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Date : 20181116

Dossier : IMM-5019-17

Référence : 2018 CF 1160

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 16 novembre 2018

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

Nkafu Fondu Fomenky

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  APERÇU

[1]  Le 6 octobre 2017, le demandeur, un citoyen du Cameroun, a été arrêté par des agents du service de police de Hamilton et accusé d’entrave à un agent de la paix. Plus tard le même jour, alors qu’il était encore détenu par la police, le demandeur a été interrogé par un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC).

[2]  Le demandeur a d’abord été détenu en raison de l’accusation criminelle qui pesait sur lui, ainsi qu’en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Lors du contrôle des motifs de détention effectué le 26 octobre 2017 par un commissaire de la Section de l’immigration (la SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, le demandeur a demandé que soient écartées les notes prises par l’agent de l’ASFC lors de l’entrevue tenue le 6 octobre 2017. Le demandeur a soutenu que les renseignements avaient été obtenus en violation des droits qui lui sont garantis par l’alinéa 10b) de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) et que ces renseignements devraient être écartés en vertu du paragraphe 24(2) de cette dernière. Le commissaire de la SI a rejeté sa demande, ayant conclu qu’il n’y avait pas eu violation des droits du demandeur garantis à l’alinéa 10b).

[3]  À la suite du contrôle des motifs de détention effectué le 26 octobre 2017, le demandeur a été maintenu en détention, mais la SI a par la suite ordonné sa remise en liberté. En dépit de tout cela, le demandeur cherche, par la présente demande de contrôle judiciaire, à contester la décision du commissaire de la SI concernant la recevabilité de l’entrevue réalisée par l’ASFC.

[4]  Pour les motifs exposés ci‑après, j’ai conclu que la présente demande de contrôle judiciaire est théorique et qu’en outre, je ne devrais pas exercer mon pouvoir discrétionnaire pour examiner le bien‑fondé de la demande, en dépit de son caractère théorique. Par conséquent, la demande est rejetée.

II.  CONTEXTE

[5]  Le demandeur est entré au Canada de façon irrégulière, depuis les États‑Unis, à une date inconnue en 2017 et est resté ici sans statut.

[6]  Pour des raisons qui ne sont pas exposées dans le dossier, outre la déclaration selon laquelle la police menait une enquête pour fraude, le demandeur est entré en contact, le 6 octobre 2017, avec des agents du service de police de Hamilton. Il a été allégué que lors de son interaction avec eux, le demandeur leur a donné plusieurs fausses identités, avant de finalement leur révéler son véritable nom. Le demandeur a été arrêté et accusé d’entrave à un agent de la paix. Il a été détenu par la police en prévision d’une enquête sur le cautionnement.

[7]  Plus tard le même jour, alors qu’il était encore détenu au poste de police, le demandeur a été interrogé par un agent de l’ASFC. L’agent a interrogé le demandeur au sujet de son statut d’immigrant, mais lui a également posé des questions sur plusieurs autres points. L’agent a notamment interrogé le demandeur concernant le temps qu’il avait passé aux États‑Unis et ailleurs, les raisons qui expliquaient son départ des États‑Unis et sa présence au Canada, la date à laquelle il était arrivé ici, les personnes qu’il connaissait au Canada et l’endroit où il habitait. Le demandeur a indiqué à l’agent qu’il était membre du Conseil national du sud Cameroun et qu’il avait quitté clandestinement le Cameroun. Il ne voulait pas retourner là‑bas puisqu’il craignait d’être tué, mais il aimerait regagner les États‑Unis. Il a confirmé à l’agent qu’il avait déjà présenté un certain nombre de demandes d’entrée au Canada par le passé, mais que ces dernières avaient été rejetées.

[8]  À la suite de cette entrevue, l’agent de l’ASFC a procédé à l’arrestation du demandeur, en vertu de l’article 55 de la LIPR. Les motifs sur lesquels s’est appuyé l’agent pour arrêter le demandeur sont exposés dans un document joint à l’avis d’arrestation. Ce document comprend un résumé des renseignements que l’agent a obtenus lorsqu’il a interrogé le demandeur, alors que ce dernier était détenu par la police.

[9]  Le 17 octobre 2017, le demandeur a été mis en liberté sous caution concernant l’accusation criminelle.

[10]  Le premier contrôle des motifs de détention du demandeur, en vertu de la LIPR, a été effectué le 19 octobre 2017. Le commissaire de la SI a ordonné le maintien en détention.

[11]  Tel qu’il a été mentionné précédemment, le demandeur a été maintenu en détention après le deuxième contrôle des motifs de détention effectué le 26 octobre 2017, mais à l’issue du troisième, le 23 novembre 2017, une ordonnance de mise en liberté sous conditions a été rendue.

[12]  Lors du contrôle des motifs de détention du 26 octobre 2017, le demandeur a demandé que soient écartées les notes prises par l’agent de l’ASFC lors de l’entrevue du 6 octobre 2017. Ces notes, ainsi que l’avis d’arrestation et la déclaration solennelle d’un agent de l’ASFC précisant que les seuls antécédents criminels du demandeur au Canada étaient l’accusation en instance pour entrave à un agent de la paix, ont été déposés sans objection lors du premier contrôle des motifs de détention collectivement en tant que pièce DR­1. (Le demandeur n’était pas représenté par un avocat à ce moment‑là.)

[13]  Au moment de rendre une décision concernant la demande visant à écarter des déclarations faites par le demandeur à l’agent de l’ASFC, le commissaire a déclaré que le droit à un avocat ne s’applique pas lorsqu’un agent de l’ASFC procède à une entrevue initiale afin de déterminer le statut d’immigration d’une personne. Le commissaire a également fait la remarque, malheureusement, que l’une de ses préoccupations au sujet de la demande était [traduction] qu’« il serait difficile d’écarter ces renseignements, puisque je les ai vus et lus en me préparant à instruire cette affaire ». Cette préoccupation est manifestement erronée. Toutefois, au bout du compte, elle n’a pas été prise en considération dans la décision, étant donné que le commissaire a conclu qu’il n’y avait pas de fondement juridique permettant d’écarter la preuve : l’alinéa 10b) de la Charte ne peut être violé que s’il s’applique, et le commissaire a conclu qu’il ne s’appliquait pas dans les circonstances.

[14]  La présente demande de contrôle judiciaire a été introduite au moyen d’un avis de demande daté du 23 novembre 2017. Certains des motifs qui y sont invoqués ont trait au maintien en détention du demandeur, qui était alors en cours, mais ils ne sont manifestement plus valables à la suite de certains événements. Le demandeur conteste également la décision rendue le 26 octobre 2017 concernant la recevabilité de l’entrevue de l’ASFC. Son principal argument est que la SI [traduction] « a commis une erreur dans son interprétation de l’alinéa 10b) de la Charte canadienne des droits et libertés, en concluant que l’entrevue d’immigration d’une personne détenue relativement à des accusations criminelles ne constitue pas un changement de circonstances suffisant pour justifier le rétablissement du droit à l’assistance d’un avocat ». Le demandeur demande [traduction] « une déclaration selon laquelle il y a eu violation des droits qui lui sont garantis par l’alinéa 10b) de la Charte canadienne des droits et libertés lorsque l’Agence des services frontaliers du Canada l’a interrogé au sujet de son statut d’immigrant, alors qu’il était détenu par le service de police de Hamilton pour des accusations criminelles, sans être d’abord avisé de son droit de consulter un avocat ou sans se voir offrir la possibilité d’exercer ce droit ». Il demande également une ordonnance annulant la décision rendue par la SI le 26 octobre 2017.

III.  QUESTIONS EN LITIGE

[15]  Les questions en litige dans cette affaire sont les suivantes :

IV.  ANALYSE

[16]  L’analyse du caractère théorique s’effectue en deux temps. Il convient d’abord de déterminer s’il existe toujours un litige actuel qui affecte ou peut affecter les droits des parties. Si la réponse est négative, la procédure est théorique, mais le tribunal doit tout de même se demander s’il doit, malgré tout, exercer son pouvoir discrétionnaire pour trancher l’affaire sur le fond (Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342, aux pages 353 à 363 (Borowski); Democracy Watch c Canada (Attorney General), 2018 FCA 195, au paragraphe 10 (Democracy Watch)).

[17]  J’examinerai chacune de ces questions à tour de rôle.

1)  Existe‑t‑il toujours un litige actuel qui affecte les droits des parties?

[18]  La doctrine relative au caractère théorique « est un des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu’un tribunal peut refuser de juger une affaire qui ne soulève qu’une question hypothétique ou abstraite » (Borowski, à la page 353). Ce principe s’applique « quand la décision du tribunal n’aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties » (ibid.). Par conséquent, « [s]i la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l’affaire » (ibid.). Ce principe général est assujetti au pouvoir discrétionnaire du tribunal, qui peut décider de trancher l’affaire, en dépit de son caractère théorique, tel qu’il sera expliqué plus loin.

[19]  La question à trancher à ce stade‑ci consiste à « se demander si le différend concret et tangible [entre les parties] a disparu et si la question est devenue purement théorique » (ibid.).

[20]  Le demandeur reconnaît, manifestement, qu’il n’existe plus de litige actuel quant à savoir si le commissaire de la SI a commis une erreur en ordonnant son maintien en détention le 26 octobre 2017. Comme il a maintenant été remis en liberté, cette question est purement théorique. Toutefois, le demandeur soutient qu’il existe toujours un litige actuel sur la question de savoir si le commissaire a commis une erreur en concluant que ses droits, prévus à l’alinéa 10b) de la Charte, n’ont pas été violés lors de l’entrevue de l’ASFC, dans la mesure où cette décision pourrait avoir des conséquences sur ses droits dans l’avenir. Il soutient que si la décision du commissaire n’est pas modifiée, il devra échapper à l’application de la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, si jamais le contenu de l’entrevue en venait à être présenté dans le cadre d’une autre instance et qu’il demandait que l’on écarte cette preuve. Par ailleurs, si la Cour annulait la décision du commissaire (ce qu’elle devrait faire, bien entendu, selon le demandeur), il n’aurait pas un tel obstacle à surmonter, s’il devait ultérieurement demander que l’on écarte cette preuve.

[21]  À mon avis, l’argument du demandeur élargit indûment la notion de « litige actuel ». Le différend « concret et tangible » entre les parties portait sur la question de savoir si le demandeur devait être remis en liberté. Ce différend a disparu lorsque le demandeur a été remis en liberté aux termes d’une ordonnance ultérieure rendue par la SI. La situation du demandeur n’est pas différente de celles examinées dans les arrêts Winko c Colombie‑Britannique (Forensic Psychiatric Institute), [1999] 2 RCS 625 (Winko) et Mazzei c Colombie‑Britannique (Directeur des Adult Forensic Psychiatric Services), [2006] 1 RCS 326, 2006 CSC 7 (Mazzei), dans le cadre desquels les appels d’ordonnances rendues par la commission d’examen de la Colombie‑Britannique sont devenus théoriques, étant donné que ces ordonnances ont été supplantées par des ordonnances subséquentes de la commission. Dans l’arrêt Établissement de Mission c Khela, [2014] 1 RCS 502, 2014 CSC 24, un pourvoi concernant la cote de sécurité attribuée à M. Khela en tant que détenu sous responsabilité fédérale est devenu théorique, étant donné qu’au moment où la Cour suprême du Canada a finalement été saisie du pourvoi, une autre décision concernant cette cote de sécurité avait été rendue. De même, dans l’arrêt R c Oland, [2017] 1 RCS 250, 2017 CSC 17 (Oland), l’appel d’une ordonnance prévoyant le maintien en détention de M. Oland en attendant l’issue de l’appel interjeté contre sa déclaration de culpabilité pour meurtre était théorique, étant donné qu’au moment où la Cour suprême du Canada a finalement été saisie de l’affaire, l’appel interjeté contre sa déclaration de culpabilité avait été accueilli par la Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick et M. Oland avait été mis en liberté sous caution en attendant son nouveau procès.

[22]  Une controverse persistante entoure des questions de droit, et ces questions pourraient se poser de nouveau dans de prochaines affaires impliquant les mêmes parties, mais jamais il n’a été suggéré qu’il faille en conclure que les appels n’étaient pas théoriques. Il s’agissait plutôt là d’un facteur pris en considération par la Cour lorsqu’elle a décidé d’entendre les appels, malgré leur caractère théorique. Dans l’arrêt Oland, par exemple, la Cour a entendu le pourvoi sur le fond, en dépit de son caractère théorique, en partie en raison du fait que M. Oland risquait de se retrouver devant les mêmes problèmes juridiques à l’issue de son nouveau procès (aux paragraphes 17 et 18).

[23]  Je suis prêt à accepter le fait que dans le cadre d’une instance future, le demandeur puisse être confronté aux déclarations qu’il a faites à l’agent de l’ASFC le 6 octobre 2017. En fait, la Cour a été saisie d’éléments de preuve démontrant que le demandeur a présenté une demande d’asile, que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a l’intention d’intervenir, que l’ensemble des documents fournis par le ministre relativement à cette intervention comprend des notes tirées de l’entrevue réalisée auprès du demandeur par l’agent de l’ASFC et que le demandeur a l’intention de s’opposer à la recevabilité de cette preuve. Cependant, l’argument du demandeur fondé sur la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne permet pas d’établir l’existence d’un différend concret et tangible opposant actuellement les parties. Il se peut même que cette préclusion ne s’applique pas à la nouvelle procédure si, par exemple, les parties ne sont pas les mêmes. Dans le cas où elle pourrait s’appliquer, la partie adverse ne chercherait pas forcément à s’en prévaloir pour défendre la recevabilité de la preuve. Enfin, même si la préclusion était invoquée, le tribunal a le pouvoir discrétionnaire de ne pas l’appliquer, s’il n’est pas dans l’intérêt de la justice de le faire. Comme l’a souligné le juge Binnie au nom de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Danyluk c Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 RCS 460, 2001 CSC 44, les « règles régissant la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne doivent pas être appliquées machinalement. L’objectif fondamental est d’établir l’équilibre entre l’intérêt public qui consiste à assurer le caractère définitif des litiges et l’autre intérêt public qui est d’assurer que, dans une affaire donnée, justice soit rendue » (au paragraphe 33). Pour ce faire, il faut considérer l’équité de l’instance initiale, et même si l’instance antérieure s’est déroulée de manière juste et régulière, eu égard à son objet, il convient de se demander s’il pourrait néanmoins se révéler injuste d’opposer la décision en résultant à toute action ultérieure (Penner c Niagara (Commission régionale de services policiers), 2013 CSC 19, au paragraphe 39). Les facteurs qu’un futur tribunal prendrait certainement en considération afin de déterminer si le demandeur est empêché par préclusion de contester la recevabilité de sa déclaration à l’agent de l’ASFC comprennent la nature et l’objet de l’instance initiale, la façon dont les contrôles des motifs de détention sont effectués et s’il est raisonnable de s’attendre à ce que le demandeur ait pleinement soumis la question au tribunal dans le cadre de cette instance initiale (ce sur quoi je reviendrai plus loin). Sans que ces facteurs soient, en aucune façon, déterminants dans l’issue de l’affaire, il est possible de soutenir que ceux‑ci justifient l’exercice du pouvoir discrétionnaire afin d’empêcher que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée soit invoquée pour écarter toute autre objection à la recevabilité de la preuve. Le fait que le demandeur a tenté de contester la décision initiale directement dans le cadre de la présente procédure serait également considéré, sans doute, comme un point en sa faveur.

[24]  Dans les circonstances, il est loin d’être certain que la préclusion de la question déjà tranchée serait un obstacle à toute tentative ultérieure que pourrait faire le demandeur afin d’écarter le contenu de l’entrevue de l’ASFC. Il est clair en droit que [traduction] « les possibilités hypothétiques sont insuffisantes pour empêcher la conclusion selon laquelle la question est théorique » (Yahaan c Canada, 2018 FCA 41, au paragraphe 26). La possibilité qu’une série d’impondérables surviennent et en viennent à porter atteinte aux droits du demandeur, dans le cadre d’une instance ultérieure, est tout simplement trop spéculative pour se garder de conclure au caractère théorique de la présente demande.

2)  La Cour devrait‑elle malgré tout trancher la demande sur le fond?

[25]  Dans l’arrêt Borowski, la Cour a formulé des lignes directrices afin de déterminer s’il faut trancher ou non les questions soulevées dans les affaires théoriques. Trois facteurs y sont définis : (1) l’existence ou non d’un contexte contradictoire; (2) l’économie des ressources judiciaires; (3) la question de savoir si trancher l’affaire sur le fond serait compatible avec la fonction juridictionnelle de la Cour par rapport à la fonction législative du gouvernement (aux pages 358 à 363). La Cour a souligné qu’il ne s’agit pas là d’une liste exhaustive : « il n’est pas souhaitable d’aller au‑delà d’une généralisation convaincante parce qu’une liste exhaustive aurait comme conséquence d’entraver indûment, pour l’avenir, le pouvoir discrétionnaire de la Cour » (à la page 358). Ce pouvoir discrétionnaire est « à exercer de façon judiciaire selon les principes établis » (ibid.). En outre, l’application de ces facteurs n’est pas un « processus mécanique » (à la page 363). Il se peut que ces derniers ne tendent pas tous vers la même conclusion dans une affaire donnée, et l’absence d’un facteur peut prévaloir malgré la présence de l’un ou des deux autres, ou inversement (ibid.).

[26]  À mon avis, seul le premier de ces facteurs justifie l’instruction de la présente affaire sur le fond. Il ne fait aucun doute qu’il existe ici un contexte contradictoire. Le demandeur demeure personnellement engagé, et les deux parties ont habilement fait valoir leur position sur le bien‑fondé de la demande de contrôle judiciaire. Toutefois, comme je l’expliquerai, les deux autres facteurs pèsent lourdement contre l’instruction sur le fond de la présente demande.

[27]  Le demandeur tente de présenter la question qu’il cherche à faire instruire comme une question susceptible de ne jamais être soumises aux tribunaux. Il ne fait aucun doute que l’économie des ressources judiciaires peut favoriser l’instruction d’une question récurrente qui est de courte durée ou qui est susceptible de ne jamais être soumise aux tribunaux lorsqu’un tribunal en est finalement saisi. Toutefois, je ne suis pas d’accord avec le demandeur sur le fait que je devrais me pencher, en l’espèce, sur la question liée aux obligations qui incombent à un agent de l’ASFC, le cas échéant, en vertu de l’alinéa 10b) de la Charte, lorsque ce dernier effectue une entrevue initiale auprès d’une personne déjà détenue par la police, dans la mesure où celle‑ci risque de ne jamais être soumise aux tribunaux.

[28]  La présente demande découle d’un contrôle des motifs de détention. Il est vrai que souvent, les décisions prises dans le cadre d’une affaire portant sur le contrôle des motifs de détention sont remplacées par des décisions subséquentes, qui sont rendues avant que la Cour ne soit appelée à se prononcer sur la décision initiale, comme le démontre la présente affaire. À cet égard, ces décisions sont comparables à celles relatives à la mise en liberté sous caution rendues en vertu du Code criminel (comme dans les arrêts Oland et R c Hall, [2002] 3 RCS 309, 2002 CSC 64, au paragraphe 10) ou aux ordonnances des commissions d’examen provinciales (comme dans les arrêts Winko et Mazzei). Toutefois, contrairement à ces cas, la question de droit sur laquelle le demandeur demande à la Cour de se prononcer ne se pose pas uniquement dans des instances de courte durée. Il est facile d’imaginer la recevabilité d’une déclaration faite à un agent de l’ASFC comme faisant partie des questions à trancher dans le cadre d’une enquête, en vertu du paragraphe 44(2) de la LIPR, par exemple. En fait, il est seulement juste de rappeler que dans son argumentation concernant la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, le demandeur a soutenu qu’il pourrait être confronté, dans le cadre d’une instance ultérieure, aux déclarations qu’il a faites à l’agent de l’ASFC, et qu’il a effectivement présenté des preuves montrant que cela pourrait fort bien se produire lors de son audience relative à sa demande d’asile. Il est difficile de comprendre comment le demandeur peut s’appuyer sur cet argument et soutenir parallèlement que la recevabilité de ce type de preuve est une question susceptible de ne jamais être soumise aux tribunaux. Il n’y a rien de particulier dans le fait qu’en l’espèce, la question a été soulevée dans le contexte d’un contrôle des motifs de détention. En résumé, la question que le demandeur demande à la Cour d’instruire, en dépit de son caractère théorique, n’est pas susceptible de ne jamais être soumise aux tribunaux [traduction] « au point de justifier l’utilisation de ressources judiciaires supplémentaires, alors que la décision en résultant équivaudrait à donner un avis juridique sans portée pratique » (Democracy Watch, au paragraphe 18).

[29]  En outre, compte tenu des lacunes que présente le dossier, la présente affaire ne constitue pas un cas approprié pour trancher la question soulevée par le demandeur. Trancher une question de droit importante en s’appuyant, essentiellement, sur un vide factuel est incompatible avec la fonction juridictionnelle du tribunal. Cela est d’autant plus vrai lorsqu’une question constitutionnelle est soulevée.

[30]  La Cour suprême du Canada a souligné l’importance d’un dossier de preuve adéquat pour trancher des questions constitutionnelles. Comme l’a souligné le juge Cory dans un passage souvent cité, tiré de l’arrêt MacKay c Manitoba, [1989] 2 RCS 357 :

Les décisions relatives à la Charte ne doivent pas être rendues dans un vide factuel. Essayer de le faire banaliserait la Charte et produirait inévitablement des opinions mal motivées. La présentation des faits n’est pas, comme l’a dit l’intimé, une simple formalité; au contraire, elle est essentielle à un bon examen des questions relatives à la Charte. Un intimé ne peut pas, en consentant simplement à ce que l’on se passe de contexte factuel, attendre ni exiger d’un tribunal qu’il examine une question comme celle‑ci dans un vide factuel. Les décisions relatives à la Charte ne peuvent pas être fondées sur des hypothèses non étayées qui ont été formulées par des avocats enthousiastes.

[31]  Ce principe est souvent appliqué dans le contexte des contestations relatives à la constitutionnalité d’une loi, mais je considère qu’il est tout aussi applicable lorsque la question constitutionnelle porte sur les obligations que la Charte elle‑même impose aux agents de l’État, comme c’est le cas en l’espèce.

[32]  Lors du contrôle des motifs de détention, la seule preuve sur laquelle s’est appuyé le demandeur pour étayer sa demande visant à écarter des notes prises lors de son entrevue auprès de l’agent de l’ASFC était les notes proprement dites. Il est révélateur que ces notes n’indiquent rien au sujet de ce que l’agent de l’ASFC a dit (ou n’a pas dit) au demandeur concernant ses droits, en vertu de l’alinéa 10b) de la Charte. Aucun autre élément de preuve n’a été présenté. Le demandeur n’a pas témoigné.

[33]  Dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur a déposé un affidavit dans lequel il prétend décrire les circonstances dans lesquelles il a été interrogé par l’agent de l’ASFC. La règle d’application générale veut que dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision administrative, le dossier de preuve se limite au dossier dont disposait le décideur (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, au paragraphe 19; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Sohail, 2017 CF 995, au paragraphe 17). Bien qu’il puisse y avoir des exceptions à cette règle d’application générale, aucune d’entre elles ne s’applique en l’espèce. D’ailleurs, l’avocat du demandeur a reconnu, à juste titre, que l’affidavit est irrecevable en ce qui touche le bien‑fondé de la demande de contrôle judiciaire.

[34]  En raison de la façon dont le contrôle des motifs de détention a été effectué, aucune preuve n’a été déposée à l’appui de plusieurs questions cruciales, dont les suivantes :

[35]  La situation exposée est totalement inadéquate pour trancher toute question de droit et encore moins une question constitutionnelle importante, qui pourrait avoir de vastes répercussions. Je suis sensible aux exigences associées aux contrôles des motifs de détention. Il est tout à fait compréhensible que le détenu s’efforce avant tout d’obtenir sa mise en liberté, le plus rapidement possible. De par leur nature même, les contrôles des motifs de détention seront rarement propices au déroulement d’une procédure complète concernant la recevabilité d’un élément de preuve. Toutefois, même en tenant compte de tout cela, le dossier en l’espèce est tout à fait inadéquat.

[36]  En combinant les deux derniers facteurs énoncés dans l’arrêt Borowksi, il est possible que traiter cette affaire sur le fond aurait favorisé l’économie des ressources judiciaires, si le dossier n’avait pas présenté les lacunes mentionnées ci‑dessus. Toutefois, ce n’est pas là le cas qui a été présenté à la Cour. Même si les préoccupations liées à l’économie des ressources judiciaires justifiaient de passer outre certaines lacunes dans le dossier, il faudrait faire beaucoup plus que cela pour en venir à adopter la position du demandeur, compte tenu des circonstances particulières de l’espèce.

V.  CONCLUSION

[37]  Le demandeur soulève une question de droit importante, mais l’importance de cette dernière fait en sorte que la Cour ne devrait l’examiner qu’en présence d’un dossier approprié. Il n’y a aucune raison de penser qu’un tel cas ne se présentera pas à un moment ou à un autre. Compte tenu de tous les facteurs énoncés dans l’arrêt Borowski, je refuse d’examiner le fond de la question qui se rapporte à la Charte qu’a soulevée le demandeur. La Cour n’ayant été saisie d’aucune autre question, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[38]  Les parties ont convenu qu’aucune question de portée générale ne serait soulevée, si l’affaire était tranchée sur la base du caractère théorique. Je suis d’accord.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-5019-17

LA COUR STATUE que :

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 20e jour de décembre 2018.

Isabelle Mathieu, traductrice



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