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Date : 20181106


Dossier : IMM-5006-17

Référence : 2018 CF 1105

[traduction française certifiée, non révisée]

Ottawa (Ontario), le 6 novembre 2018

EN PRÉSENCE DE : Monsieur le juge Roy

ENTRE :

MUHAMMAD FAISAL AKRAM

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée à l’encontre d’une décision rejetant la demande d’asile du demandeur. La Section de la protection des réfugiés (la SPR) a conclu que le demandeur n’était ni un « réfugié au sens de la Convention » au sens de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 la (LIPR), ni une « personne à protéger » au sens de l’article 97 de la LIPR. La demande de contrôle judiciaire a été présentée en vertu de l’article 72 de la LIPR. Avant que l’examen du bien-fondé de l’affaire ne soit effectué, il est devenu évident qu’il était nécessaire de vérifier les renseignements dont la SPR disposait. Comme nous le verrons, il y a suffisamment d’incertitude à cet égard pour que l’affaire soit renvoyée à la SPR pour nouvel examen.

I.  Les faits

[2]  Le demandeur est un citoyen du Pakistan dans la mi-quarantaine. Son épouse et ses quatre enfants habitent actuellement à Lahore au Pakistan. Le demandeur possédait et exploitait de multiples entreprises à Lahore et c’est pour cette raison qu’il aurait été la cible de groupes de fondamentalistes sunnites et du parti Sipah-e-Sahaba. Il a décidé de partir du Pakistan et, en février 2012, il a présenté une demande d’asile à Toronto, où il vit actuellement. Le 2 mars 2012, l’affaire a été déférée à la SPR. La demande n’a toutefois pas été examinée au cours des cinq années suivantes.

II.  La décision visée par le contrôle

[3]  La SPR a conclu que le demandeur n’était pas une personne qui craignait avec raison d’être persécutée au Pakistan pour un motif prévu par la Convention. De plus, le demandeur n’était pas une personne à protéger. Pour des motifs qui demeurent largement inconnus, la demande n’a été instruite que le 19 octobre 2017, et une décision a été rendue quelques jours plus tard, le 31 octobre 2017.

[4]  Le demandeur a présenté une demande directement auprès de la Cour fédérale pour obtenir l’autorisation requise par l’article 72 de la LIPR étant donné que sa demande avait été déférée à la SPR avant décembre 2012, ce qui empêchait le demandeur d’interjeter appel devant la Section d’appel des réfugiés. L’autorisation a été accordée par la Cour le 2 mars 2018. L’affaire a fait l’objet d’une audience le 12 septembre 2018.

III.  Non-exhaustivité du dossier certifié du tribunal

[5]  Lors de l’audience devant la Cour le 12 septembre 2018, il est devenu évident que le dossier certifié du tribunal (DCT) présentait peut-être certaines lacunes et pouvait être incompatible avec le dossier présenté par le demandeur devant la Cour. Le DCT contient un formulaire de renseignements personnels (FRP) daté du 26 mars 2012, un exposé circonstancié qui fait moins de trois pages, ainsi qu’un FRP modifié daté du 3 octobre 2017; cependant, ce FRP modifié ne contient pas d’exposé circonstancié, et encore moins un exposé circonstancié modifié.

[6]  Bien que la transcription de l’audience de la SPR fasse mention d’une modification apportée à l’exposé circonstancié (DCT, p. 296, ligne 42) du FRP et de l’affidavit signé par le beau‑frère du demandeur (DCT, p. 297, lignes 27 à 30), aucun de ces documents ne figurait au DCT présenté à la Cour. Cependant, ces deux documents se trouvaient dans le dossier du demandeur soumis à la Cour (règle 309 des Règles de la Cour fédérale, DORS/98‑106). De plus, selon la transcription, il semblerait que le FRP modifié et l’affidavit du beau‑frère du demandeur se soient retrouvés entre les mains d’un commissaire de la SPR. Pour compliquer les choses, le FRP modifié ne contenant pas d’exposé circonstancié qui figure dans le DCT (pages 29 à 39), est différent, à certains égards, du FRP modifié contenant l’exposé circonstancié modifié qui figure au dossier du demandeur.

[7]  La confusion découle, en partie, du fait que l’avocat représentant le demandeur devant la Cour n’était pas celui qui était chargé du dossier devant la SPR il y a six ans. Lors de l’audience du 12 septembre, l’avocat du demandeur n’a pas été en mesure d’éclairer la Cour sur la présence d’incohérences manifestes.

[8]  Par conséquent, la Cour a remis l’affaire à une date ultérieure et a demandé à l’avocat de clarifier la situation. Une ordonnance, obligeant les avocats des parties à confirmer que le DCT, dans sa forme actuelle, était complet et exact, a été délivrée le 13 septembre 2018. Il a également été demandé à l’avocat du demandeur de préciser la provenance du FRP modifié, de l’exposé circonstancié modifié du FRP et de l’affidavit du beau‑frère déposés dans le dossier du demandeur.

[9]  Le 18 septembre 2018, l’avocat du demandeur a présenté une lettre à la Cour qui confirme que le FRP modifié, l’exposé circonstancié modifié du FRP ainsi que l’affidavit du beau‑frère du demandeur ont été déposés auprès de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR) le 5 octobre 2017. Un échange de lettres entre M. Akram et l’avocat qui le représentait à la SPR était annexé à la lettre datée du 18 septembre, tout comme l’affidavit signé par le beau‑frère du demandeur, lequel était mentionné dans la transcription de l’audience de la SPR (DCT, p. 297). L’affidavit annexé par l’avocat qui représentait le demandeur à la SPR est identique à celui se trouvant dans le dossier du demandeur. Je réitère cette information pour mettre l’accent sur le fait que ledit affidavit n’a pu être trouvé dans le DCT.

[10]  En fait, il semble qu’il y ait quatre FRP. Il y a le FRP d’origine, qui date du 26 mars 2012; et le FRP modifié ne contenant pas d’exposé circonstancié qui date du 3 octobre 2017. Ces deux FRP figurent dans le DCT. Le seul exposé circonstancié du DCT figure dans le FRP datant du 26 mars 2012.

[11]  Il y a aussi le FRP qui figure dans le dossier du demandeur. À première vue, il semble qu’il soit identique à celui du DCT. Un examen plus approfondi permet de voir qu’ils ne sont pas identiques. Dans le DCT, la page 3 de 13 contient deux ajouts qui ne figurent pas dans le FRP du dossier du demandeur. Ces deux mentions de villes (Lahore et Edmonton) ont sans doute été ajoutées par la SPR. Cette divergence ne présente pas vraiment de problème. L’inclusion de l’exposé circonstancié modifié dans le dossier du demandeur pose davantage problème étant donné que celui‑ci ne figure pas dans le DCT. D’ailleurs, la page 12 de 13 est considérablement différente d’une version à l’autre, alors qu’elle aurait dû être identique dans les deux cas.

[12]  Pour ce qui est de l’exposé circonstancié modifié figurant dans le dossier du demandeur, il est constitué de l’exposé circonstancié datant du 26 mars 2012 qui figure dans le DCT, auquel des modifications manuscrites ont été apportées. Il semble que ces changements aient été apportés afin d’éviter qu’apparaissent des divergences entre l’information de l’exposé circonstancié et celle figurant dans le FRP. Cela n’est pas anodin.

[13]  La version du FRP annexée à la lettre rédigée récemment par l’ancien avocat de M. Akram semble différente de la version modifiée figurant au dossier du demandeur. D’abord, la première page de l’exposé circonstancié faisant trois pages est manquante. Il s’agit de la page sur laquelle la plupart des modifications manuscrites ont été effectuées. Ensuite, à la page 2, la correction faite au sujet de la ville de Calgary, qui devait être remplacée par Fort McMurray, est de toute évidence différente dans les deux versions; dans l’une des versions, il y a une faute d’orthographe dans « McMurray ».

[14]  Pour résumer, parmi les quatre FRP, nous détenons l’original, contenant l’exposé circonstancié initial, ainsi qu’un FRP modifié, qui est de toute évidence différent et qui ne comprend pas d’exposé circonstancié modifié. Il s’agit des seuls FRP figurant au DCT. Ensuite, deux autres FRP proviennent du demandeur. L’un d’eux comprend un exposé circonstancié modifié ne figurant pas dans le DCT, et l’autre provient de l’ancien avocat de M. Akram. Cependant, ce dernier FRP ne contient que deux des trois pages de l’exposé circonstancié, et la page deux n’est pas identique à la page deux figurant dans le dossier du demandeur. La page un de l’exposé circonstancié, où la plupart des corrections ont été effectuées, n’a pas été fournie par l’ancien avocat de M. Akram. Par conséquent, la Cour n’a pas été en mesure de déterminer si la première page comporte plus de divergences. Le demandeur n’a fourni aucune explication quant à la présence des multiples divergences, et ce, même après avoir communiqué avec l’avocat qui le représentait devant la SPR.

[15]  Le 26 septembre 2018, la CISR a confirmé qu’il y avait un seul FPR modifié dans le DCT. Ce FRP modifié ne comprend pas d’exposé circonstancié modifié. Le DCT ne contient pas non plus l’affidavit signé par le beau‑frère du demandeur. Par conséquent, ni l’exposé circonstancié modifié ni l’affidavit du beau‑frère du demandeur ne figurent au DCT.

IV.  Analyse

[16]  Rien n’est clair en ce qui concerne les documents dont disposait réellement la SPR. Selon la transcription, la SPR a reçu une modification apportée à l’exposé circonstancié du FRP et, probablement, l’affidavit du beau‑frère, mais ces documents ne figurent pas dans le DCT. Il n’y a aucun moyen de savoir si ces derniers ont été déposés auprès du commissaire, qui aurait pu en tenir compte au moment de rendre la décision. À tout le moins, au paragraphe 18 de la décision de la SPR, il y a une mention qui pourrait peut‑être faire référence à l’affidavit; malheureusement, cela est loin d’être clair. Comme c’est le cas pour l’affidavit, il semblerait que l’exposé circonstancié modifié aurait revêtu une certaine importance, du moins selon le demandeur. Par conséquent, la question déterminante à trancher en l’espèce consiste à savoir si un DCT incomplet peut causer à lui seul un manquement à l’équité procédurale.

[17]  La norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale est celle de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au paragraphe 79, [2014] 1 RCS 502; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 43, [2009] 1 RCS 339). En conséquence, la Cour doit évaluer si le processus suivi aux fins de la prise de décision a permis d’atteindre le degré d’équité requis dans la présente affaire (Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, au paragraphe 115, [2002] 1 RCS 3).

[18]  Deux documents en cause dans la présente affaire ne figuraient pas dans le DCT : l’affidavit signé par le beau‑frère du demandeur (daté du 22 septembre 2017) et l’exposé circonstancié modifié du FRP (daté du 3 octobre 2017). Le FRP modifié figurant au dossier du demandeur (daté du 3 octobre 2017) ne correspond pas au FRP modifié contenu dans le DCT. Non seulement l’exposé circonstancié modifié ne figure pas dans le DCT, mais il est clair que la page 12 de 13 est différente dans les deux documents. Néanmoins, la transcription de l’audience de la SPR fait mention d’un FRP modifié (DCT, p. 296), d’un exposé circonstancié modifié du FRP (DCT, p. 296) ainsi que de l’affidavit présenté par le beau‑frère du demandeur (DCT, p. 297). Bien qu’il demeure plutôt difficile de savoir sous quelle forme exacte l’exposé circonstancié a été présenté, je suis convaincu qu’un tel document a été soumis, selon la prépondérance des probabilités. J’en arrive à la même conclusion concernant l’affidavit présenté par le beau‑frère.

[19]  Le défendeur a estimé que les documents manquants importaient peu quant à la conclusion tirée par le décideur; le DCT incomplet ne contrevient donc pas à l’obligation d’équité procédurale.

[20]  Une telle conclusion ne peut être tirée en l’espèce. L’avocat du ministère public a raison de dire que le caractère important des documents manquants est pertinent. Cependant, il ne peut être affirmé que les documents manquants ne sont pas importants. Il semble que ceux-ci aient été déposés auprès de la Commission quelques jours avant l’audience de la SPR. L’avocat du demandeur semble avoir tenté de s’assurer lors de l’audience que les documents avaient été reçus. De toute évidence, les documents manquants étaient importants aux yeux du demandeur.

[21]  Il est impossible de savoir quelle incidence les documents auraient pu avoir, notamment sur la crédibilité du demandeur. Il revient au décideur d’évaluer si la présentation d’un exposé circonstancié modifié, des années après le dépôt de l’exposé circonstancié initial, aurait des répercussions quelconques. Le contrôle judiciaire peut uniquement permettre à la Cour d’évaluer la légalité d’une décision rendue, et non pas de substituer son point de vue à l’égard d’une affaire. Il incombe au décideur d’évaluer la nature des répercussions d’un FRP modifié et de l’affidavit du beau‑frère, à supposer que ceux-ci sont admis comme éléments de preuve. Il est bien établi dans la jurisprudence que lorsqu’un document a été présenté par un demandeur, mais qu’il n’a pas été déposé dans le DCT et qu’il n’est pas clair si ce document a été présenté au décideur, la décision devrait être cassée (Parveen c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1999), 168 FTR 103, aux paragraphes 8 et 9, 88 ACWS (3e) 452 (C.F. 1ère inst.); Agatha Jarvis c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 405, aux paragraphes 18 à 24, 240 ACWS (3e) 955; Vulevic c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 872; Shirkhodaei c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 429 au paragraphe 24; Togtokh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 581 au paragraphe 16).

[22]  L’équité procédurale donne le droit d’être entendu (audi alteram partem) (Nicholson c Haldimand-Norfolk Regional Police Commissioners, [1979] 1 RCS 311). Lorsqu’une décision rendue repose sur la croyance erronée qu’une demande était complète, le droit d’être entendu a été compromis. De plus, les cinq facteurs découlant de l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, lesquels aident à définir le contenu de l’obligation d’équité, amènent la Cour, dans une affaire relative au statut de réfugié, à procéder à une application stricte du principe d’équité procédurale. En fait, l’issue de la demande de statut de réfugié du demandeur au Canada repose sur la décision sans appel de la SPR.

[23]  En l’espèce, la transcription de l’audience donne fortement à penser que le décideur de la SPR a reçu de la part du demandeur un FRP modifié, un exposé circonstancié du FRP modifié et un affidavit signé par son beau‑frère. L’absence de ces documents dans le DCT signifie que le décideur ne possédait pas tous les documents pertinents pour la prise de sa décision écrite. Il serait prudent que l’affaire soit renvoyée afin qu’une nouvelle décision soit rendue. Pour respecter le droit du demandeur d’être entendu, il incombe à un décideur de rendre une décision fondée sur l’ensemble des renseignements présentés par le demandeur.

V.  Conclusion

[24]  La décision de la SPR en l’espèce est donc annulée, et l’affaire est renvoyée en vue d’un nouvel examen conformément aux motifs du présent jugement. L’exposé circonstancié modifié et l’affidavit sont réputés faire partie du dossier qui sera examiné aux fins de la prise d’une nouvelle décision. Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale, et aucune question n’est certifiée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5006-17

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour qu’il rende une nouvelle décision conformément aux motifs du présent jugement.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Yvan Roy »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 13e jour de novembre 2018.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5006-17

INTITULÉ :

MUHAMMAD FAISAL AKRAM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (quÉbec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 SEPTEMBRE 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge ROY

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

 

LE 6 novembre 2018

COMPARUTIONS :

Dan M. Bohbot

POUR LE DEMANDEUR

 

Evan Liosis

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Dan M. Bohbot

Montréal (Québec)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

pour le défendeur

 

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