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Dossier : IMM-2580-18

Référence : 2018 CF 1258

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 12 décembre 2018

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

ALI TURAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR) a rejeté, le 2 mai 2018, la demande d’asile du demandeur.

[2]  Tel qu’il est expliqué plus en détail ci‑dessous, la présente demande est accueillie, étant donné que la SPR n’a pas procédé à une analyse raisonnable des allégations de persécution du demandeur ni de la disponibilité de la protection de l’État en Turquie.

II.  Contexte

[3]  Le demandeur, Ali Turan, qui est âgé de 63 ans, est un citoyen de la Turquie, de descendance arménienne, qui est venu au Canada en 2012 et y a demandé l’asile. Il a présenté une demande d’asile au motif qu’il subissait de la persécution fondée sur ses croyances religieuses en Turquie, affirmant qu’il n’était pas en mesure d’y pratiquer librement la religion chrétienne (s’étant converti de l’islam au christianisme dans les années 1980) et qu’il avait à maintes reprises fait l’objet de menaces de la part de la famille musulmane extrémiste de son ancienne épouse.

[4]  M. Turan a épousé sa première épouse en 1981, et ils ont eu deux filles. Il affirme que traditionnellement, sa famille était chrétienne, qu’il a commencé à s’intéresser au christianisme au milieu des années 1980 et qu’il a finalement pris la décision de s’y convertir. Son épouse de l’époque s’y est opposée et la famille de cette dernière l’a menacé. Ils ont divorcé en 1993, après quoi son ancienne épouse a emmené leurs enfants avec elle à Istanbul et a refusé de laisser M. Turan les voir. Lorsqu’il a essayé de leur rendre visite, il a été battu et menacé par la famille de son ancienne épouse.

[5]  M. Turan affirme qu’il a continué à pratiquer le christianisme, mais qu’à cause de cela, ses amis et les membres de sa collectivité le fuyaient. Il a également été contraint de quitter son poste d’enseignant. M. Turan s’est remarié en 1998. Il a eu deux fils avec sa deuxième épouse et a exploité un petit magasin pendant plusieurs années. Toutefois, il prétend que sa première épouse est revenue dans la région et que son frère et elle venaient le harceler à son magasin, qu’ils l’y ont agressé et qu’ils y ont commis des actes de vandalisme. M. Turan a quitté la Turquie pour se rendre en Australie en 2005, après quoi sa deuxième épouse a divorcé d’avec lui. Il est retourné en Turquie en 2010 pour régler son divorce. Une fois qu’il fut revenu en Turquie, la famille de sa première épouse a recommencé à le menacer et à le harceler. La police a été appelée, mais selon M. Turan, elle aurait dit aux parties de régler l’affaire entre elles.

[6]  M. Turan affirme qu’il craignait pour sa vie et pour sa sécurité, qu’il était incapable de travailler et qu’il avait peur de demander de l’aide aux autorités, étant donné que la famille de sa première épouse avait des contacts au sein du gouvernement. Il soutient également que la police turque et d’autres autorités discriminent les personnes qui se sont converties au christianisme. Il a quitté la Turquie pour le Canada le 29 février 2012 et y a demandé l’asile. M. Turan prétend également que sa deuxième épouse a fait l’objet de menaces et que son fils a été attaqué en 2018 par des hommes qui voulaient savoir où M. Turan se trouvait.

[7]  Dans la décision faisant l’objet du contrôle, la SPR a admis que M. Turan est un ressortissant de la Turquie de descendance arménienne chrétienne, qui pratique le christianisme. La SPR n’a pas mis en doute sa crédibilité et a conclu qu’il avait une crainte subjective de persécution. Toutefois, elle a également estimé que sa crainte subjective ne concordait pas avec la documentation décrivant les conditions en Turquie relativement à la situation des Turcs chrétiens de descendance arménienne.

[8]  En outre, la SPR était d’avis que la famille de la première épouse de M. Turan ne souhaiterait plus poursuivre ce dernier après 25 ans et a conclu que M. Turan n’avait pas réussi à démontrer qu’il ne pourrait pas bénéficier d’une protection efficace de l’État.

[9]  Pour ces motifs, la SPR a estimé que M. Turan n’avait pas démontré qu’il existait une possibilité raisonnable qu’il soit persécuté, s’il devait retourner en Turquie, et a donc conclu qu’il n’était pas un réfugié au sens de la Convention.

III.  Questions en litige et norme de contrôle

[10]  Le demandeur soulève les trois questions suivantes aux fins d’examen par la Cour :

[11]  Les parties conviennent que ces questions doivent être examinées selon la norme de la décision raisonnable et je suis d’accord avec elles sur ce point.

IV.  Analyse

A.  L’analyse de la protection de l’État faite par la SPR était‑elle incomplète?

[12]  J’examine cette question en premier, dans la mesure où le demandeur est d’accord avec le défendeur, qui soutient que la conclusion quant à la protection de l’État est déterminante. S’il était raisonnable de la part de la SPR de conclure que M. Turan n’a pas réfuté la présomption de la disponibilité de la protection de l’État, la demande d’asile de ce dernier ne pouvait alors pas être accueillie (voir Dawidowicz c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 115, au paragraphe 27), et il ne peut être fait droit à la présente demande de contrôle judiciaire.

[13]  M. Turan soutient que l’analyse de la protection de l’État faite par la SPR se limite aux deux paragraphes suivants de sa décision :

Selon son témoignage, le demandeur d’asile a sollicité la protection de l’État après que la famille de sa première ex-épouse eut détruit son magasin. Il a cependant déclaré que la police leur a dit de régler leurs différends et de vivre en paix.

Le tribunal est d’avis que le demandeur d’asile n’a pas établi qu’une protection efficace de l’État ne lui serait pas assurée.

[14]  M. Turan prétend que cette analyse est incomplète, dans la mesure où la SPR n’a fourni aucune explication quant aux raisons pour lesquelles il n’a pas réussi à s’acquitter du fardeau qui lui incombait de démontrer qu’une protection efficace de l’État ne lui serait pas assurée, puisque le seul élément de preuve auquel a fait référence la SPR démontre que la police ne lui a offert aucune assistance. Il soutient également que la conclusion de la SPR a été tirée sans tenir compte de la preuve documentaire concernant la possibilité pour les chrétiens en Turquie de se prévaloir de la protection de l’État.

[15]  Le défendeur soutient que l’analyse de la protection de l’État faite par la SPR est intelligible, puisqu’elle montre que cette dernière a conclu que M. Turan ne s’est pas acquitté du fardeau qui lui incombait parce qu’il n’a communiqué qu’à une seule occasion avec la police et qu’il n’a donc pas pris de mesures raisonnables pour épuiser toutes les avenues existantes en vue d’obtenir une protection en Turquie [voir, par exemple, Ruszo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 1004, au paragraphe 33]. Le défendeur soutient que la conclusion de la SPR est raisonnable, compte tenu des efforts limités déployés par M. Turan pour obtenir la protection de l’État et des éléments de preuve documentaire examinés par la SPR concernant les conditions qui prévalent en Turquie, dans le cas des chrétiens d’origine arménienne.

[16]  Je conviens que la conclusion de la SPR peut potentiellement être interprétée comme étant liée aux efforts limités déployés par M. Turan pour obtenir la protection de l’État, en Turquie. Toutefois, j’estime que l’analyse qui en a été faite est incomplète puisqu’elle ne tient pas compte adéquatement de la preuve documentaire.

[17]  Le défendeur soutient, à juste titre, que la SPR a examiné la documentation sur les conditions dans le pays, qui explique que la liberté de religion est protégée par la Constitution turque, que les chrétiens arméniens sont un des trois groupes minoritaires reconnus par le gouvernement de la Turquie et qu’ils ont la liberté de pratiquer leur religion et que des Turcs d’origine arménienne se sont portés candidats à des fonctions politiques et ont occupé des postes au sein de l’administration turque. En outre, la SPR a constaté que, bien que les Arméniens en Turquie ne fassent pas officiellement l’objet d’une répression évidente, ce groupe fait face à la discrimination, à la marginalisation et aux menaces. Toutefois, ces observations sont toutes tirées d’une Réponse à la demande d’information de la CISR datant du mois d’avril 2015.

[18]  En revanche, M. Turan met l’accent sur la preuve documentaire concernant la situation qui prévaut en Turquie depuis l’échec du coup d’État qui visait à renverser le gouvernement du président Erdogan en 2016. La documentation sur les conditions dans le pays datant de 2017 et de 2018 fait état d’une détérioration de la situation pour les minorités chrétiennes turques à la suite de ce coup d’État, notamment de violence, de la saisie par l’État de biens religieux et d’incitation à la haine par les médias progouvernementaux et les rassemblements organisés par le gouvernement.

[19]  M. Turan reconnaît que cette preuve documentaire ne permet pas de déterminer si les chrétiens en Turquie peuvent bénéficier de la protection de l’État, mais il soutient que comme cette preuve décrit la situation actuelle en Turquie et donne à penser que l’État turc est complice de la persécution exercée contre les chrétiens, la SPR se devait d’en tenir compte et de l’évaluer afin de procéder à une analyse raisonnable de la protection de l’État. Je souscris à cette observation. La SPR a brièvement examiné cette preuve à la fin de sa décision. Toutefois, comme le soutient M. Turan, elle l’a examinée dans le cadre de son analyse visant à déterminer si ce dernier serait persécuté s’il retournait en Turquie, maintenant que sa famille et sa collectivité sont au fait de ses croyances religieuses et qu’il n’est plus marié à une femme musulmane. La décision ne démontre pas que dans le cadre de son analyse de la protection de l’État, la SPR s’est livrée à un examen de la preuve documentaire concernant les conditions dans le pays après la tentative de coup d’État de 2016. M. Turan affirme clairement dans sa demande d’asile que la police et les autorités turques font preuve de discrimination à l’égard des personnes converties au christianisme, et le fait que la SPR n’a pas tenu compte de la preuve documentaire actuelle sur cette question rend son analyse de la protection de l’État déraisonnable.

[20]  Comme une erreur susceptible de révision a été relevée dans l’analyse de la protection de l’État de la SPR, il est nécessaire d’examiner les autres questions soulevées par M. Turan.

B.  La SPR a‑t‑elle omis d’examiner si les obstacles qui empêchent le demandeur de pratiquer librement sa religion chrétienne sont assimilables à de la persécution?

[21]  De même, j’estime que la SPR a commis une erreur susceptible de révision lorsqu’elle s’est penchée sur la question de savoir si M. Turan serait persécuté du fait de sa religion chrétienne. Le défendeur soutient que la SPR a conclu, à juste titre, que M. Turan ne serait pas privé du droit de pratiquer sa religion. Toutefois, tel qu’il a été expliqué plus haut, cette décision démontre que la SPR n’a pas tenu compte des conditions actuelles dans le pays autrement que pour conclure que M. Turan ne serait pas persécuté étant donné que sa famille et les membres de sa collectivité sont au fait de ses croyances religieuses et qu’il n’est plus marié à une femme musulmane. Cette conclusion semble avoir été tirée en lien avec celle de la SPR selon laquelle la famille de la première épouse de M. Turan ne souhaiterait plus poursuivre ce dernier après 25 ans. Comme le soutient M. Turan, elle ne répond pas à la question de savoir s’il fera, malgré tout, face à des obstacles dans la pratique de sa religion, qui seraient assimilables à de la persécution.

C.  La SPR a‑t‑elle omis de tenir compte de tous les éléments de preuve?

[22]  Enfin, je suis d’accord avec M. Turan lorsqu’il affirme que la conclusion de la SPR, selon laquelle la famille de sa première épouse ne souhaiterait plus le poursuivre après 25 ans, a été tirée sans tenir compte de l’ensemble des éléments de preuve pertinents à l’égard de cette question.

[23]  La SPR a fait observer que M. Turan n’est plus membre de la famille de sa première épouse depuis 1993 et qu’il a par la suite épousé sa deuxième épouse, avec laquelle il a eu deux fils. Il n’a pas pu revoir ses filles, issues de son premier mariage, qui sont maintenant d’âge adulte. La SPR a donc conclu qu’il était déraisonnable de s’attendre à ce que la famille de sa première épouse, dont il a divorcé en 1993, souhaite toujours le poursuivre.

[24]  Les motifs de la SPR ne montrent aucunement que la preuve présentée par M. Turan, selon laquelle la famille de sa première épouse l’a attaqué en 2010, soit 17 ans après son divorce, a été prise en considération. Rien ne démontre non plus que la SPR a tenu compte de la preuve indiquant que l’épouse et le fils de M. Turan ont été menacés et que son fils a été attaqué en 2018. L’avocat de M. Turan a reconnu que la preuve ne permet pas de relier explicitement les menaces et l’attaque de 2018 à la famille de la première épouse de M. Turan. Toutefois, ce lien est clairement allégué dans la preuve présentée à la SPR par ce dernier. À mon avis, la conclusion de la SPR, selon laquelle la famille de la première épouse de M. Turan ne souhaiterait plus poursuivre ce dernier après 25 ans, ne peut être considérée comme raisonnable sans avoir examiné la preuve liée aux attaques perpétrées en 2010 et en 2018.

V.  Conclusion

[25]  Dans la mesure où des erreurs susceptibles de révision ont été relevées relativement aux questions soulevées par le demandeur, la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie et l’affaire doit être renvoyée à la SPR pour réexamen.

[26]  Aucune question n’a été soulevée par l’une ou l’autre des parties en vue de sa certification aux fins d’un appel, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans IMM-2580-18

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section de la protection des réfugiés pour nouvel examen. Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.

« Richard F. Southcott »

Traduction certifiée conforme

Ce 8e jour de janvier 2019.

Édith Malo, traductrice



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