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Date : 20181108


Dossier : IMM‑4821‑17

Référence : 2018 CF 1127

[Traduction française certifiée, non révisée]

Ottawa (Ontario), le 8 novembre 2018

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

IBRAHIM OMER AHMEDIN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  M. Ibrahim Omer Ahmedin, le demandeur, sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la décision) a conclu qu’il n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger aux termes des articles 96 et 97, respectivement, de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR). La SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur au motif qu’il n’avait pas réussi à établir son identité.

[2]  Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

I.  Le contexte

[3]  Le demandeur prétend être originaire d’Asmara (Érythrée). Le formulaire de renseignements personnels (FRP) soumis à l’appui de sa demande d’asile présente la chronologie suivante des événements. En août 2011, il a été arrêté et interrogé par les forces de sécurité érythréennes. Accusé d’appartenir au Front de salut national érythréen, un parti politique d’opposition, l’appelant a été détenu et torturé. En mars 2012, il a été envoyé dans un programme de rééducation et soumis à des travaux forcés. Plusieurs mois après, il s’est évadé avec deux autres détenus et s’est rendu à Kassala (Soudan), puis à Khartoum (Soudan). De là, il a trouvé et payé un passeur pour l’emmener au Canada. Le passeur lui a fourni tous les documents nécessaires, y compris un passeport et un billet d’avion. Le demandeur est arrivé au Canada le 12 novembre 2012, accompagné par le passeur en question.

[4]  Le 15 novembre 2012, le demandeur a présenté une demande d’asile au Canada. Son audition devant la SPR s’est déroulée le 20 juillet 2017. Le demandeur a soumis un certain nombre de documents à l’appui de sa demande d’asile. Dans sa demande de contrôle judiciaire, le demandeur met l’accent sur l’examen qu’a effectué la SPR quant à ces documents.

II.  La décision visée par la demande de contrôle judiciaire

[5]  La décision est datée du 24 août 2017. La question déterminante que devait trancher la SPR concernait l’identité du demandeur. Ayant examiné la preuve documentaire fournie par ce dernier pour établir son identité, la SPR a estimé qu’« il y [avait] des raisons de mettre en doute la crédibilité, l’authenticité ou la fiabilité des éléments de preuve fournis par le demandeur d’asile à l’appui de son identité ». La SPR a conclu que le demandeur ne s’était pas acquitté du fardeau d’établir qu’il existait une possibilité sérieuse qu’il soit persécuté en raison d’un motif prévu par la Convention au titre de l’article 96 de la LIPR ou qu’il serait, selon la prépondérance des probabilités, personnellement exposé au risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités au sens du paragraphe 97(1) de la LIPR.

[6]  Citant l’article 106 de la LIPR et la Règle 11 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012‑256 (les Règles de la SPR), la SPR a formulé en ces termes l’enjeu de l’affaire :

Il faut prendre « en compte, s’agissant de crédibilité, le fait que, n’étant pas muni de papiers d’identité acceptables, le demandeur ne peut raisonnablement en justifier la raison et n’a pas pris les mesures voulues pour s’en procurer ». Il incombe au demandeur d’asile de transmettre « des documents acceptables qui permettent d’établir son identité et les autres éléments de sa demande d’asile ».

[7]  La SPR a analysé en détail la preuve documentaire fournie par le demandeur.

Le certificat de naissance

[8]  Le certificat de naissance du demandeur a été délivré en 2007, alors qu’il était âgé de près de 30 ans. Il était difficile de savoir quand ou comment il est entré en possession de ce document après s’être enfui de l’Érythrée. Son témoignage concernant la provenance de ce certificat et la question de savoir s’il lui avait été confisqué par les autorités érythréennes était contradictoire.

[9]  La SPR a relevé un certain nombre de disparités importantes de format et de contenu entre le certificat de naissance du demandeur et les modèles de certificats de naissance érythréens contenus dans le cartable national de documentation (CND) pour l’Érythrée. Le tribunal, tout en reconnaissant qu’une concordance parfaite avec les modèles contenus dans le CND n’était pas requise, a néanmoins estimé que les disparités inexpliquées entre les certificats, combinées à la disponibilité et à la prédominance de documents d’identité érythréens frauduleux, soulevaient des préoccupations quant à l’authenticité du certificat de naissance du demandeur. La SPR a conclu que le certificat de naissance n’était pas digne de foi et lui a accordé un poids négligeable dans l’évaluation de l’identité du demandeur.

Le permis de conduire

[10]  Le demandeur a produit son permis de conduire érythréen auquel était jointe une traduction. La SPR a résumé le témoignage contradictoire du demandeur sur la question de savoir comment il avait pu conserver son permis de conduire après sa détention en Érythrée, alors qu’il avait initialement déclaré que les autorités érythréennes lui avaient pris tous ses papiers. Ce n’est que lorsqu’il a été précisément questionné à ce sujet que le demandeur a déclaré que les autorités ne lui avaient pas pris son permis de conduire et que celui‑ci était resté dans la voiture pendant sa détention. Pour la SPR, le témoignage contradictoire du demandeur soulevait une préoccupation quant à sa crédibilité.

[11]  La SPR a déclaré que les permis de conduire ne sont pas délivrés principalement à des fins d’identification, mais plutôt pour permettre à leurs détenteurs de conduire des véhicules. Rien dans le témoignage de demandeur ou dans les documents contenus dans le CND ne laissait penser que la délivrance d’un permis de conduire en Érythrée requiert une vérification de l’identité ou de la nationalité de celui qui en fait la demande. Enfin, la SPR a relevé des problèmes particuliers concernant le permis de conduire lui‑même, y compris le fait que la photographie du demandeur qu’il comportait semblait avoir été découpée à la main et collée dessus. Pour tous ces motifs, la SPR a accordé un poids négligeable au permis de conduire pour les besoins de l’établissement de l’identité du demandeur.

La carte d’identité de l’épouse du demandeur

[12]  Le demandeur, pour établir son identité, a produit une copie de la carte d’identité nationale érythréenne de sa conjointe de fait. Cependant, la carte d’identité en question n’identifiait le demandeur en aucune façon et n’indiquait pas que la femme dont le nom était inscrit était mariée au demandeur ou qu’elle vivait en union de fait avec lui. Même s’il a fourni une enveloppe qui semble lui avoir été envoyée par la femme dont le nom figure sur la carte d’identité, le demandeur n’a pas établi sa relation avec elle. Il n’a soumis ni certificat de mariage ni autre preuve d’une union de fait et il n’a pas appelé son épouse à témoigner ou fourni un affidavit de cette dernière concernant leur relation ou l’identité du demandeur.

Le témoin censé corroborer l’identité

[13]  Le demandeur a fourni la déclaration d’un témoin qui le connaissait en Érythrée, en prévision de sa déposition à l’audience. Malheureusement, le témoin en question n’a pas comparu le jour de l’audience. Malgré son absence, la SPR a examiné sa déclaration. Celle‑ci ne précisait pas comment le témoin en était venu à connaître la citoyenneté du demandeur, étant donné que les deux hommes s’étaient rencontrés lors de matches de soccer. Ils se voyaient à l’occasion de tels matches et se fréquentaient d’autres fois. Le témoin a signé la déclaration et fourni une copie de son permis de conduire ontarien; la SPR a toutefois estimé que les signatures ne se ressemblaient en rien. Pour ces motifs, et parce qu’elle n’a pas été en mesure de vérifier le contenu de la preuve en interrogeant le témoin, la SPR a accordé un poids négligeable à sa déclaration.

Les photos de famille et le certificat d’études du demandeur

[14]  Le demandeur a fourni quatre photographies qu’il a décrites comme des photographies familiales, vraisemblablement de son épouse et de ses enfants. Cependant, il n’a fourni aucun renseignement au sujet de ces photographies, notamment en ce qui touchait à l’identité des personnes photographiées ou au lien entre lui et ces personnes. Le demandeur a également soumis un certificat d’études secondaires datant de 1996. La SPR a fait remarquer que le certificat mentionnait le nom du demandeur et comportait sa photographie, mais ne précisait ni sa date de naissance ni sa nationalité. Le demandeur n’ayant pas fourni la version originale du document, le certificat d’études n’a pas pu être examiné de plus près. Le tribunal n’a pas accordé beaucoup de poids aux photographies et au certificat d’études pour les besoins de l’établissement de l’identité du demandeur.

Le passeport non authentique

[15]  La SPR a rapporté le témoignage du demandeur concernant son usage d’un passeport non authentique pour entrer au Canada. Le demandeur a déclaré qu’il ignorait le pays d’origine du passeport ou à quel nom il avait été délivré. Affirmant qu’il n’avait pas jeté un regard sur la couverture ni à l’intérieur du passeport, il a néanmoins déclaré durant son témoignage que le passeport en question ne contenait ni son nom ni sa photographie. Le demandeur a quitté le Soudan, passant par l’Égypte et la France avant d’entrer au Canada muni de ce passeport qu’il a présenté aux autorités d’immigration de chaque pays. Il prétend n’avoir à aucun moment parlé ou communiqué avec un agent d’immigration. La SPR a déclaré :

Il est invraisemblable que le demandeur d’asile ait pu réussir à quitter le Soudan, à passer par l’Égypte et la France, puis à entrer au Canada au moyen d’un passeport qu’il remettait aux autorités de l’immigration sans parler à celles‑ci ou communiquer avec elles dans l’un ou l’autre de ces pays. Il serait raisonnable que les autorités de l’immigration posent au moins une ou deux questions de base à un voyageur, comme le demandeur d’asile, qui leur montre un passeport et cherche à entrer dans un pays, d’autant plus que le Canada possède un système bien développé de douanes et d’immigration, des lois et des autorités professionnelles qui interagissent avec les personnes qui cherchent à entrer au pays.

[16]  Questionné à l’audience sur ce qu’il avait prévu de répondre si un agent d’immigration l’avait interrogé au sujet du nom ou de la nationalité figurant dans le passeport non authentique, le demandeur a répondu qu’il aurait donné son vrai nom même s’il savait qu’il risquait alors probablement d’être placé en détention. La SPR a conclu qu’il était « fondamentalement invraisemblable que le demandeur d’asile n’ait pas pris des mesures de base en jetant un coup d’œil à l’intérieur du passeport qu’il utilisait ou en se familiarisant avec le nom inscrit dans celui‑ci ou avec le pays qui a délivré le passeport ». Il était raisonnable de s’attendre du demandeur à ce qu’il déploie davantage d’efforts pour se familiariser avec le peu de renseignements qu’il devait connaître pour répondre à ces questions de base, étant donné que des réponses erronées allaient vraisemblablement entraîner sa mise en détention. La SPR a jugé qu’il était invraisemblable que le demandeur ignore le contenu du passeport, compte tenu de son importance cruciale pour son voyage. Le tribunal a tiré une inférence défavorable quant à la crédibilité du demandeur et à sa déposition concernant ses pièces d’identité et son voyage au Canada.

L’absence de témoins/la preuve documentaire de membres de la famille

[17]  Enfin, la SPR a fait remarquer que le demandeur n’a appelé aucun membre de sa famille comme témoin à l’audience. Comme il n’avait ni passeport ni carte d’identité nationale et qu’il savait que son identité était en cause, la SPR a estimé qu’il aurait été utile d’obtenir le témoignage ou la preuve écrite de membres de sa famille qui étaient bien plus proches du demandeur que le témoin qu’il se proposait de produire pour corroborer son identité. Le fait que le demandeur n’a pas expliqué pourquoi sa famille n’a fourni aucune preuve a fait naître dans l’esprit de la SPR d’autres préoccupations concernant sa crédibilité.

[18]  En conclusion, la SPR a trouvé des motifs de douter de la crédibilité, de la fiabilité et de l’authenticité des documents fournis par le demandeur. Ce dernier n’a pas établi son identité et sa demande d’asile a été rejetée.

III.  Les questions en litige

[19]  Le demandeur s’interroge sur l’équité procédurale dont la SPR a fait preuve à son endroit, puisqu’elle ne lui a pas accordé de temps supplémentaire pour retrouver le témoin censé corroborer son identité et qu’elle a tiré des conclusions défavorables quant à sa crédibilité sans le questionner au préalable. Il fait valoir aussi que la décision était en elle‑même déraisonnable.

[20]  J’aborderai ainsi les questions soulevées par le demandeur :

  1. La SPR a‑t‑elle contrevenu au droit du demandeur d’être entendu : A) en n’entendant pas le témoin censé corroborer son identité; ou B) en ne lui posant pas de questions précises concernant son témoignage et la preuve documentaire?

  2. La décision était‑elle raisonnable?

IV.  La norme de contrôle

[21]  Les questions d’équité procédurale soulevées par le demandeur seront soumises à la norme de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au  paragraphe 79; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, aux paragraphes 34‑56 (Canadien Pacifique)). Il s’agit surtout d’examiner les procédures suivies pour arriver à la décision, et non la substance ou le bien‑fondé de la cause en l’espèce. Je dois évaluer si la procédure suivie par la SPR dans le dossier du demandeur était juste et équitable, compte tenu de l’ensemble des circonstances de ce dernier, des droits substantiels en jeu et des autres facteurs contextuels énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, aux paragraphes 21‑28 (Canadien Pacifique, au paragraphe 54) :

[54] La cour qui apprécie un argument relatif à l’équité procédurale doit se demander si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances, y compris à l’égard des facteurs énoncés dans l’arrêt Baker. Une cour de révision fait ce que les cours de révision ont fait depuis l’arrêt Nicholson; elle demande, en mettant nettement l’accent sur la nature des droits substantiels concernés et les conséquences pour la personne, si un processus juste et équitable a été suivi. Je souscris à l’observation du juge Caldwell dans Eagle’s Nest (para. 21) selon laquelle, même s’il y a une certaine maladresse dans l’utilisation de la terminologie, cet exercice de révision est [traduction« particulièrement bien reflété dans la norme de la décision correcte », même si, à proprement parler, aucune norme de contrôle n’est appliquée.

[22]  En ce qui concerne les préoccupations soulevées par le demandeur quant au fond de la décision elle‑même, il est bien établi que les conclusions de la SPR concernant la crédibilité, notamment en ce qui touche la preuve de l’identité, sont essentiellement des conclusions de fait que la Cour examine selon la norme de la décision raisonnable (Behary c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 794, au paragraphe 7; Rahal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 319, aux paragraphes 22, 47 et 48 (Rahal); Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 732, au paragraphe 4, 160 NR 315 (CAF)). Le tribunal de révision qui contrôle, selon la norme de la décision raisonnable, les conclusions en matière de crédibilité tirées par le tribunal administratif doit faire preuve d’une grande retenue à l’endroit de ces conclusions et reconnaître que « le rôle de la Cour est très limité, étant donné que le tribunal a eu l’occasion d’entendre les témoins, d’observer leur comportement et de relever toutes les nuances et contradictions factuelles contenues dans la preuve » (Rahal, au paragraphe 42; Aguilar Zacarias c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1155, au paragraphe 3 (Aguilar Zacarias)).

V.  Analyse

1.  La SPR a‑t‑elle contrevenu au droit du demandeur d’être entendu : A) en n’entendant pas le témoin censé corroborer son identité; ou B) en ne lui posant pas de questions précises concernant son témoignage et la preuve documentaire?

A.  Le défaut de la SPR d’entendre le témoin du demandeur censé corroborer son identité

[23]  Le demandeur soutient que la SPR ne l’a pas laissé contacter le témoin censé corroborer son identité, contrevenant ainsi à son droit d’être entendu, l’un des éléments fondamentaux du droit à l’équité procédurale. Ayant examiné la transcription de l’audience de la SPR, j’estime que le tribunal n’a commis aucune erreur à cet égard.

[24]  Le témoin du demandeur n’était pas présent au début de l’audience bien que la date, l’heure et le lieu auxquels elle devait se dérouler lui aient été dûment communiqués. La SPR a entamé l’audience et questionné le demandeur au sujet de ses expériences en Érythrée, de son voyage au Canada, de son certificat de naissance et de sa situation familiale. Le tribunal a ensuite décrété une pause pour voir si le témoin du demandeur était arrivé. L’audience a repris dix minutes plus tard et l’échange suivant a eu lieu :

[traduction]

COMMISSAIRE : Nous reprenons la séance, les mêmes personnes sont présentes. Donc, monsieur, juste pour que ce soit versé au dossier, êtes‑vous certain que le témoin censé corroborer votre identité ne viendra pas?

DEMANDEUR D’ASILE : Il est au travail, il ne viendra pas.

COMMISSAIRE : Y a‑t‑il une raison pour laquelle il ne pouvait pas prendre d’autres dispositions ou que vous n’en avez vous‑même pas pris d’autres pour le faire comparaître aujourd’hui comme témoin?

DEMANDEUR D’ASILE : C’est juste la nature de son travail, comme je l’ai dit plus tôt, il ne travaille pas dans un seul endroit, son travail ce sont les chemins de fer, il voyage dans tout le Canada.

COMMISSAIRE : Aimeriez‑vous ajouter autre chose, Mme la conseil?

CONSEIL : J’imagine que je dois avoir […] j’aurais dû demander une salle avec une connexion téléphonique, j’ai juste oublié, c’est ce que nous faisons normalement, ça se produit assez fréquemment. Mais il serait disponible pour répondre au téléphone, n’est‑ce pas?

DEMANDEUR D’ASILE : Oui.

COMMISSAIRE : D’accord, malheureusement on ne peut pas brancher de téléphone dans cette salle pour le moment. Monsieur, où avez‑vous rencontré pour la première fois ce témoin censé corroborer votre identité au Canada?

DEMANDEUR D’ASILE : Je pense que c’était en 2013 ou en 2014.

COMMISSAIRE : Et quand lui avez‑vous demandé de témoigner pour vous à l’audience?

DEMANDEUR D’ASILE : Il y a environ trois semaines, peut‑être un mois, mais lorsque je suis allé voir l’avocat, on était ensemble.

COMMISSAIRE : Avez‑vous informé votre témoin de la date et du lieu de votre audience?

DEMANDEUR D’ASILE : Oui.

COMMISSAIRE : Et à quel moment avez‑vous appris qu’il ne pourrait pas assister physiquement à cette audience?

DEMANDEUR D’ASILE : Il m’a dit que s’il était en ville il viendrait, parce qu’il revient d’habitude aux deux mois à peu près.

COMMISSAIRE : Eh bien, quand vous a‑t‑il dit cela?

DEMANDEUR D’ASILE : Le même jour où nous sommes allés rencontrer l’avocat, mais il n’est pas venu.

COMMISSAIRE : Très bien, maître, aimeriez‑vous ajouter autre chose concernant le témoin?

AVOCATE : Pouvons‑nous essayer le téléphone ici? Je suis sûre qu’on peut probablement trouver d’autres salles…

COMMISSAIRE : Avant cela pourquoi vous […] pourquoi n’interrompons‑nous pas la séance très brièvement, pour essayer de le contacter par téléphone et voir s’il est disponible, d’accord. Nous allons interrompre la séance.

‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑ INTERRUPTION DE LA SÉANCE ‑‑‑‑‑‑‑‑‑

COMMISSAIRE : D’accord, nous reprenons la séance, les mêmes personnes sont présentes. Durant cette pause rapide, le demandeur d’asile a tenté de contacter le témoin par téléphone, mais son appel a été acheminé vers la boîte vocale du témoin. Monsieur, vous m’avez demandé pendant la pause si nous pouvions essayer à nouveau dans 30 minutes, mais nous avons maintenant déjà essayé de le contacter et nous allons passer à autre chose.

[25]  Il appert clairement de la transcription que la SPR a donné au demandeur la possibilité de contacter son témoin. L’audience a été interrompue à deux reprises et le demandeur a été autorisé à contacter son témoin par téléphone pour déterminer la raison de son absence. Lorsque l’audience a repris, le tribunal a été informé que le témoin n’allait pas comparaître. Dans les circonstances, j’estime que la SPR a agi équitablement en tentant de composer avec le demandeur et qu’elle n’était pas tenue de décréter une troisième pause pour permettre à ce dernier de contacter encore une fois le témoin. Il incombait au demandeur de s’assurer que son témoin assisterait à l’audience.

[26]  Le demandeur invoque la décision de la Cour dans Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 531 (Wang), dans laquelle le juge Barnes a déclaré que le droit d’exposer sa cause était assujetti à des limites raisonnables, mais que l’exercice par le décideur du pouvoir discrétionnaire de refuser d’entendre la preuve d’une partie doit être fondé sur des principes. Dans Wang, la partie en question n’avait pas communiqué par un avis officiel son intention d’appeler un témoin, même si un résumé de la preuve de ce dernier et son curriculum vitae avaient été déposés auprès de la SPR. La SPR a simplement refusé d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’entendre le témoin, sans donner d’explication. Dans le cas présent, la SPR n’a pas refusé d’entendre le témoin du demandeur. Elle était disposée à recevoir sa déposition et a accordé du temps au demandeur pour le contacter.

B.  Le défaut de la SPR de questionner le demandeur

[27]  Le demandeur fait valoir que la SPR ne lui a pas posé suffisamment de questions précises qui lui auraient permis de dissiper les préoccupations du tribunal concernant ses pièces d’identité. Toujours selon le demandeur, le manquement de la SPR à cet égard contrevient à son droit de connaître les arguments contre lesquels il devait se défendre et enfreint son droit à l’équité procédurale.

[28]  Le demandeur s’attarde sur les déclarations de la SPR concernant son omission de fournir des copies des enregistrements de naissance de ses enfants, quelque élément de preuve provenant de son épouse ou de sa famille et la version originale de son certificat d’études. Le demandeur conteste également les conclusions défavorables de la SPR concernant l’authenticité de la preuve qu’il a fournie, arguant que le tribunal ne lui a pas signalé ces omissions et préoccupations quant à l’authenticité. Par conséquent, il n’a pas eu la possibilité de répondre.

[29]  Le défendeur fait valoir qu’il incombait au demandeur d’établir son identité en fournissant des documents acceptables confirmant son identité et ajoute que la SPR n’a pas enfreint son droit à l’équité procédurale en mentionnant les documents qui auraient pu être produits à l’appui de la preuve soumise ou comme preuve indépendante de son identité. Le rôle de la SPR est de sonder et d’évaluer la preuve fournie et de déterminer si le demandeur a établi son identité. Son évaluation de la preuve ne soulève pas de questions d’équité procédurale.

[30]  Je juge que la SPR n’a pas enfreint le droit à l’équité procédurale du demandeur lorsqu’elle a évalué la valeur probante et l’authenticité de la preuve dont elle disposait, qu’elle a formulé des observations sur les éléments de preuve additionnels que le demandeur aurait pu aisément produire et qui seraient venus appuyer la preuve documentaire fournie, ou dans la portée des questions qu’elle a posées au demandeur. La majorité des questions soulevées par le demandeur sous couvert d’équité procédurale se rapportent, en réalité, à la question de savoir si la décision était raisonnable. J’aborderai ces questions dans la section suivante du présent jugement.

[31]  Le demandeur fait essentiellement valoir qu’il ne connaissait pas les arguments contre lesquels il devait se défendre. Cet argument pose problème. Aux termes de la LIPR et des Règles de la SPR, le demandeur doit établir son identité. La transcription de l’audience et la décision concernent surtout son identité et la preuve documentaire qu’il a soumise pour l’établir. Il était clair à l’audience que la SPR avait des doutes quant aux documents fournis par le demandeur et que ses conclusions intéresseraient surtout ces documents. Le tribunal s’est adressé au demandeur durant l’audience, lui posant à la fois des questions précises et ouvertes. La SPR lui a demandé d’expliquer les disparités entre son certificat de naissance et les modèles fournis dans le CND. Examinant la carte d’identité et les photographies soumises par le demandeur, la SPR a demandé s’il existait [traduction] « une pièce d’identité ou d’enregistrement familial indiquant que votre petite amie, ces enfants et vous‑mêmes formez une unité familiale ». La SPR a également posé des questions sur les démarches à suivre pour obtenir un permis de conduire et a demandé pourquoi le demandeur n’avait pas d’autres pièces d’identité.

[32]  La SPR a axé l’analyse contenue dans sa décision sur les documents dont elle disposait. Les questions qu’elle a soulevées se rapportaient aux documents en question et s’inscrivaient dans son rôle fondamental d’établissement des faits et d’appréciation de la preuve. Le décideur n’est pas tenu de questionner le demandeur point par point à l’égard de toutes les conclusions qu’il est susceptible de tirer. La SPR n’a pas évoqué de questions ou de documents secondaires que le demandeur n’aurait pas pu envisager et au sujet desquels il n’aurait donc pas dû être questionné à l’audience au titre de l’équité. Le demandeur s’est vu offrir toutes les possibilités de soumettre sa preuve à la SPR et d’en expliquer la provenance et la pertinence.

2.  La décision était‑elle raisonnable?

[33]  La question décisive à trancher dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire est de savoir si la décision était raisonnable. Les arguments du demandeur sont de trois ordres. Premièrement, le demandeur soutient que les conclusions défavorables tirées par la SPR en matière de crédibilité et d’invraisemblance étaient déraisonnables. Il invoque la jurisprudence de la Cour pour faire valoir que les conclusions d’invraisemblance ne doivent être tirées que dans les cas les plus évidents et ne pas reposer sur de simples conjectures (Aguilar Zacarias, aux paragraphes 10‑11). Deuxièmement, il affirme qu’un certain nombre de conclusions de la SPR concernant les documents qu’il a présentés étaient déraisonnables. Troisièmement, il soutient que même si les conclusions de la SPR concernant chacun des documents qu’il a soumis étaient raisonnables, la décision ne l’était pas dans son ensemble attendu que le tribunal n’a pas examiné la totalité de sa preuve.

[34]  Mon analyse de la décision part de la prémisse qu’il incombe au demandeur d’asile d’établir son identité selon la prépondérance des probabilités. Il doit pour cela fournir des documents acceptables, ou expliquer la raison pour laquelle il n’en est pas muni ainsi que les mesures qu’il a prises pour se les procurer (article 106 de la LIPR; Règle 11 des Règles de la SPR) :

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés

Étrangers sans papier

Crédibilité

106. La Section de la protection des réfugiés prend en compte, s’agissant de crédibilité, le fait que, n’étant pas muni de papiers d’identité acceptables, le demandeur ne peut raisonnablement en justifier la raison et n’a pas pris les mesures voulues pour s’en procurer.

Claimant without Identification

Credibility

106. The Refugee Protection Division must take into account, with respect to the credibility of a claimant, whether the claimant possesses acceptable documentation establishing identity, and if not, whether they have provided a reasonable explanation for the lack of documentation or have taken reasonable steps to obtain the documentation.

Règles de la Section de la protection des réfugiés

Documents

11. Le demandeur d’asile transmet des documents acceptables qui permettent d’établir son identité et les autres éléments de sa demande d’asile. S’il ne peut le faire, il en donne la raison et indique quelles mesures il a prises pour se procurer de tels documents.

Documents

11. The claimant must provide acceptable documents establishing their identity and other elements of the claim. A claimant who does not provide acceptable documents must explain why they did not provide the documents and what steps they took to obtain them.

[35]  La question de l’identité est fondamentale au regard des demandes d’asile, que ce soit au titre de l’article 96 ou de l’article 97 de la LIPR, et la détermination de l’identité est au cœur de l’expertise de la SPR. La retenue dont doit faire preuve la Cour lorsqu’elle examine les conclusions de la SPR en matière d’identité est succinctement décrite par la juge Gleason, tel était alors son titre, au paragraphe 48 de la décision Rahal :

[48] La question de l’identité est au cœur même de l’expertise de la SPR, et s’il y a un endroit où la Cour doit se garder de mettre en doute les conclusions de la Commission c’est bien ici. Je suis d’avis que, pour autant qu’il y ait des éléments de preuve pour appuyer les conclusions de la Commission quant à l’identité, que la SPR en donne les raisons (qui ne sont pas manifestement spécieuses) et qu’il n’y a pas d’incohérence patente entre la décision de la Commission et la force probante de la preuve au dossier, la conclusion de la SPR quant à l’identité appelle un degré élevé de retenue et sera considérée comme une décision raisonnable. Autrement dit, si ces facteurs s’appliquent, il est impossible de dire que la conclusion a été rendue de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments de preuve.

[36]  Dans le cas qui nous occupe, il n’y a pas d’incohérence flagrante entre les conclusions de la SPR et la force probante de la preuve au dossier. Le tribunal a effectué un examen approfondi et raisonnable de la preuve documentaire soumise par le demandeur et des explications qu’il a fournies pour justifier l’absence d’autres pièces d’identité. Par conséquent, j’estime que la décision était raisonnable.

A.  Les conclusions tirées par la SPR quant à l’invraisemblance

[37]  Lorsqu’elle s’est penchée sur le témoignage du demandeur dans lequel il décrivait son arrivée au Canada à l’aide d’un passeport non authentique, la SPR a tiré plusieurs conclusions connexes d’invraisemblance. Ces conclusions étaient secondaires au regard de son évaluation de la preuve documentaire, mais je dois les aborder en réponse aux observations formulées par le demandeur en l’espèce.

[38]  Durant l’audience, la SPR a longuement questionné le demandeur concernant son usage du passeport. Le demandeur a déclaré que le passeur est demeuré en possession du passeport, mais qu’il le lui remettait pour qu’il le montre aux autorités d’immigration, et ce, dans chaque pays. Le demandeur n’a pas songé à regarder à l’intérieur du passeport, car il n’en avait chaque fois que brièvement la possession. Il ne connaissait ni le nom ni le pays de délivrance inscrits dans le passeport. Le demandeur a également affirmé n’avoir parlé à aucun agent d’immigration avec qui il est entré en contact. La SPR a jugé invraisemblable qu’il n’ait pas eu à répondre à un seul agent d’immigration, étant donné qu’il a dû sortir du Soudan, passer par l’Égypte et la France, puis être admis au Canada. Pour le tribunal, il était raisonnable de s’attendre à ce qu’il ait dû répondre à une ou deux questions dans ces pays, surtout à son arrivée au Canada.

[39]  La SPR n’a tiré aucune inférence défavorable du fait que le demandeur s’est servi d’un passeport non authentique, puisqu’il n’est pas rare que les réfugiés utilisent de tels documents pour se rendre en lieu sûr, mais elle a déclaré :

Il s’agit plutôt de son ignorance invraisemblable quant aux renseignements de base qui étaient immédiatement à sa disposition et qu’il lui aurait été avantageux de connaître en plus de l’invraisemblance d’avoir pu traverser de multiples pays sans parler à la moindre autorité de l’immigration qui me poussent à tirer une inférence défavorable en ce qui concerne sa crédibilité et celle de ses allégations au sujet des pièces d’identité et de son voyage au Canada.

[40]  Lorsque la SPR lui a demandé quels renseignements il aurait donnés si un agent d’immigration lui avait demandé son nom, le demandeur a répondu qu’il aurait donné son vrai nom, tout en reconnaissant qu’une telle réponse aurait probablement entraîné sa mise en détention. Compte tenu de ce risque, la SPR a jugé « raisonnable de s’attendre à ce qu’il ait déployé davantage d’efforts pour se familiariser avec les renseignements fondamentaux nécessaires pour répondre aux questions potentielles des autorités de l’immigration sur son nom et sa citoyenneté ».

[41]  Le demandeur soutient que les conclusions d’invraisemblance doivent être tirées avec parcimonie et ne pas procéder d’une conjecture. Je suis d’accord. Cependant, les conclusions d’invraisemblance de la SPR en l’espèce ne reposaient pas sur de simples conjectures.

[42]  Comme le demandeur et son passeur ont dû passer par plusieurs pays avant d’arriver au Canada, il était raisonnable de la part de la SPR de s’attendre à ce que le demandeur déploie un minimum d’efforts pour connaître le nom sous lequel il voyageait et le pays de délivrance de son passeport. Une telle connaissance était nécessaire compte tenu des graves conséquences que lui et le passeur auraient subies si un agent d’immigration lui avait posé des questions de base. Il était également raisonnable pour la SPR de tenir compte des pratiques normales des agents d’immigration devant lesquels se présente le voyageur muni d’un passeport qui cherche à entrer dans leur pays. Le tribunal a en particulier mentionné le système d’immigration canadien bien développé et le personnel formé des autorités d’immigration.

[43]  Au paragraphe 7 de la décision Valtchev c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2001 CFPI 776, le juge Muldoon précise que les tribunaux administratifs ne peuvent raisonnablement tirer de conclusion d’invraisemblance que lorsque « les faits articulés débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre ». Je trouve que les propos du juge Muldoon sont appropriés en l’espèce. Le témoignage du demandeur n’a pas de sens lorsqu’il est évalué à la lumière de la preuve dont disposait la SPR. Son ignorance totale des renseignements de base dont il devait être au fait pour pouvoir passer à travers plusieurs pays avant d’arriver au Canada déborde le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre.

B.  Les conclusions de la SPR concernant la preuve documentaire du demandeur

[44]  Je me tourne à présent vers l’observation du demandeur portant que la SPR a tiré des conclusions déraisonnables concernant l’authenticité et le poids de la preuve qu’il a soumise. La preuve documentaire présentée par le demandeur est composée notamment d’une pièce d’identité principale, de son certificat de naissance, de deux documents contenant son nom et des renseignements personnels, d’un permis de conduire et d’un certificat d’études. La preuve documentaire dont disposait la SPR était la suivante :

  • le certificat de naissance du demandeur, délivré en 2007;

  • le permis de conduire du demandeur;

  • une carte d’identité passant pour être celle de l’épouse du demandeur;

  • la déclaration de témoin d’un citoyen érythréen vivant au Canada, faite sous serment;

  • quatre photographies, portant le titre de photos de famille;

  • une copie du certificat d’études secondaires du demandeur.

[45]  La SPR a fourni une analyse détaillée de chacun des documents soumis par le demandeur. J’examinerai les observations de ce dernier ainsi que l’analyse de la SPR et les conclusions qu’elle a tirées relativement à chaque document.

Le certificat de naissance du demandeur

[46]  La SPR a analysé la provenance et l’apparence du certificat de naissance du demandeur qu’il a obtenu en 2007. Dans son FRP, il indique s’être servi de son certificat de naissance et d’un passeport non authentique pour se rendre au Canada. À l’audience, il a déclaré qu’il ne possédait aucun document d’identité de l’Érythrée, car les autorités érythréennes lui avaient tout confisqué, hormis son permis de conduire. La SPR a estimé que le témoignage du demandeur contredisait les renseignements contenus dans son FRP et ne concordait pas avec le fait qu’il était muni de son certificat de naissance à son arrivée au Canada.

[47]  La SPR a ensuite analysé le certificat de naissance en le comparant à des modèles de certificats de naissance contenus dans le CND pour l’Érythrée, relevant à cet égard un certain nombre de disparités importantes. Le tribunal a également examiné les renseignements contenus dans le CND, d’après lesquels le format des certificats de naissance variait d’une région à l’autre de l’Érythrée. Cependant, le certificat de naissance du demandeur a été délivré dans la même région et environ au cours de la même période que l’avaient été les modèles de certificats. Lorsque les disparités lui ont été signalées à l’audience, le demandeur n’a pas été en mesure d’expliquer pourquoi son certificat de naissance était différent des modèles. La SPR a souligné qu’elle n’exigeait pas de concordance parfaite avec les modèles fournis dans le CND, mais elle a néanmoins tiré la conclusion suivante :

Le nombre total d’incohérences inexpliquées, surtout lorsqu’elles sont examinées globalement, ainsi que la disponibilité et la prévalence de pièces d’identité érythréennes frauduleuses, ont une incidence défavorable sur la fiabilité du certificat de naissance fourni par le demandeur d’asile à l’audience et soulèvent des préoccupations quant à l’authenticité du certificat de naissance. Par conséquent, je juge qu’il n’est pas fiable et lui accorde peu de poids pour ce qui est d’établir l’identité du demandeur d’asile.

[48]  J’estime que la conclusion de la SPR était raisonnable. Le tribunal a examiné en détail le certificat de naissance du demandeur et passé en revue les renseignements contenus dans le CND. Le tribunal a toléré les disparités mineures et il a donné au demandeur la possibilité d’expliquer pourquoi son certificat de naissance était différent des modèles contenus dans le CND. Contrairement à ce que le demandeur a fait valoir, le tribunal n’a pas accordé un poids indu au fait que les pièces d’identité frauduleuses érythréennes sont monnaie courante. Il ressort clairement de la décision que la SPR s’est concentrée principalement sur la preuve dont elle disposait et non sur des généralités.

[49]  Les conclusions de la SPR concernant le certificat de naissance du demandeur étaient d’une importance capitale quant à sa décision. Il s’agissait du seul papier d’identité formel soumis par le demandeur. Les autres documents étaient de nature secondaire, du fait que leur existence ou leur délivrance ne reposait sur aucune vérification formelle de l’identité du demandeur.

Le permis de conduire du demandeur

[50]  La SPR n’a accordé que peu de poids au permis de conduire du demandeur pour les besoins de l’établissement de son identité, et ce pour trois raisons : premièrement, la SPR a relevé des contradictions dans le témoignage du demandeur quant à la question de savoir si les autorités érythréennes lui avaient confisqué ou non toutes ses pièces d’identité durant sa détention. La SPR a fait remarquer aussi que le demandeur n’a pas mentionné son permis de conduire dans la liste des documents de son FRP, rempli plusieurs mois après son départ de l’Érythrée. Le témoignage incohérent du demandeur et le fait qu’il n’a pas fait mention de son permis de conduire dans le FRP a soulevé des préoccupations quant à sa crédibilité.

[51]  Deuxièmement, pour la SPR, rien n’indiquait que le demandeur avait dû faire la preuve de son identité pour se voir délivrer un permis de conduire en Érythrée. Le permis a été délivré de manière à ce que le demandeur puisse conduire un véhicule, et non dans le but principal d’établir son identité. Prié d’expliquer à l’audience le processus suivi pour obtenir son permis de conduire, le demandeur a décrit des démarches concordant avec celles décrites dans le CND, dont aucune n’indique que la délivrance d’un permis nécessite la présentation de documents ou la vérification de l’identité du demandeur.

[52]  Troisièmement, la SPR a soulevé des préoccupations quant au permis lui‑même. La période d’expiration inscrite sur le permis du demandeur ne concordait pas avec les renseignements fournis à la SPR par le consulat érythréen à Toronto. Le permis ne comportait que peu de caractéristiques de sécurité et les renseignements qu’il renfermait étaient manuscrits. Par ailleurs, la photographie du demandeur semblait avoir été découpée à la main et collée sur son permis de conduire.

[53]  Le demandeur fait valoir que la SPR a tiré des inférences défavorables concernant son permis de conduire sans lui demander d’explication. Cependant, la transcription de l’audience révèle que le tribunal a prié le demandeur d’expliquer les démarches qu’il avait entreprises pour obtenir son permis de conduire. Le demandeur soutient que si on lui avait précisément demandé ce qu’il avait dû faire pour obtenir le permis, il aurait indiqué qu’il avait dû montrer sa carte d’identité nationale. À mon avis, le demandeur réclame un niveau de précision dans les questions de la SPR qui est injustifié. Les problèmes que la SPR a relevés dans la décision concernant le permis découlaient de son analyse du document qui lui a été présenté. Sa conclusion portant que la délivrance du permis de conduire n’avait pas nécessité de preuve d’identité, conjuguée à ses préoccupations touchant à l’apparence du permis, a raisonnablement conduit la SPR à n’accorder que peu de poids à ce document pour établir l’identité du demandeur. L’argument de ce dernier selon lequel [traduction] « le fait [que la SPR] n’ait pas accepté de considérer un permis de conduire comme une pièce d’identité fiable est déraisonnable » revient à demander à la Cour de procéder à une nouvelle pondération de la force probante du permis de conduire ayant été versé en preuve en l’espèce.

La carte d’identité de l’épouse du demandeur

[54]  Le demandeur a soumis à la SPR une carte d’identité érythréenne censée appartenir à sa femme, ainsi qu’une enveloppe qui semble lui avoir été envoyée par la femme dont le nom figure sur la carte d’identité en question. Le demandeur n’a fourni aucune preuve documentaire établissant sa relation avec la femme dont le nom figure sur la carte. La SPR a noté qu’il n’avait pas appelé son épouse comme témoin, pas plus qu’il n’avait fourni d’affidavit de sa part concernant leur relation. En l’absence de tels documents, j’estime que la conclusion de la SPR selon laquelle elle ne pouvait accorder que peu de poids à la carte d’identité d’une tierce partie pour établir l’identité du demandeur était raisonnable.

La déclaration du témoin censée confirmer l’identité

[55]  La SPR a examiné les renseignements contenus dans la déclaration écrite du témoin censé collaborer l’identité du demandeur, mais n’a accordé que peu de poids à ce document. Le témoin y indiquait qu’il était un joueur de soccer professionnel en Érythrée et qu’il connaissait le demandeur à titre de supporteur de son équipe. Même si le témoin a déclaré qu’il savait que le demandeur était un citoyen érythréen, la SPR a estimé que la lettre ne précisait pas la source d’une telle connaissance compte tenu de la nature sociale de leurs rapports. Le témoin a signé la déclaration et fourni une copie de son permis de conduire. Pour la SPR, la signature sur la déclaration et celle figurant sur le permis de conduire n’avaient « pratiquement rien en commun ». Le demandeur soutient que la SPR a commis une erreur dans son évaluation des deux signatures.

[56]  L’examen des documents versés au dossier m’amène à conclure que la SPR ne s’est pas trompée lorsqu’elle a relevé des différences entre les deux signatures. La question de savoir si ces signatures se ressemblent renvoie à une évaluation subjective qu’il appartient en première instance à la SPR d’effectuer. Pour autant que la conclusion du tribunal ne soit pas manifestement incompatible avec la preuve versée au dossier, elle appelle une certaine retenue. L’avis contraire du demandeur sur la question ne suffit pas pour que la Cour substitue sa conclusion à celle du tribunal. Quoi qu’il en soit, il était raisonnable de la part de la SPR de conclure qu’elle ne pouvait accorder que peu de poids à la déclaration du témoin en ce qui touchait l’identité ou la citoyenneté du demandeur étant donné que la lettre ne donnait pas de détails sur la connaissance qu’avait le témoin de la citoyenneté du demandeur.

Les photos de famille

[57]  Le demandeur a fourni quatre photographies. Deux d’entre elles le représentent avec une femme et les deux autres représentent deux enfants. Le demandeur n’a pas fourni la preuve de l’identité de ces individus. Il soutient que la question de son identité et de sa relation avec les individus figurant sur les photographies aurait dû lui être posée par la SPR, mais, à mon avis, la nécessité de fournir de tels renseignements était évidente. Autrement, les photographies ne prouvent en rien l’identité du demandeur. C’est à ce dernier qu’il incombait d’expliquer le contenu et l’intérêt qu’elles revêtaient pour lui. J’estime que la SPR n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle a accordé un poids négligeable aux photographies.

Le certificat d’études secondaires du demandeur

[58]  Aussi, la SPR a accordé peu de poids au certificat d’études secondaires du demandeur pour ce qui était d’établir son identité. Le certificat ne mentionnait ni date de naissance ni nationalité et comportait peu de caractéristiques de sécurité. Le fait que le demandeur n’en ait fourni qu’une copie a empêché le tribunal de soumettre le document à un examen approfondi. J’estime que la décision de la SPR de n’accorder que peu de poids au certificat d’études n’était pas déraisonnable, étant donné que le certificat lui‑même comportait peu de renseignements formels concernant l’identité du demandeur.

Résumé

[59]  Comme l’a déclaré la Cour dans Rahal (au paragraphe 48), « [l]a question de l’identité est au cœur même de l’expertise de la SPR, et s’il y a un endroit où la Cour doit se garder de mettre en doute les conclusions de la Commission c’est bien ici ». En l’espèce, j’estime que la SPR a effectué un examen raisonnable de chaque document produit par le demandeur. Elle a fourni des motifs détaillés à l’appui de chacune de ses constatations, a tiré des conclusions raisonnables fondées sur la nature et le contenu de chaque document, les lacunes qu’il comportait à première vue, sa qualité de pièce d’identité formelle ou de document secondaire, ainsi que sur son analyse du témoignage du demandeur. À mon avis, revenir le moindrement sur les conclusions de la SPR reviendrait en fait pour la Cour à pondérer de nouveau la preuve.

C.  L’examen par la SPR de la totalité de la preuve du demandeur

[60]  Le demandeur soutient que la SPR devait considérer cumulativement la preuve documentaire qu’il a présentée, le fait qu’il a témoigné à l’audience en tigrina, la langue la plus parlée en Érythrée, et son témoignage qui démontrait une connaissance naturelle de l’Érythrée. Le demandeur soutient que le fait que la SPR n’a mentionné ni son témoignage en tigrina ni sa connaissance de l’Érythrée rend sa décision déraisonnable.

[61]  Pour apprécier cette troisième observation du demandeur, il convient de retourner à l’article 106 de la LIPR et à la Règle 11 des Règles de la SPR. Ces dispositions exigent des demandeurs d’asile qu’ils soumettent à la SPR une preuve documentaire acceptable établissant leur identité ou une explication raisonnable s’ils n’en sont pas munis. Dans le cas présent, je ne relève aucune erreur susceptible de contrôle dans la manière dont la SPR a considéré les éléments de preuve documentaire du demandeur, que ce soit individuellement ou dans leur totalité. Les explications qu’il a fournies relativement aux problèmes soulevés par la SPR au sujet de sa preuve n’étaient pas convaincantes. Les conclusions de la SPR en ce qui touchait les lacunes inhérentes à chacun des documents qui lui ont été soumis, qu’il s’agisse de lacunes manifestes apparaissant sur un document donné ou de l’absence de lien entre ce document et l’établissement de l’identité du demandeur, étaient raisonnables.

[62]  La question soulevée par l’observation du demandeur est de savoir si le fait que la SPR n’a pas pris en compte la langue dans laquelle il a témoigné et sa connaissance de l’Érythrée suffit à rendre sa décision déraisonnable. Le demandeur cite la jurisprudence de la Cour pour appuyer sa position portant que le défaut de la SPR de tenir compte de sa connaissance du tigrina a abouti à une décision déraisonnable, et cite à cet égard Kebedom c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 781 (Kebedom). La question que devait trancher la juge Heneghan dans Kebedom était de savoir si la SPR avait commis une erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle avait conclu à l’absence d’un minimum de fondement aux termes du paragraphe 107(2) de la LIPR de la demande d’asile qui lui était soumise. La juge a déclaré ce qui suit aux paragraphes 30 et 31 de l’arrêt Kebedom :

[30] On peut seulement tirer une conclusion d’absence de minimum de fondement si aucun élément de preuve crédible ou digne de foi n’a été présenté pour reconnaître le statut allégué; voir la décision Rahaman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (C.A.), [2002] 3 R.C.F. 537, au paragraphe 28. Puisque j’ai déterminé que l’évaluation de l’acte de naissance par la SPR était déraisonnable, je conclus que la décision sur l’absence de minimum de fondement est aussi déraisonnable.

[31] À mon avis, la conclusion d’absence de minimum de fondement est aussi viciée puisque le fait que le demandeur connaît le tigrigna, la langue la plus parlée en Érythrée, est un élément de preuve crédible qui pourrait appuyer la reconnaissance du statut de réfugié du demandeur; voir la décision Tran c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1080, au paragraphe 8.

[63]  Une conclusion d’absence d’un minimum de fondement aux termes du paragraphe 107(2) de la LIPR ne peut être tirée que lorsque la SPR ne dispose d’aucune preuve crédible susceptible d’appuyer la reconnaissance du statut de réfugié demandé. Le seuil à franchir pour déterminer si une telle conclusion est raisonnable est très bas. La preuve établissant une connaissance de la langue, de la géographie, de l’histoire, du paysage politique et des affaires publiques d’un pays pourrait suffire à faire échouer une conclusion d’absence de fondement. La décision de la SPR concernant l’établissement de l’identité suppose un examen différent en raison des dispositions législatives pertinentes et du fardeau de preuve qui incombe au demandeur d’asile d’établir son identité par une preuve documentaire suffisante et acceptable ou de fournir, à défaut d’une telle preuve, une explication raisonnable. À mon avis, le fait que la SPR n’a pas tenu compte de la langue dans laquelle le demandeur a témoigné n’est pas fatal pour ce qui est du caractère raisonnable de sa décision, la preuve documentaire crédible qui confirme l’identité du demandeur étant négligeable.

[64]  Compte tenu de la retenue dont il faut faire preuve à l’égard des conclusions de la SPR sur les questions d’identité, d’authentification des documents et de crédibilité, j’estime que la décision était raisonnable. Le demandeur n’a pas établi son identité par une preuve documentaire valable ni fourni d’explication raisonnable comme il était tenu de le faire aux termes de l’article 106 de la LIPR et de la Règle 11 des Règles de la SPR. Le fait que la SPR n’ait pas tenu compte de ses connaissances du tigrina et de l’Érythrée, certes pertinentes au regard de l’évaluation de son identité comme citoyen de l’Érythrée, ne suffit pas en soi à rendre la décision déraisonnable.

VI.  Conclusion

[65]  La demande est rejetée. La SPR a effectué un examen détaillé de la preuve documentaire soumise par le demandeur. Elle a également considéré ses explications concernant les diverses lacunes de cette preuve documentaire, la manière dont il a pris possession de ces documents et l’absence d’autres pièces d’identité éventuelles. L’examen par la SPR de la preuve du demandeur était transparent et justifiable. De plus, sa conclusion d’invraisemblance liée au fait que le demandeur ignorait les renseignements contenus dans le passeport non authentique qui lui a été fourni par le passeur n’était pas conjecturale, mais reposait plutôt sur une évaluation raisonnable de sa version par rapport aux procédures courantes et attendues que supposent des escales dans de nombreux pays. Même s’il eut été préférable que la SPR mentionne en particulier le fait que le demandeur a témoigné en tigrina, le défaut de mentionner son usage de cette langue ne rend pas la décision inintelligible. Les conclusions du tribunal énoncées dans la décision appartiennent aux issues possibles acceptables de l’affaire d’après les faits et la preuve dont disposait la SPR en l’espèce.

[66]  Aucune question à certifier n’a été proposée par les parties et aucune ne se pose en l’espèce.


JUGEMENT dans l’affaire IMM‑4821‑17

LA COUR STATUE que :

1.  La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.  Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Elizabeth Walker »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 5e jour de décembre 2018.

Maxime Deslippes, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4821‑17

 

INTITULÉ :

IBRAHIM OMER AHMEDIN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 25 juillet 2018

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

La juge WALKER

 

DATE DES MOTIFS :

Le 8 novembre 2018

 

COMPARUTIONS :

Esther Lexchin

Maia Rotman

 

POUR LE DEMANDEUR

Kevin Doyle

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jared Will and Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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