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Dossier : T-347-18

Référence : 2018 CF 1264

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 13 décembre 2018

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

IGOR STUKANOV

appelant

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Monsieur Igor Stukanov interjette appel de la décision par laquelle la commissaire aux brevets (la commissaire) a rejeté la demande de brevet no 2792456 (la demande). La demande, qui a pour titre [traduction] « Lecteur externe universel », porte sur des lecteurs externes pouvant être connectés à des ordinateurs au moyen de systèmes d’exploitation différents, sans qu’il soit nécessaire d’installer de pilotes à cette fin. La commissaire a rejeté la demande au motif que toutes les revendications du demandeur étaient évidentes.

[2]  La commissaire a fondé sa décision sur une recommandation de la Commission d’appel des brevets (la CAB). Étant donné que la CAB est un tribunal expert, la Cour doit faire preuve de retenue à l’égard des conclusions tirées par la commissaire. Monsieur Stukanov, qui se représentait lui‑même dans cet appel, ne m’a pas convaincu que la commissaire a rendu une décision déraisonnable. L’appel est donc rejeté.

II.  Contexte

[3]  Monsieur Stukanov a présenté la demande le 22 octobre 2012. Celle-ci est devenue accessible au public pour consultation le 22 avril 2014. Conformément au paragraphe 30(3) des Règles sur les brevets, DORS/96‑423, l’examinateur de brevets a conclu que la demande contenait des irrégularités, puis il a rendu une [traduction] « décision finale » le 4 mars 2015. L’examinateur a conclu que les revendications 1 à 14 étaient évidentes, en contravention de l’article 28.3 de la Loi sur les brevets, LRC, 1985, c P‑4; que les revendications 1 et 2 ne se fondaient pas sur la description, contrairement à l’article 84 des Règles sur les brevets; et que le mémoire descriptif était insuffisant, contrairement au paragraphe 27(3) de la Loi sur les brevets.

[4]  Monsieur Stukanov a répondu à la décision finale le 24 mars 2015, et a affirmé que l’examinateur avait tort sur les trois motifs. L’examinateur a acheminé la demande à la CAB pour fins de révision en vertu de l’alinéa 30(6)c) des Règles sur les brevets. L’examinateur a également transmis à la CAB un sommaire des motifs, lesquels maintenaient le rejet tout en étendant la violation de l’article 84 à l’ensemble des revendications de la demande.

[5]  Le 20 octobre 2015, la CAB a envoyé le sommaire des motifs à M. Stukanov et lui a demandé de présenter ses observations. Monsieur Stukanov a répondu le 29 décembre 2015, mais il a refusé l’invitation à participer à une audience. Le 27 avril 2017, la CAB a informé M. Stukanov de son avis préliminaire selon lequel les revendications, même si elles s’appuyaient sur une description suffisante, étaient néanmoins évidentes. Dans sa réponse du 15 mai 2017, M. Stukanov a affirmé que les revendications de la demande n’étaient pas évidentes.

[6]  La CAB a recommandé à la commissaire de rejeter la demande, au motif que ses revendications étaient évidentes, en contravention de l’article 28.3 de la Loi sur les brevets. La commissaire a accepté cette recommandation et a rejeté la demande en vertu de l’article 40 de la Loi sur les brevets le 25 septembre 2017.

III.  Question

[7]  La seule question soulevée par le présent appel est celle de savoir si la décision de la commissaire de rejeter la demande était raisonnable.

IV.  Analyse

[8]  La conclusion d’évidence tirée par la commissaire est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Blair c Canada (Procureur général), 2014 CF 861, au paragraphe 71, citant Les Papiers Scott Limitée c Canada (Procureur général), 2008 CAF 129, au paragraphe 11). La question de savoir si la commissaire a appliqué le critère juridique approprié pour déterminer l’évidence est une question de droit, qui est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte (Blair c Canada (Procureur général), 2010 CF 227, au paragraphe 48).

[9]  Les parties s’entendent sur le fait que la commissaire a appliqué le critère juridique approprié pour déterminer l’évidence. La Cour suprême du Canada a formulé ce critère dans l’arrêt Apotex Inc c Sanofi-Synthelabo Canada Inc, 2008 CSC 61 [Sanofi], au paragraphe 67 :

1.  a)  Identifier la « personne versée dans l’art »;

  b)  Déterminer les connaissances générales courantes pertinentes de cette personne;

2.  Définir l’idée originale de la revendication en cause, au besoin par voie d’interprétation;

3.  Recenser les différences, s’il en est, entre ce qui ferait partie de « l’état de la technique » et l’idée générale qui sous-tend la revendication ou son interprétation;

4.  Abstraction faite de toute connaissance de l’invention revendiquée, ces différences constituent-elles des étapes évidentes pour la personne versée dans l’art ou dénotent-elles quelque inventivité?

[10]  Les parties sont essentiellement d’accord avec l’identification, par la commissaire, de la personne versée dans l’art (PVA), et avec sa détermination des connaissances générales courantes pertinentes de cette personne. Le principal désaccord réside dans la question de savoir si un lecteur externe doté de multiples partitions de mémoire ou dispositifs de stockage intégrés faisait partie des connaissances générales de la PVA au moment où la demande est devenue accessible pour consultation.

[11]  M. Stukanov conteste aussi l’évaluation, faite par la commissaire, de la différence entre l’« état de la technique » et la demande, ainsi que de la question de savoir s’il peut être remédié à cette différence sans devoir faire preuve d’ingéniosité. Monsieur Stukanov allègue aussi que la commissaire était partiale, et que ses motifs sont inintelligibles.

[12]  La commissaire a conclu que l’« état de la technique » trouvait sa concrétisation dans une demande de brevet des États-Unis intitulée « Peripheral Device Usable Without Installing Driver in Computer Beforehand », US2013050734 (A1) (le brevet de Canon). Le brevet de Canon vise une famille de périphériques pouvant être connectés à des ordinateurs et à d’autres appareils électroniques sans installation préalable de pilotes. La demande et le brevet de Canon accomplissent la même chose – une connexion universelle sans installation de pilote – par des moyens légèrement différents.

[13]  La demande et le brevet de Canon décrivent tous deux des partitions de mémoire multiples, chacune était formatée différemment. Quand le dispositif visé par la demande est connecté à un ordinateur, l’ordinateur communique avec la partition qui a été formatée afin de correspondre à son système d’exploitation. Un programme logiciel du dispositif visé par la demande (le « synchronisateur ») fait en sorte que toutes les partitions formatées différemment contiennent les mêmes données. On peut comparer ce dispositif à l’invention décrite dans le brevet de Canon. Quand le dispositif de Canon est connecté à un ordinateur, l’ordinateur communique avec la même partition (la « zone de travail »), peu importe son système d’exploitation. La zone de travail y parvient grâce au chargement, à partir d’une partition distincte, d’un programme de contrôle qui correspond au format de l’ordinateur auquel le dispositif est connecté. La zone de travail accède simultanément aux partitions formatées différemment, de façon à ce que les données demeurent les mêmes dans chacune des partitions.

[14]  Dans sa plaidoirie, M. Stukanov a beaucoup mis l’accent sur la prétendue omission de la CAB de tenir compte de la [traduction] « structure » de son invention. Il est cependant manifeste que la CAB a tenu compte de la tentative de M. Stukanov d’établir une différence entre le dispositif visé par la demande et le dispositif de Canon :

[traduction]

[32] Le demandeur a indiqué dans sa lettre de réponse que les différences recensées entre [le brevet de Canon] et l’invention revendiquée « ne tenait pas compte de l’élément le plus important et le plus essentiel, à savoir la structure ».

[15]  La CAB a réfuté en ces termes l’argument avancé par M. Stukanov :

[traduction]

[34] De l’avis du comité, le logiciel décrit dans [le brevet de Canon] (c’est-à-dire les fichiers de commande et de saisie) utilisé pour gérer les opérations de données entre l’image disque et l’ordinateur connecté ne diffèrent pas de l’élément revendiqué qu’est le [TRADUCTION] « logiciel de gestion des opérations d’échange de données entre ledit lecteur externe universel et un ordinateur ou un appareil électronique ».

[16]  Monsieur Stukanov a exposé plusieurs versions de son argument selon lequel la structure ou le concept de son invention diffèrent de ceux du brevet de Canon. Il a présenté à la Cour deux tableaux affichant les différences alléguées. Néanmoins, je suis convaincu que la commissaire a étudié à fond tous ces arguments dans sa décision. La CAB a précisé que M. Stukanov n’avait présenté aucune observation sur bon nombre des positions qu’elle avait énoncées dans son avis préliminaire.

[17]  Monsieur Stukanov demande à la Cour d’apprécier de nouveau la preuve et de substituer ses vues à celles de la commissaire. Ce n’est toutefois pas le rôle que la Cour est appelée à jouer dans l’appel de la décision de la commissaire. Monsieur Stukanov ne m’a pas convaincu que la conclusion d’évidence tirée par la commissaire à l’égard de son invention n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

[18]  La commissaire a conclu qu’il était possible de remédier à la différence entre la demande et l’« état de la technique » en effectuant des étapes évidentes pour la PVA, qui s’appuierait uniquement sur ses connaissances générales courantes pertinentes. Monsieur Stukanov fait valoir que la PVA n’aurait aucun intérêt à remédier à la différence, dans la mesure où les deux inventions règlent le même problème, mais de façon différente. Autrement dit, il n’y aurait aucune raison d’adapter le dispositif de Canon pour qu’il en résulte le dispositif visé par la demande, parce que ce dernier ne se veut pas une amélioration du périphérique Canon.

[19]  M. Stukanov soutient aussi que la commissaire n’a pas désigné correctement les problèmes à résoudre comme étant ceux de la fiabilité et du caractère universel. Dans ses réponses à la décision finale et au sommaire des motifs, toutefois, M. Stukanov désigne lui‑même la fiabilité comme l’un des problèmes que son invention était en mesure de régler.

[20]  Je suis convaincu qu’il était raisonnable, pour la commissaire, de conclure que l’invention décrite dans la demande était un ensemble de composantes faisant partie des connaissances générales courantes pertinentes de la PSA. Vu l’état de la technique, comme il est concrétisé dans le brevet de Canon, il était loisible à la commissaire de conclure qu’il aurait été évident, pour la PVA, de combiner ces composantes afin de régler le problème bien connu des lecteurs externes incompatibles de la façon décrite dans la demande. Dans la même veine, la commissaire a raisonnablement conclu que la revendication 2, qui décrit l’utilisation de dispositifs mémoire multiples au lieu de partitions de mémoire multiples ou en plus de celles-ci, aurait également été évidente pour la PVA.

[21]  M. Stukanov soutient que l’invention décrite dans la demande n’était pas un [traduction] « essai allant de soi ». Il s’agit là d’un aspect qui se rapporte au dernier volet du critère dégagé dans l’arrêt Sanofi, et qui peut, selon le domaine d’activité, faire partie de l’analyse de l’évidence. En l’espèce, toutefois, la commissaire n’a pas jugé nécessaire d’examiner le critère de l’« essai allant de soi ». Dans Sanofi, la Cour suprême du Canada a décrit les situations où il peut être approprié d’examiner le critère de l’« essai allant de soi » (au paragraphe 68) :

Dans les domaines d’activité où les progrès sont souvent le fruit de l’expérimentation, le recours à la notion d’« essai allant de soi » pourrait être indiqué. Dans ces domaines, de nombreuses variables interdépendantes peuvent se prêter à l’expérimentation.
 Par exemple, certaines inventions du secteur pharmaceutique pourraient justifier son application étant donné l’existence possible de nombreuses compositions chimiques semblables pouvant donner lieu à des réponses biologiques différentes et être porteuses de progrès thérapeutiques notables.

[22]  Le développement de périphériques universels pour les ordinateurs n’est pas un domaine d’activité semblable à ceux que la Cour suprême du Canada a mentionnés dans Sanofi. Qui plus est, comme il est indiqué ci-dessus, les conclusions de fait tirées par la commissaire commandent la retenue.

[23]  Monsieur Stukanov avance deux autres arguments, que j’aborderai rapidement. Il affirme que la commissaire s’est montrée partiale à son endroit, en appuyant ses dires par un certain nombre d’allégations factuelles non corroborées et par une analyse statistique. Non seulement la méthodologie à laquelle il recourt est-elle douteuse, mais il n’a soulevé cet argument ni devant la commissaire, ni dans son avis d’appel. Je souscris à l’opinion du défendeur selon laquelle il est inapproprié, pour M. Stukanov, de faire valoir cette position pour la première fois en plaidoirie (Nation Gitxaala c Canada, 2015 CAF 27, au paragraphe 7; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, aux paragraphes 22 à 29).

[24]  Enfin, M. Stukanov se plaint du fait que la commissaire a tout simplement adopté la recommandation de la CAB, et qu’elle n’a donc pas présenté ses propres motifs de décision intelligibles. Le défendeur fait remarquer que le commissaire aux brevets a pour pratique de s’appuyer sur l’expertise des examinateurs de brevets et de la CAB pour rendre des décisions, conformément au paragraphe 4(2) et à l’article 6 de la Loi sur les brevets. Il est bien établi que, lorsqu’un décideur adopte les motifs fournis par une formation chargée de formuler des recommandations, le rapport de cette formation fait partie de la décision (Gupta c Canada (Procureur général), 2016 CF 1089, au paragraphe 17; Canada (Procureur général) c Sketchley, 2005 CAF 404, au paragraphe 37). La CAB a présenté une analyse claire et rigoureuse; l’argument avancé par M. Stukanov quant au caractère inintelligible des motifs de la commissaire est donc infondé.

V.  Conclusion

[25]  Pour les motifs susmentionnés, l’appel est rejeté. Aucuns dépens ne sont adjugés.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que l’appel est rejeté, sans dépens.

« Simon Fothergill »

Traduction certifiée conforme

Ce 11e jour de janvier 2019.

Julie‑Marie Bissonnette, traductrice agréée



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