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Date : 20181211


Dossier : IMM-788-18

Référence : 2018 CF 1246

Ottawa (Ontario), le 11 décembre 2018

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

ISSAKHA HAMID HAMID

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Le demandeur se pourvoit en contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR], datée du 26 janvier 2018, rejetant son appel à l’encontre d’une décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] aux termes de laquelle le statut de réfugié ou de personne à protéger, tel que défini aux articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [Loi], lui a été refusé en raison de la crédibilité déficiente de sa demande d’asile.

[2]  La présente affaire met principalement en cause la norme d’intervention à laquelle doit recourir la SAR lorsqu’elle examine, en appel, le bien-fondé des conclusions de la SPR portant sur la crédibilité du demandeur d’asile. Plus particulièrement, elle met en cause l’identification des situations où la SAR peut être justifiée de faire preuve d’une certaine retenue à l’égard desdites conclusions.

[3]  Cette question se pose dans la foulée, bien évidemment, de l’affaire Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 [Huruglica], où la Cour d’appel fédérale a statué, pour l’essentiel, que la SAR devait revoir les conclusions de fait et mixtes de fait de droit de la SPR selon la norme de la décision correcte tout en reconnaissant toutefois qu’une certaine retenue pouvait être de mise lorsque lesdites conclusions reposent sur l’appréciation de la crédibilité ou de la valeur des témoignages de vive voix, et ce, compte tenu de l’avantage que peut avoir la SPR sur la SAR dans ces situations.

[4]  Elle se présente aussi dans la foulée d’une décision majoritaire prononcée le 17 mai 2017 par une formation de trois commissaires de la SAR, décision aux termes de laquelle les commissaires majoritaires se sont employés, comme suite à l’affaire Huruglica, à identifier les circonstances où il est approprié pour la SAR de faire preuve de retenue à l’égard des conclusions de la SPR et à définir le degré ou niveau de retenue applicable, lorsque celle-ci est de mise (X(Re), 2017 CanLII 33034 (CA CPR) [X(Re)]. Notamment, les deux commissaires majoritaires se sont dits d’avis qu’une certaine retenue était de mise lorsque le constat de crédibilité déficiente posé par la SPR repose sur la présence de contradictions, d’incohérences ou d’omissions dans le témoignage de vive voix rendu par le demandeur d’asile ou entre ce témoignage et la preuve documentaire produite par ce demandeur au soutien de sa demande, deux situations où, selon eux, la SPR détient un véritable avantage sur la SAR (X(Re) au para 50).

[5]  Le commissaire qui a entendu l’appel du demandeur [le Commissaire] a jugé que la présente affaire mettait en cause le même type de constat. Il s’est donc estimé tenu de faire preuve de déférence – et donc de recourir à la norme de la décision raisonnable - à l’égard des conclusions de faits de la SPR qui s’appuyaient sur le témoignage de vive voix rendu par le demandeur « au sujet de ses propres contradictions ou incohérences relativement à un certain nombre de documents » (Décision du Commissaire, Dossier certifié du Tribunal, à la p 11, au para 33).

[6]  Or, la décision rendue dans X(Re), laquelle, suivant l’alinéa 171c) de la Loi, s’imposait au Commissaire comme s’impose à une juridiction de première instance une décision d’une juridiction d’appel (voir aussi : Huruglica au para 56), a fait l’objet d’un contrôle judiciaire devant cette Cour (Dossier IMM-2645-17).

[7]  Lorsque j’ai entendu le présent dossier le 6 septembre dernier, la Cour (le juge Alan Diner) n’avait toujours pas rendu sa décision dans cette affaire. J’ai donc indiqué aux parties que j’attendrais que le juge Diner rende son jugement, qu’on disait alors imminent, avant de rendre le mien et que je leur donnerais l’occasion, avant de ce faire, de me soumettre des représentations additionnelles au sujet de l’impact de ce jugement sur le présent dossier.

[8]  Le 14 novembre 2018, le juge Diner a rendu son jugement (Rozas Del Solar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1145 [Del Solar]. Il a conclu, pour l’essentiel, que les questions se rapportant simplement aux témoignages livrés à l’audience ne peuvent constituer, en soi, un motif justifiant l’application d’une norme déférente puisque ce serait là reconnaitre à la SPR, qui entend systématiquement les demandeurs d’asile, un avantage général sur la SAR enclenchant presqu’invariablement l’application d’une telle norme. Pour le juge Diner, l’exercice qui s’impose à la SAR dans de telles circonstances requiert qu’elle identifie dans quels cas cet avantage général devient un avantage « à la fois précis et certain », justifiant le recours à une norme déférente, question que les deux commissaires majoritaires ont omis, selon lui, d’aborder, affectant ainsi la raisonnabilité de leur modèle d’identification des cas où l’application d’une norme de ce type est indiquée (Del Solar aux para 105-107).

[9]  Quant au degré de déférence applicable, dans les cas où une certaine retenue est indiquée, le juge Diner a conclu que le contenu de la norme déférente adoptée par les commissaires majoritaires dupliquait à toutes fins utiles celui de la norme de la décision raisonnable applicable en matière de contrôle judiciaire, ce qui, selon lui, allait à l’encontre des directives de la Cour d’appel fédérale dans Huruglica et, plus généralement, de l’objectif législatif sous-tendant la mise en place de la SAR, lequel est de conférer au demandeur d’asile un véritable « appel fondé sur les faits » (Del Solar au para 135). Bien que conscient du défi que cela peut représenter, il a jugé qu’il appartenait à la SAR de façonner une norme de contrôle déférente qui lui soit propre et qui soit « compatible avec l’objet de sa loi habilitante et animé[e] par celui‑ci » (Del Solar aux para 131-133).

[10]  Le demandeur soutient, à cet égard, que le Commissaire, en statuant, sans plus, qu’il devait faire preuve de déférence à l’endroit des conclusions de la SPR, a commis une erreur révisable.

II.  Les faits à l’origine de la présente affaire

[11]  Le demandeur est d’origine tchadienne. Il appartient à l’ethnie gorane. En juin 2017, il quitte le Tchad pour les États-Unis. Quelques jours plus tard, il se présente à la frontière canadienne et y demande l’asile. Le demandeur dit craindre d’être arrêté et torturé par les autorités tchadiennes s’il doit retourner dans ce pays en raison d’un conflit ethnique qui a sa source dans un incident survenu le 26 novembre 2016 alors qu’un enfant gorane décédait lors d’une compétition sportive après avoir été atteint à la tête par une pierre lancée par un enfant d’une ethnie rivale, l’ethnie zakawa. Le demandeur raconte que suite au refus de la police d’intervenir, la communauté gorane locale se serait mobilisée pour se rendre chez les parents de l’auteur du drame afin que ceux-ci le conduisent à la police, ce qu’ils auraient refusé de faire.

[12]  Le demandeur poursuit en disant qu’après les funérailles de la victime, des membres de la communauté gorane auraient vengé la victime en lançant des pierres et objets de toutes sortes sur la maison des parents de l’auteur du drame. En guise de représailles, des membres de la communauté zakawa auraient ouvert le feu sur un groupe de Goranes, tuant 4 personnes et en blessant 15 autres.

[13]  Outré, le demandeur aurait alors décidé de mobiliser les jeunes Goranes de sa région, de mettre en place une association en guise de soutien aux victimes de cette tuerie – l’Association tchadienne de soutien des victimes de Ngueli [Association] et d’organiser des manifestations visant à dénoncer la communauté zakawa. Il dit que ces manifestations auraient été réprimées par la police. Toujours selon le demandeur, le 12 février 2017, lui et des membres de son Association auraient été arrêtés par des agents de l’Agence nationale de sécurité, accusés de vouloir rejoindre un groupe d’insurgés tchadiens installés au sud de la Libye et mis en détention. Alors qu’il était en détention, on aurait voulu lui soutirer de l’information et on l’aurait torturé.  Deux mois plus tard, le convoi qui le transporte, lui et d’autres détenus, vers un autre établissement de détention, aurait été attaqué par des militaires, mais le demandeur aurait réussi à s’enfuir et à trouver refuge chez un oncle qui l’aurait par la suite aidé à se procurer des documents de voyage et à quitter le pays pour les États-Unis.

[14]  La SPR n’a pas cru le récit du demandeur en raison d’un certain nombre d’incohérences et d’omissions dans sa preuve, notamment quant à son rapport à l’Association, qu’il n’aurait pas participé à créer et dont il ne serait qu’un membre, sans fonctions au sein du bureau exécutif, et quant aux problèmes que le demandeur aurait rencontrés du fait de son appartenance à ce regroupement.

[15]  De façon plus particulière, la SPR reproche au demandeur d’avoir indiqué dans son formulaire de demande avoir « mis en place » l’Association alors que la preuve qu’il a lui-même soumise démontre plutôt que l’Association a vu le jour en France, qu’il n’a pas véritablement participé à sa création et qu’il n’en était tout au plus qu’un « adhérant actif », et non un membre de son exécutif comme il l’a prétendu. Elle estime que le demandeur a voulu ainsi rehausser son rôle au sein de ce regroupement afin d’embellir sa demande d’asile.

[16]  Quant aux problèmes que le demandeur aurait rencontrés du fait de ses activités au sein de l’Association, la SPR note que la preuve documentaire produite par le demandeur ne les corrobore pas. Notamment, elle estime que si le demandeur avait réellement vécu ces problèmes, la lettre que le président de l’Association a écrite pour lui, et qui est postérieure auxdits événements, en aurait fait mention, tout comme une autre lettre dudit président dénonçant cette fois l’attaque dont aurait fait l’objet, en avril 2017, le convoi de prisonniers dans lequel le demandeur disait se trouver, aurait fait mention de la présence de ce dernier.  

[17]  La SPR reproche aussi au demandeur d’avoir offert une preuve contradictoire relativement aux manifestations qu’il dit avoir organisées et qu’il dit avoir été réprimées par la police. En fait, dit-elle, il n’y a eu qu’une seule manifestation d’organisée, mais elle n’a pas eu lieu puisqu’une loi venait d’être adoptée afin d’interdire tout rassemblement de Goranes.

[18]  La SPR s’est également dite étonnée que le demandeur produise une lettre de son employeur attestant qu’un congé lui avait été octroyé pour la période du 15 mai au 30 juin 2017 alors qu’il avait affirmé être absent du travail depuis le 12 février 2017, jour de son arrestation. Elle n’a pas cru non plus que son employeur se soit enquis, par lettre, ce même mois, auprès de la mère du demandeur, de l’absence au travail de celui-ci puisque cette lettre n’a pas été présentée en preuve par le demandeur. Compte tenu de son importance pour les fins du poids à accorder au récit du demandeur, la SPR a estimé que si cette lettre avait existé vraiment, le demandeur l’aurait sans aucun doute produite.

[19]  Enfin, la SPR s’est dite généralement insatisfaite des réponses données par le demandeur pour expliquer ces contradictions, omissions et incohérences.

[20]  Comme je l’ai indiqué d’entrée de jeu, le Commissaire a jugé, après s’être livré à une analyse indépendante du dossier, qu’il n’y avait pas matière à intervenir, étant satisfait, en application du modèle d’analyse mise en place dans X(Re), que l’évaluation qu’avait faite la SPR de la crédibilité du récit du demandeur rencontrait les exigences de la norme de la décision raisonnable.

III.  Question en litige et norme de contrôle

[21]  La question principale à résoudre en l’espèce est celle de savoir si le Commissaire, en concluant comme il l’a fait, a appliqué la bonne norme d’intervention. Cette question, qui interpelle le sens et la portée des dispositions de la Loi délimitant le rôle et les pouvoirs de la SAR, est révisable selon la norme de la décision raisonnable (Huruglica au para 30; Del Solar au para 24). Ni l’une ni l’autre des parties au présent litige n’a prétendu le contraire.

[22]  Le demandeur prétend aussi que le Commissaire aurait erré en faisant défaut de considérer le motif de persécution basé sur son appartenance à l’ethnie gorane. Compte tenu de la réponse à la première question, il ne me sera pas nécessaire d’aborder ce deuxième fondement de la demande de contrôle judiciaire du demandeur.

IV.  Analyse

[23]  N’eut été du jugement de cette Cour dans Del Solar, il aurait été plus ardu de renverser le choix de la norme d’intervention opéré par le Commissaire. Après tout, celui-ci était lié par la décision des deux commissaires majoritaires dans l’affaire X(Re) et, donc, à la fois par le modèle devant servir à identifier les instances où une certaine retenue est de mise et le degré de retenue applicable en pareilles circonstances proposés par ces commissaires.

[24]  Ce modèle d’identification et ce degré de retenue ayant été jugés déraisonnables par le juge Diner, le demandeur soutient qu’il est clair maintenant que le Commissaire n’a pas appliqué la bonne norme d’intervention et qu’il me faut en conséquence annuler sa décision et retourner l’affaire à la SAR pour qu’il puisse bénéficier de l’appel auquel il avait droit.

[25]  Le défendeur soutient, pour sa part, que le jugement du juge Diner n’a « aucun impact direct » sur la décision du Commissaire puisque quelle que soit la norme d’intervention applicable, cette décision « demeure au fond bien fondée ». Il plaide que les lacunes décelées par la SPR en l’espèce se distinguent de celles qui étaient en cause dans Del Solar parce qu’elles découlent non pas du témoignage même du demandeur, comme c’était le cas dans Del Solar, mais des documents produits par le demandeur au soutien de sa demande d’asile, le témoignage de celui-ci ne constituant, dans ce contexte, qu’un « aspect incident » de la décision de la SPR et de celle du Commissaire.

[26]  En somme, précise-t-il, l’erreur que l’on pourrait maintenant reprocher au Commissaire, compte tenu de Del Solar, n’est pas déterminante quant à l’issue du litige. Selon le défendeur, le Commissaire a jugé, ultimement, au terme d’un examen indépendant du dossier, que la SPR avait adéquatement conclu au défaut du demandeur de satisfaire aux exigences de l’article 11 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256, lequel fait obligation à un demandeur d’asile de transmettre à la SPR « des documents acceptables qui permettent d’établir son identité et les autres éléments de sa demande d’asile » et, lorsqu’il ne peut le faire, d’en « donne[r] la raison et [d]’indique[r] quelles mesures il a prises pour se procureur de tels documents ». Le demandeur aurait ainsi failli à satisfaire à son « fardeau de présentation », ce qui, suivant le défendeur, constitue, quelle que soit la norme d’intervention applicable, un fondement suffisant pour justifier le rejet de la demande d’asile et de l’appel subséquent du demandeur à la SAR.

[27]  Je ne peux souscrire à ce point de vue, lequel fait dire à la décision du Commissaire beaucoup plus que ce qu’elle dit en réalité.

[28]  Le Commissaire, se fondant sur X(Re), a identifié en ces termes ce qui devait guider son analyse :

[32]  La SAR révise les décisions de la SPR en appliquant la norme de contrôle de la décision correcte après avoir effectué sa propre analyse du dossier. L’exception à cette règle concerne la situation où la SPR jouit d’un avantage particulier dans l’évaluation de la crédibilité ou du poids à donner au témoignage livré de vive voix devant elle, la SAR devant alors appliquer la norme de contrôle de la décision raisonnable.

[33]  Dans la décision rendue par un tribunal composé de trois commissaires de la SAR, des exemples ont été donnés de situations où la SPR peut avoir un véritable avantage. Un de ces exemples nous concerne directement, soit la situation où la SPR a questionné un demandeur d’asile au sujet d’incohérences ou de contradictions ayant trait à des documents et a entendu les explications qui ont été fournies par ce dernier. J’estime que telle est bien la situation dans le présent dossier. Il y a donc lieu pour moi de faire preuve de déférence à l’égard des conclusions de fait de la SPR qui se sont appuyées sur le témoignage rendu de vive voix devant elle par le demandeur au sujet de ses propres contradictions ou incohérences relativement à un certain nombre de documents. Par conséquent, je dois avoir recours à la norme de la décision raisonnable tout en procédant à une analyse indépendante du dossier.

[Renvois aux notes en bas de page omis - Je souligne]

[29]  Il n’y a donc aucune ambiguïté quant à la démarche adoptée par le Commissaire en l’instance. Cette démarche s’inspire en toutes lettres de la décision des commissaires majoritaires dans X(Re) et se heurte, par conséquent, au jugement du juge Diner. Comme le Commissaire l’a souligné, toute cette affaire se joue sur la crédibilité des explications données par le demandeur aux omissions constatées par la SPR dans les documents qu’il a lui-même déposés en preuve en appui à sa demande d’asile. Suivant le juge Diner, l’approche préconisée par les deux commissaires majoritaires est déraisonnable dans la mesure où elle ne fournit aucune balise permettant de déterminer à quel moment l’avantage général dont jouit la SPR du fait qu’elle entend le témoignage des demandeurs d’asile, devient un avantage «précis et certain » justifiant, dans un cas donné, l’application d’une norme déférente.

[30]  Cette analyse, sous une forme ou une autre, est absente de la décision du Commissaire. Comme Del Solar, jusqu’à preuve du contraire, fait maintenant autorité et s’impose dès lors dorénavant à la SAR, il s’agit là, à mon sens, d’une erreur fatale puisque le Commissaire a opté de procéder à l’examen de la décision de la SPR suivant la norme déférente de la décision raisonnable sans expliquer en quoi la SPR jouissait, dans les circonstances de la présente affaire, d’un net avantage dans l’évaluation de la crédibilité des explications données par le demandeur en marge des omissions que la SPR dit avoir constatées dans la preuve documentaire qui accompagnait sa demande d’aile.  En outre, on n’y précise pas si la SPR a pu appuyer ses conclusions quant à la crédibilité de la demande d’asile sur des éléments du dossier qui n’étaient pas accessibles au Commissaire lorsque celui-ci a procédé à l’examen de l’appel du demandeur, éléments qui auraient pu ainsi constituer un indice de la présence de ce net avantage (Del Solar au para 93).

[31]  Bien qu’il n’en ait pas admis le bien-fondé, le défendeur ne m’a pas pour autant invité à me distancer du jugement du juge Diner. Il a été muet sur le sujet. Or, je rappelle à cet égard qu’aux termes de la doctrine de la courtoisie judiciaire, je dois me garder d’écarter les conclusions de droit tirées par un autre juge de la Cour à moins d’être convaincu que ces conclusions sont erronées et que cette erreur peut être démontrée de manière persuasive (Apotex Inc c Allergan Inc, 2012 CAF 308 aux para 43-48, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 35184 (9 mai 2013); Alyafi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 952 aux para 42-45).

[32]  Ici, le juge Diner s’est prononcé essentiellement sur le droit, soit sur ce qui constitue une interprétation raisonnable des dispositions de la Loi créant le recours à la SAR en marge de la question de la norme d’intervention à laquelle celle-ci est astreinte lorsque la décision sous appel repose sur des constats liés à la crédibilité de la demande d’asile.

[33]  À première vue, je ne vois pas matière à m’écarter de ce jugement. Le juge Diner s’est employé à faire une analyse approfondie et rigoureuse de la question. Il a eu, pour ce faire, le bénéfice du point de vue de trois intervenants spécialisés dans les questions touchant aux droits des réfugiés, soit l’Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés, le Conseil canadien pour les réfugiés et l’Association québécoise des avocats et avocates en droit de l’immigration.

[34]  Quoi qu’il en soit, l’approche préconisée par les deux commissaires majoritaires dans X(Re), et reprise par le Commissaire dans le présent dossier, me semble contraire aux directives de la Cour d’appel fédérale pour qui les circonstances commandant une certaine retenue de la part de la SAR et le degré de retenue applicable, selon le cas, doivent être appréciées au cas par cas (Huruglica aux paras 70 et 74). En cela, je partage l’approche plus nuancée adoptée par la commissaire dissidente dans X(Re) et formulée aux paragraphes 158 et 159 de ladite décision :

[158]  Les arguments soumis par les parties et les intervenants m’amènent à me questionner dans quelles situations la SPR bénéficie d’un véritable avantage sur la SAR, ainsi qu’à m’interroger sur l’étendue de cet avantage en matière d’évaluation de la crédibilité des témoignages.

[159]  Les décisions actuelles de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale ont fait ressortir des types de cas où la SPR se trouverait dans une position avantageuse vis-à-vis de la SAR et vice versa. À titre d’exemple, la Cour fédérale a déclaré que pour des conclusions d’invraisemblances la SAR est aussi bien placée que la SPR. La Cour fédérale a également jugé que dans les cas où la SAR ne dispose pas des originaux des documents, il est approprié pour la SAR de faire preuve de déférence envers la SPR en ce qui concerne l’authenticité d’un document. Ceci étant, j’estime moi aussi qu’il n’y a pas lieu que j’élabore davantage sur les situations possibles de se présenter devant la SAR car je crains que de faire des généralités ou d’établir des catégories n’amène la SAR vers une forme de rigidité. Comme l’a déclaré la juge Gauthier, le degré de déférence dû à la SPR « doit être apprécié au cas par cas. Dans chaque cas, la SAR doit rechercher si la SPR a joui d’un véritable avantage et si, le cas échéant, elle peut néanmoins rendre une décision définitive relativement à une demande d’asile »

[Renvois aux notes en bas de page omis]

[35]  Encore une fois, cette recherche particularisée visant à qualifier l’avantage que peut détenir la SPR et à définir un niveau de déférence qui soit propre à la réalité de la SAR en tant que tribunal d’appel spécialisé, fait défaut en l’espèce, ce qui vicie, à mon sens, l’ensemble de l’analyse à laquelle s’est prêté le Commissaire. Le fait que le Commissaire ait souligné s’être livré à une analyse indépendante du dossier n’y change rien si, en bout de ligne, cette analyse a été faite à travers un prisme déformant. Il m’apparait clair que le Commissaire a axé l’ensemble de son analyse à travers le prisme de la décision raisonnable sans au préalable se demander, au‑delà de se dire satisfait que la présente affaire tombait dans l’une des catégories décrites par les commissaires majoritaires dans X(Re) comme pouvant enclencher l’application d’une norme déférente, si cette norme convenait aux circonstances de la présente affaire et quelle forme elle devait prendre.

[36]  Le danger, il me semble, de l’approche préconisée dans X(Re), si elle devait être avalisée, serait de transformer la règle établie dans Huruglica, voulant que les questions de faits et mixtes de fait et de droit soumises à la SAR soient examinées par elle suivant la norme de la décision correcte, en une exception.

[37]  J’en conclus que cela suffit pour accueillir le présent contrôle judiciaire puisque le demandeur n’a pas eu l’appel auquel il avait droit. Dans les circonstances, il ne m’apparaît pas utile, comme je l’ai déjà mentionné, de décider si la SAR a omis de considérer le motif de persécution basé sur son appartenance à l’ethnie gorane et commis, ce faisant, une erreur justifiant l’intervention de la Cour.

[38]  Le défendeur me demande de certifier la question suivante, qui est l’une des trois questions certifiées par le juge Diner dans Del Solar :

Était-il raisonnable de la part de la SAR d’adopter la norme de contrôle de la décision raisonnable de la SAR, une norme déférente, au titre de laquelle elle fera preuve de déférence envers les conclusions de la SPR dans les cas où elle peut comprendre comment ces conclusions ont été tirées et lorsque ces conclusions sont fondées sur la preuve figurant au dossier?

[39]  Cette question n’apportera pas une solution complète au présent litige puisqu’elle ne concerne qu’une des deux préoccupations soulevées par le présent pourvoi, l’autre portant sur le modèle d’identification des situations où une certaine retenue de la part de la SAR peut être de mise. Quoi qu’il en soit, cette question a fait l’objet d’un examen approfondi dans Del Solar  et elle a déjà été certifiée. Je ne vois pas l’utilité de faire double emploi (Sisman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 930 au para 37).


JUGEMENT dans IMM-788-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;
  1. La décision de la Section d’appel des réfugiés, datée du 26 janvier 2018, rejetant l’appel du demandeur à l’encontre d’une décision de la Section de la protection des réfugiés lui refusant l’octroi du statut de réfugié ou de personne à protéger, est annulée et l’affaire est retournée à un autre commissaire de la Section d’appel des réfugiés pour qu’elle soit considérée de nouveau;

  1. Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-788-18

 

INTITULÉ :

ISSAKHA HAMID HAMID c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 septembre 2018

 

JUGEMENT et motifs:

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

LE 11 DÉCEMBRE 2018

 

COMPARUTIONS :

Me Stéphanie Valois

 

Pour le demandeur

 

Me Mario Blanchard

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Stéphanie Valois

Avocate

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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