragraphe (1) remet son rapport au Parlement, accompagné des modifications qu’il recommande.

Les codes et les lignes directrices

[42]  En plus des dispositions législatives susmentionnées, il existe deux codes et des lignes directrices qui s’appliquent à la présente affaire.

Le Code de déontologie des lobbyistes

[43]  Dans le préambule du Code des lobbyistes, il est expliqué en ces termes que le Code tire son fondement de la Loi sur le lobbying :

La Loi sur le lobbying repose sur quatre principes :

L’intérêt public présenté par la liberté d’accès aux institutions de l’État;

La légitimité du lobbyisme auprès des titulaires d’une charge publique;

L’opportunité d’accorder aux titulaires d’une charge publique et au public la possibilité de savoir qui se livre à des activités de lobbyisme;

L’enregistrement des lobbyistes rémunérés ne doit pas faire obstacle à cette liberté d’accès.

La Loi sur le lobbying confère à la commissaire le pouvoir d’élaborer et d’administrer un code de déontologie des lobbyistes. C’est ce qu’a fait la commissaire, en gardant à l’esprit ces quatre principes. Le Code de déontologie des lobbyistes est un instrument important pour accroître la confiance du public en l’intégrité du processus décisionnel de l’État. La confiance que les Canadiennes et les Canadiens accordent aux titulaires d’une charge publique pour ce qui est de prendre des décisions favorables à l’intérêt public est indispensable à toute société libre et démocratique.

Les titulaires d’une charge publique sont tenus, dans les rapports qu’ils entretiennent avec le public et les lobbyistes, d’observer les normes qui les concernent dans leurs codes de déontologie respectifs. Quant aux lobbyistes qui communiquent avec des titulaires d’une charge publique, ils doivent aussi respecter les normes déontologiques ci‑après.

Ces codes se complètent l’un et l’autre et, ensemble, contribuent à la confiance du public en l’intégrité du processus décisionnel du gouvernement.

[44]  Selon les principes énoncés dans le Code des lobbyistes, ces derniers devraient agir d’une manière qui témoigne d’un respect pour les institutions démocratiques, y compris le devoir des titulaires d’une charge publique de servir l’intérêt public; devraient faire preuve d’intégrité et d’honnêteté dans toutes leurs relations avec les titulaires d’une charge publique; devraient faire preuve de transparence et de franchise au sujet de leurs activités de lobbying; devraient observer les normes professionnelles et déontologiques les plus strictes. Plus particulièrement, ils sont tenus de se conformer sans réserve à la lettre et à l’esprit du Code des lobbyistes, de même qu’à toutes les lois pertinentes, dont la Loi sur le lobbying et ses règlements d’application.

[45]  Dix règles sont ensuite définies dans le Code des lobbyistes. Pour les besoins de la présente demande, les règles 6 à 9 s’avèrent les plus pertinentes.

[46]  En vertu de la règle 6, un lobbyiste ne doit proposer ni entreprendre aucune action qui placerait un titulaire d’une charge publique en situation de conflit d’intérêts réel ou apparent. Les règles 7 à 9 décrivent des situations particulières, qui incarnent l’essence de la règle 6. Plus particulièrement, les règles 7 et 8 interdisent à un lobbyiste de prendre des mesures qui peuvent être perçues comme une façon, pour le titulaire d’une charge publique, d’accorder un accès préférentiel à ce lobbyiste ou à toute autre personne. En vertu de la règle 9, un lobbyiste ne doit pas entreprendre d’activités politiques qui pourraient faire croire à la création d’un sentiment d’obligation :

Conflit d’intérêts

6. Un lobbyiste ne doit proposer ni entreprendre aucune action qui placerait un titulaire d’une charge publique en situation de conflit d’intérêts réel ou apparent.

Plus particulièrement :

Accès préférentiel

7. Un lobbyiste ne doit pas organiser pour une autre personne une rencontre avec un titulaire d’une charge publique lorsque le lobbyiste et le titulaire d’une charge publique entretiennent une relation qui pourrait vraisemblablement faire croire à la création d’un sentiment d’obligation.

8. Un lobbyiste ne doit pas faire de lobbying auprès d’un titulaire d’une charge publique avec lequel il entretient une relation qui pourrait vraisemblablement faire croire à la création d’un sentiment d’obligation.

Activités politiques

9. Si un lobbyiste entreprend des activités politiques pour le compte d’une personne qui pourraient vraisemblablement faire croire à la création d’un sentiment d’obligation, il ne peut pas faire de lobbying auprès de cette personne pour une période déterminée si cette personne est ou devient un titulaire d’une charge publique. Si cette personne est un élu, le lobbyiste ne doit pas non plus faire de lobbying auprès du personnel du bureau dudit titulaire.

[47]  Pour les besoins du Code des lobbyistes, la définition d’un titulaire d’une charge publique est la même que celle donnée au paragraphe 2(1) de la Loi sur le lobbying, soit un agent ou employé de Sa Majesté du chef du Canada, définition qui s’applique notamment :

a) aux sénateurs et députés fédéraux ainsi qu’à leur personnel;

b) aux personnes nommées à des organismes par le gouverneur en conseil ou un ministre fédéral, ou avec son approbation, à l’exclusion des juges rémunérés sous le régime de la Loi sur les juges et des lieutenants‑gouverneurs;

c) aux administrateurs, dirigeants et employés de tout office fédéral, au sens de la Loi sur les Cours fédérales;

d) aux membres des Forces armées canadiennes;

e) aux membres de la Gendarmerie royale du Canada. (public office holder)

Le Code régissant les conflits d’intérêts des députés

[48]  Le Code régissant les conflits d’intérêts des députés (« le Code des députés ») figure en annexe du Règlement de la Chambre des communes et s’applique à tous les députés élus. Une fiche d’information publiée par le Commissariat aux conflits d’intérêts et à l’éthique précise que le commissaire applique la Loi sur les conflits d’intérêts et le Code des députés, et que ces deux régimes ont pour but de prévenir les conflits entre les intérêts personnels et les fonctions publiques des représentants nommés et élus. Le Code des députés interdit à ces derniers d’utiliser leur charge publique pour favoriser leurs intérêts personnels ou ceux d’un membre de leur famille, ou pour favoriser de manière indue les intérêts personnels de toute autre personne ou entité.

Les Lignes directrices en matière d’éthique et d’activités politiques à l’intention des titulaires de charge publique

[49]  Un document intitulé Pour un gouvernement ouvert et responsable 2015 a été publié sur la page Web du premier ministre, de même que par le Bureau du Conseil privé. Ce document porte sur la responsabilité ministérielle et l’obligation de rendre compte, les responsabilités de portefeuille et l’appui, les relations des ministres avec le Parlement et les normes de conduite, et traite, aux annexes A à J, de sujets connexes. L’annexe A contient les Lignes directrices en matière d’éthique et d’activités politiques à l’intention des titulaires de charge publique (« les Lignes directrices en matière d’éthique et d’activités politiques »). La partie I de l’annexe A, Lignes directives en matière d’éthique et normes de conduite prévues par la loi, s’applique à tous les titulaires de charge publique, au sens de la Loi sur les conflits d’intérêts, et précise, relativement aux normes en matière d’éthique, que le titulaire d’une charge publique agira avec honnêteté ainsi que selon des normes supérieures en matière d’éthique de façon à préserver et à faire croître la confiance du public dans l’intégrité, l’objectivité et l’impartialité du gouvernement. En ce qui concerne l’examen public, la partie I précise que le titulaire d’une charge publique doit exercer ses fonctions officielles et organiser ses affaires personnelles d’une manière si irréprochable qu’elle puisse résister à l’examen public le plus minutieux. En outre, pour ce qui est de la prise de décision, le titulaire d’une charge publique doit, dans l’exercice de ses fonctions officielles, prendre toute décision dans l’intérêt public tout en considérant le bien‑fondé de chaque cas. Il est également indiqué à la partie I que les titulaires de charge publique sont assujettis aux exigences de la Loi sur les conflits d’intérêts et qu’avant leur nomination, ils doivent s’engager à respecter les Lignes directrices en matière d’éthique et d’activités politiques, qui constituent une modalité de nomination.

[50]  L’annexe B, Les activités de financement et les rapports avec les lobbyistes : pratiques exemplaires à l’intention des ministres et des secrétaires parlementaires, précise que ces titulaires de charge publique doivent éviter tout conflit d’intérêts, toute apparence de conflit d’intérêts et toute situation pouvant donner lieu à un conflit d’intérêts. Elle résume les pratiques exemplaires qu’il convient d’appliquer à cet égard. Ces pratiques visent à compléter les autres règles que les ministres et les secrétaires parlementaires doivent respecter, y compris la Loi sur les conflits d’intérêts, le Code des députés et la Loi sur le lobbying (Conacher, p. 23).

Les questions en litige

[51]  La demanderesse soutient que la principale question que la Cour doit trancher est celle de l’équité procédurale dans le cadre du processus de nomination et soumet cinq questions qu’elle soulève dans la demande.

[52]  À mon avis, les questions à trancher dans le cadre de la présente demande peuvent être ainsi formulées :

La norme de contrôle applicable

[53]  Dans l’arrêt Tsleil‑Waututh Nation c Canada, 2018 CAF 153 (« Tsleil‑Waututh »), la Cour d’appel fédérale attire l’attention sur l’arrêt Nation Gitxaala c Canada, 2016 CAF 187, qu’elle a rendu précédemment et dans lequel elle conclut que pour déterminer la norme de contrôle qui s’applique, il faut tenir compte des dispositions législatives pertinentes, de la structure de la loi et des objectifs généraux visés par la loi (Tsleil‑Waututh, au paragraphe 204). Dans Tsleil‑Waututh, pour évaluer le volet relevant du droit administratif d’une décision du gouverneur en conseil, la Cour d’appel fédérale a appliqué la norme de la décision raisonnable, en concluant que la Cour doit être convaincue que la décision du gouverneur en conseil était conforme à la loi, raisonnable et constitutionnelle. La décision conforme à la loi et raisonnable respecte le cadre et la logique du régime législatif (voir aussi Globalive Wireless Management Corp c Public Mobile Inc., 2011 CAF 194, au paragraphe 31).

[54]  À mon avis, cela s’apparente également aux circonstances dans lesquelles un tribunal administratif interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie. Il y est présumé que les questions d’interprétation législative commandent la déférence en cas de contrôle judiciaire [Alberta Teachers, 2011 CSC 61, au paragraphe 30; Edmonton (Ville) c Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd, 2016 CSC 47, au paragraphe 22]. En l’espèce, le gouverneur en conseil interprète le paragraphe 4.1(1) de la Loi sur le lobbying, les exigences procédurales prescrites qu’il se doit de respecter pour procéder à la nomination d’un agent du Parlement qui s’occupe des affaires internes de l’Assemblée législative. Selon la même analyse, cela commande l’application de la norme de contrôle de la raisonnabilité.

[55]  La question de savoir si le gouverneur en conseil a correctement appliqué la loi est en fait une question d’interprétation législative (Globalive, au paragraphe 34). Bien que dans Globalive, la Cour d’appel fédérale ait conclu qu’il y a lieu de s’interroger sur la question de savoir si cela commande la norme de la décision raisonnable ou celle de la décision correcte (Globalive, paragraphe 35), à mon avis, dans le contexte de ce régime législatif, dont il est question ci‑dessous, et en appliquant les facteurs énoncés dans l’arrêt Dunsmuir, la norme de la raisonnabilité s’applique à l’interprétation du paragraphe 4.1(1) de la Loi sur le lobbying par le gouverneur en conseil.

[56]  Dans la mesure où les arguments de la demanderesse sont fondés sur un manquement à l’obligation d’équité procédurale, il est bien établi que les questions d’équité procédurale peuvent être examinées selon la norme de la décision correcte [Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au paragraphe 79; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 43].

La question en litige no 1 : La demanderesse a‑t‑elle qualité pour présenter la demande?

[57]  La demanderesse n’est pas directement touchée par les questions qu’elle soulève dans la présente demande. Par conséquent, elle ne peut présenter la demande que si la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire de lui accorder la qualité pour agir dans l’intérêt public.

[58]  Le critère concernant la qualité pour agir dans l’intérêt public n’est pas contesté. Les parties ont convenu que le critère est énoncé par la Cour suprême du Canada dans Canada (Procureur général) c Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45 (« Downtown Eastside »).

[59]  Dans cet arrêt, la Cour suprême a déclaré que selon l’approche traditionnellement retenue, la qualité pour agir était limitée aux personnes dont les intérêts privés étaient en jeu ou pour qui l’issue des procédures avait des incidences particulières. Dans les causes de droit public, comme celle dont la Cour était saisie, les tribunaux canadiens ont toutefois tempéré ces limites et adopté une approche souple et discrétionnaire quant à la question de la qualité pour agir dans l’intérêt public, guidés en cela par les objectifs qui étaient sous‑jacents aux limites traditionnelles.

[60]  La Cour a reconnu certaines des préoccupations qui, traditionnellement, ont servi à expliquer les restrictions en matière de qualité pour agir, notamment l’affectation appropriée des ressources judiciaires limitées et la nécessité d’écarter les trouble‑fête; l’assurance que les tribunaux entendront les principaux intéressés faire valoir contradictoirement leurs points de vue; et la sauvegarde du rôle propre aux tribunaux et de leur relation constitutionnelle avec les autres branches du gouvernement : l’instance doit soulever une question justiciable, c’est‑à‑dire une question dont les tribunaux peuvent être saisis (Downtown Eastside, aux paragraphes 27 à 30). Le principe de la légalité, selon lequel les actes de l’État doivent être conformes à la Constitution et au pouvoir conféré par la loi, et qu’il doit exister des manières pratiques et efficaces de contester la légalité des actions de l’État, éclaire également la question de la qualité pour agir (Downtown Eastside, aux paragraphes 31 et 33).

[61]  Lorsqu’ils exercent le pouvoir discrétionnaire de reconnaître ou non la qualité pour agir dans l’intérêt public, les tribunaux doivent prendre en compte trois facteurs :

(i) une question justiciable sérieuse est‑elle soulevée?

(ii) le demandeur a‑t‑il un intérêt réel ou véritable dans l’issue de cette question?

(iii) compte tenu de toutes les circonstances, la poursuite proposée constitue‑t‑elle une manière raisonnable et efficace de soumettre la question aux tribunaux?

[62]  Le demandeur qui souhaite se voir reconnaître la qualité pour agir doit convaincre la cour que ces facteurs, appliqués d’une manière souple et téléologique, militent en faveur de la reconnaissance de cette qualité. Toutes les autres considérations étant égales par ailleurs, un demandeur qui possède de plein droit la qualité pour agir sera généralement préféré (Downtown Eastside, au paragraphe 37).

[63]  Ces facteurs ne doivent pas être perçus comme des points figurant sur une liste de contrôle; ils doivent plutôt être vus comme des considérations connexes devant être appréciées et soupesées de façon cumulative, plutôt que séparément, à la lumière des objectifs qui sous‑tendent les restrictions à la qualité pour agir (Downtown Eastside, au paragraphe 20). Ils doivent être appliqués d’une manière souple et libérale de façon à favoriser la mise en œuvre de ces objectifs sous‑jacents (Downtown Eastside, aux paragraphes 20, 35 et 36). Lorsqu’il s’agit de décider s’il est justifié de reconnaître cette qualité dans les affaires de droit public, les tribunaux doivent exercer leur pouvoir discrétionnaire et mettre en balance, d’une part, le raisonnement qui sous‑tend les restrictions à cette reconnaissance et, d’autre part, le rôle important qu’ils jouent lorsqu’ils se prononcent sur la validité des mesures prises par le gouvernement. « En somme, les règles de droit relatives à la qualité pour agir tirent leur origine de la nécessité d’établir un équilibre “entre l’accès aux tribunaux et la nécessité d’économiser les ressources judiciaires” : Conseil canadien des Églises, [(1992) 1 RCS 236], p. 252 » (Downtown Eastside, au paragraphe 23).

[64]  Pour être considérée comme une question justiciable sérieuse, la question soulevée doit constituer un point constitutionnel important ou une question importante, et l’action doit être loin d’être futile, bien que les tribunaux ne doivent pas examiner le bien‑fondé d’une affaire autrement que de façon préliminaire (Downtown Eastside, au paragraphe 42). En insistant sur l’existence d’une question justiciable, les tribunaux s’assurent d’exercer leur pouvoir discrétionnaire de reconnaître la qualité pour agir d’une façon qui est cohérente avec l’objectif de demeurer dans les limites du rôle constitutionnel qui leur est propre. Lorsqu’est en cause un litige que les tribunaux peuvent trancher, ceux‑ci ne devraient pas refuser de statuer au motif qu’à cause de ses incidences ou de son contexte politiques, il vaudrait mieux en laisser l’examen et le règlement au législatif ou à l’exécutif (Downtown Eastside, au paragraphe 40). En outre, dès qu’il devient évident qu’une déclaration fait état d’au moins une question sérieuse, il ne sera généralement pas nécessaire d’examiner minutieusement chacun des arguments plaidés pour trancher la question de la qualité pour agir (Downtown Eastside, au paragraphe 42).

[65]  Le deuxième facteur consiste à se demander si le demandeur a un intérêt réel dans les procédures ou est engagé quant aux questions qu’elles soulèvent. La Cour a conclu qu’un intérêt véritable avait été établi vu que le demandeur jouissait de la meilleure réputation possible et qu’il avait démontré un intérêt réel et constant dans les questions soulevées (Downtown Eastside, au paragraphe 43, citant Conseil canadien des Églises, à la page 254).

[66]  Enfin, à la troisième étape, en abordant la question sous l’angle téléologique, les tribunaux doivent se demander « si l’action envisagée constitue une utilisation efficiente des ressources judiciaires, si les questions sont justiciables dans un contexte accusatoire, et si le fait d’autoriser la poursuite de l’action envisagée favorise le respect du principe de la légalité ». Une approche souple et discrétionnaire est de mise pour juger de l’effet de ces considérations, et une analyse dichotomique répondant par un oui ou par un non à la question à l’étude n’est pas envisageable. Les questions visant à déterminer si une façon de procéder est raisonnable, si elle est efficace et si elle favorise le renforcement du principe de la légalité sont des questions de degré et elles doivent être analysées en fonction de solutions de rechange pratiques, compte tenu de toutes les circonstances (Downtown Eastside, au paragraphe 50). La Cour suprême du Canada a ensuite présenté une liste d’exemples, non exhaustive, pour illustrer les questions à prendre en compte au moment de se pencher sur le troisième facteur discrétionnaire : la capacité du demandeur d’engager une poursuite, la question de savoir si la cause est d’intérêt public, la question de savoir s’il y a d’autres manières réalistes de trancher la question qui favoriseraient une utilisation plus efficace et efficiente des ressources judiciaires, et l’incidence éventuelle de l’octroi de la qualité pour agir dans l’intérêt public sur les droits d’autres personnes dont les intérêts sont aussi, sinon plus touchés (Downtown Eastside, au paragraphe 51). Bref, il s’agit de déterminer si la poursuite proposée constitue, compte tenu de toutes les circonstances, une manière raisonnable et efficace de soumettre la question à la cour (Downtown Eastside, au paragraphe 52).

[67]  En l’espèce, la demanderesse soutient qu’elle satisfait aux trois volets du critère de la qualité pour agir en matière d’intérêt public. Plus précisément, la demande soulève des questions justiciables sérieuses concernant le respect par les principaux fonctionnaires des lois qui régissent la conduite éthique des membres de l’exécutif (mémoire des faits et du droit, au paragraphe 33). Il s’agit de l’omission de consulter véritablement les chefs de chaque parti reconnu au Sénat et à la Chambre des communes au sujet du choix du commissaire au lobbying, en contravention avec la Loi sur le lobbying, et de l’omission des membres nommés par le gouverneur en conseil de se récuser du processus décisionnel, contrairement aux exigences énoncées dans la Loi sur les conflits d’intérêts et la common law. Ces éléments soulèvent des questions quant à la confiance du public dans l’intégrité du gouvernement.

[68]  En outre, la demanderesse a un intérêt véritable dans l’instance, étant donné son mandat de promouvoir la réforme démocratique, la participation citoyenne et le comportement éthique au sein du gouvernement; sa participation active à l’élaboration des politiques publiques et aux processus législatifs en matière de responsabilité gouvernementale; sa participation substantielle à l’élaboration et à l’exécution des obligations éthiques parlementaires; et ses efforts soutenus en vue d’assurer la responsabilité gouvernementale devant les tribunaux.

[69]  Quant au troisième facteur, la demanderesse soutient qu’elle est probablement la seule partie intéressée ayant l’expérience et la capacité nécessaires pour contester cette décision. Il n’y a pas d’autre partie directement touchée qui pourrait présenter une demande de contrôle judiciaire, et il n’existe aucun autre moyen raisonnable et efficace de porter cette affaire devant le tribunal.

[70]  Inversement, le défendeur soutient que la demanderesse ne satisfait pas au critère en trois volets concernant la qualité pour agir dans l’intérêt public. Je constate que le défendeur traite de la justiciabilité tant dans le contexte de la qualité pour agir qu’en tant que question indépendante. Il fait valoir que cette affaire ne soulève pas de question justiciable sérieuse, étant donné que les exigences légales prévues dans la Loi sur le lobbying en matière de consultation ont été respectées. Le dossier ne contient pas non plus de preuves démontrant que les différents membres du Cabinet ont exercé leurs pouvoirs de manière inappropriée ou que la volonté collective du Cabinet a été compromise dans le contexte des conflits d’intérêts allégués.

[71]  En outre, les questions liées au caractère suffisant de la consultation et à toute violation alléguée de la Loi sur les conflits d’intérêts ne sont pas justiciables, étant donné qu’il s’agit là de questions pour lesquelles le législateur a établi des processus, qui fournissent des mécanismes de contrôle appropriés. En se penchant sur ces questions, la Cour outrepasserait sa sphère judiciaire et ferait incursion dans celle que le législateur s’est réservée. Aucune plainte n’a été déposée auprès du commissaire à l’éthique par les députés, et ce dernier n’a pas ouvert d’enquête de son propre chef. Rien dans la Loi sur les conflits d’intérêts ou la Loi sur le lobbying ne confère à la demanderesse le droit d’invoquer des mécanismes de recours juridiques indépendants pour l’examen des questions soulevées, qui relèvent de la compétence exclusive des commissaires concernés. De plus, il est important de se rappeler que l’examen par le commissaire constitue un autre moyen d’aborder les préoccupations que soulève la demanderesse. Le défendeur soutient également que, eu égard aux circonstances de l’espèce, la présente demande ne constitue pas non plus un moyen raisonnable et efficace d’examiner plus avant les questions soulevées. La demanderesse demande à la Cour d’imposer des processus supplémentaires ou différents pour la nomination d’un haut fonctionnaire du Parlement, dans des circonstances où le législateur a déjà créé un processus.

Analyse

[72]  En ce qui concerne le premier facteur du critère concernant la qualité pour agir dans l’intérêt public, je suis convaincue que les questions soulevées par la demanderesse sont sérieuses. Cette dernière allègue le non‑respect de l’exigence prévue au paragraphe 4.1(1) de la Loi sur le lobbying de consulter les chefs de chacun des partis reconnus au Sénat et à la Chambre des communes avant la nomination du commissaire au lobbying. Elle soutient en outre que des situations dans lesquelles étaient impliqués le premier ministre, le ministre Morneau et la ministre Freeland faisaient l’objet d’une enquête par la commissaire au lobbying, au cours de la période pendant laquelle le gouverneur en conseil menait le processus de sélection d’un nouveau commissaire, et qu’en participant au processus décisionnel au cours duquel ils ont eu l’occasion de favoriser leurs intérêts personnels, ces derniers ont contrevenu aux articles 4 et 21 et au paragraphe 6(1) de la Loi sur les conflits d’intérêts. Qui plus est, le premier ministre favorisait ainsi son intérêt personnel, et tous les membres du Cabinet étaient complices du fait qu’ils favorisaient l’intérêt personnel d’une autre personne. La demanderesse affirme également qu’il y a eu manquement à l’obligation d’équité procédurale dans le cadre du processus de nomination. Cela étant, et compte tenu de l’importance de la confiance du public dans l’intégrité du gouvernement, ces allégations soulèvent à mon avis des questions sérieuses.

[73]  Le défendeur affirme que, puisque les allégations ne sont pas fondées, elles ne sont pas sérieuses. Toutefois, comme l’a déclaré la Cour suprême dans l’arrêt Downtown Eastside, au moment de trancher la question de la qualité pour agir, les tribunaux ne doivent pas examiner le bien‑fondé d’une affaire autrement que de façon préliminaire. En l’espèce, si la prétention de la demanderesse, qui affirme que le gouverneur en conseil ne s’est pas acquitté de son obligation de consultation, est fondée, ce non‑respect de l’exigence préalable à la nomination prévue au paragraphe 4.1(1) de la Loi sur le lobbying pourrait possiblement remettre en question la validité de la nomination de Mme Bélanger au poste de commissaire au lobbying. Une telle déclaration suffit à soulever une question sérieuse, sans qu’il soit nécessaire d’examiner minutieusement chacune des autres allégations (Downtown Eastside, au paragraphe 42).

[74]  Il s’avère plus difficile de décider si les questions soulevées sont justiciables. Lors de mon examen ci‑après de la présente affaire sur le fond, j’ai cherché plus avant à déterminer si certaines des questions soulevées par la demanderesse donnaient ouverture à une action. En ce qui concerne la qualité pour agir, je constate que, dans son avis de demande, la demanderesse affirme demander l’annulation de la décision parce que le Cabinet a omis de consulter le chef de chacun des partis reconnus à la Chambre des communes, comme l’exige le paragraphe 4.1(1) de la Loi sur le lobbying, avant que le gouverneur en conseil nomme la commissaire Bélanger. Il semble clair que le défaut du gouverneur en conseil de se conformer à une exigence législative serait justiciable. Toutefois, dans ses observations écrites, la demanderesse est d’avis que, même si la Loi sur le lobbying n’énonce pas de critères en matière de consultation, en appliquant une interprétation large et téléologique de la Loi qui donne effet à ses buts et objets, la Cour devrait conclure qu’un certain niveau de consultation n’était pas suffisant pour satisfaire au paragraphe 4.1(1); il doit plutôt y avoir consultation véritable. En se fondant sur ce point de vue, la demanderesse affirme que le niveau de consultation en vertu de la Loi était insuffisant. À mon avis, cela soulève une question d’interprétation des lois, laquelle est également justiciable. Toutefois, la question de la suffisance du processus de sélection au‑delà de la condition préalable de consultation prévue par la loi au sujet du candidat à la nomination et, parallèlement, la question de savoir s’il y a eu violation de la Loi sur les conflits d’intérêts, ne sont peut‑être pas justiciables. J’ai abordé cette préoccupation ci‑dessous dans l’évaluation du bien‑fondé de l’affaire.

[75]  Quant au deuxième facteur, bien que je sois d’accord avec le défendeur pour dire que le simple fait que Démocratie en surveillance ait déjà obtenu la qualité pour agir dans l’intérêt public ne suffit pas pour établir qu’elle a l’intérêt réel requis ou un intérêt véritable dans l’affaire qu’elle cherche maintenant à porter devant la Cour, je suis convaincue que la preuve établit que la demanderesse a un intérêt véritable et qu’elle est engagée quant à la nomination et au rôle de la commissaire au lobbying. À l’appui de cette demande, la demanderesse a déposé un affidavit souscrit le 1er mars 2018 par M. Duff Conacher, coordonnateur de Démocratie en surveillance, (« l’affidavit de Conacher »). Entre autres choses, cet affidavit décrit Démocratie en surveillance comme un organisme sans but lucratif fondé en 1993, qui prône la réforme démocratique, la participation citoyenne dans les affaires publiques, la responsabilité gouvernementale et l’éthique. Il est indiqué que, conformément à son mandat, Démocratie en surveillance a participé à l’élaboration des politiques et aux processus législatifs en matière de responsabilité gouvernementale. Elle a notamment présenté des mémoires et comparu devant des comités parlementaires dans le cadre de travaux législatifs menant à l’adoption ou à la modification de mesures relatives à l’éthique gouvernementale, y compris la création du poste de commissaire à l’éthique, l’adoption de la Loi sur les conflits d’intérêts et les modifications apportées à la Loi sur le lobbying, au Code des lobbyistes et au Code régissant la conduite des titulaires de charge publique en ce qui concerne les conflits d’intérêts et l’après‑mandat. Elle a également présenté plus de 50 pétitions en matière d’éthique gouvernementale au commissaire à l’éthique, à la commissaire au lobbying et à leurs prédécesseurs, et a intenté des poursuites contre ces commissaires devant la Cour. Je conclus que le contenu de l’affidavit de M. Conacher est suffisant pour satisfaire au deuxième volet du critère.

[76]  Quant à la question de savoir si la demande constitue une manière raisonnable et efficace de soumettre la question à la Cour, la demanderesse dispose des ressources et des connaissances nécessaires pour présenter cette cause. Comme elles sont formulées, les questions qu’elle soulève – conformité à la loi, manquement à l’équité procédurale et conflits d’intérêts – sont des questions d’intérêt public, dans la mesure où elles sont liées à l’intégrité du gouvernement. Toutefois, comme j’en discuterai ci‑dessous, il ne m’apparaît pas évident que la demanderesse soit la seule partie qui puisse présenter cette cause, car je ne vois pas pourquoi les chefs des autres partis reconnus, qui représentent les entités qui doivent être consultées, ne pourraient pas le faire, s’ils sont d’avis que le paragraphe 4.1(1) de la Loi sur le lobbying n’a pas été respecté. C’est à leur endroit que s’applique l’obligation d’équité procédurale, si une telle obligation s’impose. Cela dit, il est du moins possible de soutenir également que la demanderesse apporte une perspective différente et utile aux questions en litige. Toutefois, il y a également une préoccupation à l’égard des solutions de rechange pratiques disponibles pour résoudre les questions soulevées par la demanderesse (Downtown Eastside, au paragraphe 50). Il s’agit plus précisément des processus prévus en vertu de la Loi sur le lobbying et de la Loi sur les conflits d’intérêts. Le cas échéant, j’ai tenu compte de ces solutions de rechange pour trancher les questions sur le fond.

[77]  Après avoir soupesé et considéré ces facteurs dans leur ensemble, j’ai choisi d’exercer mon pouvoir discrétionnaire et d’accorder à la demanderesse la qualité pour agir dans l’intérêt public. Toutefois, comme il sera démontré ci‑dessous, la question de la justiciabilité de certains aspects de la demande de la demanderesse soulève une vive controverse, que j’ai abordée dans le contexte du bien‑fondé des questions soulevées.

La question en litige no 2 : Le gouverneur en conseil a‑t‑il omis de consulter le chef de chacun des partis reconnus au Sénat et à la Chambre des communes comme le prévoit le paragraphe 4.1(1) de la Loi sur le lobbying?

[78]  Dans son avis de demande, la demanderesse affirme demander l’annulation de la décision à l’origine de la nomination de la commissaire Bélanger, parce que le Cabinet a omis de consulter le chef de chacun des partis reconnus à la Chambre des communes – et au Sénat, vraisemblablement, bien que cela ne soit pas mentionné dans l’avis de demande –, comme l’exige le paragraphe 4.1(1) de la Loi sur le lobbying, avant que le gouverneur en conseil procède à la nomination.

[79]  Cependant, à mon avis, il ressort clairement du dossier qu’il y a eu consultation. Les lettres de juin du premier ministre à l’intention des chefs du Sénat et de la Chambre des communes les informaient du processus gouvernemental en cours en vue de nommer un nouveau commissaire au lobbying et de l’existence de l’avis de possibilité de nomination, et les invitaient à en faire part aux Canadiens intéressés. Il est vrai que l’affidavit souscrit le 26 mars 2018 par Levente‑Adrian Balint, adjoint juridique au ministère de la Justice, décrit les lettres de juin 2017 comme des lettres d’engagement dans le processus de sélection qui selon lui n’étaient pas requises par la loi. Toutefois, dans ses lettres de novembre 2017, le premier ministre indiquait clairement que ces lettres étaient rédigées conformément à la Loi sur le lobbying; il proposait la nomination de Mme Bélanger, fournissait le curriculum vitæ de cette dernière et demandait une réponse dans les sept jours. Les réponses reçues ont été présentées ci‑dessus. En outre, Mme Bélanger s’est présentée devant le comité plénier du Sénat le 8 décembre 2017 et devant le Comité ETHI, composé de représentants de tous les partis, le 6 décembre 2017, et les deux Comités ont recommandé sa nomination.

[80]  Dans ses observations écrites, et lors de sa comparution devant moi, la demanderesse a adopté une approche différente et a contesté le caractère suffisant de la consultation. Plus précisément, bien que la Loi sur le lobbying n’énonce pas de critères en matière de consultation, en appliquant une interprétation large et téléologique de la Loi qui donne effet à ses buts et objets, la Cour devrait conclure qu’un certain niveau de consultation n’était pas suffisant pour satisfaire au paragraphe 4.1(1); il doit plutôt y avoir consultation véritable. La demanderesse fait valoir que cette « obligation de consultation » peut être considérée, à juste titre, comme un aspect de l’équité procédurale. Et, comme la Loi est muette sur la teneur de cette obligation, il faut recourir aux principes d’équité procédurale de la common law. La Cour peut évaluer ce qui est nécessaire pour satisfaire à une consultation véritable en appliquant les facteurs énoncés dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 (« Baker »). La demanderesse n’analyse pas ces facteurs, mais soutient que, compte tenu de l’intention du législateur et des fonctions parlementaires essentielles exercées par la commissaire au lobbying, un degré très élevé d’équité procédurale est nécessaire. Au mieux, toutefois, le gouverneur en conseil a mené des consultations superficielles. Par conséquent, le gouverneur en conseil ne s’est pas acquitté de son obligation de consulter prescrite par la loi, en ne menant pas de véritables consultations.

[81]  À l’inverse, le défendeur soutient que l’obligation d’équité reconnue en common law ne s’applique pas. Cette obligation s’impose lorsqu’un décideur rend une décision qui touche les droits, les privilèges ou les biens. Elle ne s’applique pas lorsque le gouverneur en conseil procède à une nomination, puisqu’il n’existe aucun intérêt acquis en jeu donnant lieu à un devoir d’équité (Wells c Terre‑Neuve, [1999] 3 RCS 199, au paragraphe 62 [« Wells »]). De la même façon, comme la demanderesse n’a aucun intérêt acquis dans l’issue de la présente instance, aucune obligation d’équité procédurale ne s’applique à son endroit. Par conséquent, la partialité et les attentes légitimes ne sont pas en cause dans le cadre de la présente demande.

[82]  À mon avis, les prétentions de la demanderesse créent une certaine confusion entre l’exigence législative et l’obligation d’équité en common law. En l’espèce, l’obligation de consultation est une obligation prescrite par la loi. Comme la Loi sur le lobbying ne définit pas ce qu’est une « consultation », les principes d’interprétation des lois peuvent être appliqués pour déterminer si, dans le contexte de cette affaire, la consultation prévue par la Loi a eu lieu. Ceux‑ci énoncent implicitement le niveau de consultation requis. Une autre question consiste à établir si l’obligation d’équité procédurale s’applique à la décision du gouverneur en conseil relative à la nomination et à déterminer, le cas échéant, la teneur de cette obligation envers la demanderesse, dans ces circonstances.

[83]  La Cour suprême du Canada a soutenu que l’approche privilégiée en matière d’interprétation législative nécessite de lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd (Re), [1998] 1 RCS 27, à la page 41, citant Elmer Driedger, Construction of Statues, 2e éd., Toronto : Butterworths, 1983).

[84]  Pour les raisons qui suivent, je ne suis pas en mesure de conclure, en appliquant cette analyse, que le paragraphe 4.1(1) exigeait un niveau de consultation tel que les mesures prises dans cette affaire étaient insuffisantes pour satisfaire à cette exigence de la loi.

[85]  Premièrement, en ce qui concerne l’intention du législateur, la demanderesse soutient que le législateur a exprimé son intention en matière de consultation dans le 27e rapport – Code de déontologie (10 avril 2003) du Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre des communes, dans lequel le Comité a fait rapport sur le projet de loi C‑34, le précurseur du projet de loi C‑4, qui a créé les prédécesseurs du commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique. J’aimerais d’abord souligner que ce rapport semble porter sur la nomination des prédécesseurs du commissaire à l’éthique, et non de la commissaire au lobbying. De plus, aucune copie de ce rapport n’a été versée au dossier dont je suis saisie dans la présente affaire. Cela dit, une copie de ce dernier a été jointe en pièce C de l’affidavit de M. Conacher, déposé dans le dossier no T­78­18. À cet égard, j’ai conclu que ce rapport n’illustrait guère l’intention du législateur quant à la portée de la consultation. Il porte plutôt sur la façon dont le commissaire à l’éthique devrait être nommé, la durée de son mandat et diverses autres questions. Il y est également indiqué que la majorité des membres du Comité ont convenu que le mode de nomination proposé dans l’avant‑projet de loi alors à l’étude ne permettait pas aux députés de jouer un rôle significatif, ce qui est suivi de la déclaration suivante :

Nous avons discuté de plusieurs mécanismes qui permettraient une participation de tous les députés à la prise de décision. Il nous est évident que, sans l’appui presque universel de la Chambre, le titulaire du poste de commissaire ne pourra exécuter ses fonctions de façon efficace. Nous recommandons donc qu’un projet de loi éventuel prévoie un processus de consultation des chefs des partis reconnus par la Chambre, suivi d’un vote de confirmation à la Chambre. Nous avons aussi l’intention de recommander la modification de l’article 111.1 du Règlement afin que le candidat au poste de commissaire comparaisse devant un comité de la Chambre avant la tenue du vote. Nous recommandons, en outre, que les processus de nomination des autres hauts fonctionnaires du Parlement fassent l’objet d’une analyse suivie.

[86]  J’ai conclu que ces recommandations semblaient se refléter largement dans ce qui est actuellement énoncé au paragraphe 81(1) de la Loi sur le Parlement du Canada, LRC 1985, c P­1. En fait, le rapport laisse entendre que la consultation des autres chefs a été ajoutée en réponse aux préoccupations soulevées à l’époque et compte tenu du fait que le commissaire à l’éthique traite de questions qui concernent non pas seulement les députés du parti au pouvoir, mais bien tous les députés.

[87]  D’ailleurs, dans les observations écrites qu’elle a présentées en l’espèce, la demanderesse soutient que le gouvernement a répondu à cette préoccupation, en introduisant l’obligation de consultation dans le projet de loi, qui a été adopté en 2004, et que l’obligation de consultation est maintenant énoncée au paragraphe 81(1) de la Loi sur le Parlement du Canada. Ceci étant dit, je ne vois pas en quoi cette preuve appuie la prétention de la demanderesse selon laquelle l’intention du législateur était d’instaurer un niveau plus élevé ou une différente forme de consultation que ce que prévoit actuellement le paragraphe 81(1). Je ne vois pas non plus en quoi cette preuve appuie sa prétention selon laquelle le processus ayant mené à l’introduction, dans la Loi, de l’obligation de consultation du commissaire à l’éthique sert à définir la notion de consultation applicable dans le cas de la commissaire au lobbying.

[88]  En ce qui concerne les objets et les buts de la Loi sur le lobbying, ils ne fournissent aucune indication de l’intention de l’organe législatif quant au niveau de consultation requis.

[89]  La demanderesse laisse entendre, de façon générale, que la Loi sur le lobbying devrait être considérée comme une des lois qui mettent en avant un certain nombre de principes non écrits de la Constitution du Canada, dont ceux de la démocratie, du constitutionnalisme et de la primauté du droit. Pour appuyer cette position, elle cite le paragraphe 25 de l’arrêt Renvoi relatif à la réforme du Sénat, 2014 CSC 32 :

[25] La Constitution met en place une structure de gouvernement et doit être interprétée au regard « du texte constitutionnel lui‑même, de son contexte historique et des diverses interprétations données par les tribunaux en matière constitutionnelle » : Renvoi relatif à la sécession, par. 32; voir, de façon générale, H. Cyr, « L’absurdité du critère scriptural pour qualifier la constitution » (2012), 6 J.P.P.L. 293. Les règles d’interprétation constitutionnelle exigent que les documents constitutionnels reçoivent une interprétation large et téléologique et qu’ils soient situés dans leurs contextes linguistique, philosophique et historique appropriés : Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, p. 155‑156; Edwards c. Attorney‑General for Canada, [1930] A.C. 124 (C.P.), p. 136; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, p. 344; Renvoi relatif à la Loi sur la Cour suprême, par. 19. De façon générale, l’interprétation constitutionnelle doit reposer sur les principes de base de la Constitution, tels le fédéralisme, la démocratie, la protection des minorités, ainsi que le constitutionnalisme et la primauté du droit : Renvoi relatif à la sécession; Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale; New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‑Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319; Renvoi : Droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721.

[90]  Bien que la Loi sur le lobbying joue indubitablement un rôle important dans le processus démocratique, en assurant la transparence du lobbying auprès des titulaires d’une charge publique et la tenue d’examens et d’enquêtes visant à s’assurer que les lobbyistes respectent la Loi et le Code des lobbyistes, garantissant ainsi l’intégrité du gouvernement, il ne s’agit pas là d’un document constitutionnel, et je ne suis pas convaincue qu’il faille adopter à son égard une norme d’interprétation législative différente. À mon avis, cette prétention n’appuie pas l’argument de la demanderesse selon lequel l’intention des législateurs, quant au niveau de consultation requis en vertu du paragraphe 4.1(1) de la Loi sur le lobbying, allait au‑delà des mesures prises à l’égard de la nomination de la commissaire Bélanger.

[91]  L’affidavit de M. Conacher contient en annexe de nombreux articles de presse et portions de débats parlementaires, dans lesquels les députés néo‑démocrates et conservateurs expriment leur mécontentement à l’égard du processus de sélection et de nomination. Par exemple, dans un article paru dans La Presse canadienne le 8 juin 2017 qui y est annexé, il est indiqué que les chefs du NPD et du Parti conservateur, qui étaient tous deux d’avis qu’un nouveau système pour choisir les hauts fonctionnaires du Parlement était nécessaire, ont écrit au premier ministre à cet égard. L’affidavit contient également en annexe les débats tenus à la Chambre des communes le 12 décembre 2017, au cours desquels M. Caron et M. Cullen, députés du NPD, ont exprimé leur mécontentement à l’égard du processus de sélection, dans le cadre duquel seul le nom de la personne proposée a été fourni, et ont affirmé qu’il ne s’agissait pas là d’une consultation véritable. Le premier ministre a répondu en déclarant, notamment, qu’il était important que les hauts fonctionnaires du Parlement jouissent de la confiance de la Chambre et qu’ils devaient le dire si le haut fonctionnaire nommé n’avait pas la confiance du NPD. De nombreux articles et débats semblables sont fournis, mais ils ne portent que sur la désapprobation du processus actuel, et non sur l’intention des législateurs quant au niveau de consultation requis, au moment d’appliquer la Loi sur le lobbying.

[92]  Dans son sens grammatical et ordinaire, le mot « consultation », dans le dictionnaire Canadian Oxford Dictionary (Katherine Barber, 2éd., Don Mills, Ontario : Oxford University Press, 2004), sous l’entrée « consult », est défini comme une réunion organisée dans le but de consulter ou l’action de consulter. Le verbe « consult » s’entend du fait de demander des renseignements ou des conseils, de s’adresser à une personne pour obtenir des conseils ou une opinion, de demander la permission ou l’approbation à l’égard d’une mesure proposée, ou de prendre en considération une mesure ou d’en tenir compte.

[93]  En l’espèce, par ses lettres de juin, le premier ministre a donné un avis du début du processus de nomination et a invité les chefs du Sénat et de la Chambre des communes à en faire part aux personnes potentiellement intéressées. Rien n’indique qu’un des chefs ait donné suite à cet avis en proposant des candidats. Dans les lettres de juillet, Mme Bélanger est désignée comme la candidate proposée pour le poste à la suite de ce processus. Même si le délai alloué pour donner suite à l’avis était court, soit six jours, les chefs ont eu la possibilité de répondre et se sont prévalus de cette possibilité. Ces chefs, ou leurs représentants, ont également eu la possibilité d’aborder avec Mme Bélanger toutes les préoccupations qu’ils pouvaient avoir quant à sa candidature, telles que ses qualifications ou son impartialité, lorsque cette dernière a comparu devant le comité plénier du Sénat et le Comité ETHI, possibilité dont ils se sont également prévalus.

[94]  À ce titre, le rapport du 8 décembre 2017 du comité plénier du Sénat démontre que tous les membres du comité ont eu l’occasion de poser des questions à Mme Bélanger et de lui faire part de leurs préoccupations. M. Smith l’a interrogée au sujet du processus entourant sa nomination. Mme Bélanger a déclaré qu’au départ, elle n’avait posé sa candidature qu’au poste de commissaire à l’information et qu’elle l’avait fait le 12 juillet 2017, soit deux jours avant la date limite. Le 10 août 2017, elle a été convoquée à une entrevue, qui a été réalisée le 16 août 2017, à la suite de laquelle elle a été invitée à préciser si elle pouvait envisager de devenir commissaire au lobbying. Le 17 août 2017, elle a de nouveau été convoquée à une entrevue, qui a été menée le 28 août 2017, pour le poste de commissaire au lobbying. Le 5 septembre 2017, elle a subi des tests psychométriques et le 14 novembre 2017, elle a reçu un appel très bref du président du Conseil du Trésor, qui souhaitait savoir si le poste l’intéressait toujours. Le 22 novembre 2017, elle a reçu un appel du Bureau du Conseil privé l’informant que son nom allait être soumis au moyen de lettres de consultation. Toutes les autres questions posées à Mme Bélanger par M. Smith et d’autres membres du comité concernaient ses qualifications et la façon dont elle aborderait son rôle, si elle était nommée.

[95]  De même, lors de sa comparution devant le Comité ETHI le 6 décembre 2017, tous les chefs des partis ont eu l’occasion de lui poser des questions et de lui faire part de leurs préoccupations, par l’entremise de leurs représentants au sein du Comité. M. Cullen a déclaré qu’il connaissait Mme Bélanger, qu’elle semblait très qualifiée et qu’elle ne devrait pas se sentir visée par les préoccupations qu’il avait à exprimer. Il était plutôt préoccupé par le processus de nomination. Il a interrogé Mme Bélanger au sujet de ce dernier, qu’elle a de nouveau décrit, ajoutant qu’elle avait posé sa candidature en ligne et que lors de son entrevue initiale pour le poste de commissaire à l’information, elle avait passé une entrevue devant un comité de sélection composé de quatre personnes. À la fin de sa comparution, M. Cullen a cherché à faire consigner au procès‑verbal que la seule consultation tenue avait été une simple lettre dans laquelle figurait le nom de Mme Bélanger. Il ne considérait pas cela comme une consultation, précisant « il m’est donc difficile de voter pour ou contre un processus qui, de toute évidence, va à l’encontre de l’esprit, et à mon avis, de la règle de droit, dans ce cas particulier ».

[96]  Tout cela démontre que les préoccupations exprimées au sujet de la consultation visaient en fait le processus de sélection – la constitution du comité de sélection et la liste des candidats – plutôt que la consultation concernant la nomination de la candidate proposée. Qui plus est, bien que ces préoccupations relatives au processus de sélection aient été soulevées, aucun des chefs au Sénat ou à la Chambre des communes, à l’égard desquels une obligation de consulter prescrite par la loi s’impose, n’a demandé le contrôle judiciaire de la nomination de Mme Bélanger en raison d’une consultation inadéquate ou à tout autre titre. En fait, la préoccupation même soulevée par la demanderesse concernant les enquêtes en cours a été directement portée à l’attention de Mme Bélanger par M. Cullen, lorsque celle‑ci s’est présentée devant le Comité ETHI. M. Cullen a souligné que des enquêtes étaient en cours devant la commissaire au lobbying et a demandé à Mme Bélanger si, en vertu de la Loi, elle était tenue de poursuivre ces enquêtes ou si elle avait un pouvoir discrétionnaire à cet égard. Elle a répondu qu’elle ne croyait pas avoir un tel pouvoir et que si une enquête avait été ouverte, celle‑ci devait se poursuivre. Interrogée à ce sujet par M. Tilson, elle a de nouveau déclaré qu’elle ne croyait pas qu’un nouveau commissaire avait le pouvoir discrétionnaire de mettre fin à une enquête en cours. Bien qu’elle ne fût pas certaine des considérations juridiques, elle a affirmé que si elle avait le pouvoir légal de poursuivre l’enquête, alors elle s’engageait à le faire.

[97]  En conclusion, l’intention ou le but de la consultation prescrite, considéré dans son contexte et dans l’esprit général de la Loi sur le lobbying, est de donner aux sénateurs et aux députés, qui ne sont pas tous membres du parti au pouvoir, l’occasion de s’exprimer sur la nomination du candidat désigné, notamment sur la pertinence du choix de ce dernier, et de faire part de toute préoccupation qu’ils peuvent avoir quant à ses qualifications, à son impartialité ou à tout autre titre, comme cela a été fait en l’espèce. Cela tient au fait que tous les sénateurs et les députés doivent faire confiance au commissaire au lobbying, en tant que haut fonctionnaire du Parlement. À mon avis, si l’intention du législateur avait été d’exiger une consultation sur le processus de sélection de la personne nommée, plutôt qu’une consultation concernant la personne nommée, cette intention se refléterait dans la Loi sur le lobbying ou serait autrement perceptible dans son contexte et son objet. Ce n’est pas ce que je constate.

[98]  Par conséquent, en ce qui concerne l’interprétation du paragraphe 4.1(1) de la Loi sur le lobbying, bien que la demanderesse ne soit pas d’accord avec le processus de consultation, notamment avec le délai imparti et l’absence de participation des autres partis au processus de sélection des candidats, je ne suis pas convaincue que le gouverneur en conseil a interprété de manière déraisonnable le niveau de consultation requis concernant la nomination et, par conséquent, je ne considère pas que la consultation menée ne respectait pas l’exigence prévue par la loi.

[99]  J’ajouterais que si ces chefs avaient des préoccupations quant à la compétence de Mme Bélanger, ils auraient probablement veillé à ce qu’elles soient soulevées lors de la comparution de cette dernière devant le comité plénier du Sénat ou le Comité ETHI, et ils n’auraient pas voté en faveur de la motion pour la nomination de la candidate proposée. Ils auraient ensuite soulevé ces préoccupations de fond au cours des débats subséquents sur la nomination, qui ont eu lieu au Sénat et à la Chambre des communes. Ils ne l’ont pas fait, et les débats tenus ne font état d’aucune préoccupation concernant la compétence ou le mérite de la personne nommée. Ils montrent plutôt que ses qualifications et son expérience ont été jugées satisfaisantes. Toutefois, au bout du compte, même si cela avait été le cas, la Cour suprême a conclu précédemment que « [l]a possibilité que l’exécutif, grâce à sa majorité à la Chambre des communes, dicte en pratique à cette dernière la position qu’elle doit prendre [...] ne relève pas [...] de la compétence du judiciaire » [Canada (Vérificateur général) c Canada (Ministre de l’énergie, des mines et des ressources), [1982] 2 RCS 49, à la page 103 (« Vérificateur général »)].

[100]  En outre, en vertu de l’article 14.1 de la Loi sur le lobbying, un examen approfondi des dispositions et de l’application de la Loi doit être entrepris tous les cinq ans, et un rapport doit être préparé et présenté au Parlement. Ce rapport doit être accompagné des modifications recommandées à la Loi ou à son application. Par conséquent, si les membres du Parlement sont insatisfaits du processus de consultation utilisé pour nommer le commissaire au lobbying, ils peuvent soulever la question lors de la sélection ou de l’examen. Le bien‑fondé de leurs préoccupations peut alors être déterminé à l’intérieur de la sphère politique.

[101]  La demanderesse soutient également que dans d’autres contextes, les tribunaux ont été disposés à accorder réparation pour défaut de consultation lorsque la loi ou la common law l’exigeait. À cet égard, elle cite SCFP c Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29 (« SCFP »), Bezaire c Windsor Roman Catholic Separate School Board (1992), 9 OR (3d) 737 (ONSC C. div) [« Bezaire »], et Nation Haïda c Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73 (« Haïda »).

[102]  À mon avis, ce que ces affaires démontrent, c’est que l’obligation de consultation est contextuelle et propre aux faits. Les circonstances de fait ou l’économie de la loi applicable, en l’occurrence la Loi sur le lobbying, déterminent quelle réparation doit être accordée, le cas échéant, dans des circonstances données. Par conséquent, le seul fait que les tribunaux étaient disposés à accorder une réparation dans les cas cités par la demanderesse n’a qu’une portée limitée. La demanderesse ne donne pas non plus de détails sur ce point.

[103]  Je constate toutefois que dans l’arrêt SCFP, la Cour suprême du Canada a été chargée d’examiner la nomination faite par le ministre du troisième membre d’un conseil d’arbitrage, conformément au paragraphe 6(5) de la Loi sur l’arbitrage des conflits de travail dans les hôpitaux (« LACTH ») de l’Ontario. Le ministre a désigné quatre juges retraités, et le syndicat s’est plaint que leur désignation ne résultait pas d’un commun accord et que leur nom ne figurait pas non plus sur une liste convenue, que le syndicat n’avait pas été consulté à propos de cette modification du processus, et que les juges étaient dénués d’expertise et n’étaient pas indépendants du gouvernement. Le syndicat a sollicité un jugement déclarant que les actes du ministre constituaient un déni de justice naturelle et étaient caractérisés par l’absence d’indépendance et d’impartialité institutionnelles. La Cour suprême du Canada a soutenu que le ministre n’était pas tenu de procéder à la sélection d’un commun accord ou à partir de la liste dressée. Les juges retraités ne pouvaient pas non plus être raisonnablement perçus comme ayant un parti pris contre les travailleurs et les travailleuses. Néanmoins, la LACTH, correctement interprétée, exigeait que le ministre désigne comme arbitres des personnes compétentes en raison non seulement de leur impartialité, mais aussi de leur expertise. À cet égard, le ministre était tenu, en droit, d’exercer son pouvoir de désignation d’une manière conforme aux fins et aux objets de la LACTH, dont l’un des objets fondamentaux était de prévoir un moyen adéquat de remplacer la grève et le lock‑out. Pour que cet objet de la loi puisse être réalisé, les parties devaient percevoir l’arbitrage obligatoire comme étant neutre et crédible.

[104]  La Cour suprême du Canada a également conclu, en supposant qu’une obligation de consulter existait à l’égard d’une modification du processus de désignation, que le ministre s’est acquitté de toute obligation qui pouvait lui incomber de consulter les syndicats, étant donné qu’un avis du projet de modification a été donné, ainsi que l’occasion de le commenter. Quant à la réparation, elle a permis de modifier l’ordonnance du tribunal inférieur et de déclarer que, dans l’exercice de son pouvoir de désignation conféré par le paragraphe 6(5), le ministre doit être convaincu que les candidats à la présidence sont non seulement indépendants et impartiaux, mais également qu’ils ont une expertise appropriée en matière de relations de travail et sont reconnus, dans le milieu des relations du travail, comme étant généralement acceptables à la fois par le patronat et par les syndicats.

[105]  Dans l’arrêt SCFP, la Cour suprême a déclaré que compte tenu du rôle et de la fonction de la LACTH, que confirme son historique législatif, « rien dans le dossier » n’indiquait d’une manière ou d’une autre que le ministre était au fait de ces exigences en matière de relations de travail. Au contraire, la preuve indiquait que le ministre avait rejeté l’expertise et l’acceptabilité générale comme qualifications requises des arbitres. La Cour a conclu que cette approche était contraire au processus établi par la LACTH, lequel doit être perçu comme étant neutre et crédible, et qu’étant donné que la loi visait à maintenir la paix industrielle, elle était déraisonnable. En ce qui concerne la réparation, étant donné que le contrôle judiciaire n’était pas axé sur les circonstances de chacune des désignations, la Cour suprême a refusé de donner suite à la demande du syndicat d’annuler les nominations faites par le ministre.

[106]  Ainsi, l’arrêt SCFP se distingue de l’affaire dont je suis saisie sur le plan factuel. Rien n’indique en l’espèce que le gouverneur en conseil a rejeté des qualifications pour le poste de commissaire au lobbying qui étaient conformes au rôle de ce dernier, en vertu de la Loi sur le lobbying. En outre, le paragraphe 6(5) de la LACTH, contrairement au paragraphe 4.1(1) de la Loi sur le lobbying, ne traite pas de consultation. Qui plus est, il n’y a pas grand‑chose dans l’esprit ou l’objet de la Loi sur le lobbying, en l’espèce, qui saurait nous éclairer sur l’intention du législateur quant au processus ou au niveau de consultation exigé par le paragraphe 4.1(1). De plus, l’exigence de consultation prévue au paragraphe 4.1(1) permet de s’assurer que les autres chefs de partis reconnus ont eu l’occasion de soulever des préoccupations au sujet de la candidate désignée, y compris des préoccupations quant à son impartialité. Vu dans son ensemble, l’arrêt SCFP ne démontre pas la nécessité, en l’espèce, d’accorder une mesure de réparation déclaratoire semblable.

[107]  L’arrêt Bezaire n’est lui non plus d’aucun secours pour la demanderesse. Dans cette affaire, la Cour divisionnaire de l’Ontario a conclu, dans le contexte de la fermeture d’une école, que le non‑respect d’une procédure de consultation prévue par une politique a entraîné un manquement à l’équité procédurale. En l’espèce, contrairement à l’arrêt Bezaire, il n’y a pas de lignes directrices ou de politiques décrivant en détail le processus de nomination au‑delà du paragraphe 5.4.1(1) lui‑même. Enfin, dans l’arrêt Haïda, la Cour suprême du Canada s’est penchée sur le continuum en matière de consultation que peut imposer l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R­U), 1982, c 11. Étant donné l’origine constitutionnelle de l’obligation de consulter les Premières Nations, cette jurisprudence a peu d’utilité en l’espèce.

[108]  En fin de compte, étant donné les circonstances de l’espèce, je ne suis pas convaincue qu’il y a eu défaut de consultation, en contravention avec le paragraphe 4.1(1) de la Loi sur le lobbying. Bien que la consultation relative à la nomination de la commissaire au lobbying n’ait pas été menée de manière approfondie, je conviens avec le défendeur que celle‑ci doit être considérée dans le contexte de la Loi sur le lobbying. La consultation en question s’est déroulée dans le système parlementaire relativement à la nomination d’un agent du Parlement, qui a une responsabilité devant ce dernier.

[109]  De plus, dans la mesure où la contestation du processus de nomination par la demanderesse va au‑delà des exigences de consultation prévues par la loi, il ne s’agit pas là, à mon avis, d’une question justiciable. Il incombe au Parlement de décider de ce processus. En général, une cour de justice s’abstiendra de revoir les actes ou décisions du pouvoir exécutif ou du pouvoir législatif lorsque l’objet du différend ne se prête pas à l’intervention des tribunaux ou lorsque le tribunal n’a pas les ressources nécessaires pour trancher la question [Ami(e)s de la Terre c Canada (Gouverneur en conseil), 2008 CF 1183, au paragraphe 25 (« Ami(e)s de la Terre »)]. Il serait inapproprié pour la Cour de dicter un processus de sélection au Parlement en l’absence d’une disposition législative claire et, ce faisant, elle outrepasserait son rôle constitutionnel.

[110]  La demanderesse soutient également que l’obligation de consultation est à juste titre considérée comme un aspect de l’équité procédurale, ce qui permet à la Cour de se fonder sur les facteurs de la common law énoncés dans Baker pour déterminer la teneur de ce devoir d’équité. La demanderesse n’a pas cité de jurisprudence pour soutenir qu’une exigence prescrite par la loi de cette nature en matière de consultation est assujettie, dans ces conditions, à une analyse de la teneur de cette exigence.

[111]  Toutefois, en examinant cet argument, je constate que dans l’arrêt Baker, la Cour suprême du Canada a conclu que le fait qu’une décision soit administrative et touche « les droits, privilèges ou biens d’une personne » suffit pour entraîner l’application de l’obligation d’équité [citant Cardinal c Directeur de l’Établissement Kent, [1985] 2 RCS 643, à la page 653 (Cardinal)]. Dans cette affaire, la Cour suprême a déclaré, à la page 643 :

Cette Cour a confirmé que, à titre de principe général de common law, une obligation de respecter l’équité dans la procédure incombe à tout organisme public qui rend des décisions administratives qui ne sont pas de nature législative et qui touchent les droits, privilèges ou biens d’une personne [...]

[112]  Dans l’arrêt Baker, la Cour suprême a également conclu que l’existence de l’obligation d’équité ne détermine pas quelles exigences s’appliqueront dans des circonstances données, dans la mesure où « la notion d’équité procédurale est éminemment variable et son contenu est tributaire du contexte particulier de chaque cas » (Knight c Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 RCS 653, à la page 682). L’obligation d’équité est souple et variable et « repose sur une appréciation du contexte de la loi particulière et des droits visés » (Baker, au paragraphe 22).

[113]  Dans ces circonstances, compte tenu de la nature de la loi et du libellé du paragraphe 4.1(1) de la Loi sur le lobbying, il existe une obligation d’équité procédurale en common law, relativement à la consultation au sujet de la nomination d’un commissaire au lobbying, qui s’impose envers les chefs de chaque parti reconnu au Sénat et à la Chambre des communes, de même que dans le contexte du processus parlementaire de nomination d’un haut fonctionnaire du Parlement. Ces chefs sont les représentants élus du public. La demanderesse n’offre aucune jurisprudence à l’appui, et je ne suis pas persuadée qu’une telle obligation puisse être étendue à la demanderesse sur le fondement de sa qualité pour agir dans l’intérêt public, ce qui ne permet pas à la demanderesse, ou au public dont elle prétend représenter les intérêts, de participer au processus de nomination parlementaire (voir P & S Holdings Ltd c Canada, 2017 CAF 41).

La question en litige no 3 : Le gouverneur en conseil a‑t‑il contrevenu à la Loi sur les conflits d’intérêts, remettant ainsi la validité de la nomination en question?

[114]  La demanderesse présente un historique de la Loi sur les conflits d’intérêts et décrit ses objets et ses buts. Elle soutient que la Loi sur les conflits d’intérêts est l’un des éléments essentiels d’un régime conçu pour maintenir la conduite éthique du gouvernement. À cet égard, cette loi et la Loi sur le lobbying se révèlent donc complémentaires, tout comme les dispositions du Code criminel du Canada qui traitent des infractions les plus graves, comme la corruption et le trafic d’influence. Le Code régissant la conduite des titulaires de charge publique en ce qui concerne les conflits d’intérêts et l’après‑mandat de 1985, le Code des députés et le Code des lobbyistes font également partie de ce régime. Citant la Commission d’enquête concernant les allégations au sujet des transactions financières et commerciales entre Karlheinz Schreiber et le très honorable Brian Mulroney, qui, à son tour, fait référence à la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R c Hinchey, [1996] 3 RCS 1128, la demanderesse affirme qu’étant donné le grand intérêt public à préserver l’intégrité du gouvernement, des normes de conduite exigeantes doivent être imposées aux titulaires de charge publique assujettis à une loi en matière d’éthique.

[115]  La demanderesse soutient également que les conflits d’intérêts peuvent être réels ou apparents et que le critère d’une crainte raisonnable de partialité est celui énoncé dans Committee for Justice and Liberty c L’Office national de l’énergie, [1978] 1 RCS 369, à la page 394, tel qu’il a été modifié par la Commission d’enquête sur les faits reliés à des allégations de conflit d’intérêts concernant l’honorable Sinclair M. Stevens, le 15 mai 1986, à savoir qu’il y a conflit d’intérêts apparent lorsqu’il y a crainte raisonnable de conflit d’intérêts, crainte qu’une personne raisonnablement bien informée pourrait à bon droit avoir. Selon la demanderesse, cette définition est enchâssée dans la Loi sur les conflits d’intérêts. Compte tenu du régime, du libellé détaillé et de la vaste portée des dispositions clés de la Loi, il est clair que cette dernière est censée s’appliquer à la fois aux conflits d’intérêts réels et apparents.

[116]  Même si la demanderesse présente de nombreux arguments et propose, notamment, d’autres processus de sélection qu’elle juge préférables et accessibles au gouverneur en conseil, sa position est essentiellement la suivante : le premier ministre, le ministre Morneau et la ministre Freeland faisaient l’objet d’une enquête menée par l’ancienne commissaire au lobbying pendant la période au cours de laquelle le gouverneur en conseil a mené le processus de sélection du nouveau commissaire. Comme ils faisaient l’objet d’une enquête, ils avaient un intérêt personnel réel, au sens de l’article 4 de la Loi sur les conflits d’intérêts, dans l’enquête et la décision du (nouveau) commissaire à l’éthique. La demanderesse soutient que le premier ministre a admis être en réel conflit d’intérêts lorsqu’il a fait une déclaration publique se récusant du processus de sélection du commissaire à l’éthique. En outre, elle soutient qu’il n’y a aucun document indiquant que le premier ministre, le ministre Morneau ou la ministre Freeland se sont récusés du processus de nomination du commissaire au lobbying, et que ces derniers, en participant à ce processus, ont violé le paragraphe 6(1) et les articles 4 et 21 de la Loi sur les conflits d’intérêts. De plus, les autres membres nommés par le gouverneur en conseil ont eu l’occasion de favoriser leurs intérêts personnels réels, en vue de conserver leur poste de ministre, en protégeant l’intérêt personnel du premier ministre, qui les nomme à titre amovible, grâce à leur contrôle sur le processus de sélection et à leur participation à celui‑ci. C’est ainsi que tous les membres nommés par le gouverneur en conseil ont violé l’article 4 et le paragraphe 6(1) de la Loi sur les conflits d’intérêts. Même si le gouverneur en conseil n’était qu’en conflit d’intérêts apparent, la même conclusion doit être tirée. Le processus de sélection n’offrait pas suffisamment de protections contre une décision partiale qui favoriserait les intérêts du gouverneur en conseil, particulièrement ceux du premier ministre, du ministre Morneau et de la ministre Freeland. Le gouverneur en conseil aurait dû reconnaître son parti pris et le conflit d’intérêts dans lequel il se trouvait, et se retirer du processus de sélection. Selon la demanderesse, ce dernier a démontré qu’il reconnaissait se retrouver dans une situation de conflit d’intérêts, entachée de partialité, dans le cadre de tels processus de sélection, puisqu’il s’est, en fait, retiré de ceux qui ont permis d’établir des listes restreintes de candidats qualifiés pour les postes de juges, de commissaire de la Gendarmerie royale du Canada et de sénateurs.

[117]  Comme point de départ de l’examen de cet argument, je constate qu’il est important de rappeler que le rôle de la Cour est d’évaluer la légalité d’une décision, en l’espèce la décision du gouverneur en conseil de nommer Mme Bélanger au poste de commissaire au lobbying. Il n’appartient pas à la Cour de déterminer si le premier ministre, le ministre Morneau ou la ministre Freeland étaient en situation de conflit d’intérêts et contrevenaient ainsi au paragraphe 6(1), en participant à la décision de nomination, ou à l’article 21, en omettant de se récuser. Je conviens avec le défendeur que le législateur a confié ce rôle exclusivement au commissaire à l’éthique. En l’espèce, rien n’indique qu’une plainte ait été déposée auprès de la commissaire à l’éthique par l’un ou l’autre des sénateurs ou des députés concernant la décision de nommer Mme Bélanger, ce qui n’est peut‑être pas surprenant compte tenu de l’adoption des motions devant le comité plénier du Sénat et le Comité ETHI, composé de représentants de tous les partis, recommandant la nomination. Ainsi, la Loi sur les conflits d’intérêts n’a jamais été invoquée ni par les sénateurs ou les députés ni par la commissaire de son propre chef.

[118]  Bien que je reconnaisse que seuls les parlementaires peuvent demander au commissaire d’étudier une question [Loi sur les conflits d’intérêts, paragraphe 44(1)] et que, dans le cadre d’une telle demande d’un parlementaire, le commissaire peut tenir compte des renseignements provenant d’un membre du public que s’ils lui sont communiqués par ce parlementaire [paragraphe 44(4)], rien n’empêche le public de fournir directement ces renseignements au commissaire et de lui demander, d’après ceux‑ci, d’étudier la question de son propre chef [paragraphe 45(1)]. C’est ce qu’a fait Démocratie en surveillance, dans le dossier no T­78­18, au moyen de sa lettre à la commissaire datée du 25 octobre 2017, dans laquelle elle demandait une décision quant à savoir si le ministre Morneau avait enfreint le paragraphe 25(1) de la Loi sur les conflits d’intérêts. Un enquêteur principal a accusé réception de cette lettre dans une lettre datée du 26 octobre 2017, dans laquelle il indiquait que la question serait portée à l’attention de la commissaire et que celle‑ci y répondrait en temps voulu (le dossier de la demanderesse ne contient aucune autre correspondance de la commissaire et il est impossible de savoir quelles autres communications ont suivi, le cas échéant). J’ai de la difficulté à croire que si la commissaire à l’éthique recevait d’un membre du public des renseignements qui lui fournissent, selon elle, « des motifs de croire » que le titulaire de charge publique a contrevenu à la Loi, elle n’étudierait pas alors la question de sa propre initiative.

[119]  En somme, j’estime qu’il n’appartient pas à la demanderesse, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, de demander à la Cour d’exercer le rôle du commissaire à l’éthique pour conclure, comme fondement de la contestation de la nomination de la commissaire Bélanger par la demanderesse, qu’il y a eu violation des dispositions de la Loi sur les conflits d’intérêts. Cela nous amène à la question de la justiciabilité.

[120]  Récemment, dans l’arrêt Highwood Congregation of Jehovah’s Witnesses (Judicial Committee) c Wall, 2018 CSC 26 (« Highwood »), la Cour suprême du Canada a examiné la possibilité de demander, pour des raisons fondées sur l’équité procédurale, le contrôle judiciaire des décisions prises par des associations volontaires, y compris des groupes religieux. Ce faisant, elle a souligné que même lorsqu’il y a ouverture à contrôle judiciaire, les tribunaux n’examineront que les questions qui sont justiciables. La justiciabilité est une notion qui s’attache à l’objet du différend et se traduit par la question générale suivante : Est‑on en présence d’une question qu’il convient de faire trancher par un tribunal? (au paragraphe 32). En outre :

[34] Il n’existe pas un ensemble précis de règles délimitant le champ d’application de la notion de justiciabilité. En effet, la justiciabilité est dans une certaine mesure tributaire du contexte, et l’approche appropriée pour statuer sur la justiciabilité d’une question doit être empreinte de souplesse. Le tribunal qui est appelé à le faire doit se demander s’il dispose des attributions institutionnelles et de la légitimité requises pour trancher la question : voir Sossin, p. 294. Pour conclure au caractère justiciable d’une question, le tribunal doit être d’avis [traduction] « que le fait pour lui de résoudre la question constituerait une utilisation économique et efficace de ses ressources, qu’il existe suffisamment de faits et d’éléments de preuve au soutien de la demande, qu’un exposé adéquat des positions contradictoires des parties sera présenté et qu’aucun organisme administratif ou corps politique ne s’est pas déjà vu conférer par voie législative compétence à l’égard de la question » (ibid).

[121]  Je constate également que pour déterminer si une question est justiciable, les tribunaux doivent tenir compte de la séparation des fonctions au sein de la matrice constitutionnelle du Canada afin d’éviter toute intrusion mal à propos dans les pouvoirs réservés à l’exécutif ou à la législature [Ami(e)s de la Terre, au paragraphe 25, citant l’arrêt Doucet‑Boudreau c Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, aux paragraphes 33 à 36 (« Doucet‑Boudreau »)].

[122]  Sur la question de la justiciabilité, la demanderesse a cité Doucet‑Boudreau relativement aux limites de la séparation des pouvoirs entre les branches législative, judiciaire et exécutive. Dans Doucet‑Boudreau, la Cour a cité sa décision antérieure dans New Brunswick Broadcasting Co c Nouvelle‑Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 RCS 319, à la page 389, dans laquelle elle a conclu que pour assurer le fonctionnement de l’ensemble du gouvernement, il est essentiel que les branches législative, judiciaire et exécutive jouent le rôle qui leur est propre et qu’« [i]l est également essentiel qu’aucune de ces branches n’outrepasse ses limites et que chacune respecte de façon appropriée le domaine légitime de compétence de l’autre ». La Cour a conclu ce qui suit :

34 Autrement dit, lorsqu’ils accordent des réparations constitutionnelles, les tribunaux doivent être conscients de leur rôle d’arbitre judiciaire et s’abstenir d’usurper les fonctions des autres branches du gouvernement en s’arrogeant des tâches pour lesquelles d’autres personnes ou organismes sont mieux qualifiés. Le souci des limites du rôle judiciaire est omniprésent en droit. L’établissement de la règle de la justiciabilité et, dans une large mesure, de celles du caractère théorique, de la qualité pour agir et de la question mûre pour décision découle de la crainte que les tribunaux outrepassent leur fonction judiciaire et empiètent sur le rôle des autres branches du gouvernement.

[123]  La demanderesse soutient que bien que la Cour suprême ait statué que le respect des tribunaux pour le rôle législatif et exécutif est important, elle a également déclaré que « la déférence s’arrête là où commencent les droits constitutionnels que les tribunaux sont chargés de protéger » (Doucet‑Boudreau, au paragraphe 36). La demanderesse reconnaît que l’affaire dont je suis saisie n’est pas une cause constitutionnelle, mais elle soutient que, puisque l’intégrité du gouvernement est mise en cause, il n’y a pas lieu non plus de faire preuve de retenue envers les pouvoirs exécutif et législatif. Elle soutient en outre que l’arrêt Doucet‑Boudreau démontre que les réparations originales qui défendent les droits en cause sont permises. En l’espèce, le droit en cause est un droit public d’assurer une conduite éthique au Parlement.

[124]  Pour sa part, le défendeur s’appuie sur l’arrêt Doucet‑Boudreau, ainsi que sur la décision de la Cour dans l’affaire Ami(e)s de la Terre, dans laquelle elle a statué que, en général, une cour de justice s’abstiendra de revoir les actes ou décisions du pouvoir exécutif ou du pouvoir législatif lorsque l’objet du différend ne se prête pas à l’intervention des tribunaux ou lorsque le tribunal n’a pas les ressources nécessaires pour trancher la question.

[125]  J’estime que d’après les arrêts Doucet‑Boudreau et Wall, lorsque le Parlement a adopté une loi, comme en l’espèce, dont l’objet est de créer un régime exhaustif régissant les conflits d’intérêts qui touchent les titulaires de charge publique, y compris les examens menés par le commissaire à l’éthique sur des allégations de tels conflits pour déterminer si celles‑ci sont fondées, il est clair que la Cour usurperait le rôle et les fonctions du commissaire à l’éthique, tels qu’ils sont attribués et définis dans la Loi sur le Parlement du Canada et la Loi sur les conflits d’intérêts, si elle intervenait et prenait une telle décision. De plus, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, la Cour ne dispose pas de faits et d’éléments de preuve suffisants pour rendre une telle décision.

[126]  En outre, même si le commissaire à l’éthique conclut qu’un titulaire de charge publique a contrevenu à la Loi sur les conflits d’intérêts et qu’il produit un rapport à cet égard, l’article 47 de cette loi précise que la conclusion n’est toutefois pas décisive lorsqu’il s’agit de déterminer les mesures à prendre pour donner suite au rapport. En d’autres termes, le Parlement se réserve le droit de décider quelles mesures, le cas échéant, doivent être prises à la suite de la conclusion du commissaire à l’éthique. Par ailleurs, les décisions du commissaire à l’éthique ne peuvent également faire l’objet d’un contrôle judiciaire que dans des circonstances limitées, notamment lorsque le commissaire a agi sans compétence, outrepassé celle‑ci ou refusé de l’exercer; n’a pas observé un principe de justice naturelle ou d’équité procédurale ou toute autre procédure qu’il était légalement tenu de respecter; ou a agi ou omis d’agir en raison d’une fraude ou de faux témoignages [article 66 de la Loi sur les conflits d’intérêts et alinéas 18.1(4)a), b) et e) de la Loi sur les Cours fédérales]. Ces dispositions démontrent également le rôle limité de la Cour dans le cadre du régime.

[127]  À cet égard, j’aimerais également souligner que dans l’arrêt Vérificateur général, l’accès aux dossiers d’une société d’État et aux documents du Cabinet a été refusé au vérificateur général. La question soumise à la Cour suprême était celle de savoir si le vérificateur général avait un droit d’accès à l’information qu’il pouvait faire valoir devant les tribunaux en vertu du paragraphe 13(1) de la Loi sur le vérificateur général. Dans cette affaire, la Cour a déclaré qu’il faut en réalité se demander s’il est opportun que la Cour assume le rôle d’arbitre en tranchant un litige entre le Parlement et un préposé du Parlement, fût‑il de haut rang. Elle a conclu que le lien entre le paragraphe 13(1) [le droit allégué] et l’alinéa 7(1)b) [le recours résultant de la loi], et la mesure dans laquelle le recours que constitue le rapport fait partie d’un code global de dispositions réparatrices, indiquaient que l’exigence imposée au vérificateur général de préparer à l’intention de la Chambre des communes un rapport annuel, dans lequel il devait indiquer s’il avait reçu, dans l’exercice de ces activités, tous les renseignements et éclaircissements réclamés, constituaient un recours exclusif. Après que le vérificateur général eut produit un rapport indiquant qu’il n’avait pas obtenu tous les renseignements dont il avait besoin, la question a été confiée à la Chambre des communes afin qu’elle trouve une solution politique. Dans ces circonstances, un recours politique de cette nature constituait un recours approprié, et la Cour a déclaré ce qui suit à la page 104 :

Le caractère approprié du recours fondé sur l’al. 7(1)b) ne doit pas être sous‑estimé. En révélant dans son rapport à la Chambre des communes que le gouvernement en place a refusé d’accéder à ses demandes de renseignements, le vérificateur général porte l’affaire à l’attention du public. L’Opposition au Parlement est alors libre d’en faire un objet de débat. La plainte que le vérificateur général porte à l’endroit du gouvernement pour n’avoir pas voulu lui fournir tous les renseignements réclamés peut influer sur l’évaluation que l’opinion publique fait de la performance de ce gouvernement. Le recours fondé sur l’al. 7(1)b) joue donc un rôle important en renforçant le contrôle du Parlement sur l’exécutif en ce qui touche les questions financières.

[128]  De même, en l’espèce, non seulement le Parlement s’est‑il réservé les mesures à prendre si le commissaire à l’éthique concluait à l’existence d’un conflit d’intérêts, mais la diffusion publique d’un conflit d’intérêts par le commissaire à l’éthique peut servir de recours subsidiaire adéquat, quoique politique.

[129]  L’exhaustivité du régime des conflits d’intérêts et des recours qui y sont prévus est également démontrée par les garanties procédurales prévues par la Loi sur le Parlement du Canada et la Loi sur les conflits d’intérêts.

[130]  Par exemple, la Loi sur le Parlement du Canada, en plus de l’exigence de consultation, comporte un mécanisme de rapport parlementaire (article 90), une possibilité pour le commissaire de déléguer ses fonctions (article 89), ainsi que des garanties institutionnelles d’indépendance du commissaire à l’éthique. Ces garanties comprennent la durée fixe du mandat, qui dépasse la durée maximale du mandat d’un Parlement et qui empêche la révocation du commissaire pour une raison autre qu’un motif valable [paragraphe 81(1)]; l’obligation pour le commissaire à l’éthique de se consacrer exclusivement à l’exercice de ses fonctions [paragraphe 83(2)]; le fait que la Loi désigne le commissaire comme employeur distinct [paragraphe 84(1)].

[131]  La Loi sur les conflits d’intérêts prévoit d’autres mesures de protection, comme la possibilité d’un contrôle judiciaire dans des circonstances limitées (article 66); un examen quinquennal approfondi des dispositions et de l’application de la Loi (article 67); le fait que les rapports du commissaire doivent être rendus publics au même moment où ils sont remis au premier ministre et au titulaire de charge publique visé par l’enquête [paragraphes 44(8) et 45(4)]; les dispositions qui accordent l’immunité au commissaire en matière civile ou pénale dans l’exercice de bonne foi des attributions que la Loi lui confère [paragraphe 50(2)].

[132]  En conclusion, compte tenu de ce qui précède, je conclus qu’en l’absence d’une décision du commissaire à l’éthique, la question de savoir si des infractions à la Loi sur les conflits d’intérêts ont été commises ou raisonnablement craintes n’est pas justiciable.

La question en litige no 4 : Les dispositions de la common law concernant la crainte raisonnable de partialité s’appliquent‑elles et, le cas échéant, empêchaient‑elles le gouverneur en conseil de procéder à la nomination?

[133]  La demanderesse prétend qu’il existe un recours autonome reconnu en common law pour combler toute lacune ou omission dans la Loi sur les conflits d’intérêts. L’obligation d’équité de la common law s’applique à toute autorité publique dont les décisions ne sont pas de nature législative. Si une décision ou le processus menant à la production de la décision est entaché d’une crainte raisonnable de partialité, le seul recours approprié consiste à annuler la décision. En l’espèce, le processus adopté par le gouverneur en conseil pour choisir Mme Bélanger comme candidate au poste de commissaire au lobbying a suscité une crainte raisonnable de partialité, laquelle aurait dû amener le gouverneur en conseil à se récuser.

[134]  Pour sa part, le défendeur soutient que les règles de l’impartialité sont une composante importante de la théorie de l’équité procédurale, mais que ces règles ne s’appliquent pas aux nominations faites par le gouverneur en conseil. L’obligation d’équité reconnue en common law s’applique dès lors qu’un décideur rend une décision qui touche les droits, les privilèges ou les biens. Elle ne s’impose pas à la suite d’une nomination par le gouverneur en conseil, étant donné qu’il n’existe aucun intérêt acquis en jeu (Wells c Terre‑Neuve, [1999] 3 RCS 199, au paragraphe 62 [« Wells »]). De la même façon, comme la demanderesse n’a aucun intérêt acquis dans l’issue de la présente instance, aucune obligation d’équité procédurale ne s’applique à son endroit. Subsidiairement, la doctrine de la nécessité permet au gouverneur en conseil de procéder à la nomination requise puisque le Parlement lui a conféré le pouvoir de décision et qu’aucune autre entité ne peut légalement s’acquitter des obligations prescrites par la Loi sur le lobbying pour la nomination d’un commissaire (Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1998] 1 RCS 3, au paragraphe 6 [« Renvoi relatif à la rémunération »]).

[135]  En l’espèce, la demanderesse ne conteste pas la décision de nomination du gouverneur en conseil en fonction du choix de Mme Bélanger plutôt que de tout autre candidat. Il est peu probable qu’une telle contestation donne lieu à des protections liées à l’équité procédurale [Wells; voir aussi Griffin c La Reine (1997), 128 FTR 175 (1re inst.)]. Autrement dit, tout comme un candidat n’a aucun droit de participation au processus de sélection du gouverneur en conseil en vue d’une nomination, la demanderesse n’a pas non plus le droit d’y participer.

[136]  Toutefois, l’affirmation de la demanderesse porte sur le choix du processus de sélection pour la nomination. Son allégation de partialité découle de ses allégations d’infractions à la Loi sur le lobbying par des lobbyistes, lesquelles pourraient possiblement donner lieu, si elles sont fondées, à l’examen des actes du premier ministre, du ministre Morneau et de la ministre Freeland, en vertu de la Loi sur les conflits d’intérêts, de même qu’à des conclusions défavorables à cet égard de la part du commissaire à l’éthique. Comme j’ai déjà conclu que l’exigence de consultation prévue au paragraphe 4.1(1) de la Loi sur le lobbying a été respectée et que le processus de sélection contesté n’est pas justiciable – puisqu’il est fondé sur la prémisse que la Cour peut rendre des décisions en matière de conflit d’intérêts et que l’allégation de partialité de la demanderesse repose sur cette dernière –, je ne suis pas tenue de me prononcer sur cette question.

[137]  En outre, dans la mesure où la demanderesse affirme que le processus choisi par le gouverneur en conseil pour la nomination de la commissaire au lobbying a créé en soi une crainte raisonnable de partialité, il faut rappeler que le paragraphe 4.1(1) confère expressément le pouvoir de nomination au gouverneur en conseil, après consultation et approbation de cette nomination par résolutions du Sénat et de la Chambre des communes. Dans l’arrêt SCFP, la Cour suprême a soutenu que le choix par le législateur du ministre comme étant la personne compétente pour exercer le pouvoir de désignation est clair et non équivoque et qu’« [e]n l’absence de contestation constitutionnelle, un régime législatif qui porte sur ce sujet précis et qui est énoncé en des termes clairs et non équivoques prime sur les principes de justice naturelle de la common law, comme l’a récemment affirmé la Cour dans l’arrêt Ocean Port Hotel, précité ». Par conséquent, dans cette affaire, la perception selon laquelle le ministre a un intérêt dans l’issue des arbitrages fondés sur le paragraphe 6(5) ne l’empêche pas d’exercer le pouvoir de désignation que la Loi lui confère de manière claire et non équivoque (SCFP, aux paragraphes 117, 118 et 126). Autrement dit, bien qu’une perception de partialité puisse être contraire aux principes d’équité procédurale de la common law, ces principes peuvent être écartés par la loi.

[138]  Parallèlement, le pouvoir de nomination du gouverneur en conseil, en l’espèce, est clair et sans équivoque. De plus, la possibilité que des enquêtes soient en cours devant un commissaire au lobbying sortant n’était pas imprévisible. Ainsi, toute possibilité de partialité, réelle ou perçue, dans la nomination du nouveau commissaire a été anticipée et abordée par les législateurs au moyen de l’exigence de consultation prévue au paragraphe 4.1(1), de l’exigence d’approbation par résolution du Sénat et de la Chambre des communes, ainsi que des protections liées à l’équité procédurale et des mécanismes de responsabilisation prévus dans la Loi sur le lobbying et la Loi sur les conflits d’intérêts. Compte tenu de ce qui précède, je ne crois pas, contrairement à la demanderesse, que le gouverneur en conseil était tenu de se récuser, dans ces circonstances.

La question en litige no 5 : La demanderesse pouvait‑elle légitimement s’attendre à ce que le gouverneur en conseil se récuse du processus de nomination?

[139]  La demanderesse soutient qu’en tant que représentante de l’intérêt public, elle pouvait s’attendre légitimement à ce que le décideur, à savoir le gouverneur en conseil, se récuse du processus de sélection du commissaire au lobbying, attente fondée sur les buts et les objets de la Loi sur les conflits d’intérêts et les dispositions du document Pour un gouvernement ouvert et responsable 2015. Elle soutient, en outre, que tout pouvoir discrétionnaire dont le gouverneur en conseil pouvait disposer à l’égard de la sélection du prochain commissaire au lobbying était limité par les objets et les buts de la loi applicable.

[140]  Le défendeur soutient que la doctrine de l’attente légitime reconnue en common law ne s’applique pas en l’espèce. Il prétend, à titre subsidiaire, que cette doctrine ne donne lieu à des droits procéduraux que lorsqu’une déclaration claire, nette et explicite a été faite et fait valoir qu’aucune déclaration n’a jamais été faite en l’espèce relativement au processus à suivre pour nommer le commissaire au lobbying. Dans le cas qui nous occupe, la demanderesse ne présente que des déclarations générales concernant les obligations qu’ont les ministres d’éviter les conflits d’intérêts et omet d’en formuler quant au processus à suivre pour la nomination du nouveau commissaire au lobbying. La doctrine de l’attente légitime ne crée pas non plus de droits substantiels.

[141]  Comme la doctrine de l’attente légitime est un aspect de la common law en matière d’équité procédurale, je n’ai pas besoin d’aborder cette question pour les raisons déjà énoncées. Toutefois, à mon avis, même si la doctrine de l’attente légitime de la common law s’appliquait, elle ne serait d’aucune utilité pour la demanderesse puisque cette dernière ne fait aucune déclaration claire et non équivoque au sujet des particularités du processus décisionnel suivi pour la nomination du commissaire au lobbying.

[142]  La Cour suprême du Canada a abordé la notion d’attente légitime en droit dans l’arrêt Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, en déclarant ce qui suit :

[95] Les conditions précises à satisfaire pour que s’applique la théorie de l’attente légitime sont résumées succinctement comme suit dans un ouvrage qui fait autorité intitulé Judicial Review of Administrative Action in Canada :

[traduction] La caractéristique qui distingue une attente légitime réside dans le fait que celle‑ci découle de la conduite du décideur ou d’un autre acteur compétent. Une attente légitime peut donc découler d’une pratique officielle ou d’une assurance voulant que certaines procédures soient suivies dans le cadre du processus décisionnel, ou qu’il soit possible de prévoir une décision favorable. De même, l’existence des règles de procédure de nature administrative ou d’une procédure que l’organisme a adoptée de son plein gré dans un cas particulier, peut donner ouverture à une attente légitime que cette procédure sera suivie. Certes, la pratique ou la conduite qui auraient suscité une attente raisonnable doivent être claires, nettes et explicites. [Je souligne.]

(D. J. M. Brown et J. M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (feuilles mobiles), §7:1710; voir également Centre hospitalier Mont‑Sinaï c. Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), 2001 CSC 41, [2001] 2 R.C.S. 281, par. 29; Canada (Procureur général) c. Mavi, 2011 CSC 30, [2011] 2 R.C.S. 504, par. 68.)

[96] Récemment, dans l’arrêt Mavi, le juge Binnie a expliqué ce que l’on entend par des affirmations « claires, nettes et explicites » en établissant une analogie avec le droit contractuel (par. 69) :

En général, on juge suffisamment précise pour les besoins de la théorie de l’attente légitime l’affirmation gouvernementale qui, si elle avait été faite dans le contexte du droit contractuel privé, serait suffisamment claire pour être susceptible d’exécution.

[97] L’impossibilité que la théorie de l’attente légitime constitue la source de droits matériels lui apporte une restriction importante (Baker, par. 26; Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.‑B.), [1991] 2 R.C.S. 525, p. 557). En d’autres mots, « [l]orsque les conditions d’application de la règle sont remplies, la Cour peut [seulement] accorder une réparation procédurale convenable pour répondre à l’expectative “légitime” » (S.C.F.P. c. Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, [2003] 1 R.C.S. 539, par. 131 (je souligne)).

[143]  La demanderesse soutient que la Loi sur les conflits d’intérêts, les Lignes directrices en matière d’éthique et d’activités politiques (l’annexe A du document Pour un gouvernement ouvert et responsable 2015) et « Les activités de financement et les rapports avec les lobbyistes : pratiques exemplaires à l’intention des ministres et des secrétaires parlementaires » (l’annexe B du document Pour un gouvernement ouvert et responsable 2015) imposent aux titulaires de charge publique une norme éthique exigeante qui, d’après ce que je crois comprendre de l’argument avancé, se traduit par une déclaration selon laquelle le gouverneur en conseil se récuserait du processus de sélection du commissaire au lobbying. Cet argument n’est pas fondé sur une référence faite dans ces documents à la récusation, mais sur le fait que les Lignes directrices en matière d’éthique et d’activités politiques stipulent que les titulaires de charge publique doivent agir avec honnêteté et respecter les normes éthiques les plus élevées afin que la confiance du public dans l’intégrité, l’objectivité et l’impartialité du gouvernement soit maintenue et renforcée, ainsi que sur le paragraphe liminaire de l’annexe B, qui précise que les ministres et les secrétaires parlementaires doivent éviter les conflits d’intérêts, l’apparence de conflits d’intérêts et les situations pouvant donner lieu à un tel conflit.

[144]  Je conviens avec le défendeur que la Loi sur les conflits d’intérêts et les annexes A et B sont des instruments d’application générale qui ne traitent pas en détail d’un processus qui serait suivi dans le cadre de la nomination du commissaire au lobbying, et je ne fais aucune observation à cet égard.




DOSSIER :

T‑80‑18

INTITULÉ :

DÉMOCRATIE EN SURVEILLANCE c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 novembrE 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 19 DÉCEMBRE 2018

COMPARUTIONS :

Sebastian Spano

Pour la demanderesse

Max Binnie

Pour lE défendeUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Spano Law

Ottawa (Ontario)

Pour la demanderesse

Ministère de la Justice

Ottawa (Ontario)

Pour lE défendEUR

 

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