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Date : 20181207

Dossier : T-2021-18

Référence : 2018 CF 1235

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 7 décembre 2018

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

TIANJIN ZHONGYISHENGSHI TECHNOLOGY DEVELOPMENT CO. LTD. ET WORLD LINK LOGISTICS INC.

demanderesses

et

YANG MING SHIPPING (CANADA) LTD., YANG MING MARINE TRANSPORT CORPORATION ET L’AGENCE DES SERVICES FRONTALIERS DU CANADA

défenderesses

et

LA CORPORATION DE SERVICES FINANCIERS MERCEDES‑BENZ CANADA

intervenante


ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  Par voie de requête déposée le 23 novembre 2018, les demanderesses souhaitaient obtenir, ex parte:

À l’encontre des défenderesses Yang Ming Shipping (Canada) Ltd. et Yang Ming Marine Transport Corporation (collectivement appelées « Yang Ming ») :

a) Une injonction interlocutoire empêchant qu’un conteneur portant le numéro d’identification SEGU2748855 soit déchargé du navire « Ulsan Express », conteneur dans lequel était arrimée une Mercedes‑Benz GLS450, année 2018, portant le numéro d’identification (NIV) 4JGDF6EE7JB160966 (le véhicule), et que soit prise toute mesure, quelle qu’elle soit, visant à l’aliénation ou à la cession du véhicule en faveur de quiconque autre que les demanderesses, ou

b) Subsidiairement, une ordonnance stipulant que le véhicule devra être remis aux soins et à la surveillance des demanderesses, ou

c) Plus subsidiairement, une ordonnance enjoignant à la défenderesse Yang Ming Shipping (Canada) Ltd. (Yang Ming Canada) de retourner le véhicule à Pusan, en Corée du Sud, pour livraison à Tianjin, en Chine, ou

d) Plus subsidiairement, une ordonnance enjoignant à Yang Ming Canada d’exécuter son contrat conclu avec les demanderesses, de sorte que le véhicule soit transporté à Pusan, en Corée du Sud, pour livraison à Tianjin, en Chine.

À l’encontre de la troisième défenderesse, l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) :

a) Une injonction interlocutoire lui défendant de faire obstacle au déplacement, au transport, à la garde et à la surveillance du véhicule par les demanderesses ou, le cas échéant, par Yang Ming.

[2]  Selon les demanderesses, le fondement de la requête était que Tianjin Zhongyishengshi Technology Development Co. Ltd (Tianjin) est le propriétaire réel du véhicule. Tianjin a passé un contrat avec Yang Ming pour l’expédition du véhicule vers Pusan, en Corée du Sud, et sa livraison à Tianjin, en Chine. Cependant, alors que le véhicule était transporté à bord du « Ulsan Express » et se trouvait hors du territoire et de la juridiction du Canada, l’ASFC a donné à Yang Ming l’ordre de retourner le véhicule au Canada. Les demanderesses affirment que l’ASFC n’avait pas le pouvoir légal de donner un tel ordre, que cet ordre illicite a été suivi par Yang Ming et qu’il constituait une intrusion dans le droit de propriété de Tianjin sur le véhicule.

[3]  Une déclaration déposée le 23 novembre 2018 est à l’origine de la procédure sous‑jacente. Les demanderesses y allèguent que la société 9379‑5540 Québec Inc (Québec Inc) s’était présentée à Tianjin comme une entreprise en mesure de trouver des véhicules Mercedes‑Benz au Canada. Tianjin s’est montrée intéressée par cette offre, les véhicules en question pouvant être acquis à moindre coût au Canada qu’en Chine. Par la suite, le 7 septembre 2018 ou vers cette date, Tianjin a passé un accord avec Québec Inc pour l’achat d’une Mercedes‑Benz GLS450 de 2018. Tianjin affirme avoir fait remettre à Québec Inc une somme d’environ 93 100 $ canadiens pour le véhicule. Puis, vers juillet 2018, Québec Inc a acquis le véhicule que Tianjin avait payé. Le véhicule était immatriculé au nom de Québec Inc et, puisque Tianjin s’était acquittée du paiement, elle affirme que, en droit, elle était, et demeure, le propriétaire réel du véhicule.

[4]  Québec Inc a alors retenu les services de World Link Logistics Inc., désignée comme représentant autorisé de Tianjin au Canada (World Link), pour faire transporter le véhicule jusqu’à Vancouver. World Link a donc entreposé le véhicule dans son hangar jusqu’à son chargement, le 11 octobre 2018 ou vers cette date, pour expédition. Un connaissement portant le numéro WL100501, accompagné d’un document numéro YVR171894, indique que le chargeur est Québec Inc, que le destinataire est Tianjin, que le transitaire est World Link et que le port de livraison est Tianjin, en Chine.

[5]  Le 8 novembre 2018, un représentant de Tianjin s’est présenté au port de Tianjin, en Chine, pour prendre livraison du véhicule, mais il fut informé que le conteneur dans lequel se trouvait le véhicule allait être retourné au Canada à la demande de l’ASFC. Divers échanges ont eu lieu entre les parties à propos du véhicule. La déclaration fait aussi état d’autres échanges entre les avocats de Tianjin et ceux de l’ASFC concernant six autres véhicules Mercedes‑Benz censés avoir été achetés au Canada par Tianjin et en cours d’expédition vers la Chine. Il y avait notamment une communication entre les avocats des demanderesses indiquant que Tianjin ne consentait pas à ce que ces autres véhicules Mercedes‑Benz soient retournés au Canada, et une communication de l’ASFC datée du 24 octobre 2018 informant les avocats de Tianjin que ces véhicules avaient été déclarés volés au Canada et que de faux documents d’achat avaient été présentés à l’ASFC.

[6]  Dans la déclaration, Tianjin affirme que Yang Ming a rompu son contrat de transport, notamment parce qu’elle n’a pas livré le véhicule et qu’elle s’est pliée à un ordre donné par l’ASFC alors que Yang Ming savait ou aurait dû savoir que l’ASFC n’avait pas le pouvoir d’exiger le retour du véhicule transporté sur un navire naviguant alors dans les eaux internationales. De plus, en donnant l’ordre illégal, l’ASFC voulait obtenir de Yang Ming une rupture de son contrat de transport. Tianjin demande des injonctions provisoire, interlocutoire et permanente, un jugement déclaratoire établissant les droits des parties, enfin des dommages‑intérêts réels ou éventuels chiffrés à 93 100 $ canadiens, pour la perte du véhicule, outre les frais d’expédition et d’entreposage.

[7]  Après examen de l’avis de requête des demanderesses déposé le 23 novembre 2018 pour que soit accordée une injonction ex parte, j’ai remarqué que les demanderesses se référaient aux articles 373 et 377 des Règles des Cours fédérales (les Règles) au soutien de la demande d’injonction. Cependant, l’article 373 ne parle pas de requêtes ex parte. L’article 377 intéresse la garde ou la conservation de biens, et le paragraphe 377(2) dispose que l’article 374 s’applique, avec les adaptations nécessaires, aux ordonnances provisoires pour la garde ou la conservation de biens. L’alinéa 374(1)a) dispose que le juge peut, sur requête ex parte, accorder une injonction provisoire d’une durée d’au plus 14 jours s’il estime que, pour raison d’urgence, aucun avis n’a pu être donné.

[8]  Cependant, une lettre des avocats de Tianjin, en date du 23 novembre 2018, indiquait que le conteneur renfermant le véhicule concerné arriverait à Prince‑Rupert (Colombie‑Britannique) le 26 ou le 27 novembre 2018, pour réexpédition vers Vancouver comme port de déchargement. L’affidavit de M. Jingbo Gao, administrateur de World Link, souscrit le 23 novembre 2018 et produit au soutien de la requête en injonction (l’affidavit Gao), mentionnait que le navire accosterait à Prince‑Rupert le 23 novembre 2018, pour arriver à Vancouver le 3 décembre 2018. Le dossier de requête des demanderesses ne contenait, contrairement aux exigences des articles 364 ou 366 des Règles, ni prétentions écrites ni mémoire des faits et du droit faisant état d’une situation d’urgence, expliquant pourquoi il n’avait pas été possible de signifier aux défenderesses un avis de la requête aux termes de l’alinéa 374(1)a), ou appliquant le critère à trois volets qui préside à l’octroi d’une injonction. Et, fait révélateur, au vu des documents qui étaient produits, il semblait que l’ASFC avait ordonné que le véhicule soit retourné au Canada par Yang Ming. Comme l’ASFC est un organisme d’application de la loi, et indépendamment du fait que les demanderesses, dans leur déclaration, ont contesté le pouvoir de l’ASFC de donner cet ordre, force est de convenir que l’ASFC était mêlée à l’affaire.

[9]  Puisque le navire n’allait accoster à Vancouver que le 3 décembre 2018, qu’il n’était nulle part expliqué pourquoi aucun avis n’avait pu en l’occurrence être donné aux défenderesses, que l’ASFC est un organisme d’application de la loi concerné par le véhicule et par son retour au Canada, et qu’il est d’intérêt public de faire appliquer la loi, j’ai indiqué qu’il était dès lors inopportun d’instruire une requête ex parte en injonction provisoire. Et, comme l’ASFC est un vaste organisme d’application de la loi présent partout au Canada, j’ai fait observer qu’il n’était pas vraisemblable qu’aucun avis n’ait pu être donné.

[10]  Les demanderesses ont donc été priées de signifier la requête en injonction provisoire à chacune des défenderesses, mais la requête pouvait être instruite à bref délai. Subsidiairement, les demanderesses pouvaient choisir de renoncer à la requête en injonction provisoire et, au lieu de cela, diligenter tout simplement leur requête prévue en injonction interlocutoire, par signification aux défenderesses suivie d’une instruction de la requête à bref délai. J’ai aussi indiqué que, par courtoisie, les demanderesses se devaient de notifier la requête aux tierces parties connues ayant un intérêt dans le véhicule, par exemple aux sociétés de financement.

[11]  S’agissant de cette dernière exigence, Mercedes‑Benz avait, en novembre 2018, prié la Cour d’accorder une injonction enjoignant à Maersk Line A/S de retourner six véhicules Mercedes‑Benz, prétendument acquis de Québec Inc par Tianjin puis expédiés vers la Chine, Mercedes‑Benz prétendant qu’elle avait la propriété pleine et entière desdits véhicules par l’effet d’une cession de contrats de vente et qu’elle n’avait consenti à aucun transfert de titre ou d’intérêt sur ces véhicules, pas plus qu’à leur sortie du Canada, lequel consentement était requis par les contrats de vente. Dans ce précédent, Tianjin a demandé, et obtenu, le statut d’intervenante (Mercedes‑Benz Financial Services Canada Corporation c Maersk Line A/S, 2018 CF 1119 (Mercedes‑Benz)). Tianjin savait donc qu’il n’était pas exclu que de tels véhicules immatriculés au Canada soient grevés de sûretés.

[12]  Les demanderesses ont déposé à nouveau leur requête, en indiquant qu’elles souhaitaient désormais obtenir une injonction interlocutoire plutôt qu’une injonction provisoire et que la requête avait été signifiée. Elles souhaitaient que leur requête en injonction soit instruite avant le 3 décembre 2018. La Cour a accepté d’instruire la requête par téléconférence le vendredi 30 novembre 2018, à 11 h. Les défenderesses devaient déposer leurs dossiers de requête avant 14 h le jeudi 29 novembre 2018.

[13]  Yang Ming a bien déposé son dossier de requête. Il contenait l’affidavit de Bella Yang, présidente de Yang Ming Canada, souscrit le 29 novembre 2018 (l’affidavit Yang). Entre autres choses, les observations écrites de Yang Ming indiquaient que l’ASFC avait demandé le retour du véhicule et chargé Alliance Services International d’organiser ce retour et d’en assumer les frais. Le conteneur devait être déchargé à Vancouver le 3 décembre 2018, pour être ensuite réexpédié de Vancouver à Toronto, où il devait arriver le 10 décembre 2018.

[14]  Également le 29 novembre 2018, la Cour a reçu des avocats de Mercedes‑Benz une correspondance l’informant que Mercedes‑Benz est une partie intéressée dans l’affaire en tant que propriétaire du véhicule et titulaire d’une sûreté enregistrée sur le véhicule. Mercedes‑Benz faisait savoir qu’elle entendait obtenir le statut d’intervenante, mais avait besoin d’un délai pour la préparation de documents en vue de leur dépôt dans la requête en injonction, qui alors devait être instruite par téléconférence à 11 h le lendemain matin, vendredi 30 novembre 2018. Mercedes‑Benz voulait des directives à ce sujet.

[15]  Dans ce contexte, et doutant que la requête ait été dûment signifiée à l’ASFC, qui alors n’avait pas comparu ni déposé de dossier de requête en réponse, j’ai indiqué que la Cour tiendrait une téléconférence à 11 h le vendredi 30 novembre 2018, afin de sonder les parties sur un renvoi de la requête en injonction à une date à déterminer. Au cours de cette téléconférence, il est devenu évident que l’ASFC n’avait effectivement pas reçu signification de la requête. Il a également été confirmé par les avocats de Yang Ming que le véhicule serait, à son arrivée à Vancouver, réexpédié par train vers Toronto. Tianjin a fait savoir en outre qu’elle consentirait à ce que Mercedes‑Benz obtienne le statut d’intervenante. J’ai donc décidé que l’instruction de la requête en injonction serait renvoyée au 5 décembre 2018, à 13 h, et que Mercedes‑Benz devait déposer, par consentement, une requête informelle demandant le statut d’intervenante et déposer son dossier de requête au plus tard le 4 décembre 2018 à 10 h. Les demanderesses pourraient déposer une réponse au plus tard à 17 h le 4 décembre 2018. Sur réception du dossier de requête de Mercedes‑Benz, les demanderesses ont sollicité un renvoi de la requête en injonction interlocutoire. J’ai refusé cette demande de renvoi, selon moi inutile, mais j’ai accordé aux demanderesses une prolongation du délai de dépôt d’une réponse jusqu’à 11 h le 5 décembre 2018. Les demanderesses ont dûment déposé une réponse et un affidavit supplémentaire de Jingbo Gao, souscrit le 5 décembre 2018.

Le critère de l’octroi d’une injonction

[16]  Comme je l’écrivais dans la décision Mercedes‑Benz, la Cour suprême du Canada a récemment examiné, dans l’arrêt R c Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5 (Radio‑Canada), le cadre applicable à l’octroi d’une injonction interlocutoire mandatoire, ce qui est essentiellement ce que souhaitent obtenir les demanderesses dans la présente affaire. La Cour suprême s’est référée à ses arrêts antérieurs, Manitoba (Procureur général) c Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 RCS 110 et RJR‑MacDonald Inc. c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 (RJR‑MacDonald), où elle écrivait que les demandes d’injonction interlocutoire devaient respecter chacun des volets du critère à trois‑volets qui tire son origine de l’arrêt American Cyanamid Co c Ethicon Ltd., [1975] AC 396. À la première étape, le juge saisi de la requête doit procéder à un examen préliminaire du bien‑fondé de l’affaire pour décider si le demandeur a fait la preuve de l’existence d’une « question sérieuse à juger », c’est‑à‑dire que la demande n’est ni futile ni vexatoire. À la deuxième étape, le demandeur doit convaincre la Cour qu’il subira un préjudice irréparable si la demande d’injonction est rejetée. Enfin, à la troisième étape, il faut apprécier la prépondérance des inconvénients, afin d’établir quelle partie subirait le plus grand préjudice en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond, selon que la demande d’injonction est accueillie ou rejetée.

[17]  Cependant, dans l’espèce Radio‑Canada, les tribunaux d’instance inférieure avaient appliqué un seuil plus exigeant qui soulevait, pour la première fois devant la Cour suprême, la question de savoir quel seuil devrait être appliqué à la première étape lorsque le demandeur sollicite une injonction interlocutoire mandatoire. La Cour suprême s’est exprimée ainsi :

[15]  À mon avis, lorsqu’il s’agit d’examiner une demande d’injonction interlocutoire mandatoire, le critère approprié pour juger de la solidité de la preuve du demandeur à la première étape du test énoncé dans RJR—MacDonald n’est pas celui de l’existence d’une question sérieuse à juger, mais plutôt celui de savoir si le demandeur a établi une forte apparence de droit. Une injonction mandatoire intime au défendeur de faire quelque chose — comme de rétablir le statu quo —, ou d’autrement [traduction] « restaurer la situation », ce qui est souvent coûteux et pénible pour le défendeur et ce que de longue date l’equity a été réticente à faire. Une telle ordonnance est également (règle générale) difficile à justifier à l’étape interlocutoire, puisque la réparation qui vise à restaurer la situation peut habituellement être obtenue au procès. De plus, comme l’a exprimé le juge Sharpe (dans un ouvrage de doctrine), « le risque qu’un tort soit causé au défendeur est [rarement] moins important que le risque couru par le demandeur du fait de la décision du tribunal de ne pas agir avant le procès ». Les conséquences potentiellement sérieuses pour un défendeur du prononcé d’une injonction interlocutoire mandatoire, y compris la décision finale relativement à la poursuite en faveur du plaignant, exigent en outre ce que la Cour a décrit dans RJR—Macdonald comme étant « un examen approfondi sur le fond » à l’étape interlocutoire.

[16]  Dans certains cas, un dernier élément devra être examiné, soit que, parce que les injonctions interlocutoires mandatoires requièrent que le défendeur fasse quelque chose, elles peuvent constituer un fardeau plus important ou avoir des conséquences coûteuses pour lui. Il faut toutefois garder à l’esprit que le respect d’injonctions prohibitives peut entraîner des coûts aussi lourds que ceux découlant des injonctions mandatoires. Tout en concluant que les demandes d’injonctions interlocutoires mandatoires doivent être examinées à la lumière d’une version modifiée du test énoncé dans RJR‑MacDonald, je reconnais qu’il peut être difficile de faire une distinction entre les injonctions mandatoires et les injonctions prohibitives, puisqu’une injonction interlocutoire au libellé prohibitif peut avoir [traduction] « l’effet de forcer le défendeur à faire quelque chose ». Par exemple, en l’espèce, cesser de diffuser les renseignements établissant l’identité de la victime requerrait qu’un employé de la SRC prenne les mesures nécessaires pour retirer ces renseignements du site Web de l’entreprise. En définitive, le juge de première instance, lorsqu’il qualifie l’injonction interlocutoire de mandatoire ou de prohibitive, doit regarder au‑delà de la forme et du libellé de la demande sollicitant l’ordonnance de manière à déceler l’essence de ce qui est recherché et, à la lumière des circonstances particulières de l’affaire, à déterminer [traduction] « quelles risquent d’être les conséquences pratiques de l’injonction ». Bref, le juge de première instance doit examiner si, en substance, l’effet global de l’injonction consisterait à exiger du défendeur qu’il fasse quelque chose ou qu’il s’abstienne de le faire.

[18]  S’agissant de ce qu’il faut comprendre par l’établissement d’une « forte apparence de droit », ces mots signifient que, après examen préliminaire du cas, le juge saisi de la requête doit être persuadé que, au regard du droit et de la preuve produite, il existe une forte chance que, au procès, le demandeur réussira finalement à prouver les allégations énoncées dans l’acte introductif d’instance. La Cour suprême concluait ainsi:

[18]  En résumé, pour obtenir une injonction interlocutoire mandatoire, le demandeur doit satisfaire à la version modifiée que voici du test établi dans RJR‑MacDonald :

(1)  Le demandeur doit établir une forte apparence de droit qu’il obtiendra gain de cause au procès. Cela implique qu’il doit démontrer une forte chance au regard du droit et de la preuve présentée que, au procès, il réussira ultimement à prouver les allégations énoncées dans l’acte introductif d’instance;

(2)  Le demandeur doit démontrer qu’il subira un préjudice irréparable si la demande d’injonction n’est pas accueillie;

(3)  Le demandeur doit démontrer que la prépondérance des inconvénients favorise la délivrance de l’injonction.

La position des demanderesses

[19]  En l’espèce, les demanderesses affirment avoir satisfait au critère à trois volets. Elles ont établi qu’il existe une question sérieuse à juger puisque l’ASFC n’avait pas le pouvoir, quand le « Ulsan Express » se trouvait en haute mer, d’ordonner que le véhicule soit retourné au Canada. Elles affirment en outre que Yang Ming a rompu son contrat de transport conclu avec elles.

[20]  Quant au préjudice irréparable, les demanderesses soutiennent que la conduite de l’ASFC a été blâmable, en particulier parce que l’ASFC a agi sur la foi d’allégations infondées selon lesquelles le véhicule avait été volé. L’ASFC n’apporte aucune preuve établissant ce fait, et la preuve produite par Mercedes‑Benz montre uniquement que le véhicule était déclaré comme [traduction« possiblement volé » sur le site Web du Centre d’information de la police canadienne ‑ Recherche de véhicule par NIV. Mercedes‑Benz n’a apporté aucune preuve établissant les faits et les circonstances du prétendu vol. En outre, la preuve de Mercedes‑Benz montre que le locataire avait la possession légale du véhicule, et elle donne à penser qu’il en a transféré la possession à Québec Inc. Sans doute pourrait‑on voir là une rupture de contrat, mais rien de criminel toutefois prouvant que le véhicule était volé. Ainsi, non seulement la posture adoptée par l’ASFC était‑elle illicite, mais elle était aussi dépourvue de fondement légal. Dans ces conditions, le préjudice irréparable est un préjudice à l’intérêt public. Plus précisément, il y a préjudice à l’intégrité du système de justice si l’ASFC, un organisme d’application de la loi, s’autorise à ordonner, par des moyens illicites et extrajudiciaires, que des biens se trouvant hors du Canada soient retournés au Canada. Voilà qui serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice et des lois canadiennes et de conduire au chaos. En outre, le résultat pour Tianjin est la perte de son droit de propriété sur le véhicule, et cela constitue un préjudice irréparable.

[21]  S’agissant de la prépondérance des inconvénients, si le véhicule est retourné aux demanderesses, alors les pertes éventuelles seront réduites au minimum. Mercedes‑Benz pourra poursuivre le locataire ou d’autres personnes devant les tribunaux civils. Mercedes‑Benz aura sans doute aussi un recours contre ses assureurs. Si le véhicule est retourné aux demanderesses, le risque financier pour Yang Ming, pour l’ASFC et pour les demanderesses est presque éliminé. Par conséquent, la prépondérance des inconvénients milite en faveur des demanderesses.

La position de Yang Ming

[22]  Dans son dossier de requête, Yang Ming affirme, à juste titre, être prise au milieu d’un conflit entre les demanderesses et l’ASFC.

[23]  L’affidavit Yang indique que, le 24 octobre 2018, M. David Lewis, de l’ASFC, a communiqué avec le bureau de Yang Ming à Vancouver pour le prier de retourner au Canada le conteneur concerné parce qu’il contenait un véhicule que l’on croyait avoir été volé. Est annexé en pièce C de l’affidavit de Mme Yang une série de courriels échangés entre Yang Ming Canada et l’ASFC. On y trouve un courriel daté du 24 octobre 2018, adressé par M. Lewis, lequel demande que le conteneur soit détenu et ramené au Canada car il contient un véhicule prétendument volé, ajoutant que l’ASFC communiquerait avec Yang Ming le lendemain pour finaliser les détails de l’affaire. Par la suite, l’ASFC s’est adressée à la société Alliance Services International Limited, un transitaire, pour qu’elle s’occupe du retour du conteneur, et Mme Yang déclare que Yang Ming Canada a été informée par Alliance que celle‑ci garantirait le paiement de tous les frais de transport et autres occasionnés par le retour du conteneur.

[24]  L’affidavit Yang indique aussi que, le 2 novembre 2018, l’agent de Yang Ming en Chine a été informé que le chargeur et le destinataire demandaient que le connaissement original soit délivré par le port de destination en Chine. Yang Ming Canada a demandé à M. Donaldson, de l’ASFC, si le chargeur et le destinataire devraient être informés que, sur l’instruction de l’ASFC, le conteneur serait retourné à Toronto. Par courriel de même date, M. Lewis a prié Yang Ming d’informer le chargeur et le destinataire que le conteneur faisait encore route vers la Chine et de ne pas leur dire que le conteneur retournait à Toronto. Pendant ce temps, World Link faisait un suivi auprès de Yang Ming Canada concernant le retard de livraison et brandissait la menace d’une action en justice. Yang Ming Canada en a informé l’ASFC et, par courriel du 13 novembre 2018, M. Donaldson a fait savoir que la police de Montréal avait confirmé le vol du véhicule transporté dans le conteneur, que la cliente de Yang Ming pouvait communiquer avec l’ASFC, mais que, pour tous les détails, Yang Ming et sa cliente devraient communiquer avec la police de Montréal au numéro fourni, en indiquant le numéro de dossier, lui aussi fourni, et que Yang Ming Canada pouvait relayer cette information à sa cliente.

[25]  Yang Ming soutient que, en décidant de se plier à l’ordre donné par l’ASFC le 24 octobre 2018, elle a agi de bonne foi et s’en remettait aux observations faites par un organisme public d’application de la loi censé détenir le pouvoir de donner de tels ordres. Si la Cour devait conclure que l’ASFC a donné un ordre sans fondement valable ou a outrepassé son pouvoir, alors Yang Ming est disposée à retourner le véhicule à son propriétaire légitime ou à toute autre partie selon ce qu’ordonnera la Cour, sous réserve que les demanderesses devront payer les frais de transport qui leur incombent. Yang Ming se réserve le droit de demander réparation à l’ASFC qui aura provoqué une rupture de contrat ou se sera immiscée dans ses activités commerciales. Si la Cour conclut que l’ASFC avait le pouvoir de donner l’ordre contesté, alors Yang Ming est disposée à remettre le véhicule à l’ASFC, à condition que l’ASFC lui rembourse les frais de transport et d’entreposage qui lui incombent. Yang Ming se réserve aussi le droit d’obtenir réparation de Québec Inc et de World Link, qui ont fait transporter une cargaison illicite en violation de leurs obligations juridiques et de leurs obligations aux termes du connaissement.

[26]  Yang Ming ne prend pas position sur l’issue de la requête en injonction, mais elle soutient qu’il n’y a pas eu rupture du contrat de transport puisque ses termes autorisent une défense advenant une obligation de se plier à un ordre donné par l’ASFC sur la foi de son autorité apparente. Yang Ming voudrait que l’ordonnance que rendra la Cour traite du paiement de ses frais de transport et précise à qui le véhicule doit être remis.

La position de l’ASFC

[27]  Pour sa part, l’ASFC n’a déposé que de brèves observations écrites, qui, affirme‑t‑elle, répondent aux accusations faites contre elle par les demanderesses dans la déclaration et dans la requête en injonction. L’ASFC affirme ne pas prendre position sur les points litigieux soulevés dans l’action ou dans la requête et intéressant strictement les personnes morales parties à l’instance. Selon l’ASFC, le véhicule est de fait inscrit comme véhicule volé dans les dossiers du Service de police de la Ville de Montréal. L’ASFC a agi sur la foi de renseignements tenus pour véridiques, qu’elle n’avait aucune raison de mettre en doute, lorsqu’elle a prié Yang Ming de retourner au Canada le bien volé (référence faite à l’affidavit Yang et à sa pièce C). Selon l’ASFC, les renseignements en question sur lesquels elle s’est fondée, les tenant pour avérés, se rapportent à une enquête criminelle en cours de la police de Montréal et ne peuvent donc être révélés aux personnes morales parties à l’instance. L’ASFC nie avoir donné un ordre à Yang Ming et affirme ne pas avoir ordonné à Yang Ming Canada de faire quoi que ce soit se rapportant au bien volé. Par sa demande, elle priait Yang Ming Canada d’agir de son plein gré, et non sous contrainte légale, en retournant au Canada le bien volé. L’ASFC étant un organisme fédéral d’application de la loi, elle était parfaitement fondée en droit à en appeler à la bonne volonté de citoyens et de personnes morales du Canada pour prévenir des activités criminelles consistant à importer et/ou à exporter des biens volés, et il était parfaitement raisonnable pour l’ASFC de formuler une telle demande alors même que les biens volés se trouvaient en haute mer.

La position de Mercedes‑Benz

[28]  Mercedes‑Benz s’oppose à l’injonction interlocutoire voulue par les demanderesses et soutient que les demanderesses veulent tirer avantage de la Cour et de sa compétence en equity pour prendre possession du véhicule, sur lequel elles n’ont aucun droit. Au soutien de sa position, Mercedes‑Benz a produit l’affidavit de Mme Tasha Neu, directrice des Collections nationales et du Recouvrement des pertes chez Mercedes‑Benz, souscrit le 3 décembre 2018 (l’affidavit Neu).

[29]  L’affidavit Neu contient en annexe (pièce A) un contrat de location de véhicule automobile daté du 17 juillet 2018 (le contrat de location), conclu entre Mercedes‑Benz Montréal Est (le concessionnaire) et Martin Pouliot (M. Pouliot), concernant le véhicule. Mme Neu y déclare que le contrat de location, selon ses termes, a été cédé par le concessionnaire à Mercedes‑Benz. À l’affidavit Gao est annexée une pièce D, censée être un contrat de vente daté du 19 juillet 2018 pour le véhicule, mais il s’agit en réalité d’une version modifiée de la première page de l’offre de location du véhicule, où il est écrit qu’elle a été établie par le concessionnaire pour M. Pouliot. Mme Neu joint à son affidavit ce qu’elle croit être la véritable première page non modifiée de l’offre de location. Elle décrit aussi les clauses et conditions types de tels accords de location, notamment la clause selon laquelle il y aura manquement de la part du locataire si celui‑ci cède, transfère ou grève l’intérêt du locateur, si le véhicule est perdu ou volé ou si le locataire sort le véhicule du Canada ou de la partie continentale des États‑Unis. Le locateur est déclaré être le propriétaire du véhicule, et le locataire n’a aucun droit, titre ou intérêt sur le véhicule, à l’exception des droits qui lui sont conférés par les dispositions du contrat de location. Le locataire s’engage aussi à ne pas transférer, sous‑louer, louer ou céder le contrat de location, le véhicule, ni son droit d’utiliser le véhicule, sauf avec le consentement écrit du locateur.

[30]  L’affidavit Neu mentionne aussi que Mercedes‑Benz a fait inscrire son droit de propriété sur le véhicule dans le Registre des droits personnels et réels mobiliers le 26 juillet 2018, numéro d’inscription 18‑0818111‑001. Une consultation de ce registre effectuée le 30 novembre 2018 révèle que Mercedes‑Benz est le « cessionnaire », et elle est, par conséquent, la propriétaire du véhicule. Une copie certifiée conforme du résultat de la recherche est annexée comme pièce C. Mme Neu déclare aussi que Mercedes‑Benz est propriétaire du véhicule depuis le 17 juillet 2018, date à laquelle le contrat de location lui a été cédé par le concessionnaire. L’annexe D de son affidavit est une copie d’un document de la Société de l’assurance‑automobile du Québec (la SAAQ) intitulé « Immatriculer un véhicule neuf acquis d’un commerçant », et se rapportant au véhicule. Ce document indique que le véhicule a été immatriculé auprès de la SAAQ au nom de Martin Pouliot, en tant que « locataire », et de la Corporation de services financiers Mercedes‑Benz, en tant que « locateur ».

[31]  Mme Neu écrit dans son affidavit que, à la date de celui‑ci, une somme de 97 532,91 $ canadiens demeure due à Mercedes‑Benz en vertu du contrat de location et que, à aucun moment, Mercedes‑Benz n’a consenti à un transfert du véhicule ou à son exportation vers la Chine. Elle est en outre informée par M. Andrew McNaught, analyste chargé de la gestion des fraudes et des arrérages chez Mercedes‑Benz, qu’il a appelé le concessionnaire et s’est entretenu avec Daniel Taraborelli, directeur des services financiers, lequel a confirmé que le concessionnaire n’avait pas reçu de Québec Inc une traite bancaire de la Banque TD datée du 19 juillet 2018 au montant de 114 250,93 $, ni aucun autre paiement pour l’achat du véhicule. Quant à la prétendue traite bancaire constituant la pièce D de l’affidavit Gao, Mme Neu déclare être informée par M. McNaught que celui‑ci a remis une copie de la traite à M. Christian Savage, enquêteur principal au sein du service des enquêtes et de la sécurité à l’échelle mondiale du Groupe Financier Banque TD, Est du Canada, Groupe de la gestion des crimes financiers et des fraudes. M. Savage a confirmé par courriel (pièce F) en date du 3 décembre 2018 que la prétendue traite bancaire est un faux.

[32]  Mme Neu conteste aussi le paragraphe 5 de l’affidavit Gao, dans lequel M. Gao déclare avoir été informé par M. Yang (dont le poste au sein de Tianjin n’est pas indiqué) que Tianjin a fait un virement télégraphique des 93 100 $ canadiens en faveur de Québec Inc [traduction« pour l’achat du véhicule », M. Gao ajoutant que la pièce C (non traduite) annexée, dont il dit qu’il s’agit de la copie d’un virement télégraphique pour CZBank, en Chine, en faveur de Québec Inc, d’une somme de 93 000 $, comporte beaucoup de caractères chinois. Mme Neu déclare dans son affidavit qu’elle est informée par Weiru Peng, qui travaille chez Mercedes‑Benz et qui parle couramment le mandarin, que la pièce C de l’affidavit Gao, intitulée [traduction« demande de virement de fonds (à l’étranger) », mentionne en réalité, dans la section intitulée [traduction« remarque sur l’opération », que la somme de 93 100 $ indiquée dans ladite demande représente un [traduction« prépaiement pour véhicules importés », tandis que, selon l’affidavit Gao, le virement télégraphique est fait « pour l’achat du véhicule ».

[33]  Mercedes‑Benz soutient que les demanderesses n’ont pas satisfait au critère à trois volets. Elles n’ont pas établi à l’encontre de Yang Ming une forte apparence de droit étant donné que certaines dispositions du contrat de transport autoriseraient l’interruption du transport du véhicule dès lors que Yang Ming serait informée qu’il s’agissait d’un véhicule volé. Les demanderesses n’ont pas non plus démontré une forte chance qu’elles réussiront finalement à faire admettre leurs prétentions à l’encontre de l’ASFC. Puisqu’il n’y a pas eu rupture de contrat, il ne peut y avoir eu incitation à rompre le contrat. Les demanderesses n’ont pas non plus montré que l’ASFC a agi illégalement en demandant à Yang Ming de retourner le véhicule. En revanche, Mercedes‑Benz a produit devant la Cour une preuve tangible de son droit de propriété sur le véhicule. Et, selon la loi du Québec, qui est la loi régissant le contrat de location, puisque Mercedes‑Benz a publié son droit de propriété dans le Registre des droits personnels et réels mobiliers, les demanderesses sont présumées avoir connaissance du droit de propriété de Mercedes‑Benz et ne peuvent faire valoir leur bonne foi pour réfuter cette présomption. Pareillement, les demanderesses n’ont pas établi l’existence d’un droit à restitution.

[34]  Quant au préjudice irréparable, les demanderesses ne l’ont pas établi et ont chiffré leur préjudice à 93 100 $ canadiens, plus les frais d’entreposage et d’expédition. En outre, le véhicule est un bien meuble fongible. Il ne présente rien de spécial ou de particulier qui empêcherait les demanderesses de se faire indemniser une fois établies leurs prétentions à l’encontre des défenderesses. Elles pourraient aussi demander réparation à Québec Inc, ce qu’elles n’ont pas fait malgré la fraude avérée commise par Québec Inc et malgré l’existence d’un contrat entre Tianjin et Québec Inc. Quant à la tentative des demanderesses de suppléer à l’absence pour elles‑mêmes d’un préjudice irréparable en affirmant qu’il y aurait préjudice irréparable pour l’intérêt public si la Cour n’accordait pas l’injonction, toute idée de préjudice à l’intérêt public milite en réalité contre l’octroi de l’injonction puisqu’un tel octroi reviendrait à cautionner une fraude.

[35]  Selon Mercedes‑Benz, la prépondérance des inconvénients milite fortement contre l’injonction demandée. Si l’injonction est accordée, le véhicule sera déchargé et remis aux demanderesses, et Mercedes‑Benz ne sera pas en mesure de faire valoir efficacement ses droits de propriété sur le véhicule puisque celui‑ci disparaîtra presque certainement dans le marché chinois. Au contraire, si l’injonction n’est pas accordée, les demanderesses disposeront vraisemblablement d’un recours en dommages‑intérêts contre Québec Inc ou contre la partie de qui les demanderesses entendaient acquérir le véhicule.

[36]  En tout état de cause, les demanderesses ne se présentent pas devant la Cour les mains propres et la Cour devrait donc refuser d’exercer en leur faveur sa compétence en equity. Au mieux, les demanderesses ignorent délibérément et, au pire, connaissent parfaitement le caractère frauduleux de la transaction qui leur a permis de s’approprier le véhicule. Elles ont produit devant la Cour des documents falsifiés censés établir leur prétendu droit de propriété sur le véhicule. Il ne serait pas convenable pour la Cour d’accorder une injonction permettant aux demanderesses de recouvrer un bien dont elles savent qu’il a été acquis par des moyens frauduleux. Au reste, les demanderesses n’ont pas agi de bonne foi en ce qui concerne les requêtes. Elles ont connaissance depuis au moins le 29 octobre 2018 du droit de propriété et de la sûreté que détient Mercedes‑Benz sur les divers véhicules exportés en Chine par le biais du régime d’exportation de Québec Inc, mais elles n’ont pas désigné Mercedes‑Benz comme partie à la procédure, ce qui leur a permis de se positionner comme les seules parties à l’action revendiquant un droit de propriété sur le véhicule.

Analyse

[37]  À mon avis, bien que les diverses parties aient produit une foule de documents et avancé moult arguments, cette affaire peut être résolue de la manière suivante.

[38]  Lorsqu’il a comparu devant moi, l’avocat de l’ASFC a déclaré que, quand le véhicule arrivera à Toronto, l’ASFC en prendra possession et le déposera dans un entrepôt sécurisé jusqu’à ce que soit résolue la question du droit de propriété et que soit achevée l’enquête en cours de la police de Montréal. D’ailleurs, la police de Montréal a ouvert une enquête criminelle dans cette affaire. J’observe ici que, après l’audience, l’ASFC a écrit à la Cour pour l’informer que, si la requête est rejetée, le conteneur sera remis pour inspection à un entrepôt administré par l’ASFC. Celle‑ci détiendra le véhicule et renverra le dossier à la police locale, qui sera la Police régionale de Peel, pour les besoins de l’enquête en cours.

[39]  Invité par la Cour à s’exprimer durant l’audience, l’avocat de l’ASFC a indiqué que, si un affidavit justificatif n’avait pas été produit, c’était parce que la question de savoir si l’ASFC avait prié Yang Ming d’apporter volontairement son aide pour le retour du véhicule au Canada ou lui avait plutôt donné l’ordre de retourner le véhicule est une question de droit. D’ailleurs, le déposant d’un affidavit serait soumis à un contre‑interrogatoire sur l’enquête criminelle en cours. En bref, selon l’ASFC, le véhicule était volé d’après l’information fournie par la police de Montréal, et, en raison de l’enquête criminelle en cours, l’ASFC n’était pas à même d’en dire davantage.

[40]  Cela n’a pas été d’une utilité particulière pour la Cour. Cependant, je n’ai pas la preuve que l’ASFC a donné à Yang Ming l’ordre de retourner le véhicule. D’ailleurs, le conteneur est maintenant au Canada, de sorte qu’il ne s’agit pas ici d’un cas où une injonction pourra prévenir les effets d’un ordre illégal. Et, même en admettant que l’ASFC a implicitement ordonné à Yang Ming de retourner le conteneur ‑ un point sur lequel je ne me prononce pas ‑ je ne suis pas persuadée que les demanderesses ont démontré, au regard du droit et de la preuve, une forte apparence de droit qu’elles obtiendront gain de cause. Cependant, même si je me fourvoie sur cet aspect, les demanderesses ne sauraient obtenir gain de cause sur les deux autres volets conjonctifs du critère.

[41]  Quant au préjudice irréparable, il ne fait aucun doute que, à l’exemple de la requête antérieure en injonction dont j’étais saisie dans l’espèce Mercedes‑Benz, c’est sans aucun doute à la faveur d’une fraude que le véhicule a été sorti du Canada. Et, encore une fois, il reste à déterminer où se situent les constituants de cette fraude. Cependant, la preuve produite par Mercedes‑Benz donne clairement aussi à entendre que Mercedes‑Benz a un intérêt dans le véhicule et qu’elle n’a pas été payée au titre des engagements non réglés du contrat de location. Quant à l’intérêt de Tianjin, Tianjin savait, depuis l’instruction de l’affaire Mercedes‑Benz, que, d’après l’ASFC, le document fourni dans cette affaire‑là à l’ASFC par World Link, un document reçu de Québec Inc, était un faux. C’est d’ailleurs cette même série de communications qui est annexée comme pièce M de l’affidavit Gao déposé dans la requête examinée en l’espèce.

[42]  Cela dit, la présente requête en injonction ne dira pas quels droits les parties détiennent sur le véhicule. Cependant, je reconnais avec Mercedes‑Benz que le véhicule ne présente rien de spécial. L’affidavit Gao indique en effet que, le 7 septembre 2018, Tianjin a passé un contrat avec Québec Inc pour l’achat d’un véhicule de son type ‑ une Mercedes‑Benz GLS450, année 2018. Pas ce véhicule en particulier. Je reconnais aussi que les demanderesses ont chiffré leur perte éventuelle à 93 100 $ canadiens, plus les coûts d’expédition et les frais administratifs. Cette perte n’est pas non plus certaine. S’il est établi que le véhicule n’a pas été volé et/ou sorti frauduleusement du Canada et que Tianjin détient sur le véhicule un titre de propriété valide qui compromet les intérêts de Mercedes‑Benz, rien ne prouve que le véhicule ne sera pas mis à la disposition de Tianjin par l’ASFC, auquel cas il n’y aura ni perte ni préjudice irréparable. Et, si Tianjin ne parvient pas à prouver qu’elle détient sur le véhicule un titre réduisant à néant celui de Mercedes‑Benz, alors Tianjin sera vraisemblablement déboutée de ses prétentions contre l’ASFC et contre Yang Ming, puisqu’elle n’aura pas subi de préjudice pour la perte du véhicule, et que, encore une fois, il n’y aura ni perte ni préjudice irréparable.

[43]  J’accorde également peu de poids à l’affirmation des demanderesses pour qui il y aurait préjudice irréparable à l’intérêt public si l’injonction n’était pas accordée. Même en l’absence d’un affidavit de l’ASFC donnant les détails du prétendu vol du véhicule, la série de courriels constituant la pièce C de l’affidavit Yang contient un courriel de l’ASFC indiquant que la police de Montréal a confirmé le vol du véhicule. Les demanderesses prétendent que je n’ai pas devant moi la preuve que le véhicule a été volé et soutiennent que l’ASFC a agi de manière abusive. Elles font observer que l’affidavit Neu parle uniquement d’un véhicule possiblement volé. Sur ce point, je remarque que l’annexe E de l’affidavit Neu est une copie papier du résultat de la recherche NIV faite pour le véhicule sur le site Web du Centre d’information de la police canadienne. Elle est formulée ainsi : [traduction« MISE EN GARDE : VÉHICULE POSSIBLEMENT VOLÉ EN DATE DU 1ER DÉCEMBRE 2018 À 23 H 32 MIN 6 S. NOUS AVONS AU DOSSIER UN DOCUMENT QUI CORRESPOND AUX IDENTIFIANTS QUE VOUS AVEZ FOURNIS. COMMUNIQUEZ AVEC VOTRE POLICE LOCALE IMMÉDIATEMENT POUR CONFIRMER L’EXACTITUDE DE L’INFORMATION ET DEMANDER DE L’AIDE ». À mon avis, cela ne prouve pas, ni ne dément, que le véhicule a été volé, mais constitue simplement le résultat d’une recherche pour message de mise en garde.

[44]  Ce que la preuve que j’ai devant moi établit bel et bien, c’est que l’ASFC croyait le véhicule volé, et qu’il y a fraude, à un certain niveau, compte tenu que ce véhicule, comme d’autres, a été sorti du Canada sur la foi de faux documents. Dans ce contexte, je ne crois pas que le fait de ne pas accorder l’injonction entraînera un préjudice irréparable à l’intérêt public. Et, comme je le faisais observer plus haut, même si les demanderesses parviennent à établir que l’ASFC a illégalement ordonné le retour du véhicule, cela ne signifie pas que les demanderesses subiront un préjudice irréparable. Elles auront également une cause d’action contre l’ASFC, et peut‑être contre Yang Ming. Elles peuvent aussi demander réparation à Québec Inc, avec qui Tianjin a passé un contrat pour l’achat du véhicule, même s’il est loin d’être certain qu’elles puissent recouvrer quoi que ce soit de Québec Inc. Je reconnais avec Mercedes‑Benz que la présente affaire n’est pas sans rappeler la situation où elle se trouvait dans l’espèce Mercedes‑Benz et que les demanderesses n’ont pas davantage ici démontré un préjudice irréparable.

[45]  S’agissant de la prépondérance des inconvénients, ce critère milite pour les mêmes raisons en faveur de Mercedes‑Benz. D’ailleurs, il est à prévoir que, si le véhicule est retourné aux demanderesses, il sera à nouveau sorti du Canada avant que ne soit résolue la question de la propriété, compromettant ainsi l’intérêt de Mercedes‑Benz.

[46]  Finalement, s’agissant de l’argument selon lequel les demanderesses ne se présentent pas devant la Cour les mains nettes, il ne m’est pas nécessaire, eu égard à mes conclusions ci‑dessus, de l’examiner en profondeur. Mercedes‑Benz explique dans son argumentation pourquoi selon elle l’attitude des demanderesses devant la Cour n’est pas irréprochable. Les demanderesses, quant à elles, s’inscrivent en faux contre cette affirmation, plus précisément contre toute insinuation de Mercedes‑Benz selon laquelle les demanderesses avaient connaissance du régime d’exportation frauduleux ou feignaient de l’ignorer.

[47]  Cela dit, je ferais observer toutefois que, en dépit de leur connaissance depuis la requête en injonction, dans l’espèce Mercedes‑Benz, instruite il y a moins d’un mois, requête dans laquelle Mercedes‑Benz revendiquait un droit de propriété sur six autres véhicules Mercedes‑Benz prétendument achetés par Tianjin à Québec Inc, puis exportés de la même manière, et dans laquelle, par ailleurs, elles sont intervenues, les demanderesses ont quand même tenté de présenter leur requête en injonction ex parte, alors même qu’il  n’y avait aucun obstacle à signification, et sans en donner avis à Mercedes‑Benz. Et, bien que M. Gao ait également produit une preuve par affidavit dans l’espèce Mercedes‑Benz, comme il l’a fait dans la présente affaire, il n’a pas en l’espèce, dans son affidavit, révélé à la Cour le rôle de Mercedes‑Benz dans l’injonction antérieure, ni le fait que Mercedes‑Benz pouvait avoir un intérêt similaire sur ce véhicule. Les demanderesses s’en expliquent en disant qu’elles voulaient simplement obtenir une injonction provisoire pour [traduction« geler » le transport du conteneur vers Vancouver, et que toutes ces questions seraient réglées plus tard. Cependant, il suffit de lire l’avis de requête pour voir que ce que voulaient les demanderesses, c’était que le véhicule soit déchargé pour leur être remis, ou que Yang Ming soit contrainte de retourner le véhicule à Pusan, en Corée du Sud, pour livraison à Tianjin. Voilà qui aurait empêché toute partie – y compris l’ASFC d’obtenir la possession du véhicule, ouvrant plutôt la voie à une réexportation du véhicule vers la Chine, où il serait inaccessible à quiconque pouvant avoir un intérêt sur lui.

[48]  Quant à la pièce O de l’affidavit Gao, déposé initialement avec la requête en injonction provisoire, cette pièce indique que M. Gao était autorisé, au nom de World Link, à promettre de se conformer à toute ordonnance que la Cour pourrait rendre concernant les dommages‑intérêts si le fait d’accorder l’injonction causait un préjudice aux défenderesses. Cela n’aurait pas protégé les intérêts de parties tierces, telle Mercedes‑Benz, dont l’intérêt potentiel n’a pas été signalé à la Cour par les demanderesses, mais qui n’a été mis au jour que parce que c’est moi également qui ai statué sur la requête en injonction dans l’espèce Mercedes‑Benz et donc ai soulevé la question auprès demanderesses.

[49]  Bref, quand elles ont voulu obtenir l’injonction provisoire ex parte, les demanderesses ont manqué de sincérité envers la Cour.


ORDONNANCE RENDUE DANS LE DOSSIER T‑2021‑18

LA COUR STATUE que :

  1. La requête en injonction interlocutoire déposée par Tianjin Zhongyishengshi Technology Development Co. Ltd et World Link Logistics Inc. est rejetée;

  2. Les dépens suivront le sort du principal pour ce qui concerne les demanderesses et les défenderesses désignées;

  3. L’intervenante, la Corporation de services financiers Mercedes‑Benz Canada, aura droit à ses dépens à l’encontre des demanderesses.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 15e jour de février 2019.

Claude Leclerc, traducteur

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