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Date : 20181113


Dossier : IMM‑5352‑17

Référence : 2018 CF 1134

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 13 novembre 2018

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

HUSSEIN ALI SUMAIDA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée au titre de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (L.C. 2001, c. 27) [la LIPR]. La décision faisant l’objet du contrôle, qui a été rendue le 30 octobre 2017, est celle d’un décideur principal relativement à l’examen des risques avant renvoi [l’ERAR] du demandeur. À mon avis, cette affaire doit être renvoyée à un autre agent pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

I.  Le statut du demandeur

[2]  Le demandeur a été exclu de la protection il y a quelque 27 ans. Cette conclusion de la Section du statut de réfugié, en date du 12 décembre 1991, a été confirmée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Sumaida c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 3 CF 66.

[3]  Le demandeur est citoyen de l’Irak (il n’est pas clair si sa citoyenneté a été révoquée) et de la Tunisie. Son père était un diplomate de haut rang en Irak pendant la dictature de Saddam Hussein. Lorsqu’il étudiait en Angleterre, entre 1983 et 1985, M. Sumaida s’est joint à un groupe opposé à Saddam Hussein et à son gouvernement. L’objectif de ce groupe était de renverser le régime et d’instaurer une théocratie de style iranien en Irak. Ainsi, certains de ses membres participaient à des activités de terrorisme international, même s’il était entendu que des cellules à l’extérieur de l’Irak s’occupaient principalement du recrutement et de l’organisation de manifestations de propagande et de manifestations contre Hussein.

[4]  Ayant perdu ses illusions quant à l’action de cette organisation, le demandeur a choisi de communiquer les noms des membres de cette organisation à la police secrète irakienne [le Mukhabarat]. Les membres dénoncés par le demandeur étaient principalement des personnes qui faisaient des études en Angleterre. Les renseignements fournis à la police secrète irakienne concerneraient plus de 30 membres.

[5]  Toutefois, les activités du demandeur pendant son séjour en Angleterre ne se limitaient pas à fournir des renseignements au Mukhabarat. Il est connu qu’il a également fait du travail dans le domaine du renseignement pour le Mossad d’Israël, principalement contre l’Organisation de libération de la Palestine [l’OLP]. La décision de la Cour d’appel mentionne : « Il a fini par avouer aux autorités irakiennes qu’il travaillait pour Israël. On lui a pardonné à la condition qu’il travaille comme agent double. Par la suite, il est retourné en Irak et a joint les rangs du Mukhabarat irakien. » (par 5).

[6]  Je fournis cette information extraite de la décision de la Cour d’appel fédérale, car elle donne un contexte à la décision d’exclure le demandeur de la protection des réfugiés. En fait, ces renseignements sont de notoriété publique étant donné que le demandeur a raconté ces faits et d’autres activités d’espionnage dans l’autobiographie qu’il a publiée sous le titre de Circle of fear.

[7]  En conséquence des activités du demandeur, la Section du statut de réfugié était convaincue que sa collaboration avec Israël exposerait M. Sumaida à un grave danger s’il devait retourner au Moyen‑Orient. Toutefois, il ne pouvait pas obtenir l’asile, car il y avait des raisons sérieuses de penser que le demandeur avait commis des crimes contre l’humanité. De ce fait, la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés [la Convention] ne s’applique pas à lui. La disposition applicable de la Convention extraite de l’article premier est ainsi rédigée :

F Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser:

F The provisions of this Convention shall not apply to any person with respect to whom there are serious reasons for considering that:

a) Qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes; 

a) he has committed a crime against peace, a war crime, or a crime against humanity, as defined in the International instruments drawn up to make provision in respect of such crimes;

Selon l’article 98 de la LIPR, l’exclusion prévue à la section F de l’article premier de la Convention est incorporée dans notre droit interne. L’alinéa 112(3)c) dispose que l’asile ne peut pas être conféré lorsqu’il a été débouté de sa demande d’asile au titre de la section F de l’article premier.

[8]  La Cour d’appel n’a pas modifié la conclusion de la Commission selon laquelle « il y avait des raisons sérieuses de penser que l’intimé avait commis des crimes contre l’humanité. Cette conclusion se fondait sur les activités de l’intimé pour le compte du Mukhabarat au Royaume‑Uni et en Irak, de même que sur sa participation volontaire à une vente d’armes à un terroriste connu » (par 10).

[9]  Ne pas avoir le droit d’obtenir l’asile n’empêche pas une personne qui réside au Canada de demander la protection du ministre si elle est visée par une mesure de renvoi. Cette protection prend la forme d’un examen des risques avant renvoi, conformément à la section 3 de la LIPR. M. Sumaida a bénéficié d’un ERAR, qui concluait qu’il serait exposé à un risque s’il était expulsé en Irak, mais pas s’il était renvoyé en Tunisie. Il fallait trouver et arrêter M. Sumaida avant qu’il soit renvoyé en Tunisie le 6 septembre 2005.

[10]  Il n’est pas contesté que la demande d’asile d’une personne comme M. Sumaida est assujettie à l’alinéa 113d) de la LIPR, qui est ainsi rédigé :

Examen de la demande

Consideration of application

113 Il est disposé de la demande comme il suit :

113 Consideration of an application for protection shall be as follows:

[...]

[...]

d) s’agissant du demandeur visé au paragraphe 112(3) — sauf celui visé au sous‑alinéa e)(i) ou (ii) —, sur la base des éléments mentionnés à l’article 97 et, d’autre part :

(d) in the case of an applicant described in subsection 112(3) — other than one described in subparagraph (e)(i) or (ii) — consideration shall be on the basis of the factors set out in section 97 and

(i) soit du fait que le demandeur interdit de territoire pour grande criminalité constitue un danger pour le public au Canada,

(i) in the case of an applicant for protection who is inadmissible on grounds of serious criminality, whether they are a danger to the public in Canada, or

(ii) soit, dans le cas de tout autre demandeur, du fait que la demande devrait être rejetée en raison de la nature et de la gravité de ses actes passés ou du danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada;

(ii) in the case of any other applicant, whether the application should be refused because of the nature and severity of acts committed by the applicant or because of the danger that the applicant constitutes to the security of Canada; and

[...]

[...]

[11]  Ainsi, lorsque M. Sumaida est revenu au Canada en 2006, comme il l’a fait moins de un an après son expulsion, il n’avait aucun statut au Canada et ne pouvait pas demander l’asile. Son statut est resté le même depuis.

II.  Les faits

[12]  Dire que M. Sumaida a mené une vie intéressante est un euphémisme. Né en 1965, il est arrivé au Canada pour la première fois en avril 1990, muni d’un passeport diplomatique irakien. Il a présenté une demande d’asile en août, mais a quitté le Canada en octobre 1990 pour le Royaume‑Uni, avant que sa demande d’asile ne soit réglée; il a tenté de demander l’asile là‑bas. Cependant, sa demande s’est soldée par un échec au Royaume‑Uni en raison de sa précédente demande d’asile présentée au Canada. Ainsi, il est rentré au Canada en octobre 1990 et a été arrêté à son arrivée, mais libéré trois jours plus tard. Le livre auquel la Cour d’appel a fait référence a été publié peu après, en 1991, sous le titre plus complet « Circle of Fear, A Renegade’s Journey from the Mossad to the Iraqi Secret Service ». Voici ce qui est écrit dans un article publié dans le Walrus Magazine du 12 septembre 2012 :

[traduction

En 1985, Hussein Ali Sumaida, alors âgé de 20 ans, a perdu ses illusions quant à son rôle au sein de la « machine à tuer » de Saddam Hussein. Pour prendre sa revanche, il contacte le Mossad et commence à fournir des renseignements sur deux membres de l’Organisation de libération de la Palestine à Londres et à Bruxelles. Selon M. Sumaida, un arabe qui collabore avec le service d’espionnage israélien est « apparenté à un Juif travaillant pour la Gestapo ». Néanmoins, sa duplicité satisfait son goût pour l’intrigue et l’argent. « La vie était très rapide », dit Hussein Ali Sumaida.

Mais M. Samaida [sic] n’a pas fini de changer de camp. Lorsque le Mukhabarat est devenu suspicieux, M. Sumaida « avoue » qu’il avait été victime d’un coup monté le forçant à travailler pour les Israéliens. Le stratagème a fonctionné, et sa vie, dit‑il, a été épargnée par Hussein lui‑même à condition qu’il agisse comme agent double. Finalement, il est retourné en Irak et a continué à travailler pour le Mukhabarat, aidant notamment à négocier une vente d’armes avec Abu Abbas, le cerveau du tristement célèbre détournement du paquebot Achille Lauro en 1985.

[13]  À la suite de la décision de la Cour d’appel fédérale, confirmant l’irrecevabilité de la demande d’asile, le demandeur a demandé la résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire. La demande a été refusée. La Cour a confirmé la décision le 23 juin 2003. Puis, un premier ERAR a eu lieu le 25 juin 2003. Près de 18 mois plus tard, en décembre 2004, il a été décidé que M. Sumaida serait exposé à un danger s’il était renvoyé en Irak, mais pas s’il allait en Tunisie. Il a finalement été renvoyé en Tunisie le 6 septembre 2005. Il semble que des responsables tunisiens se soient rendus à l’aéroport à son arrivée.

[14]  M. Sumaida a affirmé avoir été soumis à la torture pendant son séjour en Tunisie, avant d’être finalement mis en liberté. Il a réussi à quitter la Tunisie, moins de un an après son arrivée, sous prétexte qu’il assistait à un salon professionnel en Hollande à l’été 2006. Il semble qu’il ait été soumis à des restrictions concernant son départ de la Tunisie, mais a obtenu un visa et, moyennant un pot de vin, a réussi à sortir de l’aéroport pour prendre son vol à destination des Pays‑Bas. Une fois aux Pays‑Bas, toujours aussi débrouillard, il affirme avoir consulté un avocat et avoir réussi à obtenir des documents de voyage sous une fausse identité pour monter à bord d’un avion à destination du Canada. Le 29 août 2006, à son retour au Canada, il aurait fait l’objet d’un rapport selon lequel il n’avait pas obtenu d’autorisation de retour au Canada, et une nouvelle mesure d’expulsion aurait été prise. Il a été reconnu coupable d’avoir utilisé un document en contravention de la LIPR, ce qui constitue une infraction au titre de l’alinéa 122(1)b) de la LIPR. Il a présenté une autre demande d’ERAR le 18 novembre 2006. C’est la demande d’ERAR qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

[15]  Cette demande d’ERAR a fait l’objet d’une décision initiale le 30 avril 2007 : elle a été approuvée. Vu les mauvais traitements subis par le demandeur en Tunisie lors de son séjour en 2005‑2006, ainsi que les deux lettres d’Amnesty International datées du 2 février 2005 et de novembre 2006, il a été conclu que le demandeur était exposé à un risque :

[traduction

  Je suis fermement d’avis qu’il existe suffisamment d’éléments de preuve objectifs et crédibles permettant de conclure que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur pourrait être personnellement exposé au risque d’être soumis à la torture s’il était renvoyé en Irak ou en Tunisie.

‑ en outre, je suis également grandement d’avis qu’il existe suffisamment d’éléments de preuve objectifs et crédibles permettant de conclure que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur pourrait être personnellement exposé à une menace à sa vie et à un risque de traitements ou de peines cruels et inusités s’il était renvoyé en Irak ou en Tunisie. [Souligné dans l’original.]

[16]  Il semble que, dans la décision concernant l’ERAR, la mention selon laquelle la demande d’ERAR avait été approuvée était erronée, car le processus n’était pas encore terminé. C’est seulement quatre ans et demi plus tard, le 23 novembre 2011, que M. Sumaida a été informé que le représentant du ministre n’était pas lié par l’opinion de l’agent d’ERAR et que sa demande d’ERAR n’avait pas encore été réglée. Il a fallu six autres années pour que la décision soit prise, le 30 octobre 2017, soit la décision concernant l’ERAR faisant l’objet du contrôle judiciaire.

[17]  Lors de l’audience dans cette affaire, la Cour a demandé quelle explication pourrait être donnée au sujet de ce retard. Les avocats des parties n’ont pas été en mesure de faire la lumière sur cette situation regrettable, et aucun argument n’a été présenté concernant le retard.

III.  La décision concernant l’ERAR

[18]  La décision faisant l’objet d’un contrôle, laquelle est prise par un décideur principal, est celle du délégué du ministre nommé en vertu du paragraphe 6(2) de la LIPR. Selon l’article 172 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (DORS/2002‑227), le délégué tient compte d’une évaluation écrite au regard des éléments mentionnés à l’article 97 de la LIPR ainsi qu’au regard des facteurs mentionnés au sous‑alinéa 113d)(ii), dans le cas d’un demandeur visé par le paragraphe 112(3).

[19]  L’affaire porte exclusivement sur le risque de retour en Tunisie, le délégué du ministre concluant que [traduction« selon la prépondérance des probabilités, [...] M. Sumaida peut être exposé à un risque de mort s’il est renvoyé en Irak » (p. 18 de 35, Motifs de décision, le 30 octobre 2017).

[20]  Bien que la décision soit relativement longue, elle se résume à un nombre limité de questions. M. Sumaida a toujours affirmé qu’il risquait d’être torturé s’il était renvoyé en Tunisie en raison de ses activités antérieures en tant qu’agent du Mossad et de ses activités antérieures auprès du gouvernement irakien [traduction« en tant que recruteur pour les services secrets ». Il a affirmé avoir souffert de trouble de stress post‑traumatique [le TSPT] pendant cinq ans après sa détention en Tunisie. Le demandeur a également allégué que la situation en Tunisie témoignait d’un manque de respect des droits de la personne et d’un faible contrôle sur les prisons et les forces de sécurité, où il n’y a pas de reddition de comptes.

[21]  En outre, le terrorisme a augmenté, avec une instabilité accrue au sein même de la Tunisie, ce qui augmente le risque de torture et même de mort aux mains de groupes djihadistes qui le considéreraient comme une cible potentielle au vu de ses activités passées qui sont publiquement connues à la suite de la parution de son livre, ainsi que d’articles faciles à retrouver.

[22]  La décision reproduit en grande partie ce qui est appelé un bulletin d’Amnesty International de 2005 relatant la disparition du demandeur à son retour en Tunisie en septembre 2005, affirmant qu’il avait été remis aux autorités tunisiennes dès son arrivée à l’aéroport de Tunis. De même, plusieurs paragraphes d’un rapport rédigé par un psychiatre le 26 février 2007, à la suite de deux entretiens avec le demandeur les 24 janvier et 21 février 2007, sont cités. La partie de l’évaluation reproduite dans la décision fait état de l’épreuve présumée en Tunisie (torture pour obtenir des informations sur les opérations israéliennes), y compris d’une tentative de suicide. L’évaluation décrit également les symptômes et informe le lecteur des divers médicaments prescrits par les médecins en Tunisie et au Canada depuis le retour du demandeur.

[23]  L’histoire du demandeur est présentée sous la forme d’une [traduction« transcription approximative » de l’audience qui s’est déroulée devant le délégué du ministre le 5 janvier 2017. Aucune explication n’a été donnée pour cette « transcription approximative » au lieu d’une transcription officielle de l’audience.

[24]  Le délégué du ministre reconnaît que M. Sumaida a été maltraité par les autorités tunisiennes du 6 septembre 2005 au 16 septembre environ. Ce n’est pas le cas pour deux périodes de détention qui auraient eu lieu en 2006. Celles‑ci ne seraient pas crédibles. Entre autres raisons, le décideur reproche aux deux autres récits de ne pas contenir le même niveau de détails que pour la première période de détention. Le demandeur aurait présenté des incohérences et des divergences.

[25]  Dans sa décision, le délégué semble comparer le témoignage présenté en janvier 2017 à un courrier électronique d’août 2016 et à une lettre d’Amnesty International de novembre 2006. D’après la « transcription approximative », il ne semble pas que le demandeur ait vu le document, encore moins qu’il ait été confronté aux divergences présumées. Dans la décision, il est ensuite reproché au demandeur d’avoir eu un trou de mémoire concernant les étrangers qu’il a fréquentés pendant qu’il était en Tunisie. Il n’est toujours pas expliqué quelle pourrait être l’importance de ne pas révéler les noms d’étrangers rencontrés plus de 10 ans auparavant.

[26]  De même, le nom de l’avocat néerlandais rencontré aux Pays‑Bas, après que le demandeur a quitté la Tunisie sous prétexte qu’il assistait à un salon professionnel, faisait l’objet de commentaires. Le délégué du ministre a souligné que le demandeur n’avait pas pu se rappeler le nom de l’avocat lors de l’audience et que, compte tenu de la consultation juridique, [traduction« il serait raisonnable de présumer qu’il se serait adressé aux autorités canadiennes en utilisant sa véritable identité » (p. 20 de 35, Motifs de décision, le 30 octobre 2017). Voilà qui est étrange puisque la Cour a été informée que le dossier montre des courriels dans lesquels l’identité de l’avocat est révélée, ce qui laisse supposer qu’il n’est pas fictif et que le demandeur a véritablement oublié les données d’identité datant de plus de 10 ans. Fait plus important encore, il est difficile de comprendre pourquoi une personne expulsée du Canada moins de un an auparavant (expulsion en septembre 2005 et départ de la Tunisie en juillet 2006) communiquerait avec les autorités canadiennes sous son vrai nom. Pour faire quoi?

[27]  En ce qui concerne le TSPT allégué, le décideur était dubitatif. Il existe un seul rapport psychiatrique, daté de février 2007, mais il est affirmé que le demandeur a souffert de TSPT pendant cinq ans après son départ de la Tunisie. En outre, le rapport n’indique pas que le TSPT subi serait attribuable uniquement aux expériences vécues en Tunisie. Le décideur fait référence au psychiatre qui a souligné les [traduction« antécédents extraordinaires » du demandeur.

[28]  Pour le décideur, il existe une période pendant laquelle le demandeur été détenu en Tunisie, à son arrivée. En réalité, M. Sumaida n’était pas crédible à plusieurs égards. Voici ce qui est mentionné à la page 32 de 35 :

[traduction

M. Sumaida est bien connu : le fait que M. Sumaida ait été interrogé et surveillé auparavant par les forces de sécurité de l’État en 2005‑2006 et qu’aucune information préjudiciable n’ait apparemment été mise au jour est important. Comme il a été expliqué précédemment dans ma décision, j’estime que les allégations de M. Sumaida selon lesquelles il aurait été détenu à de nombreuses reprises ne sont pas crédibles. Je suis convaincu qu’il n’a été détenu qu’une seule fois en Tunisie, à son arrivée. Les autorités l’ont ensuite mis en liberté après un interrogatoire. Il a obtenu l’autorisation d’ouvrir et de gérer son entreprise. Aucun élément de preuve digne de foi ne démontre qu’il a été considéré comme une menace par les autorités au moment où il a été libéré de sa détention en 2005 ou depuis. Rien ne permet de croire qu’il serait maintenant perçu comme une menace. [Souligné dans l’original.]

[29]  Le délégué du ministre a également examiné en détail le changement des conditions dans le pays en Tunisie. Il semblerait que le changement de régime intervenu depuis le « Printemps arabe » de 2011 a entraîné une nouvelle attitude en Tunisie, avec de nouvelles structures, lois et politiques en matière de sécurité de l’État. Le décideur a trouvé les changements prometteurs en dépit du Rapport du Haut‑Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (mai 2017) relativement à la Tunisie, qui a formulé l’observation suivante, laquelle est reproduite dans la décision :

31.  Le Comité contre la torture a affirmé qu’il demeurait préoccupé par la persistance d’informations selon lesquelles la torture et les mauvais traitements continuaient d’être pratiqués dans le secteur de la sécurité publique, notamment par la police et la Garde nationale, contre des personnes maintenues en détention, en particulier celles soupçonnées de terrorisme58. Le Rapporteur spécial sur la question de la torture a exprimé des remarques similaires et a ajouté que lors de sa visite en juin 2014, il avait entendu plusieurs récits dignes de foi selon lesquels des détenus avaient été torturés et avaient subi des mauvais traitements, notamment lors d’arrestations, de transferts et d’interrogatoires, ainsi que pendant les premières heures de leur garde à vue, en particulier dans les postes de police. Il s’est dit profondément préoccupé par des cas de torture et de mauvais traitements perpétrés par des agents des forces de l’ordre, utilisés comme moyens d’enquête et d’obtention d’aveux, ainsi que dans le cadre d’opérations de répression de manifestations et de lutte contre le terrorisme. Il a toutefois jugé encourageant le fait que les récits de torture et de mauvais traitements dans les lieux de détention en garde à vue et les prisons étaient notablement moins nombreux qu’avant la révolution29. [Renvois omis et souligné dans l’original.]

À la suite de l’extrait du rapporteur qui vient d’être reproduit, le délégué a commenté :

[traduction

Bien que je reconnaisse que la pratique de la torture n’a pas été éradiquée, il est encourageant de constater que les autorités progressent dans la lutte contre cette pratique. Je note également que les renseignements faisant état de mauvais traitements semblent concerner principalement les personnes soupçonnées de terrorisme, compte tenu des graves menaces que représentent les groupes djihadistes ces dernières années. Ce fait est mis en évidence dans le récent rapport d’Amnesty international soumis par le conseil, qui explique les éléments suivants : [...]

[30]  Le rapport d’Amnesty international (« Nous ne voulons plus avoir peur » Tunisie – Violation des droits humains sous l’état d’urgence, 13 février 2017) auquel il est fait référence est plus nuancé; il ne laisse pas sous‑entendre que les mauvais traitements se limitent à des actions anti‑terrorisme :

[...]

Depuis le rétablissement de l’état d’urgence en novembre 2015, les autorités tunisiennes ont ordonné des milliers de descentes de police dans tout le pays au cours desquelles elles ont souvent eu recours à une force excessive et injustifiée. Elles ont perquisitionné des domiciles sans autorisation judiciaire, provoquant une grande peur et de l’anxiété chez les résidents, y compris les enfants. Des milliers de personnes ont été arrêtées, dans certains cas de manière arbitraire, en l’absence de mandat délivré par une autorité judiciaire. Amnesty International ne peut se prononcer quant à la proportion des arrestations effectuées qui se sont déroulées de manière illégale; l’organisation est cependant préoccupée par le fait que dans 19 cas qu’elle a étudiés, les arrestations ont été effectuées sans mandats judiciaires et étaient donc arbitraires.

Les autorités ont également utilisé des mesures d’exception pour imposer le couvre‑feu nocturne dans des zones en proie à des troubles et pour arrêter et condamner à de lourdes peines d’emprisonnement des personnes accusées d’avoir « enfreint le couvre‑feu ». Elles ont placé en résidence surveillée plusieurs centaines de personnes, une mesure qui constituait dans certains cas une assignation à domicile, et empêché des centaines d’autres de se rendre à l’étranger; elles ont appliqué de manière arbitraire des ordonnances de contrôles aux frontières à l’intérieur de la Tunisie. Ces mesures ont souvent été appliquées de manière arbitraire dans les cas étudiés par Amnesty International et ont eu des effets très négatifs sur la vie quotidienne des personnes visées, affectant leur droit à la santé, au travail et à la vie familiale.

Les autorités ont affirmé qu’elles étaient nécessaires pour surveiller les déplacements des individus soupçonnés d’avoir participé à des attaques armées, notamment ceux qui s’étaient rendus dans des zones de conflit comme la Libye, la Syrie, l’Irak et l’Algérie. Toutefois de nombreuses personnes dont les droits ont été violés par ces mesures ont déclaré à Amnesty International qu’elles n’étaient jamais allées dans aucun de ces pays. Certaines ont, semble‑t‑il, été prises pour cible en raison de leurs convictions religieuses présumées ou parce qu’elles portaient la barbe et des vêtements religieux, une pratique qui évoque les politiques discriminatoires appliquées sous l’ancien président Ben Ali.

[...]

Outre l’utilisation abusive des lois d’exception, les autorités tunisiennes ont également adopté de nouvelles lois dans leur lutte contre les menaces à la sécurité. En juillet 2015, le Parlement a adopté dans la hâte une nouvelle loi antiterroriste qui a remplacé la loi de 2003 souvent utilisée par le régime de Ben Ali pour réprimer toute opposition et critique pacifiques. Les Nations unies estiment qu’entre 2003 et 2011 quelque 3 000 personnes ont été jugées et condamnées en vertu de la loi de 2003, le plus souvent sur la base d’aveux arrachés sous la torture, pour des « infractions » telles que « le port de la barbe ou de vêtements spécifiques et la consultation de sites interdits ». La nouvelle loi antiterroriste, qui contient une définition trop vaste du terrorisme, renforce les pouvoirs de surveillance des forces de sécurité et prévoit la peine de mort pour certaines infractions. Des avocats et des militants ont affirmé craindre que cette loi mette en péril les droits fondamentaux de la même manière que celle de 2003.

[...]

Des modifications du Code de procédure pénale entrées en vigueur en juin 2016 ont renforcé les garanties contre la torture et les mauvais traitements reconnues aux détenus, notamment en ramenant la durée maximale de la garde à vue à quatre jours et en garantissant leur droit d’entrer immédiatement en contact avec leur famille, de consulter un avocat et de recevoir des soins médicaux. Ces changements constituent une avancée, mais il est trop tôt pour évaluer leur effet dans la pratique. Qui plus est, ils ne s’appliquent pas aux suspects d’actes de terrorisme qui peuvent toujours être maintenus en garde à vue jusqu’à 15 jours durant et pour lesquels l’assistance d’un avocat est retardée, ce qui augmente le risque de torture et de mauvais traitements

[...]

Les avancées depuis le soulèvement ont marqué le pas face aux défis sécuritaires auxquels la Tunisie a été confrontée. Dès le départ le pays a combattu une menace sécuritaire croissante, souvent négligée dans les années qui ont suivi le soulèvement, et qui a amené les autorités à décréter l’état d’urgence durant des périodes prolongées30. [Renvoi omis.]

C’est en se fondant sur ces observations que le délégué du ministre souligne laconiquement que [traduction« ce ne sont pas des caractéristiques que partage M. Sumaida » (p. 28 de 35, Motifs de décision, le 30 octobre 2017).

[31]  Le délégué du ministre a également écarté le sentiment anti‑israélien en Tunisie et une perception d’inquiétude croissante à l’égard des activités présumées du Mossad en Tunisie. Même en 2005, les Tunisiens ordinaires n’ont pas persécuté M. Sumaida ou n’étaient même pas au courant de son passé. Le sous‑entendu semble être que si personne ne s’en est soucié en 2005, personne ne s’en soucierait maintenant. En ce qui concerne les autorités, il existe une tradition d’acceptation tacite des agents israéliens malgré l’absence de relations diplomatiques avec Israël depuis 2000. Israël et la Tunisie ont un ennemi commun, le terrorisme djihadiste.

[32]  Bien que M. Sumaida ait utilisé Twitter pour condamner le terrorisme djihadiste, comme le révèle la décision, il est peu probable que l’État islamique l’ait remarqué. Ces groupes constituent une menace pour la population civile en général, cette menace étant aléatoire : il n’existe rien de plus qu’une possibilité que le demandeur puisse être touché par la décision prise en l’espèce.

IV.  Argumentation et analyse

[33]  Il n’est pas contesté que l’équité procédurale exige l’application de la norme de la décision correcte, ce qui veut dire qu’aucune déférence n’est exigée à l’endroit du décideur (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12; [2009] 1 RCS 339; Établissement de Mission c. Khela, 2014 CSC 24, [2014] 1 RCS 502). En ce qui concerne les questions de fait, mixtes de fait et de droit, la norme de contrôle applicable est supposément celle de la décision raisonnable qui découle des propos de la Cour suprême dans l’arrêt Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général) 2018 CSC 31, selon lesquels « [...] une cour de révision [...] doit principalement s’intéresser à “la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel”, de même qu’à “l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit” ».

[34]  Quoi que l’on pense de la moralité du demandeur, telle n’est pas la question dont la Cour est saisie. Il appartient plutôt à la Cour de déterminer si la décision prise dans son cas est légale, si elle était correcte du point de vue de l’équité procédurale ou si elle était raisonnable au regard des faits et du droit. Pareillement, la Cour ne cherche pas à déterminer si la torture est répandue en Tunisie. La Cour n’a pas à en juger, le législateur ayant choisi de conférer la compétence aux décideurs administratifs disposant de l’expertise nécessaire pour assumer cette responsabilité. Dans la mesure où leurs décisions sont raisonnables, à la suite d’un processus équitable, leur légalité sera confirmée.

[35]  À mon avis, l’équité procédurale due au demandeur a été violée, et l’affaire devrait être renvoyée à un autre décideur pour qu’une nouvelle décision soit rendue. En particulier, le demandeur en l’espèce n’a pas eu la possibilité de participer pleinement à la procédure.

[36]  L’obligation d’équité dépend en grande partie du contexte. Selon Brown & Evans, [traduction« en raison du large éventail de circonstances dans lesquelles l’obligation d’équité s’applique, son contenu n’est pas monolithique » (Judicial Review of Administrative Action in Canada, Thomson Reuters, feuilles mobiles, n° 7 : 1000). En effet, elle comporte un élément constitutionnel du fait que l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U., 1982), c 11) exige la protection procédurale d’un procès équitable où le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne est en jeu.

[37]  Il a été dit que les audiences permettaient un dialogue donnant la possibilité de répondre et de connaître les problèmes jugés importants par le décideur. Elles sont [traduction« considérées comme indispensables lorsque la crédibilité est un facteur important dans la prise de décisions » (Brown & Evans, ci‑dessus, no 10.1100).

[38]  Il ne fait aucun doute que la crédibilité du demandeur a joué un rôle important dans la décision qui a été prise. Le délégué du ministre doutait de la crédibilité du demandeur, y compris, bien sûr, du fait qu’il aurait notamment subi trois mauvais traitements de la part des autorités au cours de ses quelques mois passés en Tunisie (2005‑2006). Le décideur a mentionné des incohérences et des divergences, ou des versions se contredisant prétendument les unes et les autres. Il y avait aussi le soupçon que le demandeur avait des pertes de mémoire stratégiques.

[39]  L’audience qui a eu lieu en janvier 2017 n’a pas été transcrite, mais le délégué du ministre a utilisé une « transcription approximative » comme preuve de ce qui s’est passé. D’après ma lecture de cette transcription approximative, il apparaît clairement que le demandeur a été autorisé à témoigner et à raconter son histoire, mais ce n’est qu’après que le décideur a constaté des incohérences dans les courriels et autres documents. En un mot, la crédibilité du demandeur a été évaluée sans le dialogue d’une audience, sans qu’il soit confronté à de prétendues contradictions ou divergences.

[40]  Il est certes vrai que les règles de la preuve ne s’appliquent pas avec la même rigueur devant les tribunaux administratifs que devant les cours de justice. Cependant, certaines règles d’équité peuvent éclairer le devoir imposé à celui qui veut mettre en cause la crédibilité d’une procédure. Cela me rappelle ce qu’on qualifie de « règle établie dans l’arrêt Browne c. Dunn ». Le paragraphe souvent cité de la Chambre des lords ((1893), GR. 67, à la p. 70‑71) me semble insister sur l’équité requise à l’endroit du témoin si des documents étrangers doivent être utilisés pour porter atteinte à la crédibilité :

[traduction

Bien, vos Seigneuries, je ne peux m’empêcher d’affirmer qu’il m’apparaît absolument essentiel au déroulement régulier d’une instance, lorsqu’un avocat entend suggérer qu’un témoin ne dit pas la vérité sur un point en particulier, d’attirer l’attention de ce témoin sur ce fait en lui posant en contre‑interrogatoire certaines questions indiquant qu’on fera cette imputation, et non d’accepter son témoignage et d’en faire abstraction comme s’il était absolument incontesté puis, lorsqu’il lui est impossible d’expliquer — ce qu’il aurait peutêtre pu faire si ces questions lui avaient été posées — les circonstances qui, prétend‑on, montrent que sa version des faits ne doit pas être retenue, de soutenir qu’il n’est pas un témoin digne de foi. Vos Seigneuries, il m’a toujours semblé que l’avocat qui entend mettre en doute le témoignage d’une personne doit, lorsque cette personne se trouve à la barre des témoins, lui donner l’occasion d’offrir toute explication qu’elle est en mesure de présenter. De plus, il me semble qu’il ne s’agit pas seulement d’une règle de pratique professionnelle dans la conduite d’une affaire, mais également d’une attitude essentielle pour agir de façon loyale envers les témoins. On souligne parfois le caractère excessif du contreinterrogatoire auquel un témoin est soumis, reprochant à ce contre‑interrogatoire d’être abusif. Toutefois, il me semble qu’un contreinterrogatoire mené par un avocat péchant par excès de zèle peut se révéler beaucoup plus équitable pour le témoin que le fait de ne pas le contreinterroger puis de suggérer qu’il ne dit pas la vérité, je veux dire sur un point à l’égard duquel il n’est par ailleurs pas clair qu’il a été pleinement informé au préalable qu’on entendait mettre en doute la crédibilité de sa version des faits320. [Renvoi omis et non souligné dans l’original.]

[41]  Je ne veux pas dire qu’une audience doit avoir lieu chaque fois qu’un problème de crédibilité se pose. Mais, au moins, le demandeur devrait être informé des préoccupations. Dans le contexte des affaires d’immigration, la loi est bien résumée dans la décision Talpur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 25, au paragraphe 21 :

[21] Il est désormais bien établi que l’obligation d’équité dont bénéficient les demandeurs de visa, bien qu’elle se situe à l’extrémité inférieure du registre (Chiau c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 16793 (CAF), [2001] 2 CF 297, au paragraphe 41; Trivedi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 422 (CanLII), au paragraphe 39), impose aux agents des visas de communiquer leurs réserves aux demandeurs, de manière à ce qu’ils aient l’occasion de les dissiper. Il en sera notamment ainsi lorsque ces réserves se rapportent non pas tant à des exigences légales qu’à l’authenticité ou à la crédibilité de la preuve fournie par le demandeur. [...]

[42]  Le juge en chef Lutfy le dit carrément dans la décision Martinez de la Cruz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 259 :

[3] Il était inéquitable sur le plan procédural que la commissaire appuie les motifs de sa décision sur les contradictions entre le premier et le deuxième FRP, sans soulever cette question à l’audience et donner aux demandeurs d’asile l’occasion de fournir une explication. De plus, la décision de la commissaire ne fait aucune référence aux précisions au sujet du premier FRP énoncées dans le deuxième FRP des demandeurs.

[4] Il est bien établi en droit qu’il n’y a pas lieu d’informer un demandeur de toute contradiction perçue. En l’espèce, toutefois, les incohérences perçues étaient directement liées à la conclusion défavorable de la commissaire en matière de crédibilité. La commissaire avait l’obligation, eu égard les circonstances de l’espèce, de demandeur aux demandeurs de donner des explications quant au premier exposé circonstancié en leur faisant part de ses réserves au cours de l’audience : Kumara c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1172 (CanLII). La commissaire ne l’a pas fait.

[43]  L’obligation n’inclut pas l’exigence de fournir un « résultat » des forces ou des faiblesses de l’affaire. Cependant, là où la crédibilité est en jeu, l’obligation d’équité intervient :

La jurisprudence de la Cour en matière d’équité procédurale dans ce domaine est claire : lorsqu’un demandeur fournit des preuves suffisantes pour établir qu’il satisfait aux exigences de la Loi ou du Règlement, le cas échéant, et que l’agent met en doute « la crédibilité, l’exactitude ou l’authenticité des renseignements fournis » et qu’il souhaite rejeter la demande en fonction de ces doutes, l’obligation d’équité est invoquée[.]

(Madadi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 716).

(De façon plus générale, voir « Procedural Fairness When Credibility is an Issue », par Steven Meurrens, Immigration & Citizenship Bulletin (2017), vol. 28, no 2).

[44]  Comme je l’ai mentionné précédemment, l’intensité des exigences en matière d’équité procédurale dépend du contexte. Assurément, quand quelqu’un risque l’expulsion, après avoir passé plus de 10 ans au Canada, et craint d’être victime, à son retour dans son pays de citoyenneté, de mauvais traitements allant peut‑être jusqu’à la torture, il a le droit, en toute justice, d’être confronté aux renseignements qui peuvent être utilisés pour mettre en doute sa crédibilité.

[45]  Dans l’affaire Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, 1999, la Cour suprême s’est fondée sur cinq facteurs qui influent sur le contenu de l’obligation d’équité. Ils ont été résumés de la manière suivante dans l’arrêt Congrégation des témoins de Jéhovah de St‑Jérôme‑Lafontaine c Lafontaine (Village), 2004 CSC 48 [2004], 2 RCS 650.

Le contenu de l’obligation d’équité qui incombe à un organisme public varie en fonction de cinq facteurs : (1) la nature de la décision recherchée et le processus suivi par l’organisme public pour y parvenir; (2) la nature du régime législatif et les dispositions législatives précises en vertu desquelles agit l’organisme public; (3) l’importance de la décision pour les personnes visées; (4) les attentes légitimes de la partie qui conteste la décision; et (5) la nature du respect dû à l’organisme : Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 699 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 817.  Je suis d’avis, après avoir examiné les faits et les dispositions législatives en jeu dans le présent pourvoi, que ces facteurs imposent à la municipalité l’obligation d’exprimer les motifs de son refus d’acquiescer à la deuxième et à la troisième demande de modification de zonage présentées par la Congrégation.

[46]  En l’espèce, on peut difficilement avoir une décision plus importante que lorsqu’il y a une possibilité de torture. Je souligne que les rapports sur les conditions dans le pays n’établissent pas que les mauvais traitements et même la torture ont été éradiqués. Je souligne également que l’agent d’ERAR qui a examiné les facteurs énoncés à l’article 97 de la LIPR a conclu que le demandeur serait exposé à un risque s’il était renvoyé dans son pays de nationalité. La question de savoir si la situation a suffisamment changé aujourd’hui est une question d’actualité.

[47]  Ce n’est que quatre ans et demi plus tard, en novembre 2011, que le demandeur a été informé que l’affaire n’était pas close et qu’elle devait en fait être tranchée par le délégué du ministre. Il a fallu cinq autres années pour qu’une audience ait lieu. S’il y avait des problèmes de crédibilité après une aussi longue période, l’équité procédurale exigeait qu’ils soient clairement soulevés.

[48]  Qui plus est, une « lettre relative à l’équité » a été envoyée au demandeur le 26 janvier 2017, trois semaines après l’audience devant le délégué du ministre, qui portait exclusivement sur les conditions actuelles dans le pays à l’époque, en Irak et en Tunisie. Je conviens avec l’avocat du demandeur que les questions de crédibilité n’ont pas été soulevées.

[49]  L’avocat du défendeur a estimé que la crédibilité du demandeur était une question accessoire. Ce qui comptait étaient les conditions dans le pays. Je ne partage pas ce point de vue. Dans sa totalité, la décision s’articule autour de deux aspects : l’expérience de M. Sumaida en Tunisie entre 2005 et 2006 et les risques prospectifs, qui comprennent bien sûr les conditions actuelles dans le pays. La décision est fonction des deux aspects. Si M. Sumaida n’a pas été arrêté trois fois en moins de un an et qu’il n’a pas souffert de TSPT à la suite de mauvais traitements, cela permet d’évaluer l’ensemble de l’affaire et jette un éclairage particulier sur les conditions dans le pays qui révèlent, vraisemblablement, qu’il a y eu des améliorations superficielles et que les mauvais traitements ne sont pas uniquement réservés aux personnes soupçonnées de terrorisme (ce qui, en soi, ne peut être toléré). Les inquiétudes du demandeur concernant son retour en Tunisie sont peut‑être exagérées. L’argument selon lequel les autorités ne manifesteraient aucun intérêt à l’endroit d’un ancien agent du Mossad et du Mukhabarat est renforcé si son profil en 2005‑2006 présentait déjà un intérêt moindre. L’évaluation pourrait être très différente s’il a été interrogé à trois reprises, a été victime de mauvais traitements et a fait l’objet d’un « avis de surveillance » limitant son aptitude à quitter la Tunisie.

[50]  La crédibilité du demandeur est une question centrale. En effet, dans la partie de la décision intitulée [traduction« Conclusion sur les risques en Tunisie », il est frappant de lire ce passage cité par le décideur et tiré de Circle of Fear :

[traduction] 

Mon talent particulier était les gens : leur parler, les amener à me parler. Le Mossad a reconnu ce trait et a vu en moi un recruteur idéal. Je pourrais nager dans la mer et prendre un poisson pour l’agence. Tout type de poisson. Si un homme est un criminel, je peux agir en criminel. S’il est religieux, je suis plus pieux que le pape. S’il est jardinier, j’aime les fleurs. Si c’est un peintre, j’ai étudié Leonardo. Ensuite, je peux entrer dans son esprit et déterminer si cet homme a un point faible, une rancune, une raison qui le rendrait important pour l’usine à espions. Je pense que ce talent est le résultat naturel de la façon dont j’ai grandi. J’étais un solitaire qui lisait beaucoup. J’avais beaucoup voyagé. Je suis devenu un caméléon parce que je devais être un caméléon pour survivre dans les nombreux environnements dans lesquels j’ai été largué (pages 62‑63) [Non souligné dans l’original.]

Il y a deux raisons pour lesquelles ces lignes m’ont frappé. Premièrement, parce que le délégué du ministre a choisi de conclure la décision en utilisant ce paragraphe, où, immédiatement après, il déclarait : [traduction« Par conséquent, pour toutes les raisons susmentionnées, je suis convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que M. Sumaida n’est pas susceptible d’être personnellement exposé à des risques au sens de l’article 97 de la LIPR [...] ». Deuxièmement, le choix de ce passage tend à confirmer qu’il ne faut pas croire le demandeur. M. Sumaida est un caméléon qui dira ce qui doit être dit en fonction de ses intérêts et de la situation particulière dans laquelle il se trouve. Il y a peut‑être eu des raisons pour lesquelles la crédibilité du demandeur pourrait être mise en doute. Toutefois, étant donné les enjeux, il doit être informé des préoccupations, ce qui lui donnera une chance de répondre.

[51]  Dans une tentative de sauver la décision, le défendeur a soutenu que les conclusions tirées par le délégué du ministre étaient raisonnables, à la recherche d’une justification dans le dossier volumineux même si la décision elle‑même n’avait peut‑être pas utilisé les renseignements de manière particulière (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, au paragraphe 18). Cependant, malgré les efforts vaillants, le caractère raisonnable de la décision n’est pas la question déterminante en l’espèce. Le caractère raisonnable ne peut être pleinement pris en considération qu’une fois le processus d’équité procédurale terminé, le demandeur ayant la possibilité de dissiper les préoccupations quant à la crédibilité qui ont été portées à son attention et auxquelles il a été dûment confronté. Ce n’est qu’une fois le processus terminé qu’il est possible d’entreprendre une évaluation, en fonction de l’ensemble du dossier. Étant donné que le dossier doit être renvoyé aux fins d’une nouvelle décision, il serait inapproprié que la Cour commente le caractère raisonnable de la décision, complétée par le travail des avocats, sans procéder à une évaluation appropriée de la crédibilité du demandeur.

[52]  En conséquence, la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie. Les parties ont convenu que la présente affaire était fondée sur les faits et que, par conséquent, elle ne remplissait pas les conditions pour qu’une question soit certifiée au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Aucune question n’est certifiée.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑5352‑17

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Yvan Roy »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 2e jour de janvier 2019.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

imm‑5352‑17

INTITULÉ :

HUSSEIN ALI SUMAIDA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

toronto (ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 JUILLET 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 13 NOVEMBRE 2018

COMPARUTIONS :

Jared Will

POUR LE DEMANDEUR

 

Judy Michaely

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jared Will & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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