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Date : 20181214


Dossier : IMM-1358-18

Référence : 2018 CF 1265

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 14 décembre 2018

En présence de monsieur le juge Favel

ENTRE :

DAVID KERDIKOSHVILI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire fondée sur le paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], et visant une décision rendue par la Section d’appel des réfugiés [SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [Commission], le 2 mars 2018. La SAR a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] selon laquelle le demandeur n’a ni qualité de réfugié au sens de l’article 96 de la LIPR, ni celle de personne à protéger au sens du paragraphe 97(1) de la LIPR, conformément à l’article 111 de la LIPR. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II.  Faits

[2]  Le demandeur, âgé de 34 ans, est un citoyen de la Géorgie qui craint d’être persécuté dans son pays parce qu’il est de nationalité ossète. Le demandeur a quitté la Géorgie le 14 octobre 2015 et il est arrivé au Canada le 19 février 2016, où il a demandé l’asile. Dans son formulaire Fondement de la demande d’asile [FDA], le demandeur décrit plusieurs incidents qui lui sont arrivés depuis 2008. Le 11 juillet 2016, la SPR a conclu que le demandeur n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger. La SAR a rejeté l’appel du demandeur et confirmé la décision de la SPR dans une décision en date du 8 novembre 2016. Le 6 juin 2017, la décision de la SAR a été annulée par la Cour fédérale qui a ordonné qu’un autre commissaire rende une nouvelle décision.

A.  La décision de la SPR

[3]  Au paragraphe 3 de la décision Kerdikoshvili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 555 [Kerdikoshvili], la Cour souscrit au résumé fait par la juge Strickland de la décision de la SPR en date du 11 juillet 2016 :

Le demandeur a affirmé avoir subi cinq agressions en raison de son origine ethnique entre 2008 et 2015. La SPR a procédé à un examen de la preuve documentaire objective et a conclu, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle était insuffisante pour prouver que les Ossètes étaient persécutés en Géorgie. La SPR a également déterminé que dans trois des incidents, le demandeur n’avait pas été agressé en raison de son appartenance ethnique ossète. Et, bien qu’il soit possible que les deux autres agressions aient été motivées par son appartenance ethnique, elles ont été traitées de manière appropriée par la police. En outre, il s’agissait d’incidents isolés qui, même considérés dans leur ensemble, n’ont pas constitué de la persécution étant donné l’absence de preuves objectives à l’appui. La SPR a également conclu que si la perte d’emploi d’un demandeur en raison de son origine ethnique ossète était discriminatoire, elle ne constituait pas une preuve de persécution. De plus, à la suite de l’une des agressions, la police est allée à l’hôpital pour s’entretenir avec le demandeur. Après avoir reçu son congé de l’hôpital, il a fait le suivi auprès de la police et il a été informé que l’enquête était toujours en cours. Le demandeur n’a plus fait de suivi par la suite. La SPR a déterminé qu’elle ne pouvait pas conclure que la police n’était pas disposée à aider le demandeur puisque, d’après le témoignage de celui-ci, elle enquêtait sur la plainte. En ce qui concerne le deuxième incident, le demandeur a affirmé avoir été agressé par un client en raison de son appartenance ethnique ossète. La SPR a pris note de son témoignage selon lequel, dans les 30 secondes, la police avait mis fin à la bagarre et que personne n’avait été blessé. La SPR a conclu, bien qu’aucune accusation n’ait été portée, qu’il s’agissait d’une réponse raisonnable. Compte tenu de l’enquête menée par la police et de l’intervention de celle-ci, le demandeur n’avait pas présenté d’éléments de preuve clairs et convaincants de l’incapacité de l’État à assurer sa protection et, par conséquent, n’avait pas réfuté la présomption de la protection de l’État.

III.  La décision de la SAR

[4]  L’affaire a été entendue de nouveau par un tribunal différemment constitué de la SAR, le 22 février 2018. C’est cette décision de la SAR du 2 mars 2018 qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire. La SAR a confirmé la décision de la SPR et a rejeté l’appel, concluant que le demandeur n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État.

[5]  La SAR a conclu que la question de la protection de l’État était déterminante puisque la SPR avait déjà conclu dans sa décision qu’il n’y avait aucun problème de crédibilité. La SAR a conclu que, selon la preuve documentaire, la Géorgie est un État démocratique. Elle a ensuite fait remarquer que le ministère de l’Intérieur est responsable de l’application de la loi et du contrôle des forces policières. Après avoir examiné les conditions existant en Géorgie, la Commission a conclu que « [m]ême s’il y a des signalements concernant des forces de sécurité ayant commis des exactions en toute impunité, l’ensemble des rapports affirment que les forces de sécurité sont généralement considérées comme efficaces et qu’elles mènent leurs activités en respectant les limites de la loi ». La SAR a conclu que le demandeur n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État « étant donné le niveau de démocratie en Géorgie ».

[6]  La SAR a aussi fait remarquer que la preuve documentaire versée au dossier ne faisait état d’aucune agression ou oppression contre des Ossètes en Géorgie. La SAR a fait référence au rapport de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance, Conseil de l’Europe, publié le 1er mars 2016, et a cité des dispositions visant à interdire la discrimination et à reconnaître que le défenseur public est « une entité indépendante élue par le Parlement », qu’il « instruit les requêtes de personnes physiques et morales » et qu’il « peut enquêter de sa propre initiative ».

[7]  En outre, la SAR a fait remarquer que la police avait réellement enquêté sur les incidents allégués par le demandeur, mais que c’était plutôt le demandeur qui n’avait pas assuré le suivi des enquêtes et n’avait pas communiqué avec d’autres autorités pour connaître ses recours. Selon la SAR, le demandeur est instruit, il n’a pas eu de difficultés à trouver un emploi et à se loger en Géorgie, malgré les allégations de persécution fondée sur son ethnicité. La SAR a donc conclu que « [l]es incidents dans le cadre de son travail ne constituent pas de la persécution, mais plutôt de la discrimination », puisque la preuve documentaire ne semblait faire état que d’une certaine discrimination linguistique.

IV.  Question en litige

[8]  Les parties conviennent, et la Cour est de cet avis, que la seule question en l’espèce est de savoir si la décision de la SAR est raisonnable en ce qui concerne l’analyse de la protection de l’État. L’évaluation par la SAR de la protection de l’État soulève une question mixte de fait et de droit qui est assujettie à la norme de la décision raisonnable (Kerdikoshvili, décision de la Cour fédérale de 2017, au paragraphe 6). Lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision de la SAR, la Cour ne doit pas intervenir si la décision appartient aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [Dunsmuir]).

V.  Analyse

[9]  Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

A.  La décision de la SAR est-elle raisonnable en ce qui concerne l’analyse de la protection de l’État?

[10]  Le demandeur a soutenu que la SAR a écarté des éléments de preuve pertinents lorsqu’elle a formulé sa conclusion sur l’« éventail démocratique » de la Géorgie. Il a soutenu que la preuve relative aux conditions dans le pays indique que la Géorgie n’occupe pas une très bonne place sur l’éventail démocratique, notamment parce qu’il existe des [traduction] « lacunes importantes dans l’administration de la justice ». Selon lui, la SAR a commis une erreur lorsqu’elle a conclu qu’il devait s’acquitter du lourd fardeau de réfuter la présomption de protection de l’État simplement parce qu’elle a conclu que « la Géorgie est un pays démocratique ». La Cour précise que le demandeur a présenté devant elle des observations semblables dans l’affaire Kerdikoshvili ainsi que dans l’exposé des arguments qu’il a déposé devant la SAR.

[11]  La Cour ne peut retenir cet argument. La SAR n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a conclu que le « fardeau de la preuve qui incombe au demandeur d’asile est directement proportionnel au degré de démocratie atteint dans l’État en cause : plus les institutions de l’État sont démocratiques, plus le demandeur d’asile doit avoir cherché à épuiser les recours qui s’offrent à lui » (Kadenka c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] ACF no 1376, 68 ACWS (3d) 334, au paragraphe 5).

[12]  Eu égard à la preuve relative aux conditions dans le pays, la SAR a raisonnablement conclu que la Géorgie est un État démocratique. Le demandeur a soutenu que la Géorgie n’occupait une très bonne place sur l’« éventail démocratique » et que la SAR avait fait une analyse simpliste des conditions dans le pays. La preuve objective sur la Géorgie ne contredit pas la conclusion de la SAR. Selon les Country Reports on Human Rights Practices for 2015, le gouvernement doit rendre compte de ses actes devant le Parlement, et la Constitution de la Géorgie prévoit un pouvoir exécutif, un parlement monocaméral et un appareil judiciaire indépendant. Les extraits suivants figurant dans le dossier certifié du tribunal démontrent que la Géorgie est en fait un pays démocratique :

[traduction]

a. Privation arbitraire ou illégitime de la vie

Le gouvernement a continué de mener des enquêtes sur plusieurs assassinats qui auraient été commis par d’anciens fonctionnaires. [...] Le 13 octobre, le procureur de la Cour pénale internationale (CPI) a demandé aux juges de la CPI l’autorisation d’ouvrir une enquête sur de présumés crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis pendant la guerre de 2008 en Ossétie du Sud.

d. Arrestations ou détentions arbitraires

Les procureurs sont tenus d’enquêter sur l’utilisation de la force par la police lorsqu’un détenu subit des blessures pendant une arrestation et qu’ils obtiennent des renseignements sur une violation possible, même de source anonyme. Si les procureurs concluent au terme de l’enquête qu’il n’y a pas lieu de déposer des accusations, leur décision peut être portée en appel à un niveau supérieur au sein du bureau.

Section 3. Liberté de participer au processus politique

La constitution et le droit donnent aux citoyens la possibilité de choisir leur gouvernement dans le cadre d’élections périodiques libres et justes selon un suffrage universel et égal. Les citoyens exercent ce droit, même si certains problèmes perdurent.

Section 5. Attitude du gouvernement devant l’enquête internationale et non gouvernementale sur des violations présumées des droits de la personne

Le droit impose au procureur général l’obligation de protéger les droits de la personne et les libertés fondamentales. L’unité des droits de la personne du bureau du procureur en chef a assuré le suivi des poursuites et veillé au respect des normes nationales et internationales relatives aux droits de la personne. L’unité a passé en revue les activités statistiques et analytiques du système de poursuite et a été chargée d’examiner les recommandations des institutions nationales et internationales portant sur les droits de la personne et d’y donner suite.

[13]  Pour ce qui est de l’évaluation du caractère adéquat de la protection de l’État, la Cour conclut que la SAR a examiné avec soin l’ensemble de la preuve dont elle disposait et qu’elle a fait une évaluation appropriée de la preuve objective, étant donné que « [l]a pondération de la preuve est au cœur de la compétence de la SAR » (Csoka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1220, au paragraphe 12). Après avoir examiné la preuve documentaire, la Cour est également d’avis que la SAR n’a pas commis d’erreur dans son analyse de la protection de l’État. Par exemple, la preuve indique clairement que, dans un pays démocratique comme la Géorgie, malgré les progrès accomplis dans les réformes judiciaires, il existe toujours des problèmes en ce qui concerne l’indépendance judiciaire. La Cour constate que la SAR a tenu compte de la preuve au dossier puisqu’elle a reconnu qu’« [a]ucun gouvernement ne peut garantir une protection parfaite de chacun de ses citoyens en tout temps ».

[14]  Comme l’a conclu la SAR, le demandeur a le fardeau de réfuter la présomption de protection adéquate de l’État au moyen d’une preuve claire et convaincante de l’incapacité de l’État d’assurer la protection de ses citoyens (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689). Le défendeur a soutenu que le demandeur n’a tout simplement pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour réfuter la présomption.

[15]  La SAR a aussi déclaré que la preuve documentaire ne mentionnait « aucune agression ou violence contre des Ossètes ». La Cour est d’accord. En ce qui concerne les deux incidents allégués par le demandeur, la police est intervenue et a ouvert une enquête. Selon la SAR, la police a fourni l’aide dont il avait besoin et, même à ce moment‑là, le demandeur pouvait s’adresser à d’autres instances s’il croyait que son incident n’était pas traité équitablement par les autorités parce qu’il est de nationalité ossète. Selon la preuve documentaire, le défenseur public a le pouvoir d’examiner une affaire de discrimination alléguée et de décider si le demandeur a été ou non victime d’une discrimination. Le défenseur public peut aussi formuler des recommandations sur les moyens de rétablir le droit à l’égalité. [traduction] « La constitution confère une égalité fondamentale devant la loi, et diverses lois et règlements contiennent des dispositions interdisant la discrimination ». La SAR n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a conclu que des progrès avaient été réalisés en Géorgie dans plusieurs domaines. La Cour est donc d’accord avec la SAR pour dire que le demandeur n’a pas réfuté la présomption de protection de l’État au moyen d’une preuve claire et convaincante, puisqu’il n’a pas demandé l’aide d’autres organismes après avoir allégué que la police ne lui est pas venue en aide.

[16]  La Cour conclut que « la SAR a procédé à une évaluation indépendante de la preuve, comme en témoignent les motifs, et que la conclusion sur la disponibilité de la protection de l’État était raisonnable étant donné la preuve documentaire versée au dossier » (Kroj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1071, au paragraphe 43). La Cour réitère la conclusion formulée dans la décision Sandoval c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 868, au paragraphe 16 :

La Cour d’appel fédérale a affirmé dans l’arrêt Carrillo [Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Flores Carrillo, 2008 CAF 94] que le demandeur qui veut réfuter la présomption du caractère suffisant de la protection de l’État doit présenter une preuve « pertinente, digne de foi et convaincante » qui convainc le juge des faits, selon la prépondérance des probabilités, que la protection de l’État est insuffisante. Dans les cas où, comme en l’espèce, la protection a été demandée et accordée, le demandeur aura le défi d’établir qu’il s’agissait d’une aberration, à moins qu’il y ait eu des changements importants dans sa situation personnelle ou dans celle de l’État. Dans la présente affaire, il n’y avait pas de preuve de ce genre.

[17]  Pour ces motifs, la Cour est convaincue par les arguments du défendeur et elle conclut que l’évaluation par la SAR de la protection de l’État est raisonnable. La décision de la SAR appartient donc aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, au paragraphe 47).

VI.  Conclusion

[18]  La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question de portée générale ne sera certifiée.


JUGEMENT dans IMM-1358-18

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Il n’y a pas de question d’importance générale à certifier et l’affaire n’en soulève aucune.

« Paul Favel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 11e jour de janvier 2019.

Édith Malo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1358-18

 

INTITULÉ :

DAVID KERDIKOSHVILI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 4 octobre 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FAVEL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 14 décembre 2018

 

COMPARUTIONS

Richard M. Addinall

 

POUR Le demandeur

 

Christopher Ezrin

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Richard M. Addinall

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR Le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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