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Date : 20181004


Dossier : T-396-13

Référence : 2018 CF 992

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 4 octobre 2018

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

HOSPIRA HEALTH CORPORATION

demanderesse

et

THE KENNEDY INSTITUTE OF RHEUMATOLOGY

défenderesse

ET ENTRE :

THE KENNEDY TRUST FOR RHEUMATOLOGY RESEARCH, JANSSEN BIOTECH, INC., JANSSEN INC., CILAG GMBH INTERNATIONAL ET CILAG AG

demanderesses reconventionnelles

et

HOSPIRA HEALTHCARE CORPORATION, CELLTRION HEALTHCARE CO. LTD., CELLTRION, INC. ET PFIZER CANADA INC.

défenderesses reconventionnelles

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La présente décision concerne une requête déposée par les demanderesses reconventionnelles au titre des articles 233 et 238 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, afin d’obtenir une ordonnance de production de documents visant un tiers et une autorisation à mener un interrogatoire préalable auprès d’un tiers.

[2]  Comme je l’explique plus en détail ci-après, la requête en production de documents est rejetée, car les demanderesses reconventionnelles n’ont pas réussi à me convaincre que la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire pour ordonner à un tiers de produire des documents. À l’heure actuelle, une telle ordonnance n’est pas nécessaire, puisque les défenderesses reconventionnelles détiennent les documents en leur possession et sont en mesure de les produire. De plus, le fardeau de régler les problèmes de confidentialité que soulève la preuve devrait être imposé aux parties et non au tiers à l’instance. La requête en autorisation d’interrogatoire préalable est accordée en partie, le tiers ayant consenti à un tel interrogatoire.

II.  Contexte

[3]  La présente requête s’inscrit dans le contexte du volet de quantification d’une action en contrefaçon d’un brevet pharmaceutique. Par une ordonnance datée du 24 février 2014, la protonotaire Milczynski [la protonotaire] a divisé cette action en deux volets : le volet de la responsabilité et celui de la quantification. Dans les motifs du jugement rendu le 7 mars 2018 [motifs de responsabilité], le juge Phelan a accueilli la revendication de contrefaçon des demanderesses reconventionnelles, le Kennedy Trust for Rheumatology Research, Janssen Biotech, Inc., Janssen Inc., et CILAG GmbH International [Janssen], contre les défenderesses conventionnelles, Hospira Healthcare Corporation, Celltrion Healthcare Co. Ltd. et Celltrion, Inc. [Hospira]. Bien que le jugement dans le volet de responsabilité n’ait pas encore été rendu au moment de l’instruction de la présente requête, puisque l’attribution des dépens et l’examen de la requête de Janssen visant à ajouter des parties demeurent en suspens, la protonotaire a établi un calendrier des étapes du volet de quantification de l’action qui se terminera par un procès sur les questions de quantification dont le début est prévu pour septembre 2019.

[4]  L’allégation de contrefaçon de Janssen concerne la commercialisation et la vente par Hospira d’Inflectra, un produit anti-inflammatoire utilisé principalement pour traiter la polyarthrite rhumatoïde. Le tiers à l’instance, Innomar Strategies Inc. [Innomar] s'est vu attribué par Hospira l’administration du programme d’aide aux patients d’Inflectra [PAP d’Inflectra], visant à aider les patients canadiens qui reçoivent Inflectra et à coordonner leurs traitements. Dans le cadre de ce rôle, Innomar tient une base de données contenant des renseignements sur les patients et le PAP d’Inflectra [la base de données d’Innomar]. Comme la base de données d’Innomar contient des renseignements sur la totalité ou presque des patients canadiens qui ont reçus une perfusion du produit contrefait, Janssen soutient que les renseignements sont tout à fait pertinents pour déterminer l’ampleur de la contrefaçon et qu’ils aideraient à la quantification des dommages-intérêts ou à la comptabilisation des bénéfices, en fonction de ce que Janssen choisira de recevoir.

[5]  À la suite de la publication des motifs de responsabilité, Janssen a écrit à Hospira et à Innomar afin de connaître leurs positions sur la production de la base de données d’Innomar. Innomar a indiqué que, sans une ordonnance du tribunal, elle n’était pas disposée à produire des documents ou à soumettre l’un de ses représentants à un interrogatoire. Hospira n’a pas pris position avant que Janssen ne dépose la présente requête.

[6]  Dans la requête, Janssen demande une ordonnance en vertu de l'article 233 exigeant qu’Innomar produise la base de données d’Innomar, notamment certaines catégories particulières de renseignements sur les patients, des documents internes relatifs à la saisie de données et (ou) à l’interprétation des données contenues dans la base de données ainsi que des documents détaillés sur les envois d’Inflectra à Innomar, et d’Innomar vers différentes cliniques. Janssen demande aussi une ordonnance en vertu de l'article 238 afin de contraindre Innomar à rendre l’un de ses représentants disponible pour un interrogatoire préalable sur les documents produits par Innomar. Cet interrogatoire, qui devrait avoir lieu le 30 novembre 2018, permettrait à Janssen de déposer une autre requête pour l’inciter à répondre et à produire d’autres documents, qui feraient l’objet d’une instruction accélérée, s’il advenait qu’Innomar ne réponde pas aux questions pertinentes ou refuse de produire d’autres documents en réponse aux questions de l’interrogatoire préalable.

[7]  Hospira a fait valoir que la requête de Janssen est prématurée, car le volet de responsabilité du dossier n’est pas encore conclu, bien que je remarque, après avoir entendue la requête, que le juge Phelan a rendu un jugement pour le volet de responsabilité le 28 septembre 2018. Hospira soutient également que la requête devrait être rejetée sur le fond, car Janssen n’aurait pas réussi à satisfaire aux exigences des articles 233 et 238, puisqu’elle n’a pas démontré qu’elle est incapable d’obtenir les éléments de preuve pertinents en faisant produire les documents par Hospira ou en interrogeant l’un de ses représentants.

[8]  Innomar adopte une position semblable à l’égard de la requête d’ordonnance de Janssen en vertu de l'article 233, faisant valoir que tous les renseignements et documents pertinents sont disponibles auprès d’Hospira et que de donner accès aux renseignements contenus dans la base de données d’Innomar soulève des problèmes de protection de la vie privée de tiers. En ce qui concerne la requête en vertu de l'article 238, Innomar ne s’oppose pas à une ordonnance exigeant qu’un de ses représentants fasse l’objet d’un interrogatoire préalable, mais souhaite tout de même imposer certaines limites et conditions à cet interrogatoire.

III.  Questions en litige

[9]  J’adopte la formulation d’Innomar des questions en litige dans la présente requête :

  1. La Cour devrait-elle ordonner à Innomar de produire les documents?

  2. Quelles sont les modalités appropriées d’une ordonnance autorisant l’interrogatoire préalable d’un représentant d’Innomar?

IV.  Analyse

A.  La Cour devrait-elle ordonner à Innomar de produire les documents?

[10]  La principale question juridique en litige entre les parties est le critère que la Cour doit appliquer pour statuer sur la requête en vertu de l'article 233(1). Cet article est rédigé ainsi :

Production d’un document en la possession d’un tiers

Production from non-party with leave

233 (1) La Cour peut, sur requête, ordonner qu’un document en la possession d’une personne qui n’est pas une partie à l’action soit produit s’il est pertinent et si sa production pourrait être exigée lors de l’instruction.

233 (1) On motion, the Court may order the production of any document that is in the possession of a person who is not a party to the action, if the document is relevant and its production could be compelled at trial.

[11]  La position de Janssen, fondée sur le libellé de l’article, est que, si la documentation demandée se rapporte aux questions en litige aux termes des actes de procédure du volet de quantification du présent dossier, et que la production de cette documentation pourrait être exigée lors de l’instruction, elle est en droit d’obtenir l’ordonnance de production demandée. Bien qu’Hospira ne soit pas d’accord pour dire que tous les renseignements de la base de données d’Innomar demandés par Janssen se rapportent aux questions du volet de quantification, toutes les parties conviennent que la base de données contient une importante quantité de renseignements pertinents. Or, je ne comprends pas les arguments de Hospira et d’Innomar sur la question à savoir si la production des documents demandés pourrait être exigée durant le procès. Hospira et Innomar estiment que le critère de l'article 233(1) requiert plus qu’une simple appréciation de la pertinence et du caractère justiciable des documents pour en exiger la production au procès. Elles soutiennent que Janssen est tenue de démontrer qu’elle ne peut obtenir les renseignements pertinents par l’entremise de la production des documents par Hospira, qui est partie au litige, ou de l’interrogatoire préalable d’un de ses représentants.

[12]  Janssen soutient quant à elle que Hospira et Innomar confondent les exigences de l'article 233(1) ayant trait à la production de documents par un tiers, et celles de l'article 238 qui concernent l’interrogatoire préalable d’un tiers. Seul l'article 238, sous la disposition 238(3) b), indique que la partie qui demande l’interrogatoire doit démontrer qu’elle n’a pas pu obtenir les renseignements de façon informelle de la personne ou d’une autre source par des moyens raisonnables :

Interrogatoire d’un tiers

Examination of non-parties with leave

238 (1) Une partie à une action peut, par voie de requête, demander l’autorisation de procéder à l’interrogatoire préalable d’une personne qui n’est pas une partie, autre qu’un témoin expert d’une partie, qui pourrait posséder des renseignements sur une question litigieuse soulevée dans l’action.

238 (1) A party to an action may bring a motion for leave to examine for discovery any person not a party to the action, other than an expert witness for a party, who might have information on an issue in the action.

Signification de l’avis de requête

Personal service on non-party

(2) L’avis de la requête visée au paragraphe (1) est signifié aux autres parties et, par voie de signification à personne, à la personne que la partie se propose d’interroger.

(2) On a motion under subsection (1), the notice of motion shall be served on the other parties and personally served on the person to be examined.

Autorisation de la Cour

Where Court may grant leave

(3) Par suite de la requête visée au paragraphe (1), la Cour peut autoriser la partie à interroger une personne et fixer la date et l’heure de l’interrogatoire et la façon de procéder, si elle est convaincue, à la fois :

(3) The Court may, on a motion under subsection (1), grant leave to examine a person and determine the time and manner of conducting the examination, if it is satisfied that

a) que la personne peut posséder des renseignements sur une question litigieuse soulevée dans l’action;

(a) the person may have information on an issue in the action;

b) que la partie n’a pu obtenir ces renseignements de la personne de façon informelle ou d’une autre source par des moyens raisonnables;

(b) the party has been unable to obtain the information informally from the person or from another source by any other reasonable means;

c) qu’il serait injuste de ne pas permettre à la partie d’interroger la personne avant l’instruction;

(c) it would be unfair not to allow the party an opportunity to question the person before trial; and

d) que l’interrogatoire n’occasionnera pas de retards, d’inconvénients ou de frais déraisonnables à la personne ou aux autres parties.

(d) the questioning will not cause undue delay, inconvenience or expense to the person or to the other parties.

[13]  Je ne suis pas en accord avec la position de Janssen selon laquelle l’analyse de la Cour au regard de l'article 233(1) devrait se limiter uniquement aux exigences qu’il énonce expressément. Comme le soutient Innomar, le libellé de l'article 233(1) est permissif, en indiquant que la Cour « peut » ordonner la production d’un document si les exigences expresses sont respectées. Je souscris à l’observation d’Innomar selon laquelle l'article accorde un pouvoir discrétionnaire à la Cour, qu’elle peut exercer à condition que les exigences expresses soient respectées, mais que les facteurs pris en compte dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire peuvent outrepasser les exigences expresses de l'article. Innomar renvoie la Cour à divers textes de référence sur les facteurs que la Cour doit prendre en compte dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Innomar soutient que ces textes de référence appuient sa position selon laquelle la disponibilité des éléments de preuve pertinents auprès d’une partie au litige, ainsi que les questions en matière de protection de la vie privée de tiers sont des facteurs que la Cour doit prendre en compte lorsqu’elle décide d’accorder ou non une ordonnance en vertu de l'article 233(1).

[14]  Dans l’affaire Main Fisheries Ltd. c R., [1980] 1 CF 104, la Cour fédérale a examiné l’application de l'article 464 des Règles des Cours fédérales, une prédécesseure de l'article 233, qui est formulée différemment, mais qui traite des mêmes circonstances. Dans cette affaire, les demandeurs ont déposé une requête en vue d’exiger la production d’un rapport par une firme de comptabilité tierce. Sans le consentement d’un client tiers, la firme n’était pas disposée à divulguer le document. La Cour a accueilli la requête pour la production du rapport. Innomar fait remarquer que la Cour, en arrivant à ce verdict, a mentionné au paragraphe 18, l’argument de l’avocat selon lequel les renseignements ne pouvaient être obtenus d’aucune autre source.

[15]  Dans l’affaire Eli Lilly Canada Inc. c Sandoz Canada Inc., 2009 CF 345 [Eli Lilly], la Cour a étudié une requête des demanderesses visant à ordonner à la défenderesse de produire des documents supplémentaires et à obtenir des documents d’un fournisseur tiers, ainsi qu’à ordonner au ministre de la Santé de produire les documents pertinents en sa possession. L’analyse par la Cour de l’exemption demandée par les tiers dans cette affaire est pertinente quant à la question étudiée en l’espèce. En refusant d’ordonner la production de documents au ministre de la Santé, la Cour a expliqué au paragraphe 16 que les documents détenus par le ministre de la Santé étaient également détenus par le fournisseur de la défenderesse, que la défenderesse avait déjà entrepris d’en faire la demande auprès du fournisseur et que ce dernier avait manifesté sa volonté d’obtempérer. Ainsi, en décidant qu’il serait prématuré d’ordonner à la défenderesse d’exiger certains documents de son fournisseur, la Cour a fait valoir au paragraphe 18 que son pouvoir discrétionnaire pour ordonner la production de documents par un mis en cause dépassait le cadre de la simple pertinence, et qu’il pourrait être nécessaire de soupeser la valeur probante des documents demandés à la lumière des documents déjà divulgués.

[16]  En réponse au fait qu’Innomar invoque l’affaire Eli Lilly, Janssen fait remarquer que la défenderesse dans cette affaire avait entrepris de demander la production des documents au fournisseur mis en cause. Janssen soutient que c’est ce qui distingue cette affaire des circonstances en l’espèce. Je me pencherai de nouveau sur ce point plus loin dans ces motifs.

[17]  Innomar s’appuie également sur la jurisprudence récente entourant la délivrance d’ordonnances de type Norwich, un mécanisme qui permet au requérant d’obtenir des documents et des renseignements d’un tiers et d’identifier l’auteur d’un méfait. Dans l’arrêt Voltage Pictures, LLC c John Doe, 2017 CAF 97 [Voltage Pictures], la Cour d’appel fédérale explique, au paragraphe 17, qu’il est possible d’obtenir des ordonnances de type Norwich en vertu de l’article 233 des Règles des Cours fédérales, et énonce aux paragraphes 18 et 19 les exigences pour obtenir une ordonnance de type Norwich. Ces exigences comprennent entre autres la nécessité, en ce sens que la tierce partie est la seule source pratique des renseignements, et le besoin de trouver un juste équilibre, dans la divulgation des renseignements, entre l’avantage pour le demandeur et le préjudice pour le présumé responsable, tout en tenant compte du degré de confidentialité associé aux renseignements. Innomar s’appuie sur cette jurisprudence pour faire valoir que Janssen doit démontrer qu’elle n’est pas en mesure d’obtenir les éléments de preuve exigés d’Hospira et que la protection de la vie privée des patients et des médecins dont les renseignements sont contenus dans la base de données d’Innomar doit être pris en compte dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour en vertu de l'article 233.

[18]  La décision rendue dans l’affaire Voltage Pictures a été renversée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Rogers Communications c Voltage Pictures, LLC, 2018 CSC 38, pour des motifs différents de ceux décrits plus haut. En effet, la Cour suprême du Canada décrit au paragraphe 18 les éléments du test à respecter, ou les facteurs à examiner, pour obtenir une ordonnance de type Norwich, notamment : a) la personne devant faire l’objet de l’interrogatoire préalable est la seule source pratique de renseignements dont disposent les demanderesses; b) l’intérêt public à la divulgation l’emporte sur l’attente légitime de respect de la vie privée. En décrivant ces éléments ou facteurs, la Cour fait référence aux paragraphes 15 et 32 de la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire BMG Canada Inc. c John Doe, 2005 CAF 193 [BMG].

[19]  En réponse aux observations d’Innomar sur cette tendance jurisprudentielle, Janssen prétend qu’il s’agit d’une erreur que de comparer la présente requête à une requête visant à obtenir une ordonnance de type Norwich, car le caractère des renseignements demandés est différent, tout comme le risque éventuel pour les tiers concernés par les renseignements demandés. Un tiers dont l’identité est divulguée par l’entremise d’une ordonnance de type Norwich risque d’engager sa responsabilité et de subir des poursuites, alors que les patients et les médecins dont les renseignements personnels et professionnels figurent dans la base de données d’Innomar ne feront pas face à de telles conséquences.

[20]  Nonobstant l’explication de la Cour dans l’affaire Voltage Pictures selon laquelle elle examinait une requête en vertu de l'article 233, je n’irais pas jusqu’à dire que la Cour devrait nécessairement tenir compte du critère pour obtenir une ordonnance de type Norwich chaque fois qu’elle examine une requête en vertu de l'article 233. Cependant en m’appuyant sur les textes de référence mentionnés par Innomar, notamment sur la jurisprudence sur l’ordonnance de type Norwich, je considère la nécessité de solliciter auprès d’un tiers la production des documents et les répercussions sur le droit à la vie privée comme des facteurs à prendre en compte, si l’affaire s’y prête, lorsqu’une requête en vue de l’obtention d’une ordonnance en vertu de l'article 233 est présentée. Comme je l’ai mentionné précédemment, je ne crois pas que l'article 233(1) élimine le pouvoir discrétionnaire de la Cour de prendre en compte d’autres facteurs que les exigences de l'article, c’est-à-dire de démontrer que la preuve demandée est pertinente et que sa production pourrait être exigée lors de l’instruction. Comme l’a fait observer Innomar, bien que la décision dans l’affaire BMG ait été rendue en vertu de l'article 238 plutôt que de l'article 233, sa prescription de l’obligation de tenir compte des préoccupations relatives à la protection de la vie privée n’est fondée sur aucune exigence expresse à cet effet dans l'article 238.

[21]  J’ai aussi examiné le fait que Janssen s’appuie sur l’arrêt Remo Imports Ltd. c Jaguar Canada Inc., (2000) 6 CPR (4e) 62 [Remo Imports], où la Cour fédérale a invoqué le fait que l'article 233(1) prévoit la possibilité d’ordonner la production d’un document en possession d’un tiers pour renverser la décision du protonotaire, qui avait ordonné à une des défenderesses d’obtenir des documents d’un tiers et de les produire. Dans cette affaire, la demanderesse a demandé une ordonnance visant à contraindre les défenderesses, Jaguar Canada Inc. et Jaguar Cars Limited, à obtenir de certains de ces détaillants la production de documents de vente. En infirmant la décision du protonotaire exigeant une telle production, le juge O’Keefe a conclu ce qui suit au paragraphe 16 (où la référence à la demanderesse semble erronée et aurait dû renvoyer aux défenderesses) :

[16]  Il n’y a pas de doute que les documents demandés sont pertinents puisque les défenderesses ont plaidé des ventes de marchandises au Canada. Bien que les règles sur l’interrogatoire préalable commandent une interprétation large, c’est la règle spécifique à une certaine situation qu’il faut appliquer si la situation correspond à la règle. En l’espèce, les concessionnaires, qui sont des tiers, sont spécifiquement visés par l'article 233(1). À mon avis, il est erroné en droit d’ordonner à la demanderesse de produire les documents des concessionnaires alors que l’article 233(1) prévoit une méthode simple pour obtenir des documents d’un tiers. J’infirmerais donc la décision de la protonotaire en ce qui concerne le paragraphe 22, en rendant la décision que les défenderesses n’ont pas à produire les documents de vente de leurs concessionnaires ou détaillants.

[22]  Janssen soutient, en s’appuyant sur la décision Remo Imports, que le fait que Hospira soit en possession des documents demandés ne devrait pas faire obstacle à la délivrance d’une ordonnance pour exiger qu'Innomar produise les documents. En effet, Janssen allègue que ce texte de référence suscite un doute quant à son droit d’ordonner à Hospira d’obtenir les éléments de preuve contenus dans la base de données d’Innomar, puisque ceux-ci peuvent être obtenus directement d’Innomar en vertu de l'article 233(1).

[23]  Je ne suis pas d’accord avec cette interprétation de la décision rendue dans l’affaire Remo Imports. Selon mon interprétation de la décision du juge O’Keefe, celle-ci repose beaucoup sur sa conclusion que le protonotaire s’est trompé en arrivant à la conclusion qu’il existait une relation contractuelle entre les défenderesses et les détaillants de Jaguar qui permettrait aux défenderesses d’exiger la production des documents des détaillants. C’est sur cette base que la Cour a conclu que les défenderesses n’ont pas à produire les documents de vente de leurs détaillants, et les commentaires de la Cour sur l'article 233(1) doivent être interprétés dans ce contexte.

[24]  Pour ce qui est de l’application des principes juridiques ci-dessus aux faits sous-jacents à la présente requête, je remarque qu’il n’est pas contesté que certains des renseignements de la base de données d’Innomar sont en la possession d’Hospira. Le dossier dont la Cour est saisie dans le cadre de la présente requête comporte une déclaration sous serment de Phil Peters, directeur, Stratégie commerciale et pharmaceutique chez Innomar, et la transcription du contre-interrogatoire de M. Peters par l’avocat de Janssen. Selon le témoignage de M. Peters, une grande partie des données recueillies par l’entremise du PAP d’Inflectra sont fournies à Hospira de façon périodique, bien qu’elles soient rendues anonymes en supprimant les identificateurs personnels des patients. Il craint que, si Innomar devait produire l’intégralité des données et de la documentation recueillies par l’entremise du PAP d’Inflectra, il y ait des problèmes importants concernant la divulgation des renseignements personnels des patients et qu’il faille potentiellement caviarder ou supprimer des renseignements qui pourraient ne pas se rapporter au litige entre les parties.

[25]  M. Peters affirme aussi que les renseignements recueillis par Innomar dans le cadre de la prestation de services aux patients dans le cadre du PAP d’Inflectra, ainsi que ceux produits par Innomar en relation avec le PAP d’Inflectra, appartiennent à Hospira. Seuls les renseignements produits par Innomar sans rapport avec Inflectra pour ses procédés, rapports et services lui appartiennent. Lors de l'audience de la requête, l’avocat d’Innomar a confirmé qu’Hospira dispose d’un droit contractuel sur les données générées par Innomar en relation au PAP d’Inflectra.

[26]  À ce moment-là, l’avocat d’Hospira a également confirmé qu’il demandera à Innomar les renseignements se rapportant aux questions en litige du volet de quantification et qu’il les fournira à Janssen. Janssen a rétorqué que cette confirmation est inadéquate, puisqu’elle est sensiblement inférieure au processus entrepris pour exiger la production de documents par un tiers sous-tendant la décision dans l’affaire Eli Lilly, décrite plus haut dans les présents motifs. Janssen soutient que les observations d’Hospira sur la requête comprennent des arguments selon lesquels certains des renseignements tirés de la base de données d’Innomar qui sont demandés par Janssen ne sont pas pertinents aux questions litigieuses du volet de quantification de l’action. Janssen craint donc Hospira refuse ses demandes de production, si elle ne se voit pas accorder la production de l’intégralité de la base de données directement d’Innomar par l’effet de la présente requête, et que cela mène à des requêtes découlant de refus et à des retards dans l’obtention des éléments de preuve nécessaires. Elle soutient qu’elle serait désavantagée pendant la préparation du procès, qui aura lieu dans un an.

[27]  Je remarque que le volet de quantification de la présente instance est régi par un calendrier imposé par la protonotaire dans le cadre de sa fonction de gestion des instances. Ce calendrier comprend le dépôt des affidavits de documents et la production des documents d’ici le 28 septembre 2018, l’achèvement des interrogatoires préalables d’ici le 30 novembre 2018, une conférence de gestion de l’instance pour discuter des différents éléments, y compris les requêtes pour refus, le 10 décembre 2018, l’achèvement des interrogatoires préalables, y compris des réponses à des questions écrites et de l’interrogatoire préalable du tiers à l’instance, d’ici le 31 mars 2019 ainsi qu’une série de dates associées aux rapports d’experts, ce qui mènera au début du procès, le 30 septembre 2019.

[28]  Par conséquent, il est remarquable que la requête de Janssen ait été présentée et entendue avant qu’elle n’ait reçu la production documentaire initiale de Hospira et avant tout interrogatoire préalable. Je comprends qu’au fur et à mesure que se déroulent la production de documents et les interrogations entre les parties, les différends entourant les requêtes pour la production de documents supplémentaires et leur pertinence sont à même de prendre de l’ampleur. Toutefois, la possibilité de tels différends est inhérente au processus litigieux. Dans la mesure où ces différends surgissent, leurs paramètres seront vraisemblablement déterminés au moyen des documents produits et des interrogatoires préalables des parties, et tout différend non résolu, y compris, éventuellement, ceux liés à la production de documents par un tiers, pourront être tranchés par la Cour qui bénéficiera d’une meilleure définition accrue des questions en suspens. Je suis également d’avis que les prochaines étapes de l’instance, y compris les échéanciers associés à ces étapes, fourniront un cadre adéquat pour régler ces différends le temps venu.

[29]  Dans ce contexte, je ne considère pas que la position exprimée par l’avocat d’Hospira, à savoir qu’il demandera les renseignements à Innomar et qu’il présentera les renseignements en rapport aux questions en litige du volet de quantification à Janssen, soit problématique à cette étape de l’instance. Hospira s’est engagé à demander les éléments de preuve pertinents à Innomar, et Innomar soutient qu’Hospira est propriétaire des renseignements relatifs à Inflectra et en droit de les exiger. Les circonstances en l’espèce se distinguent donc de celles de l’affaire Remo Imports, et à mon avis, la Cour ne devrait pas exercer son pouvoir discrétionnaire pour ordonner à un tiers de produire des documents lorsqu’une telle ordonnance n’est pas nécessaire et que les éléments de preuve peuvent être obtenus auprès d’Hospira.

[30]  Je tiens également compte, dans l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire, des préoccupations exprimées par Innomar au sujet de la protection de la vie privée des patients et des médecins dont les renseignements personnels et professionnels sont contenus dans la base de données d’Innomar. La preuve indique qu’Hospira reçoit d’Innomar des renseignements rendus anonymes de façon à protéger la vie privée des patients. Dans la mesure où, à la suite des échanges de documents entre les parties, il serait décidé, par une entente ou une autre requête, que Janssen a droit à des documents renfermant des renseignements personnels ou aux renseignements eux-mêmes, il faudrait prendre le temps de caviarder ces renseignements ou d’en assurer la confidentialité s’ils sont divulgués. Je souscris à la position d’Innomar selon laquelle, dans les circonstances de la présente affaire où nul ne conteste le droit et la volonté d’Hospira de demander les renseignements de la base de données d’Innomar, ou la volonté d’Innomar de fournir ces renseignements à Hospira, le fardeau de gérer les problèmes concernant le respect de la vie privée devrait être imposé aux parties, et non à Innomar.

[31]  Je refuse donc d’octroyer l’ordonnance demandée en vertu de l'article 233(1).

B.  Quelles sont les modalités appropriées d’une ordonnance autorisant l’interrogation préalable d’un représentant d’Innomar?

[32]  Innomar ne s’oppose pas à une ordonnance exigeant qu’un de ses représentants fasse l’objet d’un interrogatoire préalable, mais souhaite tout de même imposer certaines limites et conditions à un tel interrogatoire. Innomar soutient que cet interrogatoire ne doit pas se tenir avant que les processus de divulgation préalable des parties soient achevés, et qu’il doit porter uniquement sur les documents produits par Hospira en lien avec l’administration du PAP d’Inflectra par Innomar. Elle soutient également que l’interrogatoire ne doit pas durer plus de deux heures et que Janssen doit verser à Innomar un montant raisonnable pour couvrir les coûts d’ordre juridique et opérationnel liés à cet interrogatoire.

[33]  À l’audience sur la requête, les avocats de Janssen et d’Innomar ont convenu que le moment propice pour l’interrogation préalable du représentant d’Innomar serait à la suite des interrogatoires préalables des représentants des parties, qui doivent être achevées d’ici le 30 novembre 2018. L’avocat de Janssen a reconnu qu’une durée de deux heures serait raisonnable pour l’interrogation préalable du représentant d’Innomar. Il a toutefois fait remarquer avec inquiétude qu’à cette étape-ci de l’instance, il est difficile de l’affirmer avec certitude. Janssen soutient également qu’Innomar n’a pas mentionné de circonstances spéciales, comme l’indique l'article 239(3), qui justifieraient à la Cour d’ordonner que Janssen verse un montant équivalent aux frais de l’avocat qui assiste le représentant d’Innomar lors de l’interrogatoire

[34]  Je suis d’accord avec la position de Janssen sur la durée de l’interrogatoire et les frais juridiques qui y sont rattachés. Aussi, bien que je sois plutôt d’accord que l’interrogatoire ne devrait porter que sur les documents produits par Hospira en lien avec l’administration du PAP d’Inflectra par Innomar, je suis d’avis qu’il est trop tôt pour imposer une telle condition à cette étape de l’instance, les documents n’étant même pas encore produits et les interrogatoires préalables des représentants des parties n’étant pas achevées.

[35]  Mon ordonnance prévoira donc l’interrogatoire préalable d’un représentant d’Innomar à la suite de ceux des représentants des parties. Si, par la suite, des différends devaient survenir aux termes de l’interrogatoire préalable du représentant d’Innomar, ces différends pourront être abordés une fois qu’ils seront mieux définis.

V.  Dépens

[36]  Chacune des parties estime que les dépens devraient leur être accordés si elle obtenait gain de cause par rapport à l’ordonnance. Seule Innomar a présenté une analyse quantitative de ses dépens en fournissant à la Cour une ébauche de mémoire de dépens. Cette ébauche a été calculée en fonction des éléments liés à la préparation de son dossier de requête, à sa comparution lors de la requête et à la présence de M. Peters au contre-interrogatoire. En utilisant le plafond de la fourchette de la colonne V du tarif B, Innomar calcule 37 unités ou 5 550 $ en frais, plus TVH de 721,50 $ et débours (TVH incluse) de 493,87 $, pour un total de 6 765,37 $.

[37]  S’exprimant au sujet de l’ébauche du mémoire de frais d’Innomar à l’audience, l’avocat de Janssen n’a pas contesté les éléments inclus, mais a fait valoir qu’il n’y avait pas de raison de s’écarter de la colonne III. Je suis d’accord avec ce point de vue. Innomar fait référence à son statut de tiers à l’instance et soutient que la requête de Janssen n’aurait jamais dû être présentée. Bien que la requête de Janssen en vertu de l'article 233 ait été rejetée, je ne trouve pas la requête si dénuée de fondement qu’il soit justifié de s’écarter de la colonne III. De plus, Innomar n’a cité aucun précédent à l’appui de la thèse voulant que son statut de tiers justifie de lui accorder des dépens plus importants.

[38]  Hospira et Innomar ont droit aux dépens afférents à la requête. En ce qui concerne Innomar, étant donné qu’il s’agit d’un tiers, je crois qu’il est approprié de fixer ses dépens à ce stade-ci. En utilisant les chiffres figurant dans son ébauche de mémoire de dépens, mais en recalculant chaque élément en suivant le milieu de la fourchette de la colonne III, j’arrive à 15 unités ou à 2 250,00 $ de frais, plus TVH de 292,50 $ et débours de 493,87 $, pour un total de 3 036,37 $.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. Innomar Strategies Inc. rendra son représentant disponible en vue d’un interrogatoire préalable après l’achèvement des interrogatoires préalables des représentants des parties.

  2. Autrement, la requête des demanderesses reconventionnelles est rejetée.

  3. Les dépens afférents à la requête sont accordés aux défenderesses reconventionnelles et à Innomar Strategies Inc., les dépens d’Innomar Strategies Inc. étant fixés à 3 036,37 $.

« Richard F. Southcott »

Juge
COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-396-13

INTITULÉ :

HOSPIRA HEALTHCARE CORPORATION c THE KENNEDY INSTITUTE OF RHEAMATOLOGY RESEARCH AND THE KENNEDY TRUST FOR RHEUMATOLOGY RESEARCH, JANSSEN BIOTECH, INC., JANSSEN INC., CILAG GMBH INTERNATIONAL ET CILAG AG ET HOSPIRA HEALTHCARE CO. LTD., CELLTRION, INC. ET PFIZER CANADA INC.

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 SEPTEMBRE 2018

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

LE 4 OCTOBRE 2018

COMPARUTIONS :

Warren Sprigings

Mary McMillan

Kristina Zilic

POUR LES DEMANDERESSES

DÉFENDERESSES RECONVENTIONNELLES

Andrew Skodyn

Melanie K. Baird

Veronica C. Tsou

POUR LES DÉFENDERESSES

DEMANDERESSES RECONVENTIONNELLES

Christiaan Jordaan

POUR INNOMAR STRATEGIES INC.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Sprigings IP

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDERESSES

DÉFENDERESSES RECONVENTIONNELLES

Lenczner Slaght Royce Smith

Griffin LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDERESSES

DEMANDERESSES RECONVENTIONNELLES

Bennett Jones LLP

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR INNOMAR STRATEGIES INC.

 

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