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Date : 20181109


Dossier : T-333-18

Référence : 2018 CF 1133

Ottawa (Ontario), le 9 novembre 2018

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

TRANSPORT CAR-FRÉ LTÉE

demanderesse

et

DAVID LECOURS

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La demanderesse, une entreprise spécialisée dans le transport routier de véhicules automobiles, conteste, par le biais du présent contrôle judiciaire, la décision d’un arbitre nommé en vertu de la Partie III du Code canadien du travail, LRC 1985, c L-2 [Code] qui, le 21 novembre 2017, faisait droit à une plainte de congédiement injuste logée aux termes de ce même Code par le défendeur, un ancien employé de la demanderesse. Plus particulièrement, l’arbitre, en plus de conclure au congédiement injuste du défendeur, ordonnait sa réintégration au sein de l’effectif de la demanderesse, et condamnait celle-ci à verser au défendeur les montants suivants : (i) 296 883,91 $ à titre de compensation partielle pour le salaire perdu depuis le congédiement; (ii) 25 000 $ à titre d’indemnité pour dommage moral; et (iii) 25 502,03 $ à titre de remboursement des frais d’honoraires et dépenses encourues au 15 janvier 2018.

[2]  La demanderesse soutient que la décision de l’arbitre doit être annulée au motif qu’elle a été rendue au mépris des règles de l’équité procédurale et de la justice naturelle. En particulier, la demanderesse reproche à l’arbitre d’avoir décidé l’affaire alors que l’administration de sa preuve était à peine entamée et qu’une demande formelle de récusation, ultimement restée lettre-morte et basée sur des agissements en cours d’instance perçus, par elle, comme des signes de partialité de la part de l’arbitre, était pendante devant ce dernier.

[3]  Pour les motifs qui suivent, j’estime qu’il y a lieu de faire droit à la présente demande de contrôle judiciaire, d’annuler la décision de l’arbitre et de retourner l’affaire à un tribunal d’arbitrage différemment constitué aux termes du Code pour qu’elle soit décidée de nouveau.

II.  Contexte

A.  Le congédiement du défendeur

[4]  Le défendeur est embauché par la demanderesse comme chauffeur-livreur en août 2008. En janvier 2010, il est victime d’une entorse lombaire, laquelle nécessite un arrêt de travail. Quelques mois plus tard, soit le 26 mai 2010, il retourne au travail, mais souhaite, sur l’avis de ses médecins, un retour au travail progressif de manière à assurer sa complète remise en forme. Notamment, il souhaite éviter qu’on lui confie pendant un certain temps des trajets de longue durée. Ce souhait, selon lui, ne se matérialise pas si bien que le 9 juin 2010, il y a récidive et nouvel arrêt de travail.

[5]  Dans les jours qui suivent le nouvel arrêt de travail, la demanderesse surprend le défendeur à faire des travaux manuels à sa résidence. Elle ne le croit donc pas inapte au travail. La relation entre les parties s’envenime; elles vont s’affronter, dans les mois qui suivent, devant les instances québécoises chargées de l’application de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, RLRQ c A-3.001 [LATMP], le défendeur se disant notamment victime de représailles de la part de la demanderesse pour avoir fait valoir ses droits aux termes de cette loi alors que la demanderesse conteste qu’il y ait eu récidive.

B.  Les plaintes logées par le défendeur pour congédiement injustifié

[6]  Le 31 octobre 2010, le défendeur loge sa plainte en vertu du Code. Il soutient avoir été congédié injustement pour avoir exercé ses droits en vertu de la LATMP. Le 15 février 2011, la ministre fédérale du Travail réfère la plainte à l’arbitrage et en confie la conduite à Me Nicol Tremblay.

[7]  Le défendeur se plaint aussi de son congédiement auprès de la Commission de la santé et de la sécurité au travail du Québec [CSST]. Il le fait aux termes de l’article 32 de la LATMP. S’engage alors un débat entre les parties sur la compétence de la CSST à se saisir de la plainte du défendeur. Ce litige connaitra son dénouement le 3 juin 2013 lorsque la CSST se déclare constitutionnellement sans compétence pour statuer sur la plainte, l’article 32 de la LATMP étant, selon elle, inapplicable à la demanderesse en raison de la nature de ses activités, lesquelles transcendent les frontières du Québec.

C.  L’audience devant l’arbitre Tremblay

[8]  Les travaux devant l’arbitre Tremblay s’amorcent au printemps 2014 alors qu’il convie les parties à une audience. Suivant ce que j’en comprends, cette audience sert notamment à débattre de deux objections préliminaires, toutes deux présentées par la demanderesse. La première a trait à l’identité de l’employeur, la demanderesse soutenant que la plainte n’a pas été portée contre la bonne entité corporative et qu’elle doit en conséquence échouer. La seconde porte sur la prescription du recours et met en cause la date du congédiement, sur laquelle les parties ne s’entendent pas. En effet, la demanderesse prétend avoir procédé au congédiement du défendeur le 21 juin 2010 et en conclut que la plainte de ce dernier est prescrite à sa face même puisqu’aux termes du Code, elle devait être logée dans les 90 jours du congédiement, c’est-à-dire au plus tard dans la troisième semaine de septembre (2010), ce qui n’a pas été fait.

[9]  Le défendeur prétend pour sa part avoir été congédié le 28 octobre 2010 et soumet que sa plainte a par conséquent été déposée bien à l’intérieur du délai prescrit par le Code.

[10]  Ces questions sont prises en délibéré par l’arbitre Tremblay, mais celui-ci décède avant de rendre sa décision.

D.  La nomination d’un nouvel arbitre et le déroulement de la procédure menant à la décision contestée

[11]  Le 19 octobre 2016, la ministre fédérale du Travail nomme un nouvel arbitre, M. Jean‑Claude Bernatchez, pour statuer sur la plainte du défendeur. C’est M. Bernatchez qui rendra la sentence arbitrale faisant l’objet du présent contrôle judiciaire.

[12]  Après avoir accommodé le principal représentant de la demanderesse, M. Réal Blanchette, qui projette de passer l’hiver 2016-2017 en Floride, l’arbitre Bernatchez [l’Arbitre] fixe la première journée d’audience de la plainte du défendeur au 26 avril 2017.

[13]  En levée de rideau, M. Blanchette, qui n’est pas accompagné d’un avocat à ce moment, demande à l’Arbitre de suspendre ses travaux le temps que la ministre fédérale du Travail décide d’une requête que la demanderesse lui a adressée et dont l’objet est d’obtenir le rejet de la plainte du défendeur au motif que celle-ci est pendante depuis trop longtemps. L’audience procède néanmoins.

[14]  Lors de cette première journée d’audience, l’Arbitre, selon la preuve au dossier, entend le témoignage du défendeur. Selon sa décision, il entend aussi celui de M. Blanchette, ce que la demanderesse conteste.

[15]  À la fin de cette journée, M. Blanchette indique vouloir retenir les services d’un avocat. Bien que réticent, compte tenu du temps écoulé depuis la convocation de l’audience et le dépôt de la plainte, l’Arbitre accède à la demande et suspend l’audience jusqu’au lendemain après‑midi. À la reprise de l’audience, M. Blanchette est accompagné d’un avocat, mais celui-ci se dit sans expertise particulière en droit du travail. Il réclame alors un délai de trois semaines pour dénicher un avocat spécialisé dans le domaine.

[16]  L’avocat ne fait pas de suivi auprès de l’Arbitre. Un mois après la remise consentie à la demanderesse, l’Arbitre convoque les parties pour la poursuite de l’audience. Celle-ci doit reprendre le 13 juin 2017. Peu de temps avant cette date, un nouvel avocat se manifeste pour le compte de la demanderesse. Cet avocat, Me Jean-François Dolbec, invoquant un conflit d’horaire, demande une remise. Il annonce du même souffle à l’Arbitre qu’il fera valoir à son tour les objections préliminaires soulevées par sa cliente devant l’arbitre Tremblay. L’Arbitre, non sans une certaine hésitation, fait droit à la demande de remise. Il fixe aux 16, 17 et 18 août (2017) la poursuite de l’audience.

[17]  L’audience reprend, comme prévu, le 16 août (2017). C’est à partir de ce moment que les rapports entre l’Arbitre et la demanderesse se compliquent. D’entrée de jeu, le procureur de la demanderesse, Me Dolbec, tel qu’il l’avait déjà laissé entendre, réitère les deux objections préliminaires formulées devant l’arbitre Tremblay et s’oppose, ce faisant, à ce que le défendeur aborde le volet de sa plainte relatif aux réparations. Le défendeur réclame alors, notamment, un montant de 650 000 $ à titre de compensation pour le salaire perdu depuis la rupture du lien d’emploi.

[18]  L’Arbitre permet néanmoins l’administration de cette preuve, laquelle consiste en grande partie d’états financiers de compagnies opérées par le défendeur depuis qu’il n’est plus à l’emploi de la demanderesse.

[19]  Suite à l’administration de cette preuve, le défendeur est contre-interrogé par le procureur de la demanderesse. Le contre-interrogatoire débute le 16 août et se poursuit le lendemain. Dans l’après-midi du 17 août, la demanderesse fait entendre ce qu’elle considère être son premier témoin, M. Fernand Maltais, le contrôleur financier de l’entreprise. La demanderesse indiquera plus tard vouloir aussi produire le témoignage de M. Blanchette, du fils de ce dernier, Guillaume, qui est superviseur pour le compte de l’entreprise, et d’un expert-comptable.

[20]  L’audition est ajournée à l’issue de la séance du 17 août. L’ajournement vise notamment à permettre au procureur de la demanderesse de contrevérifier la preuve de perte de revenus produite par le défendeur. C’est ainsi que Me Dolbec demandera au procureur qui représente le défendeur à l’époque la communication d’un certain nombre de documents. Quatre boites de documents lui sont éventuellement transmises. Selon la correspondance échangée entre les procureurs à ce moment, la communication de certains documents demeure litigieuse.

[21]  Me Dolbec demandera aussi à l’Arbitre d’émettre des citations à comparaître aux employeurs et entreprises avec lesquels le défendeur − ou ses compagnies − ont fait affaire au cours de la période visée par la réclamation de perte de revenus formulée par le défendeur. Cette demande lui est refusée, l’Arbitre, pour seuls motifs, rappelant à Me Dolbec que dans une affaire antérieure présidée par lui, il avait reçu l’objection de Me Dolbec à une demande similaire formulée par le représentant syndical.

[22]  Deux jours avant la reprise de l’audience, fixée au 27 octobre (2017), le procureur de la demanderesse informe l’Arbitre que sa cliente a mandaté les services d’une firme de sténographes pour la poursuite de l’audience. Il informe l’Arbitre du même souffle avoir l’intention d’interroger le défendeur au regard des documents dont il a requis la communication quelques semaines auparavant.

[23]  Dans un courriel qu’il adresse à Me Dolbec le lendemain 26 octobre, l’Arbitre refuse d’abord d’autoriser la présence d’un sténographe au motif que cette demande aurait dû être faite au début des audiences de manière à ce que le déroulement de celles-ci se fasse de façon uniforme sur le plan procédural. Plus tard dans la journée, il se ravise et se dit prêt à faire droit à la demande de Me Dolbec en autant que ce sténographe soit un sténographe « officieux », c’est‑à-dire une personne qui prend des notes pour le compte d’une partie.

[24]  Ce changement de position fait suite à une lettre que lui adresse Me Dolbec ce même jour, en réaction au courriel précité. Dans cette lettre, Me Dolbec fait notamment part à l’Arbitre de son intention de se pourvoir en contrôle judiciaire s’il maintient son refus d’autoriser la présence d’un sténographe. La lettre de Me Dolbec comprend aussi un certain nombre d’autres récriminations liées au déroulement de la procédure d’arbitrage depuis la toute première journée d’audience. Me Dolbec invite d’ailleurs l’Arbitre à considérer cette lettre « comme une requête formelle en récusation étant donné votre partialité manifeste dans ce dossier en refusant ou en compliquant toutes les démarches de notre client pour obtenir un processus équitable et conforme aux principes de justice naturelle » (Dossier de la demanderesse, vol. 1, à la p 188). L’Arbitre répond à cette lettre le jour même, par courriel. Il se dit, notamment, n’avoir « aucun conflit d’intérêt dans l’affaire sous-rubrique » (Dossier de la demanderesse, vol. 1, à la p 191).

[25]  L’audience reprend le lendemain, 27 octobre (2017), mais elle prend pour l’essentiel la forme d’une espèce de conférence de gestion d’instance et se déroule, selon le souhait de l’Arbitre, à huis clos. L’Arbitre dit avoir « des choses délicates à parler », c’est-à-dire « des choses à régler avec les parties, [...] des questions à poser, puis des vérifications à faire » (Dossier de la demanderesse, vol. 2, aux pp 202, 208).

[26]  On y discute, pour l’essentiel, de la suite des choses. Une certaine confusion semble exister quant au point où en sont rendues les procédures (Dossier de la demanderesse, vol. 2, aux pp 234-235). Un certain consensus semble par contre exister sur le nombre et la nature des questions à traiter : objections préliminaires de la demanderesse, fond du litige, que la demanderesse associe principalement à ses objections préliminaires, et le quantum de la compensation recherchée par le défendeur (Dossier de la demanderesse, vol. 2, aux pp 209-210). La demanderesse dit qu’elle aura besoin de trois ou quatre jours d’audience pour compléter sa preuve, tant sur la question de fond que sur le quantum; pour sa part, le défendeur prévoit avoir besoin d’une demi-journée pour faire une contre-preuve (Dossier de la demanderesse, vol. 2, à la p 271). Cela ne semble pas poser problème à l’Arbitre qui jongle même avec l’idée de scinder le dossier en se prononçant d’abord sur les objections préliminaires de la demanderesse (Dossier de la demanderesse, vol. 2, aux pp 274, 293).

[27]  Tout bascule toutefois lorsque vient le temps de reprendre l’audience comme telle et que l’Arbitre décide que cela se fera sans sténographe. La demanderesse, sous les conseils de son procureur, décide alors de quitter l’audience et avise l’Arbitre que sa décision de ne pas permettre la présence d’un sténographe sera contestée devant les tribunaux et qu’une requête en récusation lui sera prochainement adressée (Dossier de la demanderesse, vol. 2, à la p 331). L’Arbitre, qui invite la demanderesse à ne pas poser ce geste, l’avertit que, si elle devait passer à l’acte, l’audience allait néanmoins se poursuivre, car c’est «[s]on audience » (Dossier de la demanderesse, vol. 2, aux pp 358, 361-362). Il ajoute qu’une décision serait rendue sur le mérite de la plainte puisque dans de telles circonstances, rien ne l’empêcherait de procéder ex parte (Dossier de la demanderesse, vol. 2, aux pp362-363). L’Arbitre se dit par ailleurs sans compétence pour se prononcer sur toute demande de récusation, étant d’avis que cela relève du ressort exclusif des tribunaux judiciaires (Dossier de la demanderesse, vol. 2, aux pp 356-357).

[28]  L’audience du 27 octobre est la seule pour laquelle il existe des notes sténographiques. Celles-ci ont été préparées à partir d’un enregistrement fait par Me Dolbec à l’aide d’un appareil qu’il a sous la main. L’exactitude de la transcription n’a pas été remise en cause par le défendeur à l’audition du présent contrôle judiciaire.

[29]  Le 16 novembre 2017, la demanderesse adresse à l’Arbitre une demande écrite en récusation. Elle allègue que de par son comportement en cours d’instance, l’Arbitre a fait naître chez elle une crainte raisonnable de partialité.

[30]  Le 21 novembre 2017, l’Arbitre accueille la plainte de congédiement injuste du défendeur et condamne la demanderesse au paiement des indemnités financières dont j’ai déjà fait mention en plus de lui ordonner de reprendre le défendeur à son service.

[31]  La sentence arbitrale fait 37 pages. Après une brève introduction, l’Arbitre y fait état de la preuve faite devant lui, telle qu’il l’a comprise. Il dispose ensuite des trois objections préliminaires présentées par la demanderesse avant de revenir sur certaines des décisions qu’il a prises en cours d’instance dont celles de ne pas délivrer les citations à comparaitre recherchées par la demanderesse et de ne pas permettre la présence d’un sténographe lors de l’audition du 27 octobre. Il traite par la suite de la décision de la demanderesse « de cesser de participer à [son] enquête », précisant l’avoir mis en garde des conséquences d’un tel geste. Notant l’emploi, par la demanderesse, tout au long de la procédure d’arbitrage, de ce qui lui paraît être des moyens dilatoires, il se dit satisfait de lui avoir donné, malgré cela, toute possibilité de présenter ses éléments de preuve et ses observations, tel que l’article 242 du Code le lui enjoignait.

[32]  À partir de la page 21 de sa décision, l’Arbitre aborde le mérite même de la plainte, qu’il juge fondée, et impose les réparations qu’il juge appropriées dans les circonstances.

[33]  Nulle part il ne traite − ou ne fait même mention – de la demande formelle de récusation dont il a fait l’objet.

III.  Question en litige et norme de contrôle

[34]  Tel que je l’ai indiqué d’entrée de jeu, ce contrôle judiciaire porte exclusivement sur des considérations d’équité procédurale et de justice naturelle. La demanderesse impute à l’Arbitre un certain nombre de manquements à cet égard. En outre, elle lui reproche :

  1. de ne pas lui avoir donné une possibilité raisonnable de répliquer à la preuve présentée contre elle, notamment en considérant, le 27 octobre 2017, que sa preuve sur le fond du litige était complétée alors qu’elle n’était qu’à peine entamée, et en refusant la présence d’un sténographe;
  2. la tenue, sans justification aucune, d’un huis clos à l’ouverture de la séance du 27 octobre;
  3. sa gestion déficiente de l’audience tout au long de la procédure d’arbitrage; et
  4. son refus de même considérer la demande de récusation.

[35]  Il est bien établi que les questions mettant en cause les règles d’équité procédurale et de justice naturelle, y compris celles portant sur la partialité alléguée du décideur administratif, sont révisables suivant la norme de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79; Caron Transport Ltd c Williams, 2018 CF 206 au para 24; Conseil des Innus de Pessamit c Bellefleur, 2017 CF 1016 au para 20 conf par 2018 CAF 201; Joshi c Banque Canadienne impériale de commerce, 2015 CAF 105 aux para 13-14, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 36440 (24 septembre 2015).

[36]  Ici, j’estime, pour les motifs qui suivent, que le refus de l’Arbitre de considérer la demande de récusation que lui a adressée, deux fois plutôt qu’une, la demanderesse, a fatalement vicié sa décision et que cela suffit pour conclure que la demanderesse n’a pas, dans ces circonstances, bénéficié d’une possibilité raisonnable de faire valoir ses moyens à l’encontre de la plainte du défendeur. Il ne me sera donc pas nécessaire d’examiner les autres manquements invoqués par la demanderesse.

IV.  Analyse

[37]  Il n’est plus à démontrer que la procédure d’arbitrage initiée aux termes de la partie III du Code se veut souple et expéditive (Wilson c Énergie Atomique du Canada Ltée, 2016 CSC 29 aux para 146-147, juges Côté et Brown, dissidents mais pas sur ce point ; Delisle c Mohawks de Kanesatake, 2007 CF 35 au para 23 ; Dynamex Canada Inc c Mamona, 2003 CAF 248 au para 32, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 29932 (4 mars 2004)) et qu’une grande déférence doit être accordée aux décisions prises au terme de cette procédure en raison des compétences spécialisées en matière de relations de travail qu’on reconnait aux arbitres nommés en vertu de ces dispositions du Code (Énergie atomique du Canada Ltée c Sheikholeslami, [1998] 3 CF 349 (CAF), [1998] FCJ No. 250 (QL) au para 9 ; Bitton c Banque HSBC Canada, 2006 CF 1347 au para 28 , 303 FTR 72; Conseil de Bande de Uashat Mak Mani-Utenam c Fontaine, 2005 CAF 357 aux para 4-5; Colistro c BMO Banque de Montréal, 2007 CF 540 au para 11).

[38]  Toutefois, tout comme celle de tout autre décideur administratif, sauf les cas où le législateur en décide autrement au moyen d’une directive claire, l’action de l’arbitre nommé en vertu de la partie III du Code pour statuer sur une plainte de congédiement injuste est assujettie au respect des règles de l’équité procédurale et de la justice naturelle, et ce même si, suivant le Code, l’arbitre « fixe lui-même sa procédure » (Cardinal c Directeur de l'Établissement Kent, [1985] 2 RCS 643 à la p 653; Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 79; Ocean Port Hotel Ltd c Colombie-Britannique (General Manager, Liquor Control and Licensing Branch), 2001 CSC 52 au para 22). Ces règles, je le rappelle, comportent essentiellement deux volets, soit le droit d’être entendu (règle audi alteram partem) et le droit à une audition impartiale (règle nemo judex in sua causa) (Therrien (Re), 2001 CSC 35 au para 82).

[39]  Ici, le Parlement n’a pas pris de risques en enjoignant à l’arbitre, aux termes de l’alinéa 242(2)(b) du Code, de « donner à chaque partie toute possibilité de lui présenter des éléments de preuve et des observations », pas plus qu’il n’a écarté le droit des parties qui s’affrontent devant l’arbitre dans une affaire de congédiement injuste à une audition impartiale.

[40]  Ici, la question que pose ultimement le présent litige est celle de savoir si l’Arbitre, en prononçant sa sentence sur le mérite de la plainte du défendeur après avoir ignoré ou refusé de statuer sur la demande de récusation que lui a adressée la demanderesse, a failli à l’obligation de « donner à chaque partie toute possibilité de lui présenter des éléments de preuve et des observations », au point où il y a lieu de conclure à une violation, de sa part, des règles de l’équité procédurale et de justice naturelle dans les circonstances de la présente affaire. À mon sens, il ne fait pas de doute qu’il a failli à cette obligation.

[41]  L’erreur fondamentale de l’Arbitre, ceci dit avec égards, a été de penser qu’il n’avait pas juridiction pour statuer sur cette demande. Il s’en est suivi une série de conséquences fâcheuses sur le plan de l’équité procédurale, le fait que l’Arbitre se soit ainsi cru autorisé à trancher le mérite de la plainte du défendeur sans même avoir, en toute connaissance de cause, entendu toute la preuve – la demanderesse avait à peine débuté à administrer la sienne − n’étant pas la moindre. Il ne suffit pas de dire, et j’y reviendrai plus loin, que la demanderesse a en quelque sorte été victime de sa propre turpitude en quittant la salle d’audience le 27 octobre 2017 après s’être vu refuser la présence d’un sténographe et que l’audience pouvait ainsi validement se poursuivre ex parte puisque que la demanderesse pouvait légitimement s’attendre, selon moi, à ce que l’Arbitre tranche, dans un sens ou dans l’autre, sa demande de récusation avant que l’audience ne se poursuive. En fait, comme nous le verrons plus loin également, elle a fait ce que tout justiciable diligent doit faire dans les circonstances, soit soulever à la première occasion toute crainte de partialité de la part du décideur administratif.

[42]  Cette Cour a déjà jugé qu’il incombe à un décideur administratif, lorsque sa partialité est mise en doute en temps opportun, c’est-à-dire pendant le déroulement de la procédure qu’il préside, de décider de la question, sans quoi il commet une erreur révisable (Bongwalanga c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 352 aux para 15-16). Ce principe a été réitéré aussi récemment que cette année lorsque cette Cour a rappelé que lorsqu’une demande de récusation lui est soumise, un décideur administratif « ne [peut] pas simplement choisir de ne pas en tenir compte » (Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 353 au para 63).

[43]  Il est vrai que ces affaires concernaient des procédures initiées en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, mais je ne vois aucune raison de ne pas appliquer le principe qui s’en dégage au contexte de la procédure arbitrale initiée aux termes de la partie III du Code, procédure qui présente davantage le profil d’une procédure quasi‑judiciaire adversariale, où deux parties s’affrontent, que la plupart de celles se déroulant devant les instances décisionnelles établies par la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, lesquelles se veulent dans bien des cas de nature strictement inquisitoire et non accusatoire et où, généralement, personne ne comparaît pour s’opposer aux demandes dont sont saisies ces instances (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Nwobi, 2014 CF 520 aux para 16-17; Ospina Velasquez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 273 au para 15, 429 FTR 143)

[44]  Quoi qu’il en soit, ce principe, comme nous le verrons, a été appliqué à d’autres contextes, notamment celui des tribunaux d’arbitrage établis dans le cadre de disputes liés aux relations de travail. Une revue de la jurisprudence permet de dresser la liste non-limitative suivante de cas, devant cette Cour et devant des tribunaux supérieurs provinciaux, où ce principe a été suivi :

  1. Beno v Canada (Commissioner and Chairperson, Commission of Inquiry into the Deployment of Canadian Forces to Somalia) (1997), 144 DLR (4th) 493 (CF) à la p 502, inf pour d’autres motifs par 146 DLR (4th) 708 (CAF) : partialité alléguée du président de la Commission d’enquête sur la Somalie;
  2. Boucher c Canada (Procureur général), 2006 CF 1342 au para 20 : partialité alléguée du président de la Commission nationale des libérations conditionnelles;
  3. Eckervogt v British Columbia, 2004 BCCA 398 aux para 47-48 [Eckervogt] : partialité alléguée d’un membre à temps partiel d’un tribunal administratif d’expropriation;
  4. Joyce v NL Chiropractic Board, 2008 NLTD 144 au para 48 : partialité alléguée de la présidente d’une instance disciplinaire de l’Ordre des chiropraticiens de Terre-Neuve-et-Labrador;
  5. Bajwa v British Columbia Veterinary Medical Association, 2010 BCSC 848 au para 77, inf pour d’autres motifs par 2011 BCCA 265, (autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 34434 (23 février 2012) : partialité institutionnelle alléguée d’une instance disciplinaire de l’Ordre des médecins vétérinaires de la Colombie-Britannique;
  6. Jogendra v Human Rights Tribunal of Ontario, 2011 ONSC 3307 au para 41, conf par 2012 ONCA 71, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 34775 (4 avril 2012) : demande de nomination d’une personne indépendante en vue de trancher de façon impartiale un litige mû devant le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario.

[45]  D’ailleurs, déjà, en 1984, la Cour d’appel fédérale jugeait pour le moins inconcevable [« utterly fatuous »] l’idée qu’un membre d’un tribunal administratif – en l’occurrence l’Office national de l’Énergie − à l’encontre de qui pesaient des allégations de partialité, ne puisse, lui‑même, disposer de la question. La Cour d’appel y rappelait que s’il devait en être autrement, le bon fonctionnement des tribunaux administratifs et des tribunaux judiciaires serait à la merci de ceux qui soulèvent de telles allégations puisqu’il faudrait alors systématiquement recourir, en cours d’instance, au contrôle judiciaire pour régler ces questions et suspendre, ce faisant, la procédure en cours devant le tribunal administratif visé. Cela aurait ainsi pour effet, ajoute la Cour d’appel, de tendre à paralyser le fonctionnement de chaque institution et de contrevenir, ce faisant, au principe général voulant que les incidents survenus en cours d'instance ne fassent l'objet de contestations judiciaires qu’une fois l'instance engagée devant le décideur administratif menée à terme (Flamborough v National Energy Board, Interprovincial Pipe Line Ltd and Canada (1984), 55 NR 95 (CAF) à la p 104; voir aussi : Zündel c Canada (Commission des droits de la personne), [2000] 4 CF 255 (CAF) au para 10, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 28009 (14 décembre 2000) [Zündel]; Air Canada c Lorenz, [2000] 1 CF 494 (CF 1re inst) au para 15; Ontario College of Art et al. c Ontario Human Rights Commission (1993), 11 OR (3d) 798 (C div) à la p 800; Canada (Procureur général) c Canada (Commission d'enquête sur le système d'approvisionnement en sang du Canada), [1997] 3 RCS 440 au para 60).

[46]  Ce principe général, est-il utile de le rappeler, cherche à répondre à deux préoccupations, la première étant que les demandes de contrôle judiciaire présentées avant que le décideur administratif n'ait rendu sa décision définitive peuvent se révéler inutiles si la partie mécontente obtient gain de cause au terme de l'instance administrative; la seconde étant que les retards et délais inutiles associés à ces procédures judiciaires interlocutoires peuvent avoir pour effet de discréditer l'administration de la justice et de conduire l'instance administrative en cause dans un cul‑de-sac (Zündel au para 10).

[47]  Ce principe de saine gestion des ressources judiciaires et quasi-judiciaires, lesquelles, faut-il le rappeler, ne sont pas illimitées, a été réitéré récemment par la Cour d’appel fédérale dans Exeter c Canada (Procureur général), 2014 CAF 251 [Exeter], une affaire mettant en cause une allégation de crainte raisonnable de partialité à l’encontre d’un arbitre de grief nommé par la Commission des relations de travail dans la fonction publique établie en vertu de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, LC 2003, c 22, art 2, pour présider à une procédure de grief opposant la demanderesse dans cette affaire à son ancien employeur, Statistique Canada.

[48]  Saisie d’une demande de l’employée visant à ce qu’un nouvel arbitre soit nommé sous prétexte que l’arbitre initialement désigné ne pouvait conserver compétence sur l’affaire parce que partiale, la Commission a jugé que même en supposant qu’elle avait compétence pour dessaisir l’arbitre du dossier, il était plus approprié de laisser l’arbitre décider lui-même de la demande de récusation de l’employée, soulignant qu’il « ne faisait aucun doute qu’un arbitre de grief a compétence pour rendre une décision sur sa propre récusation » (Exeter au para 6).

[49]  La Cour d’appel a jugé qu’il n’y avait pas lieu d’intervenir à l’égard de cette conclusion de la Commission. Elle l’a fait en ces termes, rappelant qu’il s’agissait là de la façon dont les autres organes décisionnels, dont les tribunaux, traitaient des demandes de récusation et que l’employée ne subirait pas de préjudice d’une décision défavorable de l’arbitre sur la question de la récusation puisque le contrôle judiciaire de la décision finale de celui-ci, où elle pourrait de nouveau faire valoir l’argument de partialité, lui était toujours ouvert :

[39]  Je conviens avec la Commission que le décideur saisi de l’affaire dans le cadre de laquelle une demande de récusation fondée sur l’existence d’une crainte raisonnable de partialité ou d’un conflit d’intérêts est présentée est mieux en mesure de décider de cette demande. C’est exactement de cette façon que les autres organes décisionnels, y compris les tribunaux, traitent les demandes de récusation : voir par exemple l’arrêt Première Nation Denesuline de Fond du Lac c. Canada (Procureur général), 2012 CAF 73, 430 N.R. 190; la décision Canada (Procureur général) c. Khawaja, 2007 CF 533 (juge Mosley); la décision Ihasz v. Ontario, 2013 HRTO 233, [2013] O.H.R.T.D. no 326; la décision Ng v. Bank of Montreal, [2008] C.L.A.D. no 221.

[40]  Dans notre système, on ne peut présumer qu’un décideur ne peut se prononcer de façon équitable sur des demandes de cette nature simplement parce qu’il est allégué qu’il est partial ou qu’il est en conflit d’intérêts. La décision de la Commission ne porte pas atteinte aux droits constitutionnels de la demanderesse ni ne constitue un manquement à son obligation d’agir équitablement, étant donné que la demanderesse avait le droit – qu’elle exerce actuellement – de demander le contrôle de la décision de l’arbitre de grief suivant la norme de la décision correcte. L’application de cette norme garantit que le droit de la demanderesse à ce qu’il soit statué sur sa demande de récusation de façon équitable et impartiale est respecté à tous égards. De fait, toutes les préoccupations de la demanderesse seront examinées par le juge qui entendra sa demande dans le dossier T-943-12.

[50]  C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’obligation qui est faite à toute partie qui craint la partialité du décideur administratif devant qui elle comparaît, de soulever la question à la première occasion de manière à ce que le décideur soit à même de décider s’il y a matière à se récuser. Cette obligation est bien ancrée dans la jurisprudence et le défaut de s’y conformer entraine généralement avec lui la forclusion de l’argument de partialité (Zündel c Canada (Commission canadienne des droits de la personne)) (2000), 195 DLR (4th) 399 (CAF); Aloulou c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2014 CF 1236 au para 32).

[51]  Comme le rappelait cette Cour dans l’affaire Chrétien c Canada (Procureur général), 2005 CF 925 [Chrétien], ce que « le droit exige », ce n’est pas que s’engage un contrôle judiciaire dès qu’une partie à une instance devant un décideur administratif entretient une crainte raisonnable de partialité à l’égard du décideur, mais bien plutôt que cette partie saisisse le décideur de cette crainte « au lieu de ne sortir de son silence que si le résultat de l'instance ne lui est pas favorable » (Chrétien au para 44).

[52]  La Cour d’appel de la Colombie-Britannique, dans l’affaire Eckervogt, sur laquelle s’est appuyée cette Cour dans Chrétien; a bien résumé, à mon sens, les préoccupations qui sous‑tendent cette obligation de soulever une crainte raisonnable de partialité à la première occasion et les risques associés au fait de ne pas le faire:

[traduction]

[47]  Si, au cours d’une instance, une partie a une crainte de partialité, elle devrait soumettre l’allégation au tribunal et obtenir une décision avant de demander l’intervention de la Cour. De cette façon, le tribunal peut exposer sa position et un dossier en bonne et due forme peut être constitué. Bien entendu, cela ne s’appliquerait pas lorsque le motif de récusation est découvert après que le tribunal a clos l’affaire et rendu une décision sur le fond du différend. Toutefois, l’approche adoptée par les appelants pose un problème plus fondamental.

[48]  Je ne crois pas qu’il soit approprié pour une partie de garder en réserve un motif de récusation pour y avoir recours seulement si l’issue n’est pas en sa faveur. Les allégations de partialité ont de graves répercussions sur la réputation du tribunal et, en toute justice, elles devraient être faites directement et rapidement, et non pas servir de tactique de réserve durant le litige. Une telle tactique devrait, à mon avis, comporter le risque d’une conclusion de forclusion. De plus, l’authenticité de la crainte de partialité est remise en doute lorsqu’on n’y donne pas suite immédiatement.

[Je souligne]

[53]  Encore tout récemment, la Cour d’appel fédérale a fait écho à ces principes, dans des termes on ne peut plus limpides, dans l’affaire Hennessey c Canada, 2016 CAF 180 [Hennessey]:

[20]  […] Il est notoire que des assertions de partialité et de manquement à l’équité procédurale en première instance ne sauraient être invoquées en appel ou dans un contrôle judiciaire si elles pouvaient raisonnablement être soulevées en temps opportun devant la juridiction inférieure, en l’occurrence la Cour fédérale (Mohammadian c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 191, [2001] 4 R.C.F. 85; Affaire intéressant le Tribunal des droits de la personne et Énergie atomique Canada Ltée, [1986] 1 C.F. 103 (C.A.), page 113; Maritime Broadcasting System Limited c. La guilde canadienne des médias, 2014 CAF 59, par. 67-68).

[21]  Une partie doit présenter ses objections au moment où elle prend conscience d’un problème de procédure en première instance. Elle doit donner au premier décideur la chance d’aborder la question avant qu’il n’en résulte un préjudice, d’essayer de réparer tout préjudice causé ou de s’expliquer. Une partie, consciente d’un problème de procédure en première instance, ne peut demeurer tapie dans l’herbe, pour bondir une fois que l’affaire est devant la cour d’appel.

[Je souligne]

[54]  Il ne fait pas de doute, à la lecture de ces extraits de l’arrêt Hennessy, que ces principes ont le statut d’une règle d’application générale.

[55]  L’arrêt relativement récent de la division d’appel de la Cour suprême de Terre-Neuve-et-Labrador, Communication, Energy and Paperworkers Union of Canada, Local 60N v Abitibi Consolidated Company of Canada, 2008 NLCA 4 [Abitibi Consolidated], qui rejoint la jurisprudence de cette Cour et de la Cour d’appel fédérale sur la question, offre un survol intéressant des principes militant en faveur de l’intervention immédiate du décideur administratif lorsqu’il est saisi, en cours d’instance, d’une demande de récusation et de l’obligation corollaire de la partie qui craint la partialité de ce décideur de soulever le problème devant lui à la première occasion.

[56]  Dans cette affaire, un tribunal d’arbitrage de trois membres avait été institué en vertu de la convention collective liant les parties au litige afin de statuer sur un grief pour bris de ladite convention initié par le syndicat. Peu avant le début des travaux du tribunal d’arbitrage, le syndicat avait fait part au tribunal de son intention de s’objecter à la nomination de l’arbitre désigné par l’employeur au motif que celui-ci n’était pas impartial. Le tribunal d’arbitrage a accueilli l’objection du syndicat et rejeté du même coup la position de l’employeur voulant que le tribunal n’ait pas compétence pour statuer sur cette objection (Abitibi Consolidated aux paras 2‑8).

[57]  L’employeur a contesté la décision du tribunal d’arbitrage devant un juge de la division de première instance de la Cour suprême de Terre-Neuve-et-Labrador. Sa contestation a été accueillie. Cette décision a toutefois été renversée par la Cour d’appel de la province. Notant un certain flottement, particulièrement dans la doctrine, sur l’identité de l’instance la mieux placée pour statuer, en première instance, sur une demande de récusation, la division d’appel a résolument opté pour la position favorisant l’intervention du décideur administratif lui-même et a rappelé les considérations qui militent en faveur d’une telle intervention. Elle l’a fait en ces termes :

[traduction]

[35]  Voilà qui complète mon examen. Comme je l’ai dit au début, l’absence de consensus et la diversité des opinions sont quelque peu surprenantes. Néanmoins, le point de vue le plus convaincant, et celui que j’adopte, c’est que la question de la partialité, lorsqu’elle est soulevée, devrait être réglée par la personne contre qui l’allégation est portée. Les problèmes théoriques relevés par le juge des requêtes au paragraphe 33 de ses motifs (paragraphe 9 qui précède) sont éclipsés, à mon avis, particulièrement dans le cas des tribunaux d’arbitrage consensuel en matière de relations du travail, par les considérations pratiques d’efficacité et de règlement rapide des griefs des employés et des employeurs. La procédure d’arbitrage vise à régler rapidement les griefs en milieu de travail. Les griefs que l’on laisse traîner n’apportent rien à la paix industrielle et aux bonnes conditions de travail. Le recours obligé à la Cour dès qu’une allégation de partialité est soulevée aurait pour effet de causer des retards longs et inutiles.

[36]  Comme l’a fait remarquer le juge Slatter dans l’arrêt Robertson, outre l’effet modérateur lié au fait de confronter le membre du tribunal à une allégation de partialité, ce qui a aussi pour effet de consigner au dossier les faits pertinents de la demande concernant la partialité, il y a les avantages que sont le respect du tribunal, la prévention d’une intervention inutile de la Cour et les économies de coûts. La plupart des allégations de partialité ou de crainte raisonnable de partialité se régleront d’elles-mêmes soit parce que l’auteur de l’allégation sera satisfait de l’explication donnée, soit parce que la personne dont l’impartialité est mise en doute se récusera. Toutefois, si la personne dont l’impartialité est mise en doute décide qu’il n’y pas de motif valable de se récuser et que l’auteur de l’allégation de partialité n’est pas satisfait, la question de la partialité peut être examinée par la Cour par voie de contrôle judiciaire après l’audience d’arbitrage et le dépôt d’une décision, conjugué à une demande de contrôle judiciaire sur le fond s’il y a lieu. Procéder de cette façon favorise le règlement rapide des griefs tout en veillant à ce que l’allégation de partialité ou de crainte raisonnable de partialité puisse, au besoin, être traitée au bout du compte par un tribunal judiciaire impartial.

[37]  Il peut y avoir des raisons, législatives ou autres, pour lesquelles des allégations de partialité devant les tribunaux administratifs, autres que les tribunaux d’arbitrage consensuel en matière de relations du travail, devraient être renvoyées immédiatement à la Cour. Je n’écarterais aucun argument de la sorte. Néanmoins, il me semble que, dans la majorité des cas, la procédure décrite ci-dessus devrait être suivie, c’est-à-dire que l’allégation devrait être traitée immédiatement par la personne dont l’impartialité est mise en doute et seulement plus tard par la Cour.

[Je souligne]

[58]  En l’espèce, ni l’Arbitre, ni le défendeur n’ont fait état de considérations qui militeraient en faveur d’une intervention immédiate de la Cour lorsqu’une allégation de partialité est soulevée par une partie à un arbitrage initié en vertu de la Partie III du Code. À tout événement, je n’en vois aucune.

[59]  En somme, il appartenait à la demanderesse de faire connaitre à l’Arbitre ses préoccupations eu égard à ce qu’elle percevait comme un manque d’impartialité de sa part, ce qu’elle a fait à la première occasion. En fait, elle ne pouvait pas ne pas le faire, sous peine d’être forclose de le soulever plus tard lors du contrôle judiciaire éventuel de la sentence arbitrale. En revanche, il appartenait à l’Arbitre de répondre, dans un sens ou dans l’autre, aux préoccupations de la demanderesse et il ne pouvait le faire en se disant sans juridiction à cet égard. Comme on vient de le voir, cette réaction, à tout le moins suivant la jurisprudence de cette Cour et de celle de la Cour d’appel fédérale, était dénuée de tout fondement juridique.

[60]  Cette erreur a par la suite eu des conséquences néfastes importantes sur le respect du droit de la demanderesse de présenter toute sa preuve et ses observations puisque l’Arbitre s’est alors cru légitimé de procéder ex parte en rendant sa décision sur le mérite de la plainte du défendeur sans avoir en main, et ce en toute connaissance de cause si je me fie à la transcription de l’audience du 27 octobre 2017, l’ensemble de la preuve et des observations de la demanderesse. Cette légitimation était viciée au départ et ne pouvait justifier la suite des choses dans ce dossier.

[61]  Ce qui était légitime par contre, à la lumière de l’état du droit, c’était que la demanderesse obtienne de l’Arbitre, avant qu’il ne poursuive ses travaux, une réponse, motivée (Saint-Eustache c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 511, au para 28; Boucher c Canada (Procureur général), 2006 CF 1342, au para 20), à sa demande de récusation, dont je ne saurais dire du reste, sans en décider du mérite, qu’elle était frivole ou vexatoire. Au lieu d’obtenir cette réponse, elle a obtenu le verdict final de l’Arbitre sur la plainte elle-même, verdict qui la condamnait, à partir d’une preuve inachevée et incomplète, à payer des montants substantiels et à réintégrer le défendeur.

[62]  C’est d’ailleurs dans ce contexte, à mon sens, qu’il faut comprendre la décision de la demanderesse de quitter la salle d’audience le 27 octobre. Elle ne renonçait pas à son droit de se défendre; elle souhaitait vider ce qu’elle considérait être un abcès qui minait l’impartialité du processus d’arbitrage dans lequel elle était impliquée, impartialité à laquelle, du reste, elle était parfaitement en droit de s’attendre (Canadien Pacifique Ltée c Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 RCS 3 au para 80). Comme le rappelait la Cour suprême du Canada dans cette même affaire, toujours au para 80, « [l]a partie qui craint raisonnablement la partialité ne devrait pas être obligée de se soumettre au tribunal qui fait naître cette crainte ». La demande de récusation avait été clairement annoncée lors de cette audience et elle a été formellement soumise à l’Arbitre, par écrit, dans un délai somme toute raisonnable compte tenu qu’il fallait attendre la transcription de l’enregistrement de l’audience. Comme on l’a vu, cette demande a été ignorée complètement, même dans la décision finale de l’Arbitre où il n’y est nulle part fait mention.

[63]  C’est pour ces raisons que les observations de l’Arbitre, dans la sentence qu’il a rendue, sur la décision de la demanderesse « de cesser de participer à notre enquête » et sur la règle audi alteram partem, lesquelles lui servent de justification pour avoir mené à terme le dossier suite à l’audience du 27 octobre, me laissent perplexe. En outre, l’affirmation de l’Arbitre voulant que c’est bien informé de sa volonté de poursuivre son enquête ex parte « que l’employeur a confirmé qu’il quittait pour ne plus revenir à nos audiences futures que de telles audiences soient ou non prévues » (Dossier de la demanderesse, vol. 1, à la p 39, au para 94) fait complètement abstraction, comme le reste de la sentence arbitrale d’ailleurs, de la demande de récusation et laisse ainsi croire à un désengagement définitif de la demanderesse alors que ce n’est pas ce que révèle la preuve au dossier. Tel que je l’ai déjà indiqué, la demanderesse s’est retirée de l’audience du 27 octobre le temps que l’Arbitre statue sur la demande de récusation qu’elle allait lui soumettre, ce qu’il n’a, je le répète, jamais fait.

[64]  Le même commentaire s’impose à l’égard de la critique, plutôt sévère, formulée par l’Arbitre à l’égard du « choix de l’employeur de claquer la porte de notre audience ». Ce choix, selon l’Arbitre, « ne respect[ait] pas les principes d’un pays exemplaire à travers le monde comme le Canada au plan de la justice en général et spécialement de la justice administrative de proximité comme l’arbitrage des plaintes ouvrières », et mettait à mal le « système canadien d’arbitrage », lequel « ne saurait cesser de fonctionner du simple fait qu’une partie, au nom de ses fins personnelles, refuse d’y participer » (Dossier de la demanderesse, vol. 1, à la p 41, au para 105).

[65]  Encore là, d’aucuns pourraient dire que ces remarques sont inspirantes, si on fait abstraction de la demande de récusation de la demanderesse. Mais lorsqu’on en tient compte, comme il se doit, elles tombent à plat. En fait, la tentation, dans le contexte de la présente affaire, est plutôt de dire qu’un pays exemplaire comme le Canada au plan de la justice en général et spécialement de la justice administrative de proximité reconnait, comme principe général, qu’un décideur administratif, sous peine de commettre une erreur révisable, n’a pas le loisir, lorsqu’une demande de récusation lui est soumise, de ne pas en tenir compte.

[66]  Donc, en se disant, sans plus et sans aucun fondement juridique, sans compétence pour se récuser, en ignorant, de ce fait, la demande de récusation que lui avait formellement soumise, comme c’était son obligation de le faire, la demanderesse, en traitant erronément la décision de celle-ci de ne pas participer aux audiences le temps qu’il se prononce sur ladite demande comme un retrait définitif de la procédure d’arbitrage, en mettant fin à ses audiences à partir de ce moment (Dossier de la demanderesse, vol. 1, à la p 42, au para 109) et en prononçant, dans un tel contexte, sa sentence arbitrale alors qu’il savait la preuve inachevée et incomplète, l’Arbitre a porté atteinte au droit de la demanderesse de répondre pleinement à la plainte logée contre elle d’une manière qui justifie l’intervention de la Cour. Je rappelle à cet égard que lorsqu’une décision affecte le respect des règles de l’équité procédurale et de la justice naturelle, aucune déférence n’est due au décideur administratif.

[67]  Le défendeur n’a pas vraiment abordé le dossier sous cet angle, se contentant de plaider que la crainte de partialité entretenue par la demanderesse n’était pas fondée et que l’Arbitre avait fourni, dans sa sentence, des motifs rationnels en lien avec son refus de délivrer les citations à comparaitre et de permettre la présence d’un sténographe. Mais ce n’est pas là où le bât blesse. Même si le défendeur devait avoir raison, ce sur quoi je ne me prononce pas, il n’en demeure pas moins qu’en refusant de statuer sur la demande de récusation, alors qu’il se devait de le faire, et en décidant du mérite de la plainte avant même d’avoir entendu toute la preuve, l’Arbitre s’est trouvé à court-circuiter le processus au détriment de la demanderesse, laquelle, je le répète, pouvait légitimement s’attendre à une décision de l’Arbitre sur la question de la récusation avant que celui-ci ne poursuive ses travaux.

[68]  J’annulerai donc la décision de l’Arbitre, mais je ne lui renverrai pas l’affaire, ce qui, théoriquement, aurait pu sauver temps et argent aux parties dans un dossier qui est pendant depuis maintenant huit ans. Je ne le ferai pas en raison de remarques que l’on retrouve dans la sentence arbitrale sur le comportement de la demanderesse en marge du déroulement de la procédure d’arbitrage, remarques que je juge injustifiées. D’une part, je ne vois pas sur quelle base l’Arbitre pouvait lui imputer, de façon à peine voilée, tous les délais encourus depuis le dépôt de la plainte du défendeur. Après tout, les délais occasionnés par le décès de l’arbitre Tremblay, pas plus que ceux liés au débat devant la CSST quant à la compétence constitutionnelle de cette dernière à se saisir de la plainte logée par le défendeur en vertu de l’article 32 de la LATMP, débat ultimement résolu en faveur de la demanderesse, ne peuvent être imputés à cette dernière.

[69]  D’autre part, je ne peux non plus souscrire au point de vue de l’Arbitre selon lequel, à toutes fins utiles, la demanderesse s’est employée, par des moyens dilatoires, à retarder indument le déroulement de ce dossier. Il est vrai que la demanderesse aurait pu se présenter à la première journée d’audience mieux préparée qu’elle ne l’était. Toutefois, dès son entrée en scène à ce qui était véritablement la seconde journée d’audience, Me Dolbec me parait avoir fait tout ce qu’un procureur consciencieux aurait fait pour défendre le mieux possible les intérêts de son client. Après tout, la demanderesse faisait face à une réclamation substantielle et elle avait pleinement le droit de se défendre. Le caractère souple et expéditif de la procédure d’arbitrage établie par la partie III du Code ne saurait diluer ce droit.

[70]  Enfin, la décision de la demanderesse de se retirer du processus d’audience le temps qu’elle soumette de manière plus formelle et organisée, sa demande de récusation et que l’Arbitre en dispose, ne constituait pas, à mon avis, dans les circonstances bien particulières de la présente affaire, une mesure dilatoire. Comme je l’ai mentionné à plusieurs reprises, la demanderesse se devait, sous peine de se voir opposer un argument de forclusion, de soulever, à la première occasion, ses préoccupations quant à la partialité appréhendée de l’Arbitre et à le faire devant celui-ci, et elle était en droit de s’attendre à ce que l’Arbitre tranche la question.

[71]  Bien que je sois conscient des délais encourus depuis le dépôt de la plainte du défendeur, il est préférable, dans ces circonstances, que ladite plainte soit soumise à un nouvel examen par un tribunal d’arbitrage différemment constitué.

[72]  La demanderesse réclame les dépens. Évidemment, le résultat de l’instance est un facteur dont la Cour peut tenir compte dans l’octroi des dépens et celui-ci militerait bien évidemment en faveur de l’octroi des dépens à la demanderesse. Toutefois, suivant la règle 400(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, l’octroi des dépens demeure un exercice discrétionnaire. Ici, le défendeur n’y est pour rien dans ce résultat, lequel requiert qu’une nouvelle procédure d’arbitrage soit enclenchée. Je ne le pénaliserai pas deux fois en le condamnant aux dépens.


JUGEMENT au dossier T-333-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;
  2. La décision de l’arbitre, Jean-Claude Bernatchez, datée du 21 novembre 2017, accueillant la plainte de congédiement injuste logée par le défendeur à l’encontre de la demanderesse est annulée et l’affaire est retournée à un nouvel arbitre à être désigné par la ministre fédérale du Travail aux termes de la partie III du Code canadien du travail pour qu’elle soit décidée de nouveau;
  3. Le tout, sans frais.

« René LeBlanc »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-333-18

 

INTITULÉ :

TRANSPORT CAR-FRÉ LTÉE c DAVID LECOURS

LIEU DE L’AUDIENCE :

québec (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 OCTOBRE 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 novembre 2018

 

COMPARUTIONS :

Me Jean-François Dolbec

Me Anne-Marie Asselin

 

Pour la demanderesse

 

Me Pierre Samson

Me Guy Bertrand Djiamo

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bouchard Dolbec Avocats S.E.N.C.R.L.

Québec (Québec)

 

Pour la demanderesse

 

Pierre Samson Avocat

Québec (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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