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Dossier : IMM-1636-18

Référence : 2018 CF 1202

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 29 novembre 2018

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

KHURRUM SHAHBAZ GILL

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Lorsque le gouvernement rejette une demande, il peut rester comme recours une demande de réexamen. Cette option est offerte pour de nombreux types de procédures administratives, y compris les demandes en matière d’immigration. La procédure de réexamen peut être énoncée dans des politiques, des lignes directrices, des règlements ou d’autres règles. Il n’est pas étonnant que le réexamen soit à la fois hautement discrétionnaire et intrinsèquement restrictif. L’infirmation ou la réouverture d’une décision à la suite d’un réexamen est rare. Il est facile de comprendre pourquoi, puisque l’un des rôles essentiels des régimes administratifs consiste à promouvoir un processus décisionnel efficace et définitif. Le réexamen est l’exception et non la règle. Toutefois, cela ne signifie pas que les demandes de réexamen devraient être interprétées de façon étroite au point où toute possibilité qu’elles soient accueillies est exclue, ce qui les rendrait illusoires.

[2]  On demande en l’espèce le contrôle judiciaire du rejet d’une demande de réexamen présentée au haut‑commissariat du Canada à Singapour. La demande de réexamen a été déposée à la suite du rejet d’une demande de résidence permanente dans la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières. Pour les motifs qui suivent, je conclus que le refus du réexamen était déraisonnable.

I.  Contexte

[3]  La présente affaire concerne une famille chrétienne composée du demandeur principal [demandeur], de son épouse et de quatre enfants [collectivement, les demandeurs]. Ils sont tous des citoyens pakistanais. Je vais résumer leur histoire sans toutefois tirer de conclusion quant à sa véracité.

[4]  Les demandeurs sont menacés par une personne que j’appellerai AAK ainsi que ses agents. Ces personnes, qui sont des membres du mouvement Muttahida Quami [MQM] au Pakistan, ont menacé de tuer le demandeur et sa famille parce qu’il n’a pas divulgué des renseignements sur son beau‑frère, à l’égard de qui avait été prononcée une fatwa parce qu’il aurait maltraité des musulmans et blasphémé. Le demandeur a été harcelé et agressé physiquement. La famille a été menacée d’autres sanctions et accusations de blasphème pouvant mener à la peine de mort si elle refusait d’accepter l’islam.

[5]  Le demandeur a alors demandé l’aide d’une organisation chrétienne à Karachi, au Pakistan. Le secrétaire général de celle-ci lui a répondu que l’organisation ne pouvait pas protéger la famille. Il leur a plutôt recommandé de quitter le Pakistan. Les demandeurs sont donc partis du Pakistan en 2014. Ils sont devenus des migrants illégaux en Thaïlande après l’expiration de leurs visas thaïlandais, qu’ils n’ont pu les prolonger en raison de difficultés financières.

[6]  En 2016, la famille a présenté une demande de réinstallation à titre de réfugiés au Canada en vertu du Programme de parrainage privé de réfugiés, parrainée par le Roman Catholic Archdiocese of Vancouver. Après avoir passé une entrevue avec un agent d’immigration canadien (l’agent) à l’ambassade du Canada en Thaïlande en mars 2017, le demandeur a vu sa demande de résidence permanente rejetée. Le demandeur a par la suite présenté une demande de réexamen, qui comportait de nouveaux éléments de preuve qui, selon lui, démontraient qu’une fatwa avait été prononcée contre lui.

[7]  En novembre 2017, le demandeur a reçu de l’agent un courriel relatif à l’équité procédurale dans lequel étaient soulevées plusieurs préoccupations quant à l’authenticité de la fatwa. En réponse, le demandeur a présenté d’autres documents justificatifs, y compris une explication du motif pour lequel il n’était pas au courant de la fatwa auparavant. La demande de réexamen a été rejetée. C’est cette décision que les demandeurs demandent à la Cour d’infirmer.

II.  Analyse

[8]  L’unique question en litige dans le cadre du présent contrôle judiciaire est celle de savoir si le rejet de la demande de réexamen était raisonnable. Les deux parties reconnaissent, et je suis d’accord avec elles, qu’une demande de réexamen est une décision discrétionnaire qui doit être contrôlée selon la norme de la décision raisonnable (Hussein c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 44 [Hussein], aux paragraphes 32 et 33).

[9]  Le demandeur soutient que l’agent a fait un réexamen, mais qu’il a maintenu le rejet et qu’il a déraisonnablement omis de tenir compte de l’« ensemble des circonstances pertinentes » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Kurukkal, 2010 CAF 230, au paragraphe 5) et qu’il a ignoré les circonstances décrites dans les nouveaux documents qui comprenaient (i) une traduction certifiée de la fatwa contre le beau‑frère du demandeur; (ii) des explications détaillées, avec preuves à l’appui, sur la raison pour laquelle la fatwa n’était pas connue avant le rejet initial; (iii) la preuve sur la situation du pays démontrant que le blasphème fait souvent l’objet de poursuites devant les tribunaux religieux qui fonctionnent en toute impunité, et l’absence de protection de l’État pour les personnes qui sont visées par une fatwa ainsi que leur famille.

[10]  Le défendeur affirme quant à lui que l’agent a bel et bien examiné l’ensemble des circonstances et des documents pertinents, mais qu’il a refusé d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour réexaminer la demande.

[11]  Je commence mon analyse en reproduisant les trois principaux documents de décision de l’agent, qui contiennent chacun des extraits qui servent de fondement à mes motifs. Je souligne les passages particulièrement pertinents :

[traduction]

(i) Le courriel relatif à l’équité procédurale de l’agent

Avant que je rende une décision sur la question de savoir si je dois exercer mon pouvoir discrétionnaire pour réexaminer le dossier de Khurrum Shabaz GILL […] j’aimerais vous informer de mes préoccupations en ce qui concerne les renseignements et les documents que vous avez fournis en même temps que votre demande de réexamen[.]

[…]

Pour ces motifs, je crains que la fatwa ne soit pas authentique. Vous avez trente (30) jours à compter de la date du présent courriel pour répondre à mes préoccupations susmentionnées, après quoi je prendrai une décision sur la question de savoir si j’exercerai mon pouvoir discrétionnaire pour réexaminer la demande.

(ii) Les notes informatiques de l’agent

Réponse à mes questions en ce qui concerne la demande de réexamen et les documents justificatifs reçus et examinés. J’ai examiné les nouveaux renseignements soumis par le demandeur et ces nouveaux renseignements, la fatwa prononcée contre le demandeur, ne sont pas suffisants pour modifier la décision rendue le 3 juillet 2017 dernier et rouvrir la demande. Cette fatwa est un document intéressé présenté après le rejet de la demande. J’ai évalué les motifs pour lesquels le demandeur ne pouvait pas fournir la fatwa à l’entrevue au regard de la décision de refus et je ne suis pas convaincu qu’ils sont suffisants pour modifier la décision déjà rendue. Cette fatwa ne traite pas de toutes les questions soulevées par l’agent dans sa décision de refus. Pour ces motifs, la décision de refus demeure inchangée et le dossier ne sera pas rouvert. Aucune lettre de réexamen n’a été rédigée.

(iii) Le refus de réexamen de l’agent

Votre demande de résidence permanente a été examinée sur le fond et une décision définitive a été prise en fonction des renseignements et des éléments de preuve que vous avez présentés. Vous n’avez pas respecté les exigences de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et/ou du Règlement. Nous avons examiné les documents fournis et notre décision demeure inchangée.

[12]  Le droit concernant le réexamen des demandes d’immigration présentées à des agents des visas est bien établi. L’évaluation d’une demande de réexamen comporte deux étapes : d’abord, il faut chercher à savoir s’il faut permettre un réexamen – ou de « rouvrir » le dossier, comme les agents le disent parfois; ensuite, on procède au réexamen réel, une fois qu’il a été décidé de permettre un tel réexamen. La juge Kane a récemment résumé le droit à cet égard dans la décision Hussein :

[55]  La première étape de l’approche en deux étapes est que la déléguée du ministre doit déterminer s’il faut procéder au réexamen de la décision précédente. La deuxième étape – un réexamen réel de la décision précédente – n’aurait pas lieu à moins que la déléguée du ministre décide d’exercer son pouvoir discrétionnaire de réexaminer la décision antérieure. La décision en l’espèce, laquelle n’a pas procédé au‑delà de la première étape, révèle que la déléguée du ministre était très consciente des circonstances, et qu’elle a exercé son pouvoir discrétionnaire de façon appropriée.

[13]  Se fondant sur les déclarations de l’agent, le défendeur soutient que ce dernier s’est arrêté à la première étape et a refusé de réexaminer ou de rouvrir la demande; l’agent n’est pas passé à la deuxième étape du réexamen réel la demande.

[14]  Je ne souscris pas à cette interprétation de ce que l’agent a fait. Je suis d’avis que, lorsqu’il a examiné la preuve et a ensuite demandé des précisions dans le courriel relatif à l’équité procédurale, l’agent a examiné la preuve. Ce faisant, il est passé à la deuxième étape, celle du réexamen. La juge Kane a décrit plus en détail le processus dans la décision Hussein :

[57]  Il n’y a pas d’obligation générale d’accorder la demande de réexamen lorsque de [traduction] « nouveaux » éléments de preuve sont présentés. Il incombe au demandeur de démontrer que cela est justifié dans l’intérêt de la justice ou dans des circonstances exceptionnelles (Ghaddar, au paragraphe 19). La déléguée du ministre n’a pas commis d’erreur en n’analysant pas les trois certificats de naissance. L’examen de telles preuves aurait lieu à la deuxième étape – c.‑à‑d., au réexamen réel, si la déléguée du ministre avait exercé son pouvoir discrétionnaire de réexaminer.

[Non souligné dans l’original.]

[15]  En l’espèce, après avoir examiné les trois documents clés susmentionnés – à savoir le courriel relatif à l’équité procédurale, les notes informatiques et le refus de réexamen – et à la lumière de l’approche en deux étapes, je conclus que les déclarations de l’agent sont intrinsèquement contradictoires quant à la description de l’étape qu’il a franchie. D’un côté, l’agent dit que les nouveaux renseignements ne sont pas suffisants pour [traduction« rouvrir la demande ». De l’autre, il dit avoir [traduction] « évalué les motifs » pour lesquels le demandeur ne pouvait pas fournir la fatwa à l’entrevue, faisant remarquer que la fatwa ne traite pas de toutes les préoccupations soulevées. Ainsi, même si l’agent déclare que la demande de réexamen n’a pas été rouverte, d’autres déclarations démontrent clairement qu’il a entamé le réexamen, soit la deuxième étape de cette demande, celle qui porte sur le fond.

[16]  Autrement dit, les déclarations de l’agent démontrent qu’une analyse de réexamen a en fait été effectuée sur le fond. Si je comprends bien le processus, il a examiné le caractère suffisant des nouveaux éléments de preuve présentés avec la demande de réexamen. Sceptique concernant certains aspects des nouveaux éléments de preuve, l’agent a alors envoyé un courriel relatif à l’équité procédurale. Après avoir reçu la réponse de l’avocat, y compris d’autres documents justificatifs du demandeur et de tiers, l’agent a évalué les explications et la documentation fournie au regard du motif pour lequel le demandeur ne pouvait pas fournir la fatwa à l’entrevue.

[17]  Étant donné que je conclus que l’agent est passé à la deuxième étape du processus (le réexamen réel), je juge que les motifs fournis pour le refus sont inadéquats : ils ne démontrent pas que l’agent a entrepris l’analyse requise pour un réexamen ni donné la raison pour laquelle le refus initial devrait demeurer inchangé.

[18]  En tout état de cause, même si j’ai tort de conclure que l’agent est passé à la deuxième étape, comme le fait valoir le défendeur, je conclurais tout de même que la décision était déraisonnable parce que le courriel relatif à l’équité procédurale de l’agent demandait une réponse quant à l’authenticité de la fatwa. Ce courriel a déclenché une obligation accrue pour l’agent de fournir une explication – même brève – de la raison pour laquelle les renseignements que le demandeur a envoyés en réponse au courriel relatif à l’équité procédurale ne justifiaient pas un réexamen ou, pour reprendre le terme utilisé par l’agent, de « rouvrir » le dossier. En particulier, selon les notes informatiques, l’agent n’a traité que de la fatwa, et non des autres ensembles de documents justificatifs présentés en réponse au courriel relatif à l’équité procédurale, y compris les explications du demandeur et de tiers concernant la raison pour laquelle le demandeur n’était pas auparavant au courant de la fatwa et la preuve que les membres de sa famille avaient quitté la région et n’étaient pas non plus au courant de la fatwa.

[19]  Pour sa part, le défendeur invoque plusieurs décisions, les plus récentes étant Hussein, Pierre Paul c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 523, et Borovic c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 939, pour démontrer que le réexamen n’était pas justifié en l’espèce, étant donné que la réception de nouveaux renseignements n’entraînait pas une obligation générale de réexaminer une demande ni de fournir des motifs détaillés pour justifier la décision de ne pas rouvrir le dossier.

[20]  À mon avis, il faut distinguer ces affaires – ainsi que les autres plus anciennes invoquées par le défendeur – de la présente espèce puisque dans aucune d’entre elles une communication additionnelle assimilable à un courriel relatif à l’équité procédurale demandant une réponse n’avait a été envoyée par l’agent. Je trouve donc les arguments du demandeur convaincants. Même si le simple fait que l’agent a omis de rouvrir le dossier ou de fournir des motifs détaillés pour cette décision ne constituait une erreur susceptible de contrôle, le fait que l’agent a envoyé un courriel relatif à l’équité procédurale demandant une réponse sans expliquer pourquoi les renseignements reçus ne donnaient pas droit à un réexamen favorable ou, à tout le moins, pourquoi les éléments de preuve envoyés en réponse ne permettaient pas au demandeur de bénéficier d’un réexamen, constituait une erreur susceptible de contrôle.

III.  Conclusion

[21]  La décision manque de transparence et est donc déraisonnable. En conséquence, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Le refus de réexamen sera annulé et l’affaire, renvoyée à un autre agent pour nouvel examen. Aucune question n’a été soumise aux fins de certification, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.




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