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Dossier : IMM‑1482‑18

Référence : 2018 CF 1165

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 19 novembre 2018

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

ENVER AUGUSTO LOSADA CONDE

LISA CATHERINE PRIETO CASTAÑEDA

JULIANA LOSADA PRIETO

SEBASTIEN LOSADA PRIETO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Les demandeurs prient la Cour d’annuler la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés [la SPR], qui a conclu qu’ils n’ont pas la qualité de réfugié, parce qu’ils n’ont pas réfuté la présomption selon laquelle ils peuvent obtenir la protection de l’État en Colombie. Les demandeurs soutiennent que la décision est déraisonnable et que la SPR a manqué à son obligation d’équité procédurale.

[2]  Au regard de l’équité procédurale plus particulièrement, les demandeurs allèguent que la SPR [traduction] « a manqué aux principes de justice naturelle en tirant des conclusions ambiguës et en se fondant sur des doutes précis qu’elle n’a pas tenté de dissiper pendant l’audience ». Je n’ai toutefois pas à me prononcer sur cette erreur alléguée, puisque je conclus que la décision visée par la demande de contrôle judiciaire est déraisonnable au vu du dossier et de la preuve dont disposait la SPR. Il me faut donc annuler la décision et renvoyer l’affaire pour réexamen par un tribunal différemment constitué.

[3]  Je tiens d’emblée à faire une première observation qui pourrait se révéler utile au prochain décideur et qui m’apparaît importante après avoir pris connaissance des transcriptions de l’audience, des renseignements figurant sur le formulaire Fondement de la demande d’asile [FDA] et des décisions rendues par deux commissaires de la SPR (la première décision avait été renvoyée par consentement en vue d’un nouvel examen), et c’est la suivante : il est difficile de bien suivre la chronologie des événements – par ailleurs peu nombreux – telle qu’elle est relatée par la SPR ou le conseil dans ce dossier. Il se peut que ce soit en partie en raison de la nervosité manifeste de M. Losada Conde lors de l’audience et du fait qu’il souffre d’un trouble de stress post‑traumatique.

[4]  Les deux commissaires de la SPR qui ont procédé à l’examen des demandes d’asile des demandeurs sont arrivés à la conclusion que M. Losada Conde est crédible et que les faits qu’il relate dans son récit des événements se sont véritablement produits. M. Losada Conde a signé sous serment un affidavit pour les besoins la présente instance dans lequel il affirme que les renseignements qu’il a écrits dans le FDA [traduction« sont véridiques et que mon témoignage lors de l’audience concorde en tout point avec ceux‑ci ». Après avoir lu la transcription de la dernière audience, je conviens que son témoignage devant la SPR concorde non seulement avec les faits qu’il a énoncés dans le FDA, mais également avec les événements tels qu’ils ont été confirmés par le premier commissaire qui a apprécié ces demandes. Comme, à mon avis, le FDA relate la chronologie des événements avec plus d’exactitude et d’une manière qui concorde davantage avec son témoignage, je vais m’en remettre à celui‑ci.

[5]  M. Losada Conde est un vétérinaire qui vit et travaille à Bogota, en Colombie. Le 12 août 2013, il s’est rendu à la résidence de M. Ramirez Rubio pour soigner ses chiens, après quoi les deux hommes sont allés prendre une consommation sur la terrasse extérieure d’un café. C’est alors qu’un homme armé s’est approché de leur table avec, dans sa mire, M. Ramirez Rubio. L’homme lui a tiré dessus, ainsi que sur M. Losada Conde. Une empoignade a ensuite éclaté entre les trois hommes. À l’arrivée de la police, M. Losada Conde a identifié le tireur, qui a été appréhendé. M. Ramirez Rubio est décédé des suites de ses blessures, mais a dit à M. Losada Conde avant de mourir que [traduction« les guérilleros m’ont tué ». M. Losada Conde a cru qu’il voulait dire par là les Forces armées révolutionnaires de la Colombie [FARC]. L’assassin a allégué que son arrestation n’était pas légitime et il a été remis en liberté pendant une courte période.

[6]  M. Losada Conde a dû être hospitalisé. Pendant son séjour à l’hôpital, le ou vers le 15 août 2013, la police lui a rendu visite pour prendre sa déclaration. Il a identifié l’assassin sur une photo que lui a présentée la police, confirmant qu’il s’agissait bel et bien du tireur. La police l’a donc appréhendé de nouveau. Pendant cette conversation, M. Losada Conde a dit aux agents qu’il voulait une protection de la police pour lui et sa famille, [traduction« puisque j’ai entendu dire aux bulletins de nouvelles que les guérillas tuent souvent les témoins. Ils m’ont répondu que ce serait difficile pour eux, car ils ne disposent pas de suffisamment d’agents pour protéger les témoins ».

[7]  Plus tard le même jour, l’un des frères de M. Losada Conde lui a rendu visite. Au moment de repartir, il a été approché par deux hommes qui lui ont dit que M. Losada Conde [traduction« allait être tué pour avoir transmis des renseignements à la police » et que son épouse et ses enfants le seraient aussi. Par conséquent, la famille de M. Losada Conde est allée vivre chez sa belle‑mère.

[8]  Quelques jours plus tard, un autre frère de M. Losada Conde a été approché par deux hommes cagoulés qui lui ont dit qu’ils allaient tuer M. Losada Conde et sa famille. À sa sortie de l’hôpital, M. Losada Conde est allé rejoindre son épouse et ses enfants à la résidence de sa belle‑mère pour s’y cacher.

[9]  Le 23 août 2013, M. Losada Conde a présenté une demande écrite à l’Unité d’intervention immédiate du Bureau du procureur général national (Fiscalía en espagnol) dans laquelle il renvoie au dossier de l’homicide de Daniel Andrés Ramirez Rubio et demande la protection de la police ou de l’armée pour lui‑même et sa famille élargie à leur résidence et à sa clinique.

[10]  Le lendemain, le 24 août 2013, le Fiscalía a envoyé une lettre au poste de la Police nationale de Fontibon (une localité de Bogota) portant la mention [traduction« PROTECTION URGENTE » qui allait comme suit : [traduction« J’ai le plaisir de vous demander de prendre les mesures nécessaires pour offrir une protection policière à M. Losada Conde et à sa famille à leur résidence et à sa clinique afin d’éviter tout atteinte ultérieure à leur vie et à leur sécurité ». L’auteur de cette missive y demandait d’être tenu informé de toute mesure prise par la police.

[11]  Selon les dires de M. Losada Conde, il a ensuite parlé avec des représentants du service de police, mais [traduction« ils m’ont dit qu’ils n’avaient aucun agent libre pour assurer notre protection ». Dans l’espoir que l’on accorde une priorité plus élevée à sa demande de protection, il a écrit à l’ombudsman (Bureau du protecteur des citoyens), joignant à sa missive la demande qu’il avait envoyée au Fiscalía, afin de [traduction« demander l’intervention du BUREAU DE L’OMBUDSMAN pour évaluer le niveau de risque et le degré de menace qui pèsent sur le demandeur soussigné et sa famille ». Il a témoigné qu’il avait effectué un suivi de cette demande, [traduction« mais, quand je téléphonais [au bureau de l’ombudsman] pour m’enquérir du traitement de ma demande, on me disait simplement que je devais attendre, parce qu’il n’y a pas suffisamment d’agents de police pour répondre à toutes les demandes de protection ».

[12]  M. Losada Conde, en prévision d’un voyage à Disneyland avec les enfants, avait en sa possession des visas lui permettant, ainsi qu’aux membres de sa famille, d’entrer aux États‑Unis. Il a écrit ceci : [traduction« J’ai décidé que nous allions quitter la Colombie, puisqu’il était devenu évident que nous n’obtiendrions aucune protection de la part de la police ». Le 8 septembre 2013, la famille a pris un vol de Bogota à New York, pour ensuite passer la frontière canadienne le 12 septembre 2013 et demander le statut de réfugié.

[13]  Quelque temps après leur arrivée au Canada, ils ont appris que, pendant l’hospitalisation de M. Losada Conde, un autre vétérinaire avait été fait prisonnier par les FARC et transporté dans l’arrière‑pays, pour ensuite être libéré après que ses ravisseurs ont appris par un de leurs supérieurs que la personne qu’ils avaient enlevée n’était pas celle qu’on leur avait ordonné d’enlever. Mme Castañeda, l’épouse de M. Losada Conde, a déclaré ceci : [traduction« Il n’y avait aucun doute, d’après ce qui avait été dit, que les ravisseurs devaient enlever Enver ou moi ».

[14]  Le conseil de M. Losada Conde a fait parvenir au Fiscalía une lettre datée du 31 octobre 2013 dans laquelle il demande à être informé [traduction« du risque que court M. Losada Conde en Colombie s’il demandait une protection et de l’état véritable de sa demande d’évaluation du risque en Colombie ». La réponse ne semble que porter sur la deuxième question et va comme suit :

[Traduction]

[Une] évaluation du risque et de la menace [...] a été réalisée à la suite d’une demande à cet effet par l’ombudsman régional.

Conformément aux dispositions de la Résolution N0‑50101 de 2008, qui est la norme légale établissant les exigences précises pour bénéficier du programme de protection des témoins et des victimes dans le processus pénal, aucune approbation pleine et entière n’avait été accordée pour M. ENVER AUGUSTO LOSADA CONDE.

L’une des raisons pour lesquelles M. LOSADA CONDE n’a pas reçu l’approbation pour bénéficier du programme de protection est qu’il se trouve à l’étranger et ne court donc à l’heure actuelle aucun risque ni n’est exposé à aucune menace à la suite des événements faisant l’objet du processus pénal dans le cadre duquel il est une victime. Par conséquent, nous estimons dans les circonstances qu’il court un risque que l’on peut qualifier de normal.

[15]  Le commissaire de la SPR était d’avis que M. Losada Conde aurait dû rester en Colombie pour attendre la réponse à sa demande d’évaluation du risque. Qui plus est, il semblait être d’avis qu’il n’y avait pas lieu pour M. Losada Conde de sortir sa famille de Colombie avant de savoir si la protection allait ou non leur être accordée. Il écrit ceci : « Je ne considère pas qu’il s’agisse d’une situation où ils n’auraient pas été censés continuer de faire des demandes de protection en Colombie et où, s’ils y étaient demeurés pour le faire, ils se seraient mis en danger ».

[16]  Je me range à l’avis de l’avocat des demandeurs lorsqu’il affirme que le commissaire de la SPR, dans son analyse de la preuve ayant mené à ce résultat, [traduction« a mal décrit et a omis certains éléments de preuve d’une importance capitale », ce qui fait en sorte qu’on ne peut se fier à sa décision.

[17]  Tout d’abord, le commissaire de la SPR a rapporté incorrectement le témoignage de M. Losada Conde au sujet de sa discussion avec le bureau de police lorsqu’il écrit ce qui suit :

Il affirme également avoir appelé la police et s’être informé de l’état d’avancement du traitement de sa demande. Il s’est vu dire qu’il devait attendre parce qu’il n’y avait pas suffisamment de policiers pour s’occuper de toutes les demandes de protection. [Non souligné dans l’original.]

[18]  Or, le commissaire ne résume pas la discussion que M. Losada Conde a eue avec la police, mais bien avec le bureau de l’ombudsman. Il est indiqué dans le dossier qu’il lui avait été dit lors de sa première discussion avec la police concernant une demande de protection qu’il [traduction] « sera difficile d’y accéder, puisqu’ils n’ont pas suffisamment d’agents pour protéger les témoins ». Lors de sa deuxième conversation avec la police, après que le Fiscalía eut écrit à la police pour lui demander de protéger les demandeurs, on lui a dit qu’il [traduction] « n’y avait pas d’agents disponibles ». C’est à la suite de cette conversation, dans l’espoir de voir une priorité plus élevée être accordée à sa demande, qu’il s’est adressé au bureau de l’ombudsman. Or, lorsqu’il a effectué un suivi de cette demande, tant l’ombudsman que la police lui ont dit qu’il devait attendre l’évaluation du risque, les demandes de protection affluant.

[19]  La police n’a jamais dit qu’il devait attendre pour obtenir une protection. Il n’a donc jamais été insinué par la police qu’une protection viendrait tôt ou tard. Ce que la police lui a dit toutefois, et deux fois plutôt qu’une, c’est qu’elle ne disposait pas des ressources pour assurer sa protection. Voilà les renseignements exacts en fonction desquels la SPR aurait dû établir s’il était raisonnable de s’attendre à ce que M. Losada Conde « attende » plus longtemps avant de quitter la Colombie.

[20]  En deuxième lieu, le commissaire n’a pas tenu compte du fait qu’un autre vétérinaire avait été enlevé par les FARC dans ce qui a toutes les apparences d’être un cas d’erreur sur la personne. Ce fait, conjugué aux deux affidavits des frères de M. Losada Conde concernant leurs rencontres avec des hommes ayant proféré des menaces de mort, devait lui aussi être pris en considération par la SPR lorsqu’elle a évalué l’imminence du risque afin de déterminer si M. Losada Conde aurait dû continuer d’attendre une protection (qui aurait pu ne jamais se concrétiser) avant de quitter la Colombie.

[21]  En troisième lieu, le commissaire semblait croire que les refus, par la police, de fournir une protection étaient des refus de la force policière locale, alors qu’il s’agissait en réalité d’un poste de la Police nationale. Le commissaire semblait aussi ne pas avoir saisi le fait que l’ombudsman et le conseil des demandeurs communiquaient avec le Bureau du procureur général, et non avec l’Unité de protection nationale, comme il semblait le croire. En raison de cette confusion, le commissaire semblait être d’avis que le renvoi du dossier à l’ombudsman revenait à s’adresser à une instance plus haute pour les décisions relatives à la protection, alors que ce n’était pas le cas.

[22]  J’estime que la conclusion du commissaire, formulée avec une double négation, est dénuée de sens : « Je ne considère pas qu’il s’agisse d’une situation où ils n’auraient pas été censés continuer de faire des demandes de protection en Colombie et où, s’ils y étaient demeurés pour le faire, ils se seraient mis en danger ».

[23]  Tout d’abord, le fait d’attendre n’aurait pas exposé les demandeurs à un risque; ce risque était déjà bien présent, comme en témoignent les deux incidents de menaces proférées aux frères de M. Losada Conde et l’enlèvement de l’autre vétérinaire. De toute évidence, le Fiscalía était d’avis que les demandeurs couraient un risque tangible, puisqu’il avait demandé à la Police nationale – en urgence qui plus est – de leur fournir une protection.

[24]  Ensuite, cela défie le bon sens de s’attendre d’une personne exposée à un risque à ce qu’elle « [continue] de faire des demandes de protection en Colombie » après s’être fait dire par ceux‑là mêmes qui la lui fourniraient – la Police nationale en l’occurrence – qu’ils n’ont pas les ressources nécessaires. Rien dans la preuve ne permet de supposer que la position de la police aurait changé, quelle que soit l’issue de l’évaluation du risque. Rien d’étonnant donc à ce que M. Losada Conde ait estimé qu’il avait attendu suffisamment longtemps sans protection. En l’absence d’une garantie ou d’un espoir qu’une protection leur soit fournie à la suite des commentaires de la Police nationale, peut‑on vraiment qualifier la décision du demandeur de quitter la Colombie de déraisonnable lorsque l’on analyse la situation sous l’angle de la protection offerte par l’État?

[25]  M. Losada Conde, dont la demande d’asile a été examinée deux fois, et qui a été jugé crédible en ces deux occasions, demande que la Cour ordonne à la SPR d’accepter cette conclusion et de ne se prononcer que sur la question de la protection de l’État. Je ne suis pas disposé à le faire. Je suis plutôt d’accord avec le défendeur lorsqu’il affirme que cette option ne convient pas, puisque les demandes en l’espèce seront entendues par un autre commissaire et qu’il est impossible pour la Cour de savoir à l’avance les éléments de preuve qui y seront présentés. Cela dit, il m’apparaît plutôt improbable qu’une conclusion différente soit tirée en ce qui concerne la crédibilité relative, puisque les renseignements qui y seront présentés seront sans doute similaires à ceux déjà présentés et inscrits dans le FDA.

[26]  Je conviens avec les parties que la présente affaire ne soulève aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑1482‑18

LA COUR STATUE que la demande est accueillie, que la décision faisant l’objet du contrôle est annulée et que les demandes d’asile des demandeurs seront renvoyées à un tribunal différemment constitué de la Section de la protection des réfugiés.

« Russel W. Zinn »

Traduction certifiée conforme

Ce 6e jour de décembre 2018.

Maxime Deslippes, traducteur



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