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Date : 26092018

Dossier : IMM-2651-18

Référence : 2018 CF 953

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 26 septembre 2018

En présence de monsieur le juge Annis

ENTRE :

A.B. ET C.D.

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur.

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], d’un examen des risques avant renvoi [ERAR] du 26 avril 2018. En vertu de cet ERAR, une agente principale [l’agente] en est venue à la conclusion que les demandeurs ne sont pas exposés soit au risque d’être soumis à la torture, soit à une menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités au titre de l’article 97 de la LIPR s’ils sont renvoyés en Inde, et qu’en outre, le demandeur C. D. ne serait de même pas assujetti à la persécution au titre de l’article 96 de la Loi.

[2]  Les demandeurs sont A. B., un homme de 35 ans et son épouse, C. D., une femme de 32 ans, tous deux citoyens de l’Inde. Les demandeurs allèguent craindre de retourner en Inde à cause de l’oncle paternel de C. D., Hardam. Les demandeurs affirment qu’ils éprouvent tous deux la même crainte d’être tués ou agressés dans un crime d’honneur en défiant Hardam et en contractant un mariage amoureux. La demanderesse prétend également être victime de persécution par son oncle.

[3]  En octobre 1998, A. B. est devenu résident permanent du Canada par parrainage familial. Le 14 janvier 2010, il a été reconnu coupable de complot en vue de distribuer de la cocaïne aux États-Unis d’Amérique et a été expulsé en Inde par les autorités américaines le 22 avril 2011. A. B. est revenu au Canada le 5 mai 2011; il a par la suite été déclaré interdit de territoire pour criminalité transnationale en vertu de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR et a fait l’objet d’une mesure d’expulsion. Par la suite, A. B. a présenté sa demande d’ERAR le 26 février 2018. Comme il a été déclaré interdit de territoire, il ne bénéficie que des protections prévues à l’article 97.

[4]  C. D. est arrivée au Canada le 30 août 2010 avec un visa d’étudiant qui a été prolongé jusqu’au 31 mars 2012. C. D. n’a pas quitté le Canada à l’expiration de la période de validité de son séjour temporaire. Pendant son séjour au Canada, C. D. a créé un profil de rencontre en ligne et a ensuite rencontré A. B. qu’elle a épousé le 4 janvier 2014.

[5]  C. D. a retenu l’attention de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) dans le cadre de l’enquête sur A. B. Le 27 janvier 2015, un agent de l’ASFC a rédigé un rapport d’interdiction de territoire à l’endroit de C. D. en vertu du paragraphe 44(1) pour motif de prolongation sans autorisation de son permis d’étudiant et de non-conformité à la LIPR. En février 2015, C. D. a présenté une demande de résidence permanente au titre de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada, parrainée par A. B. Le 25 mars 2015, C. D. a assisté à une entrevue avec un délégué du ministre au sujet des allégations énoncées dans le rapport d’interdiction de territoire. Le délégué du ministre a conclu que les allégations étaient valides et a pris une mesure d’exclusion contre C. D. À l’issue de l’entrevue, le délégué du ministre a avisé C. D. qu’elle pouvait présenter une demande d’ERAR. C. D. a indiqué qu’elle ne souhaitait pas présenter une demande d’ERAR.

[6]  En ce qui concerne ses allégations quant au risque, C. D. prétend que, lorsque son père est décédé, son oncle Hardam est devenu le chef de famille masculin et est demeuré dans leur maison au Pendjab pendant la majeure partie de son éducation. Elle soutient que Hardam est une personne colérique qui entretient des liens étroits avec la police et les politiciens, et qu’il a des antécédents de violence envers d’autres personnes dans son village, mais qu’en raison de ses liens avec la police, ses actes n’ont jamais fait l’objet d’enquête.

[7]  C. D. allègue que Hardam a financé ses études au Canada en prévision qu’elle obtienne la résidence permanente et, par la suite, parraine des membres de la famille de son époux au Canada à la suite d’un mariage arrangé. A. B. et C. D. se sont mariés à Vancouver. Même si certains membres de la famille de C. D. étaient au courant du mariage, personne n’avait explicitement dit à Hardam que C. D. et A. B. étaient mariés avant la visite de A. B. en Inde en 2016. Cependant, comme C. D. avait continuellement refusé de retourner en Inde, elle croyait que Hardam avait des soupçons par rapport à la situation. Les membres de la famille d’A. B. ont tous cautionné le mariage.

[8]  C. D. a fait état d’un événement survenu il y a dix ou douze ans, lorsque sa cousine s’est enfuie pour avoir contracter un mariage amoureux. Elle a affirmé que Hardam a menacé de tuer sa cousine et qu’il s’est rendu à Madhya Pradhesh pour tenter de la trouver. Il ne l’a pas trouvée et elle n’a pas été en contact avec la demanderesse depuis.

[9]  A. B. a rendu visite à la mère de C. D. dans son village en Inde le 21 mars 2016. En apprenant cela, Hardam se rendit à la maison de la mère de C. D. le lendemain. Il a fait usage de violence verbale envers A. B. et l’a menacé. A. B. a quitté le village avec l’aide de son frère et n’y est pas revenu, bien qu’il soit demeuré en Inde jusqu’en avril 2016.

[10]  En novembre 2016, l’affaire criminelle d’A. B. a été publiée dans le Vancouver Sun et aurait fait les médias du Pendjab. Conséquemment, la tante de C. D. qui habite au Canada a eu vent de la nouvelle et aurait été furieuse d’apprendre que C. D. s’était mariée et avait allié sa famille à une personne ayant une telle réputation.

[11]  En février 2017, C. D. a présenté une demande d’ERAR. Elle craignait qu’en raison des antécédents de violence de Hardam, il porterait atteinte à son intégrité physique et à celle de son mari ou les assassinerait au nom de l’honneur. Elle allègue également qu’elle risquerait d’être persécutée si elle retournait en Inde.

[12]  Le 26 avril 2018, une agente principale a refusé les demandes d’ERAR présentées par A. B. et C. D. L’agente a conclu que les demandeurs n’étaient pas, selon la prépondérance des probabilités, exposés à un risque de crime d’honneur en Inde ou que C. D. serait victime de persécution. L’agente a également fait remarquer que le gouvernement indien prenait des mesures pour empêcher les crimes d’honneur et que Hardam n’avait pas de motivations pour retracer la personne contre laquelle il était en colère dans un pays d’environ 1,3 milliard de personnes.

[13]  Les demandeurs ont déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision d’ERAR, et un sursis d'exécution d'une mesure de renvoi leur a été accordée jusqu’à ce qu’une décision soit rendue par rapport à la demande de contrôle judiciaire sous-jacente, tandis que le défendeur a donné son consentement à une ordonnance autorisant la demande afin d’amener la présente affaire promptement devant la Cour.

[14]  Les demandeurs soulèvent trois questions pour justifier l’annulation de la décision de l’agente. Premièrement, ils soutiennent que la conclusion de l’agente selon laquelle il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que M. Hardam est une personne physiquement violente était déraisonnable parce qu’elle n’a pas tenu compte d’éléments de preuve précis à l’effet contraire et qu’elle n’a pas tenu compte du fait que ces menaces constituaient de la persécution à l’égard de C. D. Deuxièmement, ils soutiennent que l’agente a mal décrit la loi sur la protection de l’État en admettant que la police n’a pas toujours réussi à prévenir les crimes d’honneur, mais que l’État faisait néanmoins des efforts pour améliorer la situation. Troisièmement, ils soutiennent que l’agente a conclu à une possibilité de refuge intérieur [PRI] sans préciser à quel endroit le demandeur pourrait raisonnablement trouver refuge en Inde.

[15]  Après examen des trois questions soulevées par les demandeurs, la Cour en vient à la conclusion que la deuxième question et la troisième question, ayant respectivement trait à la protection de l’État et à la disponibilité implicite d’une PRI, ne sont pertinentes que si les demandeurs réussissent à convaincre la Cour du caractère déraisonnable de la conclusion de l’agente quant au fait qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve démontrant que M. Hardam n’est pas une personne recourant à la violence physique et que la preuve ne permet pas de conclure que la demanderesse C. D. ferait l’objet de persécution dans l’avenir. N’ayant pas réussi à convaincre la Cour sur ces questions, la demande doit être rejetée.

[16]  L’agente tenu compte des allégations de risque des demandeurs. Elle a tenu compte des prétendus liens politiques et des antécédents de violence de Hardam et a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour conclure que les actes de Hardam sont passés de la violence verbale et de la colère au domaine de la violence physique. Par conséquent, l’agente a conclu que la preuve n’appuyait pas les craintes subjectives des demandeurs. Bien que les éléments de preuve aient fait état de violence verbale et de menaces de la part de Hardam, rien n’a démontré qu’il avait été physiquement violent dans le passé et il était donc peu probable, selon la prépondérance des probabilités, qu’il le devienne à l’avenir.

[17]  Les demandeurs soutiennent que l’agente n’a pas tenu compte d’une phrase d’un paragraphe de l’affidavit de C. D., à savoir [traduction] « qu’il [Hardam] a eu de nombreuses disputes violentes avec d’autres personnes du village en raison de différends ayant notamment trait aux biens fonds ». Cette allégation a été avancée sans aucune indication de la nature des différends, de la nature et de l’étendue de la violence et du préjudice causé aux victimes présumées des disputes violentes de Hardam. La Cour convient qu’une seule déclaration très générale et sans détail, même si elle est corroborée par d’autres témoins, ne suffit pas à démontrer que la colère de Hardam a causé un préjudice physique à autrui.

[18]  À titre d’exemple, la mère de C. D. a déclaré dans son affidavit que Hardam est [traduction] « un être humain colérique », sans décrire d’incidents de violence physique réelle dont elle aurait pu être témoin ou dont elle aurait entendu parler pour soutenir le fait que la colère de Hardam était passée à l’étape de la violence physique. Sa seule référence aux accrochages que Hardam a eus avec ses voisins indique qu’il avait [traduction] « été impliqué dans des différends mettant en cause des biens avec plusieurs personnes dans son village et qu’il avait fait l’objet de nombreuses enquêtes policières ». La Cour accepte la conclusion de l’agente selon laquelle [traduction] « il existe très peu d’éléments de preuve indiquant qu’il [Hardam] a agi par colère par le passé en ayant recours à la violence physique ».

[19]  L’agente a également tenu compte de l’incident allégué concernant la cousine de C. D. qui s’était produit 10 à 12 ans auparavant. Après avoir examiné son affidavit, l’agente a conclu qu’elle s’appuyait sur le ouï-dire plutôt que sur la connaissance directe du déplacement de Hardam du village vers Medya Pradesh, soit une distance d’environ 1 100 kilomètres. Bien que l’agente ait accepté le fait que Hardam ait possiblement fait des déclarations au sujet de ses démarches pour retrouver la cousine de C. D., elle a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour conclure que Hardam a effectivement parcouru cette longue distance pour la retrouver. L’agente a ajouté que même si Hardam avait parcouru cette distance pour tenter de trouver la cousine de C. D., il avait laissé tomber après un seul déplacement. L’agente a conclu que cela démontre que, bien que Hardam puisse être en colère, il n’est pas intéressé à pourchasser pendant longtemps la personne qui l’a mis en colère.

[20]  L’agente a également tenu compte de la visite d’A. B. en mars 2016, au cours de laquelle Hardam a usé de violence verbale et proféré des menaces à son endroit, mais ne s’en est pas pris à lui physiquement, bien que le demandeur soit demeuré en Inde jusqu’en avril avant de revenir au Canada. La Cour fait remarquer que, selon les observations de la demanderesse C. D. à l’agente d’ERAR, lorsque Hardam a menacé A. B., il n’a cessé de répéter : « Je vais vous régler votre compte! » à A. B., et qu’un autre membre de la famille a finalement convaincu Hardam de quitter les lieux. De même, depuis 2016, il n’existe aucune preuve selon laquelle M. Hardam continue de menacer les demandeurs.

[21]  La Cour a statué à maintes reprises sur le fait qu’un agent d’ERAR peut évaluer la valeur probante de la preuve. Plus particulièrement, la Cour a conclu que la preuve d’un témoin ayant un intérêt personnel dans l’affaire peut être pondérée avant d’en examiner la crédibilité, parce qu’une telle preuve exige habituellement une corroboration pour avoir une valeur probante. L’exercice de pondération s’inscrit tout à fait dans le mandat de l’agente et ses l’on doit faire preuve de déférence envers ses conclusions (affaire Ferguson c. Canada (MCI), 2008 CF 1067, aux paragraphes 20 à 27; affaire Fadiga c. Canada (MCI), 2016 CF 1157, au paragraphe 26; et affaire Zdraviak c. Canada (MCI), 2017 CF 305, au paragraphe 17).

[22]  En ce qui concerne l’allégation de persécution de la demanderesse C. D., la demanderesse n’a pas présenté d’observations selon lesquelles Hardam la menaçait spécifiquement, au-delà du fait que Hardam était en colère au sujet du mariage et qu’il aurait menacé de tuer les deux demandeurs, sans toutefois causer de préjudice à A. B. Bien qu’elle allègue craindre son retour en Inde, en raison de la colère de Hardam à l’égard du mariage, il n’existe pas, à l’appui d’une telle allégation, de preuve directe qu’il l’ait menacée personnellement. L’essentiel de l’ensemble de la preuve est que Hardam est un homme colérique, mais il n’existe aucune preuve qu’il ait réellement donné cours à sa colère au point de porter atteinte à l’intégrité physique d’une personne. La conclusion de l’agente s’inscrit dans la catégorie raisonnable des conclusions selon lesquelles il n’existe pas suffisamment d’éléments de preuve pour appuyer le bien-fondé d’une crainte de persécution de la part de C. D. par des menaces de violence à son retour en Inde.

[23]  De plus, la question présumée de la PRI et la conclusion de l’agente selon laquelle il existe très peu d’éléments de preuve indiquant que Hardam dispose des ressources ou des motivations nécessaires pour partir à la recherche des demandeurs de façon sérieuse où que ce soit au pays doivent être comprises dans leur contexte. Cette conclusion répond de façon directe à l’argument du conseil présenté pour le compte de C. D. soulevant spécifiquement la question d’une PRI et prétendant que [traduction] « Simratpreet n’est pas en sécurité où que ce soit en Inde » [je souligne] parce que lorsque sa cousine a contracté un mariage amoureux, son oncle s’est déplacé du Punjab au Madhya Pradesh, parcourant la moitié du pays, pour la retrouver. Ayant soulevé cette question dans son observation, l’agente en est arrivée à une conclusion raisonnable à partir de la preuve dont elle disposait, à savoir que la question ne corrobore pas [traduction] « la présomption selon laquelle Hardam a les motivations pour repérer la personne envers laquelle il est en colère ou la capacité de le faire dans un pays d’environ 1,3 milliard d’habitants dont la superficie est d’environ 3 287 000 kilomètres carrés. »

[24]  L’agente a également souligné que les éléments de preuve concernant les couples en fugue provenaient surtout de mariages interétatiques et interreligieux, et que C. D. serait accompagnée de son époux de façon à lui offrir une protection, ce qui n’est pas déraisonnable.

[25]  De plus, l’agente a également constaté la faiblesse de l’allégation selon laquelle Hardam a des liens étroits avec la police en Inde en raison de sa relation étroite avec un cousin qui faisait partie du service de police et qui est décédé en 1995. La Cour ne juge pas déraisonnable la conclusion selon laquelle il n’existe pas suffisamment d’éléments de preuve indiquant que Hardam ait été traité en toute impunité en raison de ses liens avec les autorités locales, compte tenu de l’absence de corroboration objective ou d’exemples précis à l’appui d’une telle allégation.

[26]  En conclusion, la Cour considère que l’agente d’ERAR n’a pas fait fi d’éléments de preuve pertinents et que les demandeurs contestent essentiellement la pondération qu’elle accorde à leur preuve. Il est communément admis que la norme de contrôle est celle du caractère raisonnable et que l’on doit faire preuve de déférence envers les agents dans leur évaluation de la valeur probante de la preuve dont ils sont saisis. Tant que leurs évaluations sont raisonnables, aucune erreur susceptible de contrôle ne se produit.

[27]  Compte tenu des conclusions de la Cour selon lesquelles l’agente n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle en concluant qu’il n’existait pas suffisamment d’éléments de preuve selon lesquels Hardam exercerait de la violence physique envers les demandeurs, ou qu’il n’existait pas d’éléments de preuves de menaces de violence contre la demanderesse C. D., leur demande doit être rejetée.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-2651-18

LA COUR rejette la demande et aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel.

« Peter Annis »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

IMM-2651-18

 

INTITULÉ :

A.B. ET C.D. c. MCI

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 SeptembRE 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ANNIS

DATE DES MOTIFS :

LE 26 SEPTEMBRE 2018

COMPARUTIONS :

Gopi Dhillon

Laura Best

POUR LES DEMANDEURS

 

Helen Park

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Embarkation Law Corporation

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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