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Date : 20181121


Dossier : T‑944‑15

Référence : 2018 CF 1175

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 31 novembre 2018

En présence de monsieur le juge Locke

ENTRE :

TEVA CANADA LIMITED

demanderesse

et

JANSSEN INC. et MILLENNIUM PHARMACEUTICALS INC.

défenderesses

ET ENTRE :

MILLENNIUM PHARMACEUTICALS INC., JANSSEN INC., CILAG GMBH INTERNATIONAL, CILAG AG et
JANSSEN PHARMACEUTICA NV

demanderesses reconventionnelles

et

ÉTATS‑UNIS D’AMÉRIQUE, REPRÉSENTÉS PAR LE DEPARTMENT OF HEALTH AND HUMAN SERVICES

breveté ajouté en application du
paragraphe 55(3) de la Loi sur les brevets

et

TEVA CANADA LIMITED

défenderesse reconventionnelle

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  Le 18 juillet 2018, j’ai prononcé un jugement et des motifs à la suite de l’instruction :

  1. d’une demande par la demanderesse Teva Canada Limited (Teva) contre Janssen Inc. (Janssen) et Millennium Pharmaceuticals, Inc. (Millennium) en vue d’être indemnisée en application de l’article 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133 [le Règlement] pour des pertes subies durant une période au cours de laquelle Teva a été tenue à l’écart du marché pour sa version d’un médicament pour le traitement du cancer qui est commercialisé au Canada par Janssen sous le nom de Velcade;
  2. d’une demande reconventionnelle par Janssen et Millennium ainsi que les autres demanderesses reconventionnelles pour la contrefaçon alléguée de plusieurs brevets.

[2]  Dans mon jugement, j’ai fait droit à la demande de Teva, j’ai rejeté la demande reconventionnelle et j’ai adjugé les dépens à Teva. Étant donné que les parties n’ont pas été en mesure de s’entendre sur le montant desdits dépens, elles ont présenté des observations à ce sujet. La présente décision traite du montant des dépens ainsi que des intérêts après jugement.

I.  Le droit applicable

[3]  Le paragraphe 400(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 (les Règles) dispose que la Cour a entière discrétion pour déterminer le montant des dépens. Le paragraphe 400(3) des Règles établit une liste non exhaustive de facteurs dont la Cour peut tenir compte pour fixer les dépens. Les facteurs ci‑dessous revêtent une importance particulière en l’espèce :

c) l’importance et la complexité des questions en litige;

e) toute offre écrite de règlement;

g) la charge de travail;

i) la conduite d’une partie qui a eu pour effet d’abréger ou de prolonger inutilement la durée de l’instance;

n.1) la question de savoir si les dépenses engagées pour la déposition d’un témoin expert étaient justifiées compte tenu de l’un ou l’autre des facteurs suivants :

(i) la nature du litige, son importance pour le public et la nécessité de clarifier le droit,

(ii) le nombre, la complexité ou la nature technique des questions en litige,

(iii) la somme en litige.

[4]  Le paragraphe 400(4) des Règles dispose que la Cour peut fixer les dépens en se reportant au tarif B ou adjuger une somme globale. Même si je ne suis pas convaincu de la justesse de l’affirmation de Teva selon laquelle les adjudications d’une somme globale sont en train de devenir la norme, j’admets que les tribunaux les préconisent de plus en plus, parce qu’elles font épargner du temps et qu’elles favorisent l’atteinte de l’objectif qui consiste à permettre « d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible » (conformément à l’article 3 des Règles) : Nova Chemicals Corporation c Dow Chemical Company, 2017 CAF 25, au paragraphe 11 [Dow].

[5]  L’adjudication d’une somme globale au titre des dépens est particulièrement indiquée dans une instance complexe entre des plaideurs raffinés et dans le contexte d’un litige commercial : SNF Inc. c Ciba Specialty Chemicals Water Treatments Limited, 2018 CF 245, au paragraphe 3 [SNF]. Quand il est question d’adjuger une somme globale, pour qu’un montant fixe donne de bons résultats, la Cour doit en quelque sorte adopter la méthode de [traduction« l’estramaçon » : SNF, au paragraphe 9.

[6]  Les adjudications d’un montant forfaitaire vont de 25 % à 50 % des honoraires réels; toutefois, il peut y avoir des cas où un pourcentage plus élevé ou plus faible est justifié : Dow, au paragraphe 17.

II.  Ce que demandent les parties

[7]  Teva demande que soit adjugée une somme globale de 3 411 841 $ au titre des dépens. Ce montant se compose de 2 389 236 $ en honoraires (soit 50 % de la somme de 4 778 473 $ réellement dépensée par Teva) et de 1 022 605 $ en débours. Subsidiairement, Teva demande que soit adjugée en dépens une somme globale de 2 138 128 $, qui est justifiée par un mémoire de frais calculé au sommet de la colonne V du tarif B (987 189 $ plus TVH), en sus des débours.

[8]  De leur côté, les demanderesses reconventionnelles prient la Cour de ne pas adjuger les dépens sous forme de somme globale, de donner plutôt des directives en vue d’une taxation distincte des dépens et d’ordonner que la taxation ait lieu seulement après la conclusion du pourvoi en appel de la décision au fond. Subsidiairement, elles demandent que les dépens soient fixés au montant de 986 000 $, qui se compose de 475 000 $ en honoraires et de 511 000 $ en débours, sans obligation de payer la somme avant que le pourvoi en appel de la décision au fond soit conclu.

III.  Analyse

A.  Question préliminaire : le caractère prématuré

[9]  Selon les demanderesses reconventionnelles, l’appel en instance et le procès‑verbal de règlement partiel font en sorte qu’il est prématuré de fixer le montant des dépens à cette étape. Le procès‑verbal de règlement partiel daté du 20 décembre 2017 indique que ni l’une ni l’autre des parties ne sont tenues de faire un paiement jusqu’à ce qu’une décision ait été rendue sur le pourvoi en appel. De plus, l’appel en instance crée la possibilité que toute décision sur les dépens soit infirmée.

[10]  Les demanderesses reconventionnelles citent la décision Smith & Nephew Inc. c Glen Oak Inc., [1995] ACF no 1604, (1995), 64 CPR (3d) 452 (QL) (CFPI), qui justifierait d’attendre le résultat d’un appel avant de fixer le montant des dépens. Toutefois, on peut faire une distinction entre cette décision et la présente affaire, puisque la première traitait d’une question interlocutoire et non d’une dernière question à trancher : Safe Gaming System Inc. c Société des loteries de l’Atlantique, 2018 CF 871, au paragraphe 9; Halford c Seed Hawk Inc., 2004 CF 1259, au paragraphe 33.

[11]  Comme Teva, je suis d’avis que nous ne devrions pas attendre le résultat de l’appel, parce qu’il est préférable de fixer le montant des dépens pendant que le procès demeure relativement frais à l’esprit de la Cour. Cela étant dit, vu que les parties ont convenu dans le procès‑verbal de règlement partiel qu’aucun paiement ne devrait être ordonné avant la décision sur l’appel, je vais respecter cet accord.

B.  Facteur : l’importance et la complexité des questions en litige

[12]  Teva fait valoir que la présente instance a été extrêmement complexe et elle cite à l’appui une ordonnance de la protonotaire responsable de la gestion de l’instance, Mireille Tabib, qui en fait mention. Teva attire l’attention sur le nombre de parties (sept) et sur les quatre brevets qui ont fait l’objet de la poursuite (dont un a été écarté peu avant l’audience), qui concernaient des inventions prétendument distinctes et qui ont dû être traités séparément.

[13]  Les demanderesses reconventionnelles admettent qu’une action en contrefaçon de brevet devant la Cour fédérale peut donner lieu à un litige complexe qui nécessite beaucoup de travail, mais elles font valoir que cet argument n’est pas suffisant pour adjuger des dépens majorés. Les demanderesses reconventionnelles soutiennent également qu’il faudrait tenir compte de la complexité des questions juridiques, et non des questions techniques, pour fixer les dépens. À l’appui de cette position, elles citent la décision MK Plastics Corporation c Plasticair inc., 2007 CF 1029, au paragraphe 24, qui elle‑même cite TRW Inc. c Walbar of Canada Inc. (1992), 43 CPR (3d) 449, [1992] ACF no 606 (QL), aux pages 456 et 457 (CAF). Ces précédents n’expliquent pas pourquoi les questions qui doivent être prises en considération sous cette rubrique ne devraient pas comprendre les questions techniques, mais je reconnais l’effet de cette jurisprudence. Quoi qu’il en soit, la complexité technique de l’affaire se traduit par d’autres facteurs, comme la charge de travail et le caractère raisonnable des dépenses engagées pour la déposition des témoins experts.

[14]  À mon avis, même si je ne tiens compte que des questions juridiques, je dois conclure que les points litigieux étaient très complexes. En dépit du fait que l’un des brevets en litige n’a plus fait l’objet d’un différend après le début du procès et même si certaines des questions en litige ont été réglées au moyen du procès‑verbal de règlement partiel, les questions juridiques restantes comprenaient celle de l’évidence de chacun des trois autres brevets en cause. Habituellement, un litige portant sur un brevet est complexe; en outre, la question de l’évidence figure habituellement parmi les questions juridiques les plus complexes qui sont soulevées dans un litige en matière de brevets. De plus, j’ai estimé que les questions touchant l’évidence en ce qui concerne les brevets en cause dans la présente affaire étaient même plus complexes qu’elles ne le sont habituellement.

[15]  À mon avis, ce facteur joue en faveur de l’adjudication de dépens majorés.

C.  Facteur : l’offre de règlement

[16]  Le 29 novembre 2017, Teva a offert de régler le présent litige en contrepartie du paiement de 1,5 million de dollars en sa faveur. Personne ne conteste que cette offre a été faite conformément à l’article 420 des Règles, qui donne ouverture au double des frais engagés après la date de l’offre quand l’auteur de celle‑ci obtient un jugement aussi avantageux ou plus avantageux que l’offre. Personne ne conteste n’ont plus le fait que Teva a obtenu un jugement plus avantageux.

[17]  Le 16 janvier 2018, après que le procès‑verbal de règlement partiel a été conclu, mais avant le début du procès, Teva a considérablement bonifié sa première offre de règlement. Elle s’engageait à payer 35 millions de dollars pour régler l’affaire. Personne ne conteste que l’offre originale n’a pas été retirée et que ni l’une ni l’autre des deux offres n’ont été acceptées.

[18]  Le refus de la part des demanderesses reconventionnelles d’accepter l’une ou l’autre de ces offres de règlement joue en faveur de l’adjudication de dépens majorés.

D.  Facteur : la charge de travail

[19]  La présente affaire a entraîné une lourde charge de travail, même en comparaison des actions sur brevet habituelles. L’instruction a duré 22 jours, en comptant les quelques journées partielles. Quatre avocats ont comparu à l’audience au nom de Teva et au moins trois d’entre eux étaient habituellement présents. Cinq avocats ont comparu à l’audience pour le compte des demanderesses reconventionnelles, dont deux ou trois étaient présents la plupart du temps.

[20]  Même si les trois brevets dont il a été question à l’audience concernaient tous le même médicament, ils portaient sur des inventions alléguées distinctes et ils étaient l’œuvre de trois inventeurs différents. La charge de travail qu’a comportée la préparation et la conduite de l’instruction a été essentiellement la même que si les brevets avaient fait l’objet de trois actions distinctes.

[21]  Teva a préparé les témoignages de neuf experts, dont quatre ont dû être présents à l’audience même si diverses questions en litige avaient été réglées. Les demanderesses reconventionnelles ont préparé les témoignages de huit experts, dont quatre ont été tenus de se présenter à l’audience.

[22]  À mon avis, la charge de travail joue en faveur de l’adjudication de dépens majorés.

E.  Facteur : la conduite d’une partie qui aurait abrégé ou prolongé inutilement la durée de l’instance

[23]  Teva fait valoir que la conduite des demanderesses reconventionnelles a inutilement compliqué le litige. Plus particulièrement, Teva fait allusion aux faits suivants :

  1. Le refus de la part des demanderesses reconventionnelles d’accepter de diviser en deux parties le quantum de leur demande reconventionnelle, à moins que le quantum de la revendication de Teva fondée sur l’article 8 soit lui‑même divisé en deux (le fait que les parties ne se sont pas entendues a entraîné une lourde charge de travail qui n’a pas été nécessaire en fin de compte en raison du règlement partiel);
  2. La demande reconventionnelle elle‑même qui a ajouté une réclamation de plus de 660 millions de dollars à la demande originale de Teva, laquelle se chiffrait à moins de 10 millions de dollars;
  3. Le nouveau procès portant sur la validité de deux brevets qui avaient déjà été en fait jugés invalides dans le cadre d’une instance engagée en vertu du Règlement.

[24]  Les demanderesses reconventionnelles répondent qu’au contraire, leur conduite a grandement réduit le temps et les frais associés au litige pour les parties et pour la Cour. Le règlement de nombreuses questions en litige a fait en sorte que le procès n’a porté que sur un nombre limité de questions qui sont demeurées litigieuses. Je souscris à cette prétention, bien que je constate que ce règlement partiel a été conclu tout juste avant l’instruction, ce qui signifie qu’une grande partie des dépenses relatives aux questions réglées avaient déjà été engagées. Les demanderesses reconventionnelles font également valoir que la division en deux de toutes les questions en litige relativement au quantum, comme elles l’avaient plaidé, aurait bien pu être la façon la plus efficace d’agir. Cela aussi est vrai.

[25]  J’ai consacré un paragraphe de ma décision au fond à remercier les parties et leurs avocats pour la conduite efficace de l’instruction, qui a permis de terminer plus tôt que prévu. J’étais manifestement convaincu que la conduite des parties pendant l’instruction avait été louable.

[26]  Par contre, à l’instar de Teva, je suis d’avis que les demanderesses reconventionnelles ont fait valoir deux brevets qui avaient été jugés invalides. Dans l’ensemble, l’argumentation qu’elles ont exposée à l’audience était similaire à celle qui avait échoué précédemment.

[27]  En fin de compte, je conclus que la conduite des demanderesses reconventionnelles dans le présent litige n’est pas de nature à justifier l’adjudication de dépens majorés, ni minorés.

F.  Facteur : la question de savoir si les dépenses engagées pour la déposition d’un témoin expert étaient justifiées

[28]  Les demanderesses reconventionnelles critiquent les [traduction« honoraires d’experts extrêmement élevés » de Teva, lesquels s’établissent à 822 707 $. Elles font ressortir quatre experts en particulier :

  1. Le Dr Bachovchin qui a facturé 161,8 heures à environ 1 300 $ l’heure, pour un total de 236 355 $;
  2. Le Dr Suryanarayanan qui a facturé 158,5 heures à environ 785 $ l’heure, pour un total de 122 604 $;
  3. Le Dr Wilk qui a facturé environ 585 $ l’heure;
  4. Le comptable expert de Teva, Errol Soriano, dont l’équipe a facturé en tout 292 607 $.

[29]  À mon avis, la complexité technique du litige, le nombre de questions techniques et l’importance du litige pour les parties justifiaient de faire appel à plusieurs experts de fort calibre. Compte tenu de la longueur et du nombre nécessaires des rapports d’experts, je n’estime pas que le temps que chacun des experts a consacré à l’affaire était excessif. À mon avis, le Dr Bachovchin est le seul expert dont les dépenses étaient excessives en raison du fait que son tarif horaire était excessif. Je réduirais son tarif horaire au niveau de celui du Dr Suryanarayanan. Comme l’a admis Teva, cette diminution réduirait les débours admissibles de 83 327 $.

[30]  Je réduirais également le montant admissible pour M. Soriano et son équipe, parce  que sa déposition à l’audience n’a en fin de compte pas été requise à la suite du règlement partiel qui a été conclu peu avant l’audition des questions de quantum. Les parties n’ont inclus aucune entente sur les dépens dans leur règlement partiel. Pour cette raison, rien dans le procès‑verbal de règlement partiel ne pourrait me servir de guide sur la façon d’établir les débours engagés relativement aux questions réglées. Même si je ne suis pas convaincu que les dépenses associées à l’expertise de M. Soriano étaient excessives ou injustifiées, je dispose de très peu de motifs qui m’inciteraient à conclure que le montant est raisonnable. À mon avis, les dépenses associées à M. Soriano ne devraient pas être remboursées intégralement. Mais elles ne devraient pas non équivaloir à zéro. Je réduirais le montant de 25 % pour qu’il se chiffre à 73 152 $.

[31]  Je pratiquerais la même réduction en ce qui concerne les autres experts qui sont nommés dans le mémoire de frais et dont la déposition n’a pas été nécessaire au cours du procès : Jane Costaris, Dan Husereau, Michael McBurney et Julie Stakiw. Selon mes calculs, la réduction correspondante pour ces experts s’établit à 16 492 $.

G.  Adjudication d’une somme globale au titre des dépens ou de dépens calculés selon le tarif B

[32]  En tant que procédure complexe entre des plaideurs raffinés et dans le contexte d’un litige commercial, la présente affaire se prête bien, en principe, à l’adjudication d’une somme globale au titre des dépens. Ma principale hésitation concerne le fait que même si Teva a fourni des données au sujet des honoraires facturés par ses avocats, il est difficile d’apprécier le caractère raisonnable de ceux‑ci. Teva n’a pas produit de ventilation des honoraires ni de description des services rendus.

[33]  J’aurais tendance à adjuger une somme globale au titre des dépens en raison de l’efficacité de cette méthode, même si je préfère la baser sur un montant de frais d’avocat qui me semblerait raisonnable dans une affaire comme celle‑ci. Vu que mon appréciation d’un montant raisonnable d’honoraires qui serait payable en l’espèce est nécessairement un exercice imprécis, je vais comparer ce montant à celui que pourrait produire le calcul des dépens selon le tarif B.

H.  Les frais juridiques

[34]  Le total des frais juridiques de Teva (4 778 473 $) me paraît élevé, même pour une cause de la complexité et de l’importance de la présente. En l’absence de plus amples précisions de la part de Teva au sujet de ses frais juridiques, je suis disposé à accepter au plus 3,4 millions de dollars comme montant raisonnable.

[35]  La prochaine question à trancher consiste à établir la fraction de ce montant raisonnable de frais juridiques qui devrait être recouvrable en dépens. Comme je l’ai indiqué ci‑dessus, les adjudications d’une somme globale ont tendance à se chiffrer à l’intérieur d’une fourchette allant de 25 % à 50 % des frais réels. Comme les demanderesses reconventionnelles, je suis d’avis qu’une proportion de 50 % serait trop élevée. Ce niveau me semblerait indiqué surtout dans des situations dans lesquelles la Cour désirerait exprimer son mécontentement à l’égard de la conduite de la partie qui a succombé. Ce n’est pas le cas en l’espèce.

[36]  À mon avis, pour le calcul des dépens, le montant approprié devrait être établi à 25 % des frais juridiques raisonnables, ce qui équivaut à 850 000 $ (taxe incluse).

[37]  Je vais maintenant m’efforcer de comparer ce montant de frais juridiques au montant qui aurait été calculé si les dépens avaient été établis selon le tarif B. À mon avis, il convient d’utiliser le sommet de la colonne V comme point de comparaison. Cette façon de procéder n’est pas imputable à une conduite déplacée de la part des demanderesses reconventionnelles, mais elle s’explique plutôt par le nombre et la complexité des questions en litige ainsi que par la charge de travail nécessaire. D’après mon expérience, les affaires en matière de brevets justifient normalement l’adjudication de dépens au sommet de la colonne IV. Je choisis plutôt le sommet de la colonne V en raison du caractère exceptionnel des questions en litige et de la charge de travail.

[38]  Je ne suis pas d’accord avec les demanderesses reconventionnelles lorsqu’elles allèguent que les dépens majorés sont réservés aux cas exceptionnels qui se caractérisent par une conduite répréhensible, scandaleuse ou intolérable. Selon ce qu’édicte la jurisprudence citée par les demanderesses reconventionnelles, cette restriction s’applique uniquement à l’adjudication des dépens sur une base avocat‑client.

[39]  Comme je l’ai indiqué ci‑dessus, personne ne conteste que l’offre de règlement du 29 novembre 2017 est conforme à l’article 420 des Règles et qu’il n’est pas indiqué de doubler les frais engagés après la date de l’offre.

[40]  Teva a préparé un mémoire de frais selon le sommet de la colonne V. Le total auquel elle arrive au titre des frais juridiques s’élève à environ 987 189 $ plus taxe. Les demanderesses reconventionnelles critiquent ce mémoire de frais à bien des égards. Je vais me pencher sur ces critiques dans les paragraphes qui suivent.

[41]  Les demanderesses reconventionnelles se plaignent qu’il est inapproprié de se servir du sommet de la colonne V pour tous les postes du mémoire de frais, notamment pour les actes de procédure amendés et la préparation des interrogatoires préalables des inventeurs. À mon avis, les montants prévus à ces postes (1 200 $ pour un acte de procédure amendé et 2 475 $ chacun pour la préparation des interrogatoires préalables des inventeurs) sont suffisamment modestes qu’il est indiqué d’utiliser le sommet de la colonne V pour toutes ces entrées.

[42]  Les demanderesses reconventionnelles critiquent la réclamation de Teva relativement à un deuxième avocat à divers postes du mémoire de frais et encore plus celle qui porte sur un troisième avocat pendant l’instruction. Elles font valoir que les parties n’avaient pas autant d’avocats sur place, comme l’indique la page couverture des transcriptions de l’audience. Le souvenir que j’ai de la présence des avocats au procès (comme je l’ai indiqué au paragraphe  [19] ci‑dessus) n’est pas très différent de celui des demanderesses reconventionnelles. Pendant la plus grande partie de l’instruction, trois avocats étaient présents devant la Cour au nom de Teva. Compte tenu de ce qui précède et de la nature de la présente affaire, la réclamation de Teva concernant un deuxième avocat et même un troisième avocat pendant le procès est judicieuse.

[43]  Les demanderesses reconventionnelles remettent également en question le fait que Teva réclame des honoraires relativement à l’interrogatoire préalable de la partie constituée en application du paragraphe 55(3) de la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P‑4, c’est‑à‑dire les États‑Unis d’Amérique, représentés par le Department of Health and Human Services. À mon avis, ces dépenses sont justifiées, parce qu’elles ont été raisonnablement engagées par Teva afin de se défendre face à la demande reconventionnelle.

[44]  Les demanderesses reconventionnelles allèguent qu’il est inopportun pour Teva de réclamer 21 journées de procès après le premier jour, parce que l’instruction a nécessité seulement 20 journées à ce titre. Je ne souscris pas à cette allégation. En tout, le procès a duré 22 jours (donc 1+21), même s’il y a eu certaines journées partielles. Les montants réclamés pour la préparation de l’instruction après le premier jour (1 200 $ par avocat principal par jour) sont modestes et appropriés.

[45]  Les demanderesses reconventionnelles se plaignent du fait qu’il n’est pas opportun de réclamer des dépens séparément pour chaque nouvelle production de documents en interrogatoire préalable. Elles critiquent également les nombreux postes de dépenses réclamés sous la rubrique [traduction« divers » du mémoire de frais. Même si je ne suis pas convaincu que ces montants sont inopportuns, je calcule qu’ils s’établissent en tout à environ 46 000 $ (23 000 $ pour les productions supplémentaires de documents et environ 23 000 $ à nouveau pour les dépenses diverses).

[46]  Je conviens que des dépens ne devraient pas être adjugés relativement aux honoraires liés aux conférences de gestion de l’instance et à une conférence en vue d’un règlement amiable. Aucun renseignement ne m’indique que des dépens ont été adjugés pour la préparation de ces conférences ni pour la participation à celles‑ci. Je calcule que les montants réclamés à tort relativement à ces conférences se chiffrent à environ 30 000 $.

[47]  Je suis également d’accord avec les demanderesses reconventionnelles sur le fait qu’il ne convient pas de permettre à Teva de réclamer des honoraires découlant « de la préparation et du dépôt d’un plaidoyer écrit » distinct pour chacun des brevets en litige ni de présenter des réclamations distinctes pour les recueils et les cahiers de lois, règlements, jurisprudence et doctrine. À mon avis, les honoraires relatifs à ce poste devraient être limités à ceux de deux avocats principaux et d’un avocat adjoint, soit 8 250 $, ce qui représente une réduction d’environ 38 000 $ par rapport à la somme réclamée dans le mémoire de frais.

[48]  Compte tenu des deux paragraphes qui précèdent, je réduirais de 68 000 $ la portion des honoraires du mémoire de frais de Teva. Nous obtiendrions ainsi un total approximatif de 919 000 $. Même si les montants décrits au paragraphe  [45] ci‑dessus étaient déduits, le montant résiduel des honoraires s’établirait à 873 000 $.

[49]  Teva a également préparé un mémoire de frais basé sur le sommet de la colonne IV. Elle est ainsi arrivée à un montant d’environ 784 706 $ plus taxe. Si on applique la même logique que ci‑dessus, le montant serait réduit d’environ 22 000 $ (pour la présence à diverses conférences) et de 31 000 $ (en ce qui concerne le plaidoyer final). Nous arriverions ainsi à un résultat d’environ 732 000 $.

[50]  Ces chiffres, qui sont basés sur le tarif B (et auxquels la taxe serait ajoutée), me rassurent quant au caractère opportun de la somme globale de 850 000 $ (y compris la taxe) en honoraires (comme l’établit le paragraphe  [36] ci‑dessous).

I.  Les débours

[51]  Outre les frais juridiques que nous venons d’étudier, Teva devrait être indemnisée pour ses débours raisonnables.

[52]  Teva allègue des débours de 1 022 605 $ et elle a fourni une ventilation par catégorie ainsi que des reçus à l’appui. La grande majorité de ces débours, qui représentent la somme de 822 707 $, a été consacrée aux experts. Les demanderesses reconventionnelles font valoir que Teva n’a produit aucune preuve du caractère nécessaire et raisonnable de ces débours et elles ajoutent que bon nombre d’entre eux sont excessifs et inopportuns. Dans les paragraphes qui suivent, je vais me pencher sur les exemples mentionnés par les demanderesses reconventionnelles.

[53]  Aux paragraphes  [28] et suivants ci‑dessus, j’ai déjà traité du caractère raisonnable des débours concernant les experts. J’ai conclu que les montants alloués aux experts devraient être réduits de 172 971 $ en tout.

[54]  Je suis d’accord avec les demanderesses reconventionnelles sur le fait que les débours ci‑dessous sont injustifiés :

  1. 1 650 $ associés à Lauren Barth, un témoin proposé des faits qui n’a jamais déposé à l’audience et dont la facture n’indique pas la nature du travail;
  2. 9 228 $ associés à des services d’impression de l’extérieur pour un dossier différent (Teva a indiqué que cette dépense avait été incluse par inadvertance dans son mémoire de frais);
  3. 96 $ associés à Reliable Process Servers Inc. pour une recherche dans un dossier de la Cour concernant une affaire différente.

[55]  Je suis convaincu que les autres débours réclamés sont raisonnables. Les arguments contraires des demanderesses reconventionnelles ne me convainquent pas.

[56]  Compte tenu de ce qui précède, je conclus que le montant des débours permis devrait être réduit de 183 945 $, ce qui donne un total admissible de 838 660 $.

J.  Les intérêts après jugement

[57]  Teva demande des intérêts après jugement au taux de 5 % non composé sur les dépens et sur le montant de 5 millions de dollars sur lequel les parties se sont entendues dans le procès‑verbal de règlement partiel. Teva demande que les intérêts commencent à courir à compter de la date de ma décision au fond.

[58]  Les demanderesses reconventionnelles font valoir que les intérêts sur les dépens ne sont pas acceptables lorsque les dépens sont calculés selon une somme globale. Elles ajoutent que les intérêts ne sont pas adjugés sur les dépens en Cour fédérale. Subsidiairement, elles demandent que les intérêts ne commencent pas à courir avant que l’appel au fond ait été décidé; en effet, le procès‑verbal de règlement partiel ne prévoit aucun paiement avant cette échéance.

[59]  Comme je l’ai indiqué au paragraphe  [11] ci‑dessus, je reconnais que les demanderesses reconventionnelles ne devraient pas être tenues de verser quelque paiement que ce soit avant que l’appel ait été décidé. Toutefois, ce délai dans le paiement de montants qui ont déjà été calculés représente une bonne raison pour faire courir les intérêts sans tarder. À mon avis, la jurisprudence citée par les demanderesses reconventionnelles ne justifie pas l’argument selon lequel les intérêts après jugement sont contre‑indiqués dans le cadre d’une ordonnance sur le paiement d’une somme globale de dépens ou sur toute ordonnance concernant les dépens.

[60]  À mon avis, les intérêts après jugement sur le montant de 5 millions de dollars qui sont prévus dans le procès‑verbal de règlement partiel devraient commencer à courir à la date de ma décision au fond, soit le 18 juillet 2018. Les intérêts après jugement sur les dépens devraient commencer à être comptabilisés à la date de la présente ordonnance.

[61]  Je ne suis pas convaincu que le taux d’intérêt de 5 % prévu dans la Loi sur l’intérêt, LRC 1985, c I‑15, devrait s’appliquer. À mon avis, 3 % serait un taux approprié.

IV.  Conclusion

[62]  Je vais ordonner que les dépens payables soient fixés au montant de 1 688 660 $, lequel est constitué de 850 000 $ en honoraires et de 838 660 $ en débours. Les intérêts après jugement seront comptabilisés de la façon décrite ci‑dessus, mais aucun paiement ne sera exigible tant que le pourvoi en appel de la décision au fond n’aura pas été tranché.


ORDONNANCE dans le dossier T‑944‑15

LA COUR ORDONNE :

  1. Les demanderesses reconventionnelles devront payer à Teva un montant de 1 688 660 $ au titre des dépens.

  2. Les intérêts après jugement sur les dépens, au taux non composé de 3 %, commenceront à courir à la date de la présente ordonnance.

  3. Les intérêts après jugement sur le montant de 5 millions de dollars prévu dans le procès‑verbal de transaction partielle commenceront à courir le 18 juillet 2018, au taux non composé de 3 %.

  4. Aucun paiement ne sera exigible tant que le pourvoi en appel des demanderesses reconventionnelles n’aura pas été tranché.

« George R. Locke »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 20e jour de décembre 2018

Claude Leclerc, LL.L., traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑944‑15

INTITULÉ :

TEVA CANADA LIMITED c JANSSEN INC. ET MILLENNIUM PHARMACEUTICALS, INC. ET MILLENNIUM PHARMACEUTICALS INC., JANSSEN INC., CILAG GMBH INTERNATIONAL, CILAG AG ET JANSSEN PHARMACEUTICA NV c LES ÉTATS‑UNIS D’AMÉRIQUE, REPRÉSENTÉS PAR LE DEPARTMENT OF HEALTH AND HUMAN SERVICES, ET TEVA CANADA LIMITED

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATES DE L’AUDIENCE :

LES 30 ET 31 janvier  2018

DU 6 AU 28 février 2018

DU 1ER AU 9 mars 2018

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE LOCKE

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

 

LE 21 NOVEMBRE 2018

COMPARUTIONS :

M. David Aitken

M. Marcus Klee

M. Bryan Norrie

M. Jonathan Giraldi

POUR LA DEMANDERESSE ET

DéFENDERESSE RECONVENTIONNELLE

M. Jamie Mills

Mme Beverly Moore

Mme Chantal Saunders

POUR LA défenderesse ET

DEMANDERESSE RECONVENTIONNELLE

MILLENNIUM PHARMACEUTICALS, INC.

M. Jamie Mills

Mme Beverly Moore

Mme Chantal Saunders

M. Andrew Skodyn

Mme Melanie Baird

POUR LES DÉFENDERESSES ET

demanderesses reconventionnelleS

JANSSEN INC., CILAG GMBH INTERNATIONAL, CILAG AG ET JANSSEN PHARMACEUTICA NV

M. Kiernan Murphy

M. Benjamin Pearson

POUR LE breveté AJOUTÉ EN APPLICATION DU

PARAGRAPHE 55(3) DE LA Loi sur les brevets

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Aitken Klee LLP

Avocats

Ottawa (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE ET

DÉFENDERESSE RECONVENTIONNELLE

Borden Ladner Gervais, s.r.l.

Avocats

Ottawa (Ontario)

POUR LA défenderesse ET

DEMANDERESSE RECONVENTIONNELLE

MILLENNIUM PHARMACEUTICALS, INC.

Borden Ladner Gervais, s.r.l.

Avocats

Ottawa (Ontario)

ET

Lenczner Slaght Royce Smith Griffin, s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDERESSES ET

demanderesses reconventionnelleS

JANSSEN INC., CILAG GMBH INTERNATIONAL, CILAG AG ET JANSSEN PHARMACEUTICA NV

Gowling WLG (Canada), s.r.l.

Avocats

Ottawa (Ontario)

pour le breveté AJOUTÉ EN APPLICATION DU

PARAGRAPHE 55(3) DE LA Loi sur les brevets

 

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