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Date : 20180927


Dossier : T-2115-17

T-323-18

Référence : 2018 CF 955

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 27 septembre 2018

En présence de madame la juge Kane

Dossier : T-2115-17

ENTRE :

NIKOLAY KULEMIN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

Dossier : T-323-18

ET ENTRE :

NATALIA KULEMINA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Les demandeurs, Nikolay Kulemin et Natalia Kulemina, interjettent appel des décisions d’un juge de la citoyenneté, datées du 29 novembre 2017, selon lesquelles, compte tenu de la prépondérance des probabilités, ils ne satisfaisaient pas à l’obligation de résidence prévue à l’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté, LRC (1985), ch. C-29, et ses modifications [la Loi].

[2]  Le juge de la citoyenneté a rendu deux décisions distinctes, l’une pour M. Kulemin et l’autre pour Mme Kulemina, bien que les décisions soient presque identiques.

[3]  Le juge de la citoyenneté a appliqué le critère qualitatif en matière de résidence établi dans Re Papadogiorgakis, [1978] 2 CF 208, [1978] ACF no 31 (QL) (CFPI) [Papadogiorgakis]. Le juge de la citoyenneté a conclu que le témoignage des demandeurs était crédible. Il a toutefois conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve fiables pour établir, selon la prépondérance des probabilités, que les demandeurs avaient établi et maintenu une résidence au Canada au cours de la période pertinente; en utilisant la formulation de Papadogiorgakis, il a conclu qu’ils n’avaient pas [TRADUCTION] « centralisé leur mode de vie au Canada ».

[4]  M. Kulemin et Mme Kulemina ont tous deux demandé le contrôle judiciaire de la décision qui les visait (T- 2117-17 et T-323-18). Les deux demandes de contrôle judiciaire ont été regroupées en vertu de l’ordonnance du protonotaire Milczynski du 6 février 2018, étant donné que les décisions étaient presque identiques et que les motifs de contrôle judiciaire étaient les mêmes.

[5]  Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision du juge de la citoyenneté est déraisonnable.

I.  Contexte

[6]  Les demandeurs sont des ressortissants russes, qui sont arrivés au Canada en 2008. Nikolay Kulemin est un joueur de hockey professionnel qui a été repêché par les Maple Leafs de Toronto en 2006. Il a continué à jouer au hockey en Russie pour poursuivre son apprentissage. Il a signé son premier contrat avec les Maple Leafs en mai 2007, mais il a continué à jouer en Russie à la demande des Maple Leafs, encore une fois pour poursuivre son apprentissage. Il est arrivé au Canada en septembre 2008 et il a alors commencé sa carrière dans la Ligue nationale de hockey (LNH) avec les Maple Leafs. Le contrat de M. Kulemin a été prolongé en 2010 et de nouveau en 2012. M. Kulemin a continué à jouer avec les Maple Leafs jusqu’à ce qu’il soit échangé aux Islanders de New York en juin 2014.

[7]  Les demandeurs sont devenus résidents permanents du Canada en 2012. Leurs deux enfants sont nés à Toronto, en 2009 et en 2012. Les demandeurs ont présenté une demande de citoyenneté canadienne en décembre 2014.

II.  La décision faisant l’objet du contrôle

[8]  Le juge de la citoyenneté a souligné que la période pertinente permettant de déterminer si les demandeurs satisfaisaient aux obligations de résidence pour l’obtention de la citoyenneté était du 26 décembre 2010 au 26 décembre 2014.

[9]  Le juge de la citoyenneté a invoqué l’alinéa 5(1)c) de la Loi, selon le libellé en vigueur pendant la période pertinente, qui exigeait qu’un résident permanent ait « résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout »  dans les quatre ans ayant précédé la date de sa demande et qui expliquait comment la durée de la résidence était calculée.

[10]  Le juge de la citoyenneté a évalué les documents présentés par les demandeurs, y compris leurs formulaires de demande, les questionnaires sur la résidence, les rapports du Système intégré d’exécution des douanes (la base de données sur l’historique des voyages de l’Agence des services frontaliers du Canada) et les tableaux révisés des absences, afin de déterminer le nombre de jours pour lesquels ils ont déclaré une absence du Canada. Bien qu’il y ait eu quelques petits écarts qui ont été clarifiés par la suite, les dates et les calculs du juge de la citoyenneté ne sont pas contestés. Le juge de la citoyenneté a conclu que M. Kulemin a été absent 608 jours et présent 623 jours au cours de la période pertinente et que le manque à gagner (par rapport aux 1 095 jours requis sur 1 460 jours) était de 472 jours. Le juge de la citoyenneté a conclu que Mme Kulemina a été absente 455 jours et présente 776 jours, pour un manque à gagner de 319 jours.

[11]  Le juge de la citoyenneté a déclaré qu’il utiliserait l’« approche analytique » pour établir si les demandeurs avaient satisfait à l’obligation de résidence. Le juge a invoqué le critère établi dans Papadogiorgakis.

[12]  Le juge de la citoyenneté a souligné que, pour accepter la demande, il devait déterminer si les demandeurs avaient établi et maintenu leur résidence au Canada pendant la période pertinente. Il a conclu que les demandeurs ne l’avaient pas fait. Le juge de la citoyenneté a conclu que les demandeurs étaient crédibles, mais qu’ils n’ont pas fourni suffisamment d’éléments de preuve fiables démontrant qu’ils satisfaisaient aux obligations minimales de résidence, et il a par conséquent rejeté leurs demandes de citoyenneté.

[13]  Le juge de la citoyenneté a souligné les prétentions des demandeurs, notamment qu’ils avaient l’intention de vivre au Canada; que leurs deux enfants sont nés au Canada et sont citoyens canadiens; qu’ils ont des placements importants et des entreprises au Canada; qu’ils ont un réseau d’amis et se sont intégrés à la société canadienne, y compris l’engagement de M. Kulemin dans le hockey mineur.

[14]  Le juge de la citoyenneté a souligné que M. Kulemin est un joueur de hockey professionnel qui joue actuellement dans la LNH et qu’il était assujetti aux [traduction] « aléas de la profession ». Le juge de la citoyenneté a conclu que c’est la carrière de hockeyeur de M. Kulemin qui l’a amené au Canada et qui lui a permis, ainsi qu’à son épouse, d’obtenir le statut de résident permanent. Le juge de la citoyenneté a également conclu que la naissance des enfants des demandeurs au Canada était aussi attribuable à la carrière de hockeyeur de M. Kulemin, qui a fait en sorte qu'il soit au Canada au moment de la naissance des enfants. Le juge de la citoyenneté a ajouté que, si M. Kulemin avait joué pour une équipe américaine à l’époque, ses enfants seraient citoyens américains.

[15]  Le juge de la citoyenneté a conclu que les demandeurs avaient établi un domicile à Toronto pendant que M. Kulemin jouait pour les Maple Leafs, mais qu’ils n’y avaient pas maintenu leur résidence. Le juge de la citoyenneté a mis l’accent sur le retour de M. Kulemin en Russie pour jouer au hockey pour son ancienne équipe à l’automne 2012, pendant le lock-out de la LNH, soulignant que les membres de sa famille ont déménagé avec lui et qu’ils ne sont revenus qu’en janvier 2013.

[16]  Bien que le juge de la citoyenneté ait pris acte de l’explication des demandeurs selon laquelle la famille est retournée en Russie ensemble parce que les demandeurs ne savaient pas combien de temps pourrait durer le lock-out, il a conclu que cela montrait que les demandeurs avaient centralisé leur mode de vie en Russie pendant la période en question.

[17]  Le juge de la citoyenneté a également mis l’accent sur la réinstallation des demandeurs à New York après l’échange de M. Kulemin aux Islanders de New York en juin 2014, et il a conclu que la réinstallation montrait que les demandeurs « avaient déplacé » le centre de leur vie à New York.

[18]  Le juge de la citoyenneté a conclu que l’intention future des demandeurs de revenir au Canada à la fin du contrat de M. Kulemin dans la LNH n’était pas convaincante. Le juge de la citoyenneté a fait remarquer que les demandeurs avaient acheté une maison de 5,2 millions de dollars dans la région de Toronto en 2015, après leur déménagement à New York, mais qu’ils n’ont pas habité la maison et l’ont par la suite vendue. Le juge de la citoyenneté a conclu que les placements des demandeurs au Canada étaient « passifs », car ils sont gérés par d’autres, et n’appuyaient pas l’affirmation des demandeurs selon laquelle ils ont centralisé leur mode de vie au Canada. Le juge de la citoyenneté a également conclu que le réseau d’amis et les liens communautaires des demandeurs n’étaient pas suffisamment solides pour garder Mme Kulemina et les enfants au Canada pendant que M. Kulemin jouait en Russie pendant le lock-out de la LNH, ce qui démontre par conséquent l’absence de lien significatif avec le Canada.

III.  La question en litige et la norme de contrôle

[19]  Il n’y a qu’une question à trancher : la décision du juge de la citoyenneté est-elle raisonnable?

[20]  Selon la jurisprudence, les principes du droit administratif régissant la norme de contrôle s’appliquent aux appels interjetés contre des décisions d’un juge de la citoyenneté (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Rahman, 2013 CF 1274, aux paragraphes 11 à 14, [2013] ACF no 1394 (QL); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Lee, 2013 CF 270, aux paragraphes 15 à 17, [2013] ACF no 311 (QL)).

[21]  Pour établir si les demandeurs satisfont aux obligations de résidence prévue par la Loi, le juge de la citoyenneté doit traiter une question mixte de fait et de droit. Ainsi, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Samaroo, 2016 CF 689, au paragraphe 10, 43 Imm LR (4e) 129 [Samaroo]; Huang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 576, au paragraphe 26, 22 Imm LR (4e) 180 [Huang]).

[22]  Selon la jurisprudence, un juge de la citoyenneté peut appliquer l’un de trois critères pour établir si les obligations de résidence prévues par la Loi ont été respectées. Un juge de la citoyenneté doit indiquer clairement le critère qui a été appliqué (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Bani-Ahmad, 2014 CF 898, aux paragraphes 18 et 19, [2014] ACF no 1095 (QL)), et il doit appliquer correctement le critère choisi (Boland c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 376, aux paragraphes 17 et 19, [2015] ACF no 340 (QL)).

[23]  En l’espèce, le juge de la citoyenneté a déclaré qu’il avait appliqué l’« approche analytique » établie dans Papadogiorgakis. Le présent contrôle judiciaire vise donc à établir si, en appliquant ce critère, le juge de la citoyenneté a tiré une conclusion raisonnable fondée sur la preuve au dossier.

[24]   Selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit établir si la décision appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]). La Cour examine les motifs du juge de la citoyenneté ainsi que les éléments au dossier pour établir si la décision est raisonnable.

IV.  La position des demandeurs

[25]  Les demandeurs prétendent que le juge de la citoyenneté a mal apprécié certains de leurs éléments de preuve et qu’il a ignoré d’autres éléments de preuve qui appuient la conclusion selon laquelle ils ont centralisé leur mode de vie au Canada pendant la période pertinente et avaient l’intention de s’établir au Canada et de revenir au Canada à la fin du contrat de M. Kulemin signé en 2014. Ils font remarquer que le juge de la citoyenneté les a trouvés crédibles et qu’il a accepté les éléments de preuve qu’ils ont présentés, y compris le fait que les joueurs de hockey de la LNH peuvent avoir une courte carrière, qu’ils voyagent beaucoup et qu’ils ne peuvent généralement pas choisir l’endroit où ils jouent. Le juge de la citoyenneté a toutefois commis une erreur en concluant que les demandeurs ont centralisé leur mode de vie là où la carrière de hockeyeur de M. Kulemin les a amenés, au lieu de conclure que ce dernier avait intentionnellement poursuivi sa carrière de hockeyeur au Canada et maintenu sa résidence au Canada avec sa famille.

[26]  Les demandeurs prétendent que l’approche adoptée dans Papadogiorgakis est censée permettre de tenir compte du type de circonstances dans lesquelles ils se sont trouvés. Leurs absences temporaires du Canada — même si certaines ont été très longues — étaient attribuables à l’emploi de M. Kulemin comme joueur de hockey professionnel, mais ils ont maintenu leurs liens avec le Canada, où ils sont revenus après des périodes d’absence attribuables au hockey et aux vacances et où ils avaient l’intention de revenir en permanence.

[27]  Les demandeurs soulignent que le juge de la citoyenneté a mis l’accent sur deux périodes d’absence — pendant le lock-out de la LNH en 2012-2013 et après l’échange de M. Kulemin aux Islanders de New York en juin 2014 —, mais qu’il ne les a pas examinées comme les autres absences, dont la majorité étaient également attribuables à la carrière de hockeyeur de M. Kulemin.

[28]  Les demandeurs soutiennent que les éléments de preuve qu’ils ont présentés démontrent qu’ils ont établi une résidence au Canada en 2008 et qu’ils l’ont maintenue pendant la période pertinente (2010-2014). Ils soulignent qu’ils ont choisi de venir au Canada, que leurs enfants sont nés au Canada, qu’ils ont demandé et obtenu le statut de résident permanent au Canada, qu’ils possèdent une propriété uniquement au Canada, que leurs seuls placements sont au Canada et sont gérés par un gestionnaire de fonds canadien, qu’ils ont des intérêts commerciaux actifs au Canada et que M. Kulemin est bénévole dans diverses initiatives liées au hockey, dont le hockey mineur, dans la mesure où le calendrier de la saison de hockey le lui permet.

[29]  Les demandeurs prétendent que le juge de la citoyenneté a ignoré l’élément de preuve selon lequel M. Kulemin a signé un contrat avec les Maple Leafs et a ainsi renoncé au revenu plus élevé qu’il gagnait avec son équipe russe. L’élément de preuve, jugé crédible, selon lequel M. Kulemin a travaillé fort pendant deux ans de plus pour poursuivre son apprentissage afin d’obtenir son contrat avec les Maple Leafs après avoir été repêché en 2006, puis pour « faire l’équipe », montre qu’il avait l’intention de venir à Toronto. Ce n’est pas le « hasard » qui l’a amené au Canada, comme l’a conclu le juge de la citoyenneté; c’est sa détermination et son intention. Les demandeurs font référence à l’affidavit de l’agent de M. Kulemin, M. Greenstein, qui explique que les instructions de M. Kulemin étaient de négocier un contrat avec les Maple Leafs et, par la suite, de demander des prolongations du contrat avec les Maple Leafs, et M. Greenstein a fait des efforts en ce sens.

[30]   Les demandeurs prétendent que la conclusion du juge de la citoyenneté selon laquelle la naissance de leurs enfants au Canada résultait également de l’endroit où la carrière de hockeyeur de M. Kulemin l’a amené ne tient pas compte de l’élément de preuve selon lequel M. Kulemin a cherché à jouer et à demeurer au Canada et a fait tous les efforts possibles pour que cela se produise.

[31]  En ce qui concerne le retour des demandeurs en Russie pendant le lock-out de la LNH, les demandeurs prétendent que le juge de la citoyenneté a commis une erreur en concluant qu’ils avaient centralisé leur mode de vie en Russie. Les demandeurs soulignent que leur séjour en Russie, comme d’autres absences, était temporaire et était attribuable à l’emploi de M. Kulemin comme joueur de hockey. M. Kulemin, comme plusieurs autres joueurs de la LNH, a été autorisé par les Maple Leafs à jouer dans son ancienne ligue pendant le lock-out de la LNH. Cependant, il était certain que le lock-out de la LNH finirait par prendre fin et que M. Kulemin retournerait aux Maple Leafs. Les demandeurs ont expliqué que leur temps en famille était limité en raison du calendrier de la saison de hockey de M. Kulemin et que, compte tenu du jeune âge des enfants, il était préférable que la famille retourne temporairement en Russie pendant le lock-out (une période de trois mois et demi). Les demandeurs soulignent qu’ils ont maintenu leur résidence à Toronto et qu’ils y sont retournés le 9 janvier 2013.

[32]  Pour ce qui est du déménagement des demandeurs à New York en juin 2014, les demandeurs prétendent que le juge de la citoyenneté a ignoré l’élément de preuve selon lequel M. Kulemin désirait demeurer avec les Maple Leafs ou une autre équipe canadienne. Les demandeurs font remarquer qu’il y a en réalité beaucoup plus d’équipes américaines que d’équipes canadiennes, ce qui réduit considérablement la probabilité d’obtenir un contrat avec une équipe canadienne. Malgré les efforts de l’agent de M. Kulemin pour obtenir un contrat avec une équipe canadienne, cela n’a pas été possible. Les demandeurs ajoutent que, même s’ils ont déménagé à New York, ils ont maintenu leur maison à Toronto, ainsi que tous leurs placements et leurs intérêts commerciaux au Canada. Les demandeurs ajoutent également qu’ils ont loué une maison à New York et qu’ils n’ont demandé aucun statut aux États-Unis.

[33]  Les demandeurs prétendent en outre que le juge de la citoyenneté a commis une erreur dans son évaluation de leurs placements, de leurs entreprises et de leurs activités bénévoles au Canada, qui appuient leurs liens avec le Canada et leur intention de s’établir au Canada. Les demandeurs prétendent que le juge de la citoyenneté n’a pas commis d’erreur en examinant certains placements effectués après 2014 et qui se situent à l’extérieur de la période pertinente, faisant remarquer que la jurisprudence semble appuyer l’examen de tels éléments de preuve. Le juge de la citoyenneté a toutefois commis une erreur dans son évaluation de ces éléments de preuve. Les demandeurs soulignent particulièrement que ces éléments de preuve révélaient plus que des placements « passifs ». M. Kulemin a plutôt participé activement, dans la mesure du possible, aux activités des entreprises, dont NGAGE, et du hockey mineur local.

V.  La position du défendeur

[34]  Le défendeur prétend que le juge de la citoyenneté a conclu de façon raisonnable que les demandeurs ne s’étaient pas acquittés de l’obligation qui leur incombait d’établir qu’ils satisfaisaient aux obligations de résidence. Le défendeur prétend que les demandeurs n’ont démontré aucune erreur dans la décision, mais qu’ils demandent maintenant à la Cour de réévaluer les éléments de preuve examinés par le juge de la citoyenneté.

[35]  Le défendeur est d’avis que le mode de vie des demandeurs est centralisé là où la carrière de hockeyeur de M. Kulemin peut amener sa famille et que les demandeurs n’ont pas centralisé leur mode de vie au Canada dans l’intention de demeurer au Canada. Le défendeur soutient que, contrairement à ce que prétendent les demandeurs, ces derniers n’avaient pas expressément l’intention de résider en permanence au Canada. Ils ont plutôt résidé au Canada uniquement parce que la carrière de hockeyeur de M. Kulemin l’a amené ici, et ils ont quitté le Canada quand la carrière de M. Kulemin l’a amené ailleurs, c’est-à-dire pendant le lock-out et quand il a été échangé aux Islanders de New York.

[36]  Le défendeur prétend en outre que le retour des demandeurs et de leur famille en Russie pendant le lock-out de la LNH, qui aurait pu être pour une période indéterminée, a été considéré de façon raisonnable comme une preuve de centralisation de leur mode de vie en Russie, et non au Canada.

[37]  Le défendeur soutient également que le juge de la citoyenneté n’a pas négligé les entreprises et les placements des demandeurs. Le juge de la citoyenneté a conclu de façon raisonnable qu’il s’agissait de placements passifs, qui n’exigeaient aucune participation de M. Kulemin. Le défendeur ajoute que plusieurs dates indiquées sont postérieures à la période pertinente. De façon plus générale, les placements ne reflètent pas de liens avec le Canada.

[38]  En ce qui concerne les activités bénévoles de M. Kulemin et ses liens avec la collectivité, le défendeur prétend que ces activités ont eu lieu pendant que les demandeurs vivaient à Toronto et qu’elles ne peuvent permettre de réfuter la conclusion du juge de la citoyenneté selon laquelle les demandeurs avaient centralisé leur mode de vie là où M. Kulemin jouait au hockey.

VI.  La décision du juge de la citoyenneté n’est pas raisonnable

[39]  Le juge de la citoyenneté a souligné de façon correcte que les personnes qui présentent une demande de citoyenneté doivent établir qu’ils satisfont aux obligations de résidence (El Falah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 736, au paragraphe 21, [2009] ACF no 1402 (QL); Samaroo au paragraphe 14), et que des éléments de preuve clairs et probants doivent être présentés en appui à la demande, étant donné que la citoyenneté est un privilège.

[40]  Dans la présente affaire, le juge de la citoyenneté a conclu que les demandeurs et leurs éléments de preuve étaient crédibles, mais il a également conclu que les demandeurs n’avaient pas fourni « suffisamment d’éléments de preuve fiable » démontrant qu’ils satisfaisaient aux obligations de résidence.

[41]  Il n’est pas incohérent pour un décideur de trouver des éléments de preuve ou des témoignages crédibles, mais de les juger insuffisants. L’évaluation de la crédibilité est distincte de l’évaluation du poids à accorder aux éléments de preuve (Ferguson c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1067, au paragraphe 26, 74 Imm LR (3e) 306). Dans la présente affaire, il semble que le juge de la citoyenneté ait conclu que les éléments de preuve présentés étaient crédibles, mais qu’ils n’étaient pas suffisants pour permettre d’établir que les demandeurs avaient centralisé leur mode de vie au Canada. Bien que le contrôle judiciaire ne permette pas à la Cour de réévaluer la preuve, il lui permet d’établir si tous les éléments de preuve présentés ont été pris en considération et ont été compris, et si la loi, compte tenu de l’évolution de la jurisprudence, a été appliquée aux faits.

[42]    Le point de départ est l’extrait de Papadogiorgakis sur lequel le juge de la citoyenneté s’est fondé :

[Traduction]Une personne ayant son propre foyer établi, où elle habite, ne cesse pas d’y être résidente lorsqu’elle le quitte à des fins temporaires, soit pour traiter des affaires, passer des vacances ou même pour poursuivre des études. Le fait que sa famille continue à y habiter pendant son absence peut appuyer la conclusion qu’elle n’a pas cessé d’y résider. On peut aboutir à cette conclusion même si l’absence a été plus ou moins longue. Cette conclusion est d’autant mieux établie si la personne y revient fréquemment lorsque l’occasion se présente.

Ainsi que l’a dit le juge Rand dans l’extrait que j’ai lu, cela dépend [traduction] « essentiellement du point jusqu’auquel une personne s’établit en pensée et en fait, ou conserve ou centralise son mode de vie habituel avec son cortège de relations sociales, d’intérêts et de convenances, au lieu en question ».

[Non souligné dans l’original.]

[43]  Le critère de l’arrêt Papadogiorgakis est assujetti à l’approche en deux étapes que comportent tous les critères de résidence; la résidence doit être établie dès le début de la période et avant toute absence temporaire, et elle doit ensuite être maintenue (Sud c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1999), 180 FTR 3, 92 ACWS (3d) 379) (1re instance); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Nandre, 2003 CFPI 650, au paragraphe 24, [2003] ACF no 841 (QL)).

[44]  Le juge de la citoyenneté a conclu que les demandeurs avaient établi une résidence au Canada — cela n’est pas contesté. Il a toutefois conclu qu’ils n’avaient pas maintenu leur résidence – ou, plus précisément, qu’ils n’avaient pas centralisé leur mode de vie au Canada.

[45]  La jurisprudence décrit de façons légèrement différentes l’obligation de maintenir une résidence ou de centraliser le mode de vie pendant des absences temporaires, même longues, du Canada pour satisfaire au critère de l’arrêt Papadogiorgakis (c.‑à‑d. pour justifier ces absences).

[46]  Dans Mizani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 698, [2007] ACF no 947 (QL), la Cour a caractérisé le critère de l’arrêt Papadogiorgakis et affirmé que de solides attaches au Canada étaient nécessaires pendant les absences, soulignant au paragraphe 10 :

[10]  La Cour a interprété le terme « résidence » de trois façons différentes. Premièrement, il peut s’agir de la présence réelle et effective au Canada pendant un total de trois ans, selon un comptage strict des jours (Pourghasemi (Re), [1993] A.C.F. no 232 (QL) (1re inst.)). Selon une interprétation moins rigoureuse, une personne peut résider au Canada même si elle en est temporairement absente, pour autant qu’elle conserve de solides attaches avec le Canada (Antonios E. Papadogiorgakis (Re), [1978] 2 C.F. 208 (1re inst.)). Une troisième interprétation, très semblable à la deuxième, définit la résidence comme l’endroit où l’on « vit régulièrement, normalement ou habituellement » ou l’endroit où l’on a « centralisé son mode d’existence » (Koo (Re), [1993] 1 C.F. 286 (1re inst.), au paragraphe 10).

[Non souligné dans l’original]

[47]  Dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Camorlinga-Posch, 2009 CF 613, 347 FTR 37, la Cour a conclu ce qui suit :

[18]  Selon la deuxième catégorie, les absences prolongées du Canada ne seront pas fatales à une demande de citoyenneté si le demandeur peut démontrer qu’il a établi sa résidence au Canada avant de quitter et si le Canada est le pays dans lequel il a centralisé son mode d’existence (Re Papadogiorgakis, [1978] 2 C.F. 208 et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Nandre, 2003 CFPI 650, 234 F.T.R. 245).

[Non souligné dans l’original]

[48]  Dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Ghafarri, 2016 CF 1120, [2016] ACF no 1134 (QL), la Cour a souligné, au paragraphe 15 :

Le critère de l’arrêt Papadogiorgakis évalue la qualité des attaches du demandeur avec le Canada et reconnaît qu’une personne peut être résidente du Canada même si elle en est temporairement absente, en conservant de solides attaches avec le Canada et « sans fermer ou briser la continuité du maintien ou de la centralisation de son mode de vie habituel » au Canada (Papadogiorgakis, au paragraphe 17). [...] Ce critère permet deux absences du Canada pendant la période pertinente pour le calcul du nombre de jours de résidence lorsque les absences sont temporaires et si le demandeur peut établir un mode de vie centralisé au Canada. Les indicateurs positifs de cela comprennent, sans toutefois s’y limiter, une résidence permanente au Canada, établie avant de partir et maintenue aux fins d’un retour définitif.

[Non souligné dans l’original]

[49]  Dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Runsewe, 2016 CF 974, [2016] ACF no 1082 (QL) [Runsewe], la Cour a souligné, au paragraphe 8 :

Lorsqu’un juge de la citoyenneté applique le critère de l’arrêt Papadogiorgakis, le juge examine si après avoir établi la résidence canadienne du demandeur, la résidence est maintenue malgré les absences supplémentaires du demandeur. Le critère de l’arrêt Papadogiorgakis établit une « résidence par déduction » dans les circonstances, de façon à ce le demandeur maintienne sa résidence malgré les absences.

[Non souligné dans l’original]

[50]  Il convient également de souligner les faits qui sous-tendent la décision rendue dans l’arrêt Papadogiorgakis. Le demandeur, un ressortissant grec provenant de la Crète, avait vécu dans une résidence pour étudiants en Nouvelle-Écosse et avait fini par habiter avec de bons amis avant de partir étudier au Massachusetts. La Cour a souligné que le demandeur n’était pas propriétaire de la propriété et qu’il n’avait pas de bail à l’époque, mais il y a notamment laissé certains de ses biens pendant qu’il fréquentait l’université au Massachusetts, et il y est retourné lorsque c’était possible. La Cour a conclu que, malgré un important manque à gagner dans son nombre de jours de résidence au Canada, il avait centralisé son mode de vie en Nouvelle-Écosse avant de partir pour les États-Unis et il n’avait pas cessé de centraliser son mode de vie en Nouvelle-Écosse pendant qu’il étudiait aux États-Unis.

[51]  Ces exemples de jurisprudence indiquent que les éléments de preuve démontrant une résidence par déduction, que de solides attaches au Canada ou qu’un mode de vie ou d’existence centralisé représentent tous des interprétations ou des descriptions du critère qualitatif établi dans l’arrêt Papadogiorgakis. La jurisprudence fournit également des indicateurs de ce qui peut permettre de satisfaire au critère, y compris l’établissement et le maintien d’un domicile au Canada en vue d’un retour permanent.

[52]  Dans Huang, le juge en chef Paul Crampton a déploré l’incertitude, dans la détermination de la résidence, causée par les trois critères qui sont ressortis de la jurisprudence. Cette préoccupation devrait bientôt être réglée en raison des modifications apportées à la Loi, qui met maintenant l’accent sur la présence effective.

[53]  Une difficulté connexe que j’observe est l’obtention de résultats différents fondés sur l’application du même critère. Une telle situation devrait également être réglée par les récentes modifications à la Loi. Dans l’intervalle, la jurisprudence de la Cour, qui porte soit sur l’appel du ministre d’une décision favorable accordant la citoyenneté à un demandeur, soit sur l’appel interjeté par un demandeur d’une décision défavorable refusant la citoyenneté, révèle que les décisions des juges de la citoyenneté qui appliquent le critère de l’arrêt Papadogiorgakis varient. Dans certains cas, les longues absences temporaires accompagnées seulement d’une courte période de séjour au Canada n’ont pas empêché le juge de conclure que la résidence a été maintenue ou que le mode de vie a été centralisé au Canada. Par exemple, dans le cas d’un médecin qui a fait sa résidence en médecine dans un hôpital aux États-Unis et qui n’a été présent au Canada que 177 jours, le juge de la citoyenneté a conclu que le médecin avait centralisé son mode de vie au Canada, où sa famille vivait avec sa belle-famille. La Cour a conclu que la décision était raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Saddique, 2017 CF 773, 52 Imm LR (4e) 175).

[54]  Dans Runsewe, le demandeur a été absent du Canada pendant plus de 365 jours (un an) au cours de la période de quatre ans en raison de son travail à l’étranger. Un juge de la citoyenneté a conclu que le demandeur avait maintenu sa résidence au Canada. La Cour a conclu que la décision était raisonnable, soulignant ce qui suit au paragraphe 11 :

Il est clair d’après le dossier que M. Runsewe quitte le Canada seulement pour des fins liées au travail. Il se rend au Nigéria et il travaille à titre d’employé sur une plate-forme pétrolière pendant environ 28 jours, puis il a environ 28 jours de congé. Toutes les fois où il ne travaille pas, il retourne à sa famille au Canada. Il ne possède aucun bien au Nigéria; ils sont tous au Canada. Le ministre remarque qu’il paie des impôts au Nigéria et qu’il paie peu d’impôts au Canada, suggérant que cela démontre son manque de résidence au Canada. Cela ne prouve rien à mon avis.

[55]  Comme le souligne la Cour dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Patmore, 2015 CF 699, au paragraphe 18, 482 FTR 90, selon la jurisprudence de la Cour, l’obligation de résidence est satisfaite dans le cas d’étudiants qui quittent le Canada pour étudier à l’étranger pendant de longues périodes après avoir d’abord établi une résidence au Canada pendant seulement une brève période.

[56]  Ces exemples mettent en évidence le fait qu’il est difficile pour les personnes qui présentent une demande de citoyenneté de déterminer ce qui sera suffisant pour montrer qu’elles ont maintenu leur résidence au Canada — c.­à­d. qu’elles ont centralisé leur mode de vie au Canada ou qu’elles ont conservé de solides attaches ou des liens étroits au Canada pendant leurs absences temporaires, même longues.

[57]  Il est bien connu en droit qu’en contrôle judiciaire le rôle de la Cour n’est pas de réévaluer la preuve ou de reformuler la décision, mais de veiller à ce que la décision s’inscrive dans une gamme de résultats raisonnables qui sont justifiés, c.‑à‑d. qui sont étayés par les faits et le droit. Dans la présente affaire, comme je l’explique ci­après, certaines des conclusions du juge de la citoyenneté ne concordent pas avec les éléments de preuve qu’il a jugée crédibles. Certaines des conclusions sont fondées sur une mauvaise compréhension des éléments de preuve présentés. De plus, le juge de la citoyenneté n’a pas du tout invoqué la jurisprudence dans laquelle le critère de l’arrêt Papadogiorgakis  a été appliqué; cette jurisprudence aurait peut-être permis de rappeler au juge de la citoyenneté que lorsqu’un mode de vie centralisé est établi ou que de solides attaches au Canada sont démontrées, même de longues absences temporaires ne seront pas fatales. Ce principe demeure valable lorsque le demandeur habite, travaille et socialise clairement ailleurs pendant la période visée.

[58]  Les éléments de preuve présentés par les demandeurs, que le juge de la citoyenneté a jugé crédibles, visaient à démontrer que M. Kulemin avait comme objectif de jouer pour les Maple Leafs et qu’il a travaillé fort pour y arriver pendant qu’il jouait au hockey en Russie. M. Kulemin a déclaré qu’il avait continué à jouer en Russie après avoir été repêché en 2006 et qu’il n’était pas certain d’obtenir un contrat ou de faire l’équipe, mais que c’était son objectif. Il a ajouté qu’il avait retenu les services d’un agent pour obtenir un contrat avec les Maple Leafs et qu’il avait accepté une réduction de salaire pour se joindre à cette équipe. Selon les éléments de preuve des demandeurs, M. Kulemin a également donné des directives à son agent pour qu’il tente d’obtenir des prolongations de contrat au Canada. Des prolongations ont été obtenues en 2010 et en 2012, mais cela n’a pas été possible en 2014. La conclusion du juge de la citoyenneté selon laquelle la présence de M. Kulemin et de sa famille au Canada était uniquement attribuable à la carrière de hockeyeur de M. Kulemin et la famille irait là où le hockey la mènerait ne correspond pas aux éléments de preuve présentés par M. Kulemin, qui ont été jugés crédibles, selon lesquels il avait l’intention de venir au Canada et de demeurer au Canada.

[59]  En ce qui concerne le lock-out de la LNH, le juge de la citoyenneté a conclu que les demandeurs avaient centralisé leur mode de vie en Russie pendant la période en question, malgré le fait qu’ils avaient conservé leur maison à Toronto. Cette conclusion semble être fondée sur le fait que le juge de la citoyenneté estime que les demandeurs sont allés partout où le hockey les a amenés. Toutefois, les conclusions concernant le lock-out ne concordent pas avec l’acceptation par le juge de la citoyenneté du fait que le hockey était l’emploi de M. Kulemin, que les carrières dans le hockey sont courtes et que les voyages fréquents attribuables au hockey expliquaient la majorité des absences du Canada de M. Kulemin.

[60]   De plus, le juge de la citoyenneté semble avoir déformé le critère de l’arrêt Papadogiorgakis, qui permet de ne pas tenir compte des absences temporaires lorsque le demandeur maintient sa résidence par ses attaches ou son mode de vie centralisé au Canada. Dans la présente affaire, les demandeurs ont conservé leur maison à Toronto, ainsi que leurs biens, lorsqu’ils sont restés en Russie pendant la période de trois mois et demi de lock-out, et ils avaient l’intention d’y retourner à la fin du lock-out. Le juge de la citoyenneté semble avoir oublié que M. Kulemin était sous contrat avec les Maple Leafs, même pendant le lock-out. Même si les Maple Leafs lui ont permis de jouer dans son ancienne ligue pendant le lock-out, il s’agissait clairement d’une période temporaire jusqu’à ce qu’il revienne pour remplir son contrat.

[61]  Le juge de la citoyenneté a plutôt conclu que les demandeurs avaient centralisé leur mode de vie en Russie pendant la période en question, mais aucun élément ne preuve ne montre où et comment ils ont vécu en Russie. Le critère de l’arrêt Papadogiorgakis reconnaît clairement qu’un demandeur doit vivre quelque part pendant son absence temporaire de sa résidence établie au Canada. Si les absences du Canada pour le travail ou les études étaient perçues comme une centralisation du mode de vie ailleurs, le critère de l'arrêt Papadogiorgakis n’aurait aucun sens. Par exemple, dans Papadogiorgakis, le demandeur a vécu au Massachusetts pendant l’année universitaire et a visité son domicile au Canada, qui était simplement une chambre chez des amis en Nouvelle-Écosse. Rien n’indique qu’il a centralisé son mode de vie au Massachusetts au détriment de la centralisation de son mode de vie au Canada.

[62]  Je ne partage pas le point de vue du défendeur selon lequel les demandeurs ne peuvent pas compter sur Papadogiorgakis ou une autre jurisprudence parce que toute la famille est retournée en Russie pendant le lock-out de la LNH; selon le défendeur, M. Kulemin aurait pu laisser son épouse et ses enfants au Canada dans leur maison de Toronto. Dans Papadogiorgakis, la Cour a souligné que [traduction] « [l]e fait que sa famille continue à y habiter durant son absence peut appuyer la conclusion qu'elle n'a pas cessé d'y résider ». L’utilisation du terme « peut » indique qu’il s’agit d’une considération et non d’une exigence. La Cour a ajouté : [traduction] « On peut aboutir à cette conclusion même si l'absence a été plus ou moins longue. Cette conclusion est d'autant mieux établie si la personne y revient fréquemment lorsque l'occasion se présente. » Dans la présente affaire, M. Kulemin est revenu après chaque voyage de son équipe de hockey à l’extérieur du pays, et les demandeurs sont revenus en famille immédiatement après le lock-out.

[63]  À mon avis, les demandeurs ont fourni une explication raisonnable pour justifier le retour de la famille en Russie, étant donné que M. Kulemin n’aurait probablement jamais passé de temps avec son épouse et ses jeunes enfants s’ils étaient restés au Canada pendant qu’il jouait au hockey — c.­à­d. qu’il travaillait — temporairement en Russie.

[64]  De plus, la conclusion du juge de la citoyenneté selon laquelle les liens des demandeurs au Canada n’étaient pas suffisamment solides pour que Mme Kulemina et les enfants demeurent au Canada pendant le lock-out illustre le fait que le juge de la citoyenneté a rejeté de façon déraisonnable l’explication des demandeurs sur le retour de la famille en Russie. Le juge de la citoyenneté semble également avoir ajouté une nouvelle exigence pour l’évaluation des liens du demandeur avec le Canada, à savoir que les liens doivent être si solides qu’ils empêchent ou découragent fortement les absences temporaires. Bien interprété, le critère de l’arrêt Papadogiorgakis reconnaît que de solides attaches ou « liens » au Canada peuvent perdurer malgré des absences temporaires et que de tels liens peuvent indiquer que les demandeurs ont maintenu leur résidence ou ont centralisé leur mode de vie au Canada même s’ils sont temporairement absents.

[65]  Le juge de la citoyenneté a également mal interprété les éléments de preuve concernant les placements et les entreprises des demandeurs au Canada. Les demandeurs ont déclaré que leurs seuls placements et leurs seuls biens se trouvaient au Canada. Bien que les placements étaient gérés par un professionnel, plutôt que par les demandeurs eux-mêmes, cela ne justifie pas la conclusion selon laquelle les placements « passifs » ne peuvent appuyer les liens des demandeurs au Canada, lorsque ces placements sont ajoutés aux autres éléments de preuve présentés par les demandeurs. Par exemple, les demandeurs ont acheté leur condominium en 2011, et ils y ont habité jusqu’en 2017, après quoi ils ont acheté un autre condominium. Leurs autres placements et entreprises d’importance étaient tous au Canada, et dans son témoignage — qui, comme il a été souligné, était crédible — M. Kulemin a indiqué qu’il était aussi actif qu’il pouvait l’être compte tenu du calendrier de la saison de hockey.

[66]  En conclusion, la décision n’est pas raisonnable, et la demande doit être réexaminée par un autre décideur. Bien que les absences des demandeurs du Canada soient importantes, le décideur doit établir si ces absences peuvent ne pas être prises en compte lorsque le critère qualitatif de résidence est appliqué et que tous les éléments de preuve sont pris en considération.


JUGEMENT dans T-2115-17 et T-323-18

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. Les demandes de contrôle judiciaire sont accueillies.
  2. Les demandes de citoyenneté des demandeurs sont renvoyées à un décideur différent, qui rendra une nouvelle décision.

« Catherine M. Kane »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2115-17

 

INTITULÉ :

NIKOLAY KULEMIN c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

ET DOSSIER :

T-323-18

 

INTITULÉ :

NATALIA KULEMINA c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 27 août 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

JUGE KANE

 

DATE DES MOTIFS :

Le 27 septembre 2018

 

COMPARUTIONS :

M. Lev Abramovich

 

POUR LES DEMANDEURS

 

M. Daniel Engel

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Levine Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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