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Date : 20181116


Dossier : IMM‑4229‑17

Référence : 2018 CF 1163

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 16 novembre 2018

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

AYODEJI AKANMU ALABI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  M. Ayodeji Akanmu Alabi, le demandeur, est citoyen du Nigéria. Il est venu pour la première fois au Canada en 1998 et il a depuis longtemps des démêlés avec le système d’immigration canadien. Dans l’affaire dont je suis saisie, le demandeur demande le contrôle judiciaire d’une décision (la décision) rendue par un agent (l’agent) de la Section de l’immigration de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) à Lagos, au Nigéria, par laquelle était rejetée sa demande de permis de séjour temporaire (le PST). La demande de contrôle judiciaire est déposée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2]  Pour les motifs exposés ci‑après, la demande sera accueillie.

I.  Contexte

[3]  Les antécédents du demandeur en matière d’immigration sont exposés dans le jugement de la juge McVeigh de la Cour : Alabi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 294, aux paragraphes 4­12. Je ne répéterai pas l’historique de l’affaire ici, si ce n’est que pour décrire les faits généraux qui fournissent le contexte nécessaire au présent jugement.

[4]  Le demandeur a tout d’abord présenté une demande de PST au début de 2015. La demande a été refusée et, à la suite d’un contrôle judiciaire, les parties ont convenu, dans un jugement sur consentement, qu’un nouvel examen allait avoir lieu. La décision dont a été saisie la juge McVeigh constitue le deuxième refus de la demande de PST du demandeur. À l’époque, le demandeur avait une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et une demande d’approbation de la réadaptation en instance devant CIC. La juge McVeigh a conclu que l’agent en question n’avait pas tenu compte de tous les antécédents du demandeur en matière d’immigration et elle a énoncé ce qui suit (au paragraphe 20) : « Je m’attendrais, à tout le moins, à ce que la relation de 16 ans avec sa femme et la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en instance depuis 8 ans soient des facteurs importants à prendre en compte. »

[5]  La juge McVeigh a reconnu qu’il incombait au demandeur de présenter les raisons impérieuses justifiant la délivrance d’un PST, mais elle a attiré l’attention sur la situation particulière de ce dernier. Elle a conclu que le demandeur pouvait raisonnablement s’attendre à ce que l’agent soit au fait de tous ses antécédents en matière d’immigration et ait notamment en main des copies de sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et de sa demande d’approbation de la réadaptation en instance. Elle a conclu (aux paragraphes 23­24) :

[23] Normalement, l’invocation d’autres demandes ne constituerait pas un motif de réexamen, quoiqu’en raison de la relation continue entre M. Alabi et CIC, du fait qu’il se représentait lui‑même et du fait que la décision a été renvoyée pour réexamen par la Cour fédérale, CIC aurait dû inclure un examen de chacun des principaux facteurs qui jouent en faveur et en défaveur de M. Alabi. Il s’agit de faits particuliers à la présente affaire, et je ne suggère évidemment pas qu’ils s’appliquent à toutes les demandes de permis de séjour temporaire.

[24] M. Alabi tient une part de blâme dans ce découpage administratif puisque ses observations et éléments de preuve étaient peu détaillés. Toutefois, dans son ensemble, sa demande n’était pas insuffisante compte tenu de ses antécédents de longue date avec CIC, qui ont tous précédé les événements constatés par le décideur. Il s’agit de circonstances exceptionnelles et ces constatations se démarqueront en raison du caractère distinctif de la situation.

[6]  La juge McVeigh a accueilli la demande de contrôle judiciaire visant le deuxième refus d’accorder de délivrer un PST au demandeur, l’a autorisé le demandeur à présenter de nouvelles observations et a renvoyé l’affaire à un autre agent pour un nouvel examen. Cet examen s’est soldé par un refus : c’est de cette décision que je suis saisie en l’espèce.

II.  La décision visée par la demande de contrôle judiciaire

[7]  La décision, qui date du 8 août 2017, comprend une lettre de décision, qui fait état de la conclusion de l’agent selon laquelle il n’y a pas suffisamment de motifs pour justifier la délivrance d’un PST au demandeur, ainsi que les notes versées par l’agent dans le Système mondial de gestion des cas (le SMGC).

[8]  À la différence de la brève décision de janvier 2016 dont était saisie la juge McVeigh, les motifs invoqués par l’agent dans les notes contenues dans le SMGC sont très exhaustifs. L’agent a d’abord exposé les antécédents du demandeur en matière d’immigration au Canada : son interdiction de territoire au Canada pour grande criminalité et fausses déclarations, aux termes des alinéas 36(1)b) et 40(1)a) de la LIPR, respectivement; la demande d’approbation de la réadaptation et la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentées ultérieurement par le demandeur; l’expulsion de ce dernier au Nigéria, en 2015.

[9]  L’agent a examiné la demande de PST du demandeur et les documents à l’appui reçus le 7 juillet 2017. La raison invoquée par le demandeur pour justifier sa demande de PST était qu’il souhaitait revenir au Canada afin de soutenir son entreprise, Jodal Health Care Inc. (Jodal), établie à Toronto. À l’appui de sa demande, le demandeur a produit un affidavit, un certificat de mariage daté du 24 mai 2016, des lettres de son épouse et de ses enfants, ainsi que de nombreuses distinctions et recommandations des services de police et de politiciens de Toronto.

[10]  L’agent a attiré l’attention sur le fait que le demandeur a admis son passé criminel aux États‑Unis dans son affidavit, mais qu’il n’a pas reconnu les fausses déclarations qu’il avait faites pour obtenir le droit d’entrée au Canada en 1998. En ce qui concerne les lettres de l’épouse et des enfants du demandeur, qui font état de la vie irréprochable de ce dernier au Canada au cours des 20 dernières années, l’agent a conclu que le demandeur n’avait pas informé sa famille de ses fausses déclarations au gouvernement canadien, étant donné que ces lettres ne contiennent aucune mention des fausses déclarations en question. L’agent a également nié l’importance des lettres de recommandation et de distinction produites, affirmant que celles‑ci étaient principalement au nom de Jodal et que l’entreprise pouvait continuer à fonctionner, que le demandeur soit présent au Canada ou non.

[11]  L’agent a ensuite examiné en détail la composition de la famille du demandeur. Les notes contenues dans le SMGC font état des renseignements incohérents que le demandeur a fournis à CIC, au fil des ans, dans sa demande de PST, sa demande d’approbation de la réadaptation et sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. L’agent a examiné la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire déposée par le demandeur en 2000, dans laquelle ce dernier a déclaré avoir une épouse, un père, quatre filles, trois frères et trois sœurs vivant au Nigéria. L’agent, citant les notes prises lors du traitement de cette demande, a déclaré ce qui suit :

[traduction

Des préoccupations ont été soulevées lors du traitement de sa demande concernant la possibilité qu’il ne s’agisse pas là des véritables membres de sa famille, précisant que « NOUS EXAMINONS ACTUELLEMENT LA POSSIBILITÉ QUE L’ÉPOUSE ET LES PERSONNES À CHARGE DÉCLARÉES À L’ÉTRANGER SOIENT UN CAS IMPLIQUANT LE PASSAGE DE CLANDESTINS ». Je n’ai pas pu déterminer les noms des membres de la famille indiqués dans la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire déposée en  2000, mais ils ne sont pas les mêmes que ceux précisés dans le cadre de la présente demande.

[12]  L’agent a poursuivi son examen au sujet des membres de la famille du demandeur et s’est demandé si ces derniers étaient retournés avec lui au Nigéria, après qu’il eut quitté les États‑Unis. L’agent doutait que les personnes nommées fussent bien des membres de la famille du demandeur et a déclaré que ce doute [traduction« appuie la crainte que le demandeur puisse avoir été impliqué dans le passage de clandestins ».

[13]  En ce qui concerne son évaluation des motifs justifiant la demande de PST du demandeur, l’agent a fait remarquer que ce dernier souhaitait revenir au Canada pour soutenir son entreprise, mais qu’il n’avait soumis aucune information concernant Jodal en général ou toute perte de revenus qu’elle aurait subie en raison de son absence du Canada. En fait, le demandeur n’a présenté aucun document postérieur à son expulsion en 2015. L’agent a également évalué les liens familiaux du demandeur dans le cadre de la décision, même si ce dernier, dans ses nouvelles observations concernant le PST, n’avait pas inclus sa famille dans les motifs justifiant son désir de revenir au Canada. L’agent a constaté que les enfants du demandeur étaient tous d’âge adulte, que deux d’entre eux vivaient au Canada et trois autres aux États‑Unis et que son épouse, qui est une citoyenne canadienne née au Nigéria, était en mesure de faire des allers‑retours là‑bas.

[14]  Dans ses conclusions, l’agent aborde de nouveau la question du passage de clandestins :

[traduction

La question de la participation [du demandeur] au passage de clandestins demeure ouverte, en particulier compte tenu des fausses déclarations diverses qu’il a faites concernant la composition de sa famille dans ses multiples demandes. En mars 2014, [le demandeur] a été invité à préciser les motifs d’ordre humanitaire justifiant la demande déposée en 2009, mais aucune réponse n’a été reçue à ce jour. [Le demandeur] affirme qu’il souhaite revenir au Canada à cause de son entreprise, mais il n’a produit aucun document démontrant qu’il doit être présent au Canada pour diriger cette dernière. [Le demandeur] n’a pas fait preuve de transparence dans les diverses demandes qu’il a présentées au gouvernement canadien – dans sa première demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, il a fait de fausses déclarations concernant son passé criminel, l’utilisation d’un pseudonyme, une date de naissance erronée et ses antécédents en matière d’immigration aux États‑Unis, et des préoccupations ont été soulevées au sujet du passage possible de clandestins.

[15]  L’agent a pondéré le fait que le demandeur exploitait une entreprise au Canada et qu’il avait présenté des lettres de recommandation par rapport aux fausses déclarations qu’il avait faites et à son manque d’intégrité dans ses rapports avec le gouvernement canadien. L’agent n’était pas convaincu qu’il y avait des raisons impérieuses justifiant la délivrance d’un PST.

III.  Les questions en litige

[16]  Le demandeur soutient que son droit à l’équité procédurale a été violé, car l’agent a fondé sa décision sur des questions qui n’étaient ni connues du demandeur ni évidentes pour lui et qui n’ont pas été portées à son attention par l’agent. Plus précisément, le demandeur affirme que l’agent, en s’appuyant sur ses craintes que ce dernier soit impliqué dans le passage de clandestins, a soulevé une nouvelle question qui, jusque‑là, ne lui avait pas été communiquée. Ce dernier soutient que l’agent était tenu de soulever cette question avant de rendre sa décision et de lui donner la possibilité de présenter des observations. Je suis d’accord, et je conclus que l’agent a violé le droit du demandeur à une audience équitable pour les motifs exposés ci‑après dans mon analyse.

[17]  En outre, le demandeur prétend que la décision proprement dite était déraisonnable et soutient, notamment, que l’agent n’a pas tenu compte des éléments de preuve dont il disposait et qu’il a fait fi du jugement rendu en 2017 par la juge McVeigh. Étant donné ma conclusion selon laquelle les observations du demandeur relatives à l’équité procédurale permettent de trancher la demande en l’espèce, je n’aborderai que brièvement, dans ma conclusion du présent jugement, les arguments qu’il a invoqués quant au caractère raisonnable de la décision.

IV.  La norme de contrôle

[18]  Le manquement à l’équité procédurale invoqué par le demandeur sera examiné selon la norme de la décision correcte [Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au paragraphe 79; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, aux paragraphes 34­56 (Canadien Pacifique)]. Cet examen porte principalement sur la procédure observée pour en arriver à la décision et non sur le fond ou le bien‑fondé de l’affaire. Je dois évaluer si le processus suivi par l’agent était juste et équitable, compte tenu de l’ensemble des circonstances propres au demandeur, de ses droits matériels en jeu et des autres facteurs contextuels définis par la Cour suprême du Canada dans Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, aux paragraphes 21­28 (Baker). Le juge Rennie a déclaré ce qui suit dans l’arrêt Canadien Pacifique, au paragraphe 54 :

[54] La cour qui apprécie un argument relatif à l’équité procédurale doit se demander si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances, y compris à l’égard des facteurs énoncés dans l’arrêt Baker. Une cour de révision fait ce que les cours de révision ont fait depuis l’arrêt Nicholson; elle demande, en mettant nettement l’accent sur la nature des droits substantiels concernés et les conséquences pour la personne, si un processus juste et équitable a été suivi. Je souscris à l’observation du juge Caldwell dans Eagle’s Nest (para. 21) selon laquelle, même s’il y a une certaine maladresse dans l’utilisation de la terminologie, cet exercice de révision est [traduction] « particulièrement bien reflété dans la norme de la décision correcte », même si, à proprement parler, aucune norme de contrôle n’est appliquée.

V.  Le contexte législatif

[19]  Les paramètres applicables à la délivrance d’un PST sont énoncés au paragraphe 24(1) de la LIPR :

Permis de séjour temporaire

Temporary resident permit

 

24 (1) Devient résident temporaire l’étranger, dont l’agent estime qu’il est interdit de territoire ou ne se conforme pas à la présente loi, à qui il délivre, s’il estime que les circonstances le justifient, un permis de séjour temporaire — titre révocable en tout temps.

24(1) A foreign national who, in the opinion of an officer, is inadmissible or does not meet the requirements of this Act becomes a temporary resident if an officer is of the opinion that it is justified in the circumstances and issues a temporary resident permit, which may be cancelled at any time.

 

[20]  Cette disposition offre une certaine souplesse, en permettant la délivrance d’un PST à une personne dans les cas où l’application stricte de la LIPR aurait pour effet d’entraîner son interdiction de territoire. Le paragraphe 24(1) confère à l’agent un vaste pouvoir discrétionnaire qu’il peut exercer dans des cas exceptionnels pour permettre à une telle personne d’entrer ou de demeurer au Canada. Comme l’a indiqué l’agent dans la décision, le demandeur est tenu de présenter des preuves péremptoires à l’appui de sa demande de PST. Dans Sellappah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 198, la juge Heneghan a décrit en ces termes le régime applicable au PST (au paragraphe 9) :

[9] Comme l’a noté le juge Shore dans Farhat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1275 (CanLII), [2006], 302 F.T.R. 54, au paragraphe 2, la délivrance d’un PST fait partie d’un « régime d’exception ». On doit fournir une preuve autre que les inconvénients d’un demandeur pour justifier l’octroi d’un tel privilège.

VI.  Analyse

[21]  Le demandeur soutient que l’agent a violé ses droits à l’équité procédurale et à une audience équitable, lorsqu’il a soulevé dans la décision la crainte qu’il soit impliqué dans le passage de clandestins en se fondant sur des incohérences observées dans les descriptions qu’il a données concernant la composition de sa famille. Le demandeur n’a pas été informé au préalable de cette préoccupation et souligne que cette dernière a été portée pour la première fois à son attention dans la décision, n’ayant jamais été exprimée auparavant au cours de ses 20 années de démarches auprès de CIC. Il soutient que l’agent a mis l’accent sur cette préoccupation, ce qui l’a amené à faire fi des éléments de preuve et des observations présentés par le demandeur, contrevenant ainsi au paragraphe 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F­7.

[22]  Dans la décision, l’agent insiste sur les déclarations antérieures faites par le demandeur au sujet de la composition de sa famille et réitère à plusieurs reprises la préoccupation relative au [traduction] « passage de clandestins ». L’agent fait d’abord référence aux notes prises lors du traitement de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, déposée en 2000 par le demandeur, et à la mention dans ces notes d’un cas possible de passage de clandestins. Il revient à plusieurs reprises sur la question et adopte cette dernière comme facteur dans ses conclusions. L’agent a déclaré que [traduction« [l]a question de la participation [du demandeur] au passage de clandestins demeure ouverte, en particulier compte tenu des fausses déclarations diverses qu’il a faites concernant la composition de sa famille dans ses multiples demandes ».

[23]  Le défendeur soutient que les fausses déclarations sur lesquelles l’agent a attiré l’attention découlent des observations que le demandeur a lui‑même présentées à CIC au cours des nombreuses années. Par conséquent, le demandeur savait que des préoccupations pouvaient être soulevées par un agent au sujet de la composition de sa famille. Le défendeur soutient que le demandeur a eu de nombreuses occasions de corriger toute fausse déclaration faite dans ses demandes antérieures et de produire un énoncé clair quant à la composition de sa famille dans sa demande de PST.

[24]  Je conviens avec le défendeur que le demandeur aurait dû être au fait des contradictions entre les renseignements fournis dans sa demande de PST et ceux contenus dans ses demandes d’immigration antérieures. Toutefois, j’estime que la préoccupation exprimée par l’agent, lorsqu’il a affirmé craindre que le demandeur ait pris part à une activité illégale grave en se livrant au passage de clandestins, n’était pas un enjeu que le demandeur aurait dû ou aurait pu connaître.

[25]  Afin d’évaluer le contenu de l’obligation d’équité de l’agent envers le demandeur, il est nécessaire de revenir brièvement sur des principes fondamentaux. La décision de délivrer ou non un PST, en vertu du paragraphe 24(1) de la LIPR, est hautement discrétionnaire. Il incombe au demandeur de démontrer qu’il existe des circonstances impérieuses justifiant la délivrance d’un PST dans sa situation particulière. De plus, il est important de garder à l’esprit que, pour un demandeur, les conséquences d’un refus de lui délivrer un PST ne sont pas permanentes. Ces considérations, combinées au fait que le processus de demande d’un PST est fondé sur des observations écrites et nécessite une décision assez rapide, donnent à penser que l’obligation d’équité se situe à l’extrémité inférieure du registre, compte tenu des facteurs contextuels définis par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Baker.

[26]  Quoi qu’il en soit, même si cette obligation d’équité procédurale se situe à l’extrémité inférieure du registre, le demandeur doit être traité de manière équitable. Il doit connaître la preuve qu’il se doit de réfuter. Dans la décision César Nguesso c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 880 (César Nguesso), la juge Bédard a examiné en profondeur le contenu de l’obligation d’équité procédurale envers un demandeur de PST, en particulier dans les cas où cette obligation est liée au défaut de divulguer des renseignements avant qu’une décision ne soit rendue. La juge Bédard a analysé le processus de demande d’un PST et les conséquences de ce PST sur le demandeur et a déclaré ce qui suit (César Nguesso, au paragraphe 62) :

[62] J’estime que la jurisprudence développée en matière de visa, qui reconnaît clairement que le fardeau appartient au demandeur de soumettre des éléments de preuve suffisants au soutien de sa demande, est transposable en matière de PST. Cette jurisprudence a établi qu’il n’appartient pas à l’agent d’informer le demandeur de l’insuffisance de sa preuve ou de lui donner l’occasion de répondre aux préoccupations qui découlent d’une demande qui manque de clarté, qui est incomplète où dont les éléments de preuve sont insuffisants. L’obligation d’équité peut, par ailleurs, exiger que l’agent communique ses préoccupations au demandeur et lui donne une occasion d’y répondre lorsqu’elles découlent de la crédibilité, la véracité ou l’authenticité des éléments de preuve soumis par le demandeur ou lorsqu’elles découlent de renseignements dont le demandeur n’a pas pu avoir connaissance. L’obligation d’équité ne s’étend toutefois pas un devoir de fournir au demandeur un résultat intermédiaire ou une occasion de bonifier une demande qui est incomplète ou qui n’est pas suffisamment étayée. Le juge Mosley a bien énoncé ces paramètres dans Rukmangathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 284 aux para 22­23, [2004] ACF no 317 :

22 Il est bien établi que, dans le contexte des décisions d’un agent des visas, l’équité procédurale exige que le demandeur ait la possibilité de répondre aux éléments de preuve extrinsèques sur lesquels l’agente des visas s’est fondée et qu’il soit informé des préoccupations que l’agente a à cet égard : Muliadi, précité. À mon avis, le fait que la Cour d’appel fédérale a souscrit, dans l’arrêt Muliadi, précité, aux remarques que lord Parker avait faites dans la décision In re H.K. (An Infant), [1967] 2 Q.B. 617, montre que l’obligation d’équité peut exiger que les fonctionnaires de l’Immigration informent les demandeurs des questions suscitées par leur demande, pour que ceux‑ci aient la chance d’"apaiser" leurs préoccupations, même lorsque ces préoccupations découlent de la preuve qu’ils ont soumises. D’autres décisions de la présente cour étayent cette interprétation de l’arrêt Muliadi, précité. Voir, par exemple, Fong c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 C.F. 705 (1re inst.), John c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 257 (CanLII), [2003] A.C.F. no 350(1re inst.) (QL) et Cornea c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2003), 2003 CF 972 (CanLII), 30 Imm. L.R. (3d) 38 (C.F. 1re inst.), où il a été statué qu’à l’entrevue, l’agent des visas doit informer le demandeur de l’impression défavorable que lui donne la preuve que celui‑ci a soumise.

23 Toutefois, ce principe d’équité procédurale ne va pas jusqu’à exiger que l’agent des visas fournisse au demandeur un "résultat intermédiaire" des lacunes que comporte sa demande : Asghar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)[1998] A.C.F. no 1091 (1re inst.) (QL), paragraphe 21, et Liao c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 1926 (1re inst.) (QL), paragraphe 23. L’agent des visas n’est pas tenu d’informer le demandeur des questions qui découlent directement des exigences de l’ancienne Loi et de son règlement d’application : Yu c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1990), 36 F.T.R. 296, Ali c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 1998 CanLII 7681 (CF), 151 F.T.R. 1 et Bakhtiania c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.F. no 1023 (1re inst.) (QL).

[Soulignement ajouté dans César Nguesso.]

[27]  Comme l’a conclu le juge Rennie dans l’arrêt Canadien Pacifique (au paragraphe 56), au moment d’évaluer si un processus était équitable, « la question fondamentale demeure celle de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu possibilité complète et équitable d’y répondre ». En l’espèce, le demandeur ne connaissait pas la preuve qu’il devait réfuter. Il ne savait pas que CIC craignait qu’il soit impliqué dans le passage illégal de clandestins. Il ne s’est pas vu offrir la possibilité de répondre à cette préoccupation. À mon avis, l’allusion au passage de clandestins dans les notes prises lors du traitement de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, déposée en 2000 par le demandeur, ne constitue pas une information que ce dernier aurait dû ou aurait pu connaître. Cette préoccupation était connue de CIC depuis le traitement de cette demande, présentée en 2000. Il est injuste qu’elle soit portée à l’attention du demandeur uniquement maintenant, en tant que facteur ayant influencé la décision prise à l’égard de sa demande de PST.

[28]  J’estime que l’agent a violé le droit à l’équité procédurale du demandeur, en s’appuyant sur la crainte non étayée que ce dernier soit impliqué dans le passage de clandestins. L’agent avait l’obligation de porter cette préoccupation à l’attention du demandeur avant de rendre la décision et de lui offrir la possibilité de formuler des observations en réponse.

VII.  Conclusion

[29]  La demande de contrôle judiciaire de la décision est accueillie.

[30]  Le demandeur a demandé qu’une ordonnance de mandamus soit rendue, en se fondant sur la mesure prise par la Cour dans la décision Rudder c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 689, aux paragraphes 37­38 :

[37] Je conclus en dernier lieu qu’il s’agit ici d’un cas dans lequel il convient de donner des instructions selon lesquelles qu’un agent des visas différent doit délivrer sans délai un VRT [visa de résident temporaire] à Faye Rudder pour une période d’un mois, lorsque la demanderesse sera prête à venir au Canada. Je conclus que, compte tenu de la preuve versée au dossier, il s’agit du seul résultat raisonnable auquel un agent des visas pourrait arriver dans le cadre d’un réexamen.

[38] Dans l’affaire Pacific Pants Company Inc. et al. c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 1050 (CanLII), la Cour a eu la possibilité de traiter, aux paragraphes 48 et 49, de la portée de l’alinéa 18.1(3)b) de la Loi sur les Cours fédérales, qui autorise la Cour, lorsqu’elle annule une décision, à le faire « conformément aux instructions qu’elle estime appropriées ». Je me suis référé à l’arrêt rendu par la Cour d’appel fédérale Rafuse c. Canada (Commission d’appel des pensions), 2001 CAF 390 (CanLII), 2002 CAF 31, en tant que décision faisant autorité à l’appui de la proposition selon laquelle les instructions données en vertu de l’alinéa 18.1(3)b) peuvent inclure des instructions de la nature d’un verdict imposé. À mon avis, il est impérieux d’imposer un verdict eu égard aux faits de la présente espèce.

[Soulignement ajouté dans Rudder.]

[31]  Malheureusement, je dois conclure qu’il ne s’agit pas, en l’espèce, d’un cas approprié pour rendre une ordonnance de mandamus, puisque le résultat du réexamen de la demande de PST du demandeur est incertain. Je suis pleinement consciente que c’est la quatrième fois que la demande de PST du demandeur est renvoyée devant un autre agent en vue d’un nouvel examen. En vue d’assurer un certain caractère définitif à cette affaire, je ferais remarquer ce qui suit à l’agent, pour que ce dernier en tienne compte.

[32]  Premièrement, la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et la demande d’approbation de la réadaptation du demandeur, qui étaient depuis longtemps en instance, ont maintenant été tranchées. Un des arguments formulés par l’avocat du demandeur, lors de l’audience, était que la demande de PST du demandeur avait pour objet de permettre à ce dernier de venir au Canada, en attendant le résultat de sa deuxième demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Le fait que cette demande a maintenant été rejetée sera pertinent, lors du réexamen de la demande de PST.

[33]  Deuxièmement, le demandeur a fait valoir que la décision était déraisonnable. Je ne tire aucune conclusion quant au caractère raisonnable ou non de la décision, étant donné que le réexamen de la demande de PST du demandeur sera fondé sur des considérations différentes, étant donné le temps qui s’est écoulé, le règlement des demandes qui étaient en instance devant CIC et les observations que présentera le demandeur sur la question du passage de clandestins. Toutefois, je souhaite répondre à certaines des observations formulées par le demandeur.

[34]  L’agent a jugé problématique le fait que le demandeur n’a fourni aucune preuve pour étayer son argument selon lequel il doit revenir au Canada pour exploiter convenablement son entreprise canadienne de soins de santé. Bien que le demandeur ait formulé des arguments à l’effet contraire, l’absence de tels éléments de preuve est pertinente au regard du motif invoqué par ce dernier pour justifier son retour au Canada, et celle‑ci peut être mise en balance avec la preuve plus anecdotique présentée par l’épouse du demandeur. Le demandeur soutient également que l’agent n’a pas tenu compte de l’ordonnance rendue en 2017 par la juge McVeigh. Je ne suis pas d’accord, étant donné que l’agent a examiné les renseignements contenus dans les demandes antérieures présentées à CIC par le demandeur et a tenu compte de la situation familiale de ce dernier. Il est clair que l’agent disposait de tous les renseignements et antécédents en matière d’immigration du demandeur.

[35]  Enfin, le demandeur prétend que l’agent a commis une erreur lors de son examen des lettres produites par son épouse et ses enfants. Il soutient que l’agent a mis l’accent sur ce qui ne figurait pas dans les lettres plutôt que sur ce qui y était indiqué pour soutenir sa cause. Je suis d’accord avec le demandeur sur ce point. L’agent a conclu que le demandeur n’avait pas été honnête avec sa famille, en extrapolant à partir du fait qu’aucune des lettres ne faisait mention des fausses déclarations faites par ce dernier à CIC, lors de son entrée initiale au Canada. J’estime que la conclusion tirée par l’agent était injustifiée. Dans chaque cas, les lettres portaient sur la façon dont le demandeur menait sa vie au Canada, et celles‑ci ne devraient pas être réprouvées parce qu’elles n’abordent pas une question hors de propos.

[36]  Aucune question n’a été soumise par les parties pour être certifiée et ce dossier n’en contient aucune.


JUGEMENT dans IMM‑4229‑17

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. La décision de l’agent est cassée et la demande de permis de séjour temporaire du demandeur est renvoyée à un autre agent en vue d’un nouvel examen. Le demandeur sera autorisé à présenter des observations écrites pour répondre à la question concernant la composition de sa famille, ainsi qu’aux préoccupations soulevées dans la décision faisant l’objet du contrôle selon lesquelles il pourrait avoir été impliqué dans le passage de clandestins;

  3. Aucune question d’importance générale n’est certifiée;

  4. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Elizabeth Walker »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 17e jour de décembre 2018.

Maxime Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4229‑17

 

INTITULÉ :

AYODEJI AKANMU ALABI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 AOÛT 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE WALKER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 16 novembre 2018

 

COMPARUTIONS :

Rocco Galati

 

POUR LE DEMANDEUR

Melissa Mathieu

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Rocco Galati Law Firm

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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