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Date : 20181129


Dossier : IMM‑758‑18

Référence : 2018 CF 1201

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 29 novembre 2018

En présence de monsieur le juge Russell

ENTRE :

THAN SOE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  INTRODUCTION

[1]  La Cour est saisie, au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], d’une demande de contrôle judiciaire visant une décision du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [le ministre], en date du 27 janvier 2018 [la décision], rejetant la requête du demandeur qui sollicitait une dispense ministérielle au titre de l’ancien paragraphe 34(2) de la LIPR.

II.  LE CONTEXTE

[2]  Le demandeur, Than Soe, est un ressortissant du Myanmar (anciennement la Birmanie). Jeune adulte, il avait, au Myanmar, pris part aux activités de diverses organisations militant pour la démocratie.

[3]  Souhaitant attirer l’opinion mondiale sur les violations des droits de la personne commises par le gouvernement du Myanmar, le demandeur et un ami ont détourné un avion en partance du Myanmar. Le demandeur et son complice, qui s’étaient munis de faux engins explosifs, sont parvenus à détourner l’avion et à le faire atterrir en Thaïlande. Ils avaient fabriqué leurs engins avec des boîtes de détergent à lessive, une des boîtes étant remplie de détergent, l’autre de nitrate d’ammonium. Le détournement n’a fait aucune victime. Le rôle qu’a joué le demandeur dans ce détournement lui a valu plusieurs années de prison en Thaïlande, mais il a fini par bénéficier d’un pardon.

[4]  Le demandeur est arrivé au Canada en 2003 et a, la même année, déposé une demande d’asile. Cette demande est restée en suspens suite à un rapport établi au titre de l’article 44, et selon lequel le demandeur est interdit de territoire aux termes de l’alinéa 34(1)c) de la LIPR. L’allégation d’interdiction de territoire est fondée sur le rôle joué par le demandeur, en 1989, lors du détournement d’un avion de ligne.

[5]  En outre, l’enquête dont il devait faire l’objet a été ajournée pour lui permettre de solliciter une dispense ministérielle au titre du paragraphe 34(2) de la LIPR. Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a, le 27 mars 2006, rejeté la requête en ce sens présentée par le demandeur, mais cette décision a été annulée par la Cour fédérale le 30 avril 2007.

[6]  Le 1er mai 2006, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [la CISR] a jugé le demandeur interdit de territoire aux termes de l’alinéa 34(1)c) de la LIPR, décision confirmée par la Cour fédérale le 26 juin 2007.

[7]  La demande d’examen des risques avant renvoi déposée par le demandeur, a été rejetée en mai 2017, mais dans Soe c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 557, la juge Kane a accueilli sa demande de contrôle judiciaire et renvoyé la demande d’examen des risques avant renvoi pour réexamen par un autre agent.

[8]  L’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] a rédigé, en 2008, 2012 et encore en juillet 2017, un projet de recommandation tendant au rejet de la demande de dispense ministérielle. Le demandeur a, à chaque fois, présenté de nouveaux arguments à l’appui de ses demandes de dispense.

III.  LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[9]  Le 7 novembre 2017, l’ASFC a transmis au ministre une recommandation tendant au rejet de la demande de dispense ministérielle, présentée par le demandeur au titre du paragraphe 34(2) de la LIPR. Dans sa recommandation, l’ASFC évoque le rôle qu’avait joué au Myanmar le demandeur au sein de mouvements politiques, et notamment son rôle dans le détournement d’un aéronef. L’ASFC a, en même temps, relevé que le demandeur soutient qu’on aurait tort, dans le cadre de l’analyse qu’appelle le paragraphe 34(2), de ne prendre en compte que le détournement d’avion.

[10]  L’ASFC a répondu aux divers arguments développés par le demandeur, qui faisait valoir qu’il était dans l’intérêt national de lui accorder une dispense ministérielle. L’ASFC a d’abord examiné la question de l’engagement du demandeur en faveur des valeurs démocratiques, et le fait qu’il reconnaissait que le détournement de l’avion avait été une erreur. Deuxièmement, l’ASFC a fait état de lettres de soutien écrites par des membres de la communauté, par des universitaires ainsi que par l’ancien propriétaire du demandeur. Et enfin, l’ASFC s’est penchée sur l’argument avancé par le demandeur qui soutenait que sa présence au Canada n’entraînait aucun risque pour la sécurité publique.

[11]  L’ASFC a insisté sur la méthode employée par le demandeur pour faire avancer les valeurs démocratiques qu’il défendait. L’ASFC a notamment conclu que pour promouvoir ses objectifs, le demandeur avait eu recours au terrorisme. Elle a relevé que, malgré les risques importants que cela comportait, le demandeur n’avait pas renoncé à détourner un aéronef. Pour décider si ce détournement, bien qu’il ait été accompli à l’aide d’un dispositif qui n’était pas conçu pour exploser, constituait néanmoins un acte de violence, l’ASFC s’est fondée sur un arrêt de la Cour suprême du Canada, R c Steele, 2014 CSC 61 [Steele]. Dans l’arrêt Steele, la Cour suprême a jugé qu’en cambriolant un magasin en faisant semblant d’avoir un pistolet, l’accusé avait néanmoins commis un acte de violence.

[12]  L’ASFC s’est penchée sur l’argument du demandeur, qui soutenait pour sa part qu’étant donné que les dispositifs qu’il avait employés n’étaient pas conçu pour exploser, le détournement en question n’avait pas été un acte de violence terroriste, et elle a fait remarquer qu’[traduction] « il est troublant de voir qu’il ait, parmi divers ingrédients, choisi un engrais (en l’occurrence le nitrate d’ammonium), alors qu’il avait appris, au cours de ses études, qu’un engrais peut servir à fabriquer une bombe ». L’ASFC a estimé que malgré le caractère inerte des dispositifs employés par le demandeur, celui‑ci avait, en prenant part au détournement d’un aéronef, organisé et commis un acte terroriste violent et dangereux.

[13]  Voici comment l’ASFC a résumé ses conclusions sur ce point :

[traduction]

Ses études, ses antécédents professionnels, son établissement au Canada, le fait qu’au Canada il n’ait pas de casier judiciaire, les lettres d’appui et les pétitions signées en sa faveur, tout cela a été pris en compte. Étant donné, cependant, que ce qui priment en l’occurrence, ce sont la sécurité nationale et la sécurité publique, l’ASFC considère que M. Soe n’est pas parvenu à démontrer que sa présence au Canada ne serait pas préjudiciable à l’intérêt national et, cela étant, l’octroi d’une dispense ne se justifie pas.

[14]  Le 27 janvier 2018, le ministre a effectivement rejeté la demande de dispense présentée par le demandeur.

IV.  LES QUESTIONS EN LITIGE

[15]  Les questions à trancher en l’espèce sont les suivantes :

  • 1) Quelle est la norme de contrôle applicable?

  • 2) La décision du ministre est‑elle raisonnable?

  • 3) Le ministre a‑t‑il entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire?

V.  LA NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE

[16]  Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada précise qu’il n’est pas nécessaire dans tous les cas de procéder à une analyse de la norme de contrôle. En effet, lorsque la norme de contrôle applicable à une question soumise à la cour est réglée de manière satisfaisante par une jurisprudence antérieure, la cour de révision peut adopter cette norme de contrôle. Ce n’est que si cette démarche se révèle infructueuse, ou si la jurisprudence semble incompatible avec l’évolution récente du droit en matière de contrôle judiciaire que la cour de révision doit se livrer à un examen des quatre facteurs qui sous‑tendent l’analyse de la norme de contrôle : Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 48 [Agraira].

[17]  S’agissant d’une décision ministérielle prise au titre du paragraphe 34(2) de la Loi, la norme de contrôle applicable est celle du caractère raisonnable (Agraira, précité, au par. 49). Compte tenu du caractère discrétionnaire de la décision ministérielle, celle‑ci appelle une très sensible déférence et il n’appartient pas à la Cour d’apprécier à nouveau les facteurs que le ministre a pris en compte pour parvenir à sa décision (Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, au paragraphe 34).

[18]  La question de savoir si le ministre a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire ne s’inscrit exactement ni dans le cadre de la norme du caractère raisonnable de la décision ni dans celui de la norme de la décision correcte. Selon un principe du droit bien établi, cependant, l’entrave à l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire constitue une erreur susceptible de contrôle judiciaire justifiant l’annulation de la décision (Maple Lodge Farms Ltd c Canada, [1982] 2 RCS 2, à la p. 6). Même un degré élevé de déférence ne permet pas de racheter une décision découlant de l’entrave à l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire. Ainsi que le juge Stratas l’a rappelé dans Stemijon Investments Ltd c Canada (Procureur général), 2011 CAF 299 (au par. 24) : « Une décision qui découle d’un pouvoir discrétionnaire limité est en soi déraisonnable ». Disons simplement que, quelle que soit la norme de contrôle retenue, toute décision découlant d’une entrave à l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire devrait être annulée (Barco c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 421, au par. 20; Gordon c Canada (Procureur général), 2016 CF 643, au par. 28).

[19]  Lors de l’examen d’une décision au regard de la norme du caractère raisonnable, l’analyse qui est menée doit porter sur « la justification […], la transparence et […] l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi [que sur] l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Voir Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59. C’est‑à‑dire que la Cour ne peut intervenir que si la décision est déraisonnable, autrement dit si elle n’appartient pas aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

VI.  LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES

[20]  Voici les dispositions de la LIPR applicables à la présente demande de contrôle judiciaire :

Sécurité

Security

34(1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

34(1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

a) être l’auteur de tout acte d’espionnage dirigé contre le Canada ou contraire aux intérêts du Canada;

(a) engaging in an act of espionage that is against Canada or that is contrary to Canada interests;

b) être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force;

(b) engaging in or instigating the subversion by force of any government;

b.1) se livrer à la subversion contre toute institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada;

(b.1) engaging in an act of subversion against a democratic government, institution or process as they are understood in Canada;

c) se livrer au terrorisme;

(c) engaging in terrorism;

d) constituer un danger pour la sécurité du Canada;

(d) being a danger to the security of Canada;

e) être l’auteur de tout acte de violence susceptible de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada;

(e) engaging in acts of violence that would or might endanger the lives or safety of persons in Canada; or

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b), b.1) ou c).

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b), (b.1) or (c).

Exception

Exception

34(2) Ces faits n’emportent pas interdiction de territoire pour le résident permanent ou l’étranger qui convainc le ministre que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt nationale.

34(2) The matters referred to in subsection (1) do not constitute inadmissibility in respect of a permanent resident or a foreign national who satisfies the Minister that their presence in Canada would not be detrimental to the national interest.

Exception — demande au ministre

Exception — application to Minister

42.1 (1) Le ministre peut, sur demande d’un étranger, déclarer que les faits visés à l’article 34, aux alinéas 35(1)(b) ou (c) ou au paragraphe 37(1) n’emportent pas interdiction de territoire à l’égard de l’étranger si celui‑ci le convainc que cela ne serait pas contraire à l’intérêt national.

42.1 (1) The Minister may, on application by a foreign national, declare that the matters referred to in section 34, paragraphs 35(1)(b) and (c) and subsection 37(1) do not constitute inadmissibility in respect of the foreign national if they satisfy the Minister that it is not contrary to the national interest.

[Je souligne.]

[Emphasis added.]

VII.  ARGUMENTATION

A.  Le demandeur

[21]  Le demandeur soutient que la décision du ministre est déraisonnable, et cela pour trois raisons essentiellement. Il fait valoir, en premier lieu, que le ministre a mal interprété les preuves touchant la nature du dispositif ayant servi au détournement. Il affirme, en second lieu, que le ministre a commis une erreur de droit en se concentrant avant tout sur l’idée qu’un acte terroriste avait été commis, au lieu de mener l’analyse retenue dans l’arrêt Agraira. Et, enfin, il affirme qu’en refusant de se pencher sur la norme de preuve qu’appelle la question de savoir si le demandeur a effectivement commis un acte terroriste, le ministre a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire.

[22]  Selon le demandeur, la conclusion à laquelle le ministre est parvenu au sujet des dispositifs employés lors du détournement [traduction] « porte à confusion, et est en contradiction et incompatible avec les éléments de preuve produits ». Le demandeur se fonde en cela sur l’apparente contradiction entre la conclusion du ministre, selon laquelle le fait que le dispositif ait contenu du nitrate d’ammonium est « troublant », et sa conclusion quant au caractère inerte des dispositifs en question.

[23]  Selon le demandeur, le ministre a eu tort de se fonder sur la décision de la Cour suprême dans l’arrêt Steele pour conclure qu’en effectuant un détournement d’avion à l’aide d’explosifs simulés, le demandeur avait commis un acte de violence. Il y aurait lieu selon lui de distinguer entre les circonstances en cause dans l’arrêt Steele, et la présente affaire, car, en l’occurrence, le demandeur n’a pas menacé les passagers ou l’équipage.

[24]  Il était, selon le demandeur, déraisonnable de la part du ministre d’insister essentiellement sur le détournement, alors qu’il aurait plutôt dû se pencher sur le risque, actuel et éventuel, qu’il pourrait poser pour le Canada.

[25]  Et enfin, le demandeur soutient qu’en refusant d’examiner la norme de preuve applicable à la question de savoir s’il avait commis un acte de terrorisme, le ministre a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. La Section de l’immigration avait conclu qu’il y a des motifs raisonnables de croire que le demandeur a effectivement commis un acte terroriste. Cette décision a été confirmée par la Cour fédérale dans le jugement Soe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 671, mais selon le demandeur, en refusant de se pencher sur la question de savoir si ce n’était pas, en l’occurrence, une autre norme de preuve qui s’appliquerait, le ministre a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire.

B.  Le défendeur

[26]  Le défendeur soutient pour sa part que la décision du ministre est raisonnable. Il souligne le caractère discrétionnaire de la décision et le fait que le ministre commande la déférence. Il fait valoir que la décision, prise dans son intégralité, appartient aux issues raisonnables.

[27]  Selon le défendeur, la décision du ministre repose sur une évaluation de divers facteurs, y compris la manière dont le détournement a été effectué. Le ministre pouvait raisonnablement prendre en compte le fait que l’un des deux dispositifs contenait du nitrate d’ammonium. Il pouvait également raisonnablement estimer que l’emploi d’une substance incendiaire accentuait la gravité du détournement. Cet argument s’appuie sur un avis consultatif du Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, ainsi que sur la décision du juge Fujimoto dans le cadre de la mesure de renvoi prise à l’encontre du demandeur en 2003 (dossier du demandeur, à la p. 176), jugement selon lequel le nitrate d’ammonium est une substance incendiaire dont l’utilisation a augmenté le risque pesant sur les passagers et l’équipage de l’avion.

[28]  Le défendeur soutient par ailleurs qu’il était, de la part du ministre, raisonnable de conclure que, en effectuant un détournement d’avion, le demandeur a commis un acte de violence. Par analogie avec l’arrêt Steele, le ministre pouvait raisonnablement conclure qu’il est possible de commettre un acte de violence sans être muni d’armes en état de fonctionnement. Dans les deux cas, la menace de l’emploi d’une arme a servi à contraindre autrui à se plier à certaines exigences.

[29]  Selon le défendeur, en n’abordant pas la question de la menace que le demandeur pourrait représenter au Canada, le ministre n’a commis aucune erreur. La jurisprudence confirme que l’on peut légitimement prendre en compte des incidents et des agissements passés pour évaluer le risque, actuel ou à venir, qu’un individu peut présenter au Canada (Afridi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 1299, au par. 35; Steves c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 247, aux par. 53 et 54).

[30]  Et, en dernier lieu, le défendeur fait valoir que dans le cadre de l’analyse effectuée par le ministre au titre du paragraphe 34(2) il ne convient pas de revenir sur la décision antérieure voulant que le demandeur soit interdit de territoire pour avoir commis un acte terroriste. Selon le défendeur, il n’y a, dans la loi ou dans la common law, rien qui oblige le ministre à se pencher sur cette question.

VIII.  ANALYSE

[31]  Le fondement essentiel de la décision et des conclusions auxquelles le ministre est parvenu quant aux éléments de preuve produits se trouve dans ce qui suit :

[traduction]

Monsieur Soe soutient qu’il ne représente aucune menace ou risque pour la société canadienne ou la sécurité nationale. Il fait valoir que le détournement en question était un incident isolé dans le temps, qui remonte à une époque lointaine, et qui visait uniquement à protester contre le régime birman, son manque de respect pour la vie démocratique, et ses violations des droits de la personne. Il affirme que depuis son arrivée au Canada, il s’est comporté de manière exemplaire, qu’il n’a pas de casier judiciaire et qu’il est clair qu’il s’est rangé aux valeurs canadiennes, et notamment au respect de la démocratie. À l’appui de ses récentes observations, il cite les conclusions du HCR sur la question de la menace, et de l’ASFC dans son évaluation des restrictions de 2013 (voir pièce jointe 15). Cela dit, toute décision sur la question de savoir si le ministre devrait ou non accorder une dispense relève d’un critère juridique distinct et le ministre n’est aucunement tenu de se prononcer au seul vu du risque ou de la menace existants. Il convient de souligner à cet égard que dans l’arrêt Agraira, la CSC a confirmé la décision ministérielle qui, pourtant, ne faisait état d’aucune menace actuelle ou éventuelle. De même, le fait que M. Soe n’a pas de casier judiciaire n’est pas déterminant. M. Soe affirme certes avoir rejoint la société canadienne, et s’être rallié aux valeurs du Canada, mais il n’en reste pas moins que, à la poursuite de ses objectifs politiques, il a, en Birmanie, été jusqu’à détourner un avion de ligne, mettant par là même et sans nécessité en danger des passagers innocents et des membres de l’équipage. Selon l’ASFC, M. Soe et son complice, dans la poursuite de leurs objectifs, ont employé des moyens qui sont essentiellement et intrinsèquement dangereux et irresponsables. Il convient également de relever que selon l’évaluation des restrictions de l’ASFC, « de par leur nature et leur brutalité, les actes commis par M. Soe sont particulièrement graves » et que « l’on ne peut guère nier que son but était de provoquer la peur chez les passagers et les membres de l’équipage afin d’exercer sur eux son contrôle » (voir pièce jointe 15).

Ses études, ses antécédents professionnels, son établissement au Canada, le fait qu’au Canada il n’ait pas de casier judiciaire, les lettres et pétitions signées en sa faveur, tout cela a été pris en compte. Étant donné, cependant, que ce qui priment en l’espèce ce sont la sécurité nationale et la sécurité publique, l’ASFC considère que M. Soe n’est pas parvenu à démontrer que sa présence au Canada ne serait pas préjudiciable à l’intérêt national et, cela étant, l’octroi d’une dispense ne se justifie pas. La recherche d’objectifs politiques au moyen d’actions terroristes n’est pas conforme aux valeurs canadiennes. Ainsi que nous l’avons vu plus haut, alors qu’il était conscient des dangers ou conséquences graves que pouvaient entraîner ses actes, il a conçu, orchestré et exécuté le dangereux dessein que constitue un détournement d’avion. Les conséquences graves, qui auraient pu se produire à n’importe quel moment et, notamment lorsqu’il a pris le contrôle de l’aéronef, ou lors des négociations avec les autorités thaïlandaises, allaient de sa propre exécution par les autorités, aux souffrances, physiques ou émotives, infligées aux nombreux innocents qui ont vécu ce supplice.

[32]  Il est évident que la décision repose sur le fait que « ce qui priment en l’espèce ce sont la sécurité nationale et la sécurité publique », même si la décision en cause comporte aussi le passage suivant : « toute décision sur la question de savoir si le ministre devrait ou non accorder une dispense relève d’un critère juridique distinct, et le ministre n’est aucunement tenu de se prononcer au seul vu du risque ou de la menace existants ».

[33]  En fait, la décision semble dire que le demandeur constitue une menace pour la sécurité nationale et la sécurité publique, car, il y a longtemps, pendant sa jeunesse, il a commis un acte de terrorisme : « La recherche d’objectifs politiques au moyen d’actions terroristes n’est pas conforme aux valeurs canadiennes ».

[34]  Après avoir affirmé qu’en l’occurrence les considérations prédominantes sont la sécurité nationale et la sécurité publique, la décision ne se prononce pas sur le risque ou la menace que le demandeur présenterait pour la sécurité publique ou la sécurité nationale. Le raisonnement semble être que le demandeur constitue un risque pour la sécurité nationale et la sécurité publique, car, pendant sa jeunesse, il a commis un acte terroriste et que rien de ce qu’il a fait depuis ne peut atténuer ce risque.

[35]  Je considère que ce raisonnement manque de « justification, de transparence et d’intelligibilité », et qu’il est, par conséquent, déraisonnable.

[36]  L’affaire est en instance depuis 2004 et je ne vois, dans le dossier, rien qui permette de penser que le demandeur pose un risque ou une menace pour la sécurité nationale ou la sécurité publique. Le ministre affirme néanmoins que « ce qui priment en l’espèce ce sont la sécurité nationale et la sécurité publique ». Je suis pleinement conscient du fait que la décision du ministre est hautement discrétionnaire, et que je ne peux pas, par conséquent, intervenir, même si les faits de l’espèce autoriseraient une conclusion différente. Mais, selon un principe fondamental du contrôle judiciaire, le caractère raisonnable d’une décision tient principalement à « la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel ». Le ministre dit bien que [traduction] « ce qui priment en l’espèce », mais n’explique pas en quoi ce que le demandeur a fait, ou ce qu’il pourrait faire constituerait une menace pour la sécurité publique et/ou la sécurité nationale.

[37]  Il est, de la part de la Cour, légitime d’examiner le dossier et d’essayer de comprendre comment le ministre a pu parvenir à de telles conclusions sur ce point. C’est ce que j’ai fait, et il ressort clairement du dossier que le demandeur ne constitue pas un danger pour la sécurité. Si l’on met de côté le détournement, le dossier plaide entièrement en faveur du demandeur. La décision en cause manque, dans son énoncé, de justification, de transparence et d’intelligibilité. Le ministre ne dit pas que le détournement, et les circonstances de celui‑ci, justifient que l’on refuse au demandeur une dispense au titre du paragraphe 34(2).

[38]  Nous pouvons lire, dans l’arrêt Agraira, précité, de la Cour suprême du Canada, que « l’intérêt national a une portée plus large, même si elle peut à juste titre être axée sur la sécurité nationale et la sécurité publique » :

[64]  À mon avis, l’interprétation que le ministre a donné de l’expression « intérêt national », soit en décidant qu’elle portait principalement sur des questions liées à la sécurité nationale et la sécurité publique, mais aussi qu’elle englobe les autres considérations importantes énoncées dans le guide opérationnel et toutes considérations analogues, est raisonnable.  Elle l’est raisonnable puisque, pour citer les propos du juge Fish dans Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] 1 R.C.S. 160, elle « s’accorde [. . .] avec le libellé explicite de cette disposition, ainsi qu’avec son historique législatif, son objet manifeste et son contexte législatif » (par. 46).  Autrement dit, cette interprétation respecte la méthode moderne d’interprétation législative énoncée par Driedger :

Aujourd’hui il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.

(Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87)

[39]  Malgré la précision apportée sur ce point par la Cour suprême, le ministre affirme que la sécurité nationale et la sécurité publique sont « ce qui priment en l’espèce ». Et pourtant, on ne trouve aucun indice d’un risque pour la sécurité nationale ou la sécurité publique.

[40]  Ce n’est pas sur ce seul point que les motifs du ministre sont inintelligibles et déraisonnables. Est particulièrement révélatrice, en l’espèce, la manière dont il aborde la question de la « fausse bombe » :

[traduction]

Un des points essentiels du témoignage que M. Soe a livré aux autorités canadiennes (et qu’il reprend dans les arguments qu’il développe à l’appui de sa demande de dispense), est le fait que lors du détournement de l’avion, il n’a employé ni armes ni violence. Il fait valoir que pour plier l’équipage et les passagers à sa volonté, son complice et lui ont utilisé une sorte de « fausse » bombe incapable de détoner. M. Soe a précisé que ce « dispositif » était essentiellement fabriqué de boîtes de détersif, dont l’une était effectivement remplie de détersif, et l’autre d’engrais. Il a également produit à l’appui de sa demande des lettres émanant du HCR, et du principal négociateur thaïlandais, le général Sirisampan, confirmant que c’était un engin factice incapable de détoner. Mais, si l’intention de M. Soe avait été simplement de fabriquer un engin qui avait l’apparence, mais non la charge, d’un engin réel, la logique aurait rendu superflues les matières utilisées (en l’occurrence dans les boîtes de détersif). M. Soe aurait vraisemblablement pu choisir pour son engin de nombreuses autres matières non explosives, et il est troublant qu’il ait choisi d’y mettre un engrais (en l’occurrence du nitrate d’ammonium) alors que ses études lui avaient permis d’apprendre que l’engrais peut servir à fabriquer une bombe, et qu’il était donc vraisemblablement au courant des propriétés incendiaires de cette matière. M. Soe ne s’est donc pas contenté de fabriquer quelque chose qui ressemblait de près à un engin explosif, car il a décidé d’ajouter au contenu de l’engin une quantité de matière active. M. Soe a également dit qu’au cours de son séjour parmi les membres de l’ADSB dans la région proche de la frontière entre la Thaïlande et la Birmanie, un individu qui se trouvait aussi là assurait une initiation à l’emploi des armes et des explosifs. Contrairement à ce que M. Soe affirme dans le cadre de ses observations les plus récentes, l’ASFC ne soutient aucunement que la « bombe » qu’il a utilisée pour s’assurer le contrôle de l’aéronef était une vraie bombe ou un engin susceptible de détoner; car l’ASFC fait uniquement valoir que, de toute évidence, son dispositif contenait certains éléments nécessaires à la fabrication d’un engin incendiaire; qu’il avait été formé à l’emploi des explosifs, ou avait du moins eu accès à une telle formation, et qu’il savait que l’engrais pouvait servir à fabriquer une bombe – et que l’utilisation de substances effectivement incendiaires accentuait le risque de voir le détournement faire des victimes.

[41]  Le défendeur n’a produit aucune preuve, et je n’en trouve aucune dans le dossier, que « l’utilisation de substances effectivement incendiaires accentuait le risque de voir le détournement faire des victimes ». Il se peut très bien que le nitrate d’ammonium ait des « propriétés incendiaires », mais, ainsi que le ministre le reconnaît lui‑même « l’ASFC ne soutient aucunement que la ‘bombe’ qu’il a utilisée pour s’assurer le contrôle de l’aéronef était une vraie bombe ou un engin susceptible de détoner ». Mais dans la mesure où la bombe n’était « pas une vraie bombe ou un engin susceptible d’emploi », on comprend mal qu’il soit dit que l’ajout de l’engrais « accentuait le risque de voir le détournement faire des victimes ». Le fait que le nitrate d’ammonium puisse servir à fabriquer une bombe qui, effectivement, pourrait augmenter le risque qu’il y ait des victimes, ne veut pas dire que cela était le cas en l’espèce, et il ressort clairement des faits que ce n’était effectivement pas le cas.

[42]  Il s’agit en l’occurrence d’une grave erreur factuelle, car faute d’explication du rôle des facteurs qui font que « ce qui priment en l’espèce ce sont la sécurité nationale et la sécurité publique », la décision ne peut se fonder que sur le détournement et les circonstances immédiates de cet incident. Le fait qu’il s’agissait d’une fausse bombe incapable de détoner est un fait important. Aucun élément de preuve ne permet d’affirmer que l’ajout de nitrate d’ammonium ait « accentué le risque » pouvant découler de cette fausse bombe.

[43]  Le demandeur a soulevé d’autres questions encore, mais je considère que les erreurs ci‑dessus exposées suffisent à rendre la décision déraisonnable. Ainsi que le juge Phelan l’a fait valoir dans Soe c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2007 CF 461, un demandeur a le droit de connaître les motifs véritables qui ont porté le ministre à refuser d’exercer le pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 34(2). Au vu de la décision en cause, on ne comprend toujours pas pourquoi le ministre a refusé d’exercer en faveur du demandeur le pouvoir discrétionnaire qui est le sien, en raison d’un des actes prévus au paragraphe 34(1), s’agissant en l’occurrence d’un acte isolé commis à l’encontre d’un régime oppressif, et qui remonte à 1989, époque à laquelle le demandeur, jeune et idéaliste, n’entretenait aucun lien avec une organisation terroriste, et alors que tout ce qui s’est passé depuis est à porter à son crédit et démontre qu’il ne constitue en fait pas un danger pour la sécurité nationale ou pour la sécurité publique. Il existe peut‑être une réponse à cette question, mais le ministre n’en a pas encore fait état.

[44]  Vu les motifs de ma conclusion à laquelle je suis parvenue, je ne pense pas que l’une ou l’autre des parties ait soulevé une question qu’il me faudrait certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑758‑18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande est accueillie. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée au ministre pour nouvelle décision.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« James Russell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 17e jour de décembre 2018.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑758‑18

 

INTITULÉ :

THAN SOE c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 29 OCTOBRE 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE RUSSELL

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 29 NOVEMBRE 2018

 

COMPARUTIONS :

Ronald Poulton

Talia Joundi 

 

POUR Le demandeur

 

Nur Muhammed‑Ally

 

POUR Le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Poulton Law Office Professional Corporation

Toronto (Ontario)

 

POUR Le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR Le défendeur

 

 

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