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Date : 20180928


Dossier : IMM-5473-17

Référence : 2018 CF 964

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 28 septembre 2018

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

YURIY SHEKHTMAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La présente demande de contrôle judiciaire soulève une simple question : le demandeur, M. Yuriy Shekhtman, a-t-il soumis sa demande de rétablissement de statut de résident temporaire dans le délai imparti de 90 jours? Un agent de l’immigration de Citoyenneté et Immigration Canada [CIC] a conclu que ce n’était pas le cas et que M. Shekhtman n’était pas admissible au rétablissement de son statut. M. Shekhtman affirme qu’il a soumis sa demande à temps, dans les 90 jours qui ont suivi la date où il a pris connaissance de la décision confirmant le refus de prolonger son statut de résident temporaire. La question en litige est de nature essentiellement factuelle et repose sur la détermination de la date de ce refus, qui constitue le point de départ du délai prescrit pour soumettre une demande de rétablissement.

[2]  Pour les motifs qui suivent, la demande de M. Shekhtman sera accueillie en partie. Après avoir examiné la preuve dont disposait l’agent d’immigration et le droit applicable, je conclus que la décision selon laquelle M. Shekhtman est inadmissible au rétablissement de son statut de résident temporaire, car il a soumis sa demande après le délai prescrit, est déraisonnable. À mon avis, les éléments de preuve au dossier ne pouvaient permettre à l’agent de déterminer que la décision confirmant le refus de la demande de prolongation de M. Shekhtman a été « rendue » à l’une ou à l’autre des dates précisées par le défendeur, dans ce cas-ci le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [ministre]. Dans les circonstances de l’espèce, cela suffit pour que la décision tombe en dehors des issues possibles acceptables au regard des faits et du droit, et pour que l’intervention de la Cour soit justifiée. Par conséquent, je dois renvoyer l’affaire pour un nouvel examen conformément aux présents motifs.

II.  Résumé des faits

A.  Le contexte factuel

[3]  M. Shekhtman est un rabbin qui vivait au Canada avec un statut de résident temporaire et qui était autorisé à y exercer des fonctions religieuses. Étant donné que son statut de résident temporaire à titre de visiteur expirait le 30 septembre 2015, M. Shekhtman a présenté une demande de prolongation de son statut. Il a présenté cette demande cinq jours avant la fin de sa période de séjour autorisée.

[4]  Sa demande de prolongation de son statut de résident temporaire a été refusée par les autorités canadiennes de l’immigration dans une décision datée du 14 juillet 2016 [décision de refus]. Cette date pourrait sans doute représenter le point de départ de la période prescrite dans le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [Règlement] pour soumettre une demande de rétablissement. Une telle demande doit être soumise dans les 90 jours suivant la perte du statut de résident permanent; en l’espèce, dans les 90 jours suivant le « moment » de la décision de refuser la prolongation du statut de résident temporaire (« the day on which a decision is made », dans la version anglaise du Règlement). Cependant, M. Shekhtman affirme qu’il n’a eu connaissance de cette décision de refus que plusieurs mois plus tard, le 7 décembre 2016, lorsque son avocat l’a reçue. La décision de refus reçue par M. Shekhtman le 7 décembre 2016 était datée du 14 juillet 2016.

[5]  Pour sa part, le ministre soutient que la décision de refus a été envoyée à deux reprises à M. Shekhtman. Le premier envoi a eu lieu le 14 juillet 2016 et le deuxième le 30 novembre 2016.

[6]  Le 6 mars 2017, soit dans les 90 jours suivant la date à laquelle M. Shekhtman affirme avoir reçu la décision de refus, il a présenté une demande de rétablissement de son statut de résident temporaire. Avant qu’une décision soit rendue vis-à-vis de sa demande de rétablissement, M. Shekhtman a soumis une demande d’accès à l’information et de protection des renseignements personnels [AIPRP]. Le 22 novembre 2017, M. Shekhtman a reçu les notes provenant de son dossier d’immigration [notes de l’AIPRP]; grâce auxquelles il a été informé pour la première fois que la décision de refus lui aurait été envoyée de nouveau le 30 novembre 2016, selon les dires du ministre. Les notes de l’AIPRP ont été saisies le 4 août 2017 dans le système mondial de gestion des cas [SMGC] tenu par CIC. Ces notes contiennent le passage suivant :

[traduction] L’EXAMEN DU REFUS DE LA DEMANDE V307609562 PRÉCISE QUE LA DATE DU REFUS DE LA DEMANDE EST LE 14 JUILLET 2016, ET QU’UNE LETTRE A ÉTÉ ENVOYÉE LE MÊME JOUR. CEPENDANT, LES NOTES DANS V307609562 INDIQUENT QU’UNE LETTRE A ÉTÉ ENVOYÉE AU CLIENT LE 30 NOVEMBRE 2016; IL EST IMPOSSIBLE DE DÉTERMINER SI LA LETTRE A ÉTÉ ENVOYÉE AU CLIENT LE 14 JUILLET 2016.

[7]  Je m’arrête pour observer que le numéro « V307609562 » fait référence au numéro de dossier interne attribué par CIC à la demande de prolongation de statut de résident temporaire présentée par M. Shekhtman, qui s’est conclue par la décision de refus. Par conséquent, ces notes de l’AIPRP n’étaient pas incluses dans le dossier certifié du tribunal [DCT] en l’espèce, qui se rapporte au dossier interne « V316671300 » de CIC. Les notes de l’AIPRP ont cependant été soumises par M. Shekhtman dans son dossier de demande déposé auprès de la Cour.

[8]  Le 5 décembre 2017, un agent de l’immigration [agent] a refusé de rétablir le statut de résident temporaire de M. Shekhtman [décision de rétablissement] au motif que sa demande avait été déposée après le délai prescrit de 90 jours. La lettre de l’agent, dans laquelle il refuse la demande de rétablissement de M. Shekhtman, ne portait pas sur le fond de sa demande.

B.  La décision de rétablissement

[9]  La décision de rétablissement est brève. Elle stipule simplement que le demandeur était [traduction] « inadmissible au rétablissement de [son] statut de résident temporaire, car il a soumis [sa] demande après le délai prescrit de 90 jours ». Aucune autre raison n’a été fournie dans la lettre envoyée à M. Shekhtman. Les notes au dossier dans le SMGC sont toutefois plus détaillées et offrent plus d’explications sur les motifs derrière la décision de rétablissement. Ces notes ont été saisies par l’agent le 5 décembre 2017, date de la décision de rétablissement, et elles font partie des motifs de l’agent relatifs à cette décision.

[10]  Les notes dans le SMGC indiquent que l’agent était convaincu que la décision de refus initiale avait été envoyée à M. Shekhtman le 14 juillet 2016, mais qu’il lui a tout de même accordé le bénéfice du doute. Par conséquent, l’agent a commencé à compter les 90 jours à partir du 30 novembre 2016, date à laquelle la décision de refus a été envoyée à nouveau, d’après le CIC. Les notes du SMGC précisent également que [traduction] « [l]e demandeur présente une demande de rétablissement, car il affirme que la lettre de refus lui a été envoyée le 30 novembre 2016 [sic] », qu’une « autre lettre de refus a été envoyée par la poste le 30 novembre 2016 » et qu’une « lettre de refus datée du 30 novembre 2016 a été envoyée à M. Shekhtman». L’agent a conclu que le délai de 90 jours avait pris fin le 28 février 2017 et que la demande de rétablissement présentée par M. Shekhtman le 6 mars 2017 avait donc été reçue trop tard.

[11]  Compte tenu de la question en litige dont la Cour est saisie concernant le moment  de la décision de refus, il est utile de reproduire intégralement les extraits pertinents des notes du SMGC portant sur les dates contestées du 14 juillet 2016 et du 30 novembre 2016. Ils sont rédigés comme suit :

(...)

[traduction] Le demandeur présente une demande de rétablissement, car il affirme que la lettre de refus lui a été envoyée le 30 novembre 2016.

(...)

[traduction] Une lettre de refus a été envoyée à M. SHEKHTMAN par l’entremise de son canal de correspondance préféré le 14 juillet 2016. Je conclus que, selon la prépondérance des probabilités, la lettre de refus a été envoyée au demandeur en temps opportun. Le demandeur affirme toutefois qu’il n’a jamais reçu la lettre de refus, et une autre lettre de refus lui a été envoyée le 30 novembre 2016.

[traduction] Même s’il se peut que le demandeur connaissait la date de refus initiale, il est déterminé de lui accorder le bénéfice du doute. Une lettre de refus datée du 30 novembre 2016 a été envoyée à M. SHEKHTMAN; par conséquent, la demande de rétablissement aurait dû être présentée dans les 90 suivant cette date, au plus tard le 28 février 2017.

(...)

C.  Les dispositions pertinentes

[12]  Les dispositions pertinentes se trouvent aux articles 182 et 183 du Règlement. Elles sont rédigées comme suit :

182 (1) Sur demande faite par le visiteur, le travailleur ou l’étudiant dans les quatre-vingt-dix jours suivant la perte de son statut de résident temporaire parce qu’il ne s’est pas conformé à l’une des conditions prévues à l’alinéa 185a), aux sous-alinéas 185b)(i) à (iii) ou à l’alinéa 185c), l’agent rétablit ce statut si, à l’issue d’un contrôle, il est établi que l’intéressé satisfait aux exigences initiales de sa période de séjour, qu’il s’est conformé à toute autre condition imposée à cette occasion et qu’il ne fait pas l’objet d’une déclaration visée au paragraphe 22.1(1) de la Loi.

182 (1) On application made by a visitor, worker or student within 90 days after losing temporary resident status as a result of failing to comply with a condition imposed under paragraph 185(a), any of subparagraphs 185(b)(i) to (iii) or paragraph 185(c), an officer shall restore that status if, following an examination, it is established that the visitor, worker or student meets the initial requirements for their stay, has not failed to comply with any other conditions imposed and is not the subject of a declaration made under subsection 22.1(1) of the Act.

(...)

(...)

183 (...)

183 (...)

(5) Sous réserve du paragraphe (5.1), si le résident temporaire demande la prolongation de sa période de séjour et qu’il n’est pas statué sur la demande avant l’expiration de la période, celle-ci est prolongée :

(5) Subject to subsection (5.1), if a temporary resident has applied for an extension of the period authorized for their stay and a decision is not made on the application by the end of the period authorized for their stay, the period is extended until

a) jusqu’au moment de la décision, dans le cas où il est décidé de ne pas la prolonger;

(a) the day on which a decision is made, if the application is refused; or

b) jusqu’à l’expiration de la période de prolongation accordée.

(b) the end of the new period authorized for their stay, if the application is allowed.

[mon soulignement]

[my emphasis]

[13]  Le paragraphe 182(1) du Règlement stipule essentiellement que toute demande de rétablissement doit être présentée dans les 90 jours suivant la perte du statut de résident temporaire. L’alinéa 183(5)a) décrit plus en détail le moment où le statut de résident temporaire est perdu dans les cas où un résident temporaire demande la prolongation de son statut et que la décision relative à une telle demande de prolongation n’est pas rendue avant la fin de la période de séjour autorisée. Si la demande de prolongation est refusée, le statut de résident temporaire sera perdu au « moment » de la décision (« the day on which a decision is made », dans la version anglaise du Règlement). Par conséquent, dans de telles circonstances, la date à partir de laquelle une demande de rétablissement peut être effectuée est le « moment » de la décision concernant la demande de prolongation. Au cours de la période comprise entre la fin de la période de séjour autorisée et la date de la décision relative à la demande de prolongation, les résidents temporaires sont réputés résider au Canada tout en bénéficiant d’un « statut implicite ».

D.  La norme de contrôle

[14]  Les parties conviennent, et je suis d’accord, que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. La jurisprudence a établi que la décision de rétablir ou non un statut de résident temporaire, y compris l’interprétation des dispositions législatives et réglementaires par un agent d’immigration, est susceptible de révision en application de la norme de la décision raisonnable (Badhan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 704, aux para 9 et 10; Udodong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 234, au para 5). Lorsque la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable, la cour de révision doit faire preuve de déférence et s’abstenir de substituer son opinion à celle du décideur, pourvu que la décision présente les attributs de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité du processus décisionnel, et que la décision appartienne aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31, au para 55; Dunsmuir c New Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], au para 47).

III.  Discussion

A.  Caractère raisonnable de la décision de rétablissement

[15]  M. Shekhtman affirme que la décision de rétablissement est déraisonnable, car elle est fondée sur des considérations de faits qui ne sont pas étayées par les éléments de preuve. Il affirme qu’aucun élément dans son dossier ne permettait à l’agent de conclure que la décision de refus lui avait été transmise avant le 7 décembre 2016. M. Shekhtman soutient en outre que l’agent a enfreint les règles d’équité procédurale en refusant sa demande de rétablissement.

[16]  Pour sa part, le ministre soutient qu’il était raisonnable de refuser la demande de rétablissement de M. Shekhtman, car le délai de 90 jours commençait soit le 14 juillet 2016, la date à laquelle la décision de refus a été rendue, soit, dans le pire des cas, le 30 novembre 2016, la date à laquelle la lettre de refus a été renvoyée à M. Shekhtman. Le ministre affirme que la période pendant laquelle M. Shekhtman devait présenter sa demande de rétablissement se terminait au plus tard le 28 février 2017, et que, par conséquent, la demande présentée par M. Shekhtman le 6 mars 2017 est arrivée manifestement en retard.

[17]  Je ne puis souscrire à cette thèse du ministre. À mon avis, les éléments de preuve au dossier n’appuient pas la conclusion tirée par l’agent.

[18]  Nul ne conteste le fait que la date indiquée sur la décision de refus est le 14 juillet 2016. Cependant, le dossier ne permet pas de conclure la date à laquelle la décision de refus a réellement été envoyée à M. Shekhtman par les autorités canadiennes de l’immigration. À la lumière des éléments de preuve au dossier, j’estime que l’agent ne pouvait pas raisonnablement conclure que la décision de refus avait été envoyée à M. Shekhtman à l’une ou à l’autre date précisée par le ministre.

[19]  En ce qui concerne la date du 14 juillet 2016, les notes du SMGC datant de décembre 2017 indiquent que la lettre de refus [traduction] « a été envoyée à M. SHEKHTMAN par l’entremise de son canal de correspondance préféré » le 14 juillet 2016, ce qui a incité l’agent à affirmer qu’il était [traduction] « convaincu que, selon la prépondérance des probabilités, la lettre de refus a été envoyée à [M. Shekhtman] en temps opportun ». Je souligne que ces notes du SMGC n’ont pas été rédigées à la même période que les événements survenus en juillet 2016, mais plutôt 16 mois plus tard en décembre 2017, et quelques mois après les notes de l’AIPRP. En outre, même si l’agent ayant rédigé les notes du SMGC était l’agent d’immigration qui a traité la demande de rétablissement de M. Shekhtman en décembre 2017, rien n’indique qu’il était l’agent responsable de la demande de prolongation de M. Shekhtman, qui s’est ensuivie par la décision de refus rendue le 14 juillet 2016. Aucune note saisie dans le SMGC en date de la décision de refus (14 juillet 2016) n’est incluse dans le DCT. De plus, les notes de l’AIPRP d’août 2017 stipulent clairement que l’auteur de ces notes est [traduction] « incapable de déterminer » si la décision de refus a été envoyée à M. Shekhtman le 14 juillet 2016. À la lumière des éléments de preuve contenus dans les notes de l’AIPRP (fournis par un autre agent de CIC, quatre mois avant la décision de rétablissement), qui contredisent directement l’affirmation de l’agent selon laquelle la lettre a été envoyée le 14 juillet 2016, j’estime qu’il était déraisonnable de la part de l’agent d’affirmer en décembre 2017, sans autres éléments de preuve à l’appui, qu’il était [traduction] « convaincu que, selon la prépondérance des probabilités, la lettre de refus a été envoyée à [M. Shekhtman] en temps opportun ». Rien dans le DCT n’étaye cette affirmation. J’ajoute que l’expression [traduction] « en temps opportun » sème davantage la confusion qu’une date bien précise.

[20]  En ce qui concerne la date du 30 novembre 2016, elle est mentionnée à trois reprises dans les notes du SMGC saisies par l’agent le 5 décembre 2017. Deux de ces références sont carrément inexactes. Les notes du SMGC précisent d’abord que M. Shekhtman [traduction] « affirme » que la lettre de refus lui a été envoyée le 30 novembre 2016, puis que M. Shekhtman [traduction] « a reçu une lettre de refus datée du 30 novembre 2016 » [mon soulignement]. Ces deux affirmations ne sont pas étayées par les éléments de preuve au dossier. En fait, les éléments de preuve contredisent directement chacune d’entre elles. Premièrement, contrairement aux notes du SMGC, M. Shekhtman n’a jamais affirmé que la décision de refus avait été envoyée le 30 novembre 2016; il a seulement mentionné l’avoir reçue le 7 décembre 2016. Les affidavits de M. Shekhtman et de son avocat sont très clairs sur ce point : M. Shekhtman n’a été informé de la date problématique du 30 novembre 2016 que lorsqu’il a lu les notes de l’AIPRP, soit environ huit mois après avoir présenté sa demande de rétablissement. Deuxièmement, la décision de refus était datée du 14 juillet 2016, et non du 30 novembre 2016. Une fois de plus, aucun élément dans le dossier ne laisse croire que la décision de refus a déjà été datée du 30 novembre 2016, même lorsqu’elle a été prétendument renvoyée par CIC.

[21]  La troisième mention de la date du 30 novembre 2016 dans les notes du SMGC consiste en une affirmation énoncée par l’agent, selon laquelle [traduction] « une autre lettre de refus a été envoyée le 30 novembre 2016 ». Je constate que les notes de l’AIPRP contiennent une affirmation similaire, mais je ne trouve aucun élément de preuve à l’appui de cette affirmation dans le DCT. Une fois de plus, je souligne que les notes du SMGC de l’agent n’ont pas été saisies à la même période que les événements survenus à la fin novembre 2016. En effet, elles ont été saisies dans le système en décembre 2017. Aucune note saisie dans le SMGC à la date où la décision de refus a prétendument été renvoyée (30 novembre 2016) n’est incluse dans le DCT. Étant donné que les notes saisies dans le SMGC en décembre 2017 sont compromises par deux affirmations non étayées qui sont directement contredites par le dossier en ce qui concerne la date du 30 novembre 2016, je ne peux accorder beaucoup de poids à cette troisième affirmation par l’agent, qui était étroitement liée aux deux autres affirmations non étayées, et pour lesquelles il n’existe aucun élément de preuve à l’appui dans le dossier. L’agent aurait peut-être pu s’appuyer sur des éléments contenus dans le dossier d’immigration de M. Shekhtman concernant la décision de refus qui aurait été envoyée le 30 novembre 2016 – les notes de l’AIPRP semblent indiquer l’existence de tels éléments – mais aucun élément de preuve dans le DCT ne permet d’étayer cette affirmation et le ministre n’a présenté aucun élément de preuve dans le cadre des procédures devant cette Cour. Dans de telles circonstances, aussi généreux et respectueux que je puisse être à l’égard des constations de l’agent, j’estime que la conclusion qu’il a tirée, selon laquelle la décision de refus a été envoyée (ou renvoyée) à M. Shekhtman le 30 novembre 2016, est erronée et n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit en l’espèce.

[22]  Ainsi, les éléments de preuve au dossier dont est saisi l’agent permettent uniquement d’établir ce qui suit : 1) la décision de refus est datée du 14 juillet 2016; et 2) M. Shekhtman a reçu la décision de refus le 7 décembre 2016. Hormis ce fait, le dossier ne pouvait raisonnablement pas permettre à l’agent de conclure ou de supposer que la décision de refus avait été envoyée à M. Shekhtman par les autorités canadiennes de l’immigration soit le 14 juillet 2016 ou le 30 novembre 2016. On pourrait supposer que CIC a saisi une note dans le SMGC lorsque les événements sont survenus, soit en juillet 2016 et en novembre 2016, afin d’indiquer que la décision de refus a bien été envoyée à ces dates. Il n’existe toutefois pas de tels éléments de preuve en l’espèce. Si de tels éléments de preuve existent, ils n’ont pas été présentés par le ministre, et leur existence demeure hypothétique.

[23]  Maintenant, dans ce cas-ci, quel est le « moment » de la décision (« the day on which a decision is made », dans la version anglaise du Règlement)? La mention du 14 juillet 2016 apparaissant sur la décision de rejet est-elle suffisante pour conclure que cette date constitue le « moment » de la décision, en l’absence d’éléments de preuve à l’appui? Je ne le crois pas.

[24]  Il est difficile de concevoir comment une décision visant à refuser une demande de prolongation en application du paragraphe 183(5) du Règlement peut être considérée comme ayant été « rendue » (« the day on which a decision is made », dans la version anglaise du Règlement) s’il n’existe aucun élément de preuve démontrant que la décision a été communiquée, d’une manière ou d’une autre, au résident temporaire dont les droits sont touchés. Lorsque des résidents temporaires ont un statut implicite, car ils attendent qu’une décision soit rendue vis-à-vis de leur demande de prolongation, ils ne savent pas, et ne peuvent pas savoir, quand une telle décision sera rendue. En effet, une telle décision peut être rendue à tout moment, ce qui signifie qu’en cas de refus, le délai prescrit de 90 jours pour soumettre une demande de rétablissement en application du paragraphe 182(1) du Règlement peut commencer n’importe quand.

[25]  Je suis d’accord avec M. Shekhtman que cela pourrait donner lieu à un résultat déraisonnable ou absurde si une décision relative à une demande de prolongation d’un statut de résident temporaire pouvait être considérée comme ayant été « rendue », même si son existence n’est pas communiquée d’une manière ou d’une autre au résident temporaire concerné. À mon avis, toute interprétation différente de l’alinéa 183(5)a) pourrait donner lieu à un résultat déraisonnable ou absurde. Comme M. Shekhtman l’a fait remarquer à juste titre, il est déraisonnable de s’attendre à ce qu’un résident temporaire présente une demande de rétablissement de son statut avant qu’il sache que sa demande de prolongation a été refusée et qu’un rétablissement est exigé. Le simple fait qu’une date soit estampillée sur une décision refusant la demande de prolongation ne suffit pas pour conclure qu’une telle décision a été « rendue ».

[26]  Selon un principe bien établi en matière d’interprétation législative, le législateur ne peut avoir voulu produire des conséquences absurdes. Une interprétation peut être qualifiée d’absurde si elle « mène à des conséquences ridicules ou futiles, si elle est extrêmement déraisonnable ou inéquitable, si elle est illogique ou incohérente, ou si elle est incompatible avec d’autres dispositions ou avec l’objet du texte législatif » (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd [Re], [1998] 1 RCS 27, au para 27). Ainsi, je considère qu’il serait absurde, illogique et déraisonnable si le « statut implicite » accordé à un résident temporaire en application de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] et du Règlement devait prendre fin dès que la décision refusant sa demande de prolongation est rendue par les autorités canadiennes de l’immigration, même si elle n’a pas encore été communiquée au résident concerné. Si cela était le cas, cela signifierait qu’un résident temporaire pourrait être au Canada sans statut et sans le savoir, car il n’en a pas été informé. Je souligne que, dans le contexte d’une décision concernant la demande d’évaluation des risques avant renvoi, la Cour a déterminé qu’il était raisonnable de considérer qu’une décision est uniquement rendue lorsqu’un avis est « signifié » au demandeur et que « son existence a été communiquée au demandeur » (Chudal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1073, au para 19). Une approche comparable devrait être privilégiée dans le cas d’une décision régie par le paragraphe 183(5) du Règlement.

[27]  En résumé, la seule interprétation raisonnable de l’alinéa 183(5)a) du Règlement est que le « moment » de la décision ne peut avoir lieu tant que celle-ci n’a pas été communiquée d’une manière ou d’une autre au résident temporaire. Il incombe à CIC d’informer le résident temporaire que sa demande d’exclusion a été rejetée. Vraisemblablement, une décision aux termes de l’alinéa 183(5)a) pourrait être considérée comme ayant été communiquée à plusieurs moments différents. Ce pourrait être lorsque la lettre de refus est envoyée au résident temporaire par CIC, en supposant que les autorités canadiennes de l’immigration disposent des éléments de preuve nécessaires pour le démontrer selon la prépondérance des probabilités. Ce pourrait aussi être lorsque le résident temporaire est réputé avoir reçu la lettre de refus, ou lorsqu’il la reçoit vraiment. En l’absence de règlements précisant le moment où une décision est réputée avoir été rendue aux termes du paragraphe 183(5) du Règlement (contrairement à ce qui est établi à l’article 182.1, par exemple), la date à laquelle une décision est communiquée en application de cette disposition sera déterminée en fonction des éléments de preuve disponibles dans chaque situation.

[28]  Dans le cas de M. Shekhtman, je n’ai pas à décider si cette date est celle à laquelle la décision de refus a été envoyée, reçue ou réputée avoir été reçue. En l’espèce, pour les motifs précités, il n’existe aucun élément de preuve me permettant de déterminer raisonnablement que la décision de refus a été envoyée par les autorités canadiennes de l’immigration le 14 juillet 2016 ou le 30 novembre 2016. Les seuls éléments de preuve qui existent démontrent que la décision de refus a été reçue par M. Shekhtman. Les éléments de preuve au dossier indiquent que la date à laquelle la décision de refus a été communiquée à M. Shekhtman est le 7 décembre 2016, date à laquelle il l’a reçue. Cela signifie que la demande de rétablissement de M. Shekhtman n’a pas été présentée en retard.

[29]  Je reconnais et j’accepte qu’il n’appartient pas à la Cour d’apprécier de nouveau les éléments de preuve au dossier et de substituer ses propres conclusions à celles des agents d’immigration ou des visas. En outre, je ne conteste pas que le fait que les agents d’immigration jouissent de larges pouvoirs discrétionnaires vis-à-vis des décisions qu’ils rendent en application de la LIPR et du Règlement, ni le fait que leurs décisions commandent une grande déférence de la part de la Cour compte tenu de leur expertise spécialisée. En outre, je conviens que les motifs justifiant la décision d’un tribunal administratif n’ont pas à être parfaits ni exhaustifs, et que le décideur peut fournir des motifs brefs ou limités.

[30]  Cependant, même en application de la norme déférente de la décision raisonnable, il reste que les motifs d’une décision doivent permettre à la cour de révision « de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au para 16). Les motifs doivent être suffisamment étayés et clairs pour permettre à la cour de révision de déterminer s’ils possèdent les attributs de la raisonnabilité, laquelle tient à la justification, à la transparence et à l’intelligibilité (Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au para 89; Construction Labour Relations c Driver Iron Inc, 2012 CSC 65, au para 3).

[31]  Bien que la cour de révision doive résister à la tentation d’intervenir et d’usurper l’expertise spécialisée que le législateur a choisi d’accorder à un décideur administratif comme l’agent, elle ne peut « respecter aveuglément » les interprétations d’un décideur ainsi que l’analyse des éléments de preuve (Dunsmuir au para 48). Dans le contexte d’un examen visant à déterminer le caractère raisonnable d’une décision, il appartient à la Cour de rechercher « si une conclusion a un caractère irrationnel ou arbitraire tel que sa compétence, reposant sur la primauté du droit, est engagée », comme « le caractère illogique ou irrationnel du processus de recherche des faits » ou de l’analyse, ou « l’absence de tout fondement acceptable à la conclusion de fait tirée » (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 113, au para 99, inf. pour d’autres motifs 2015 CSC 61; Dandachi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 952, au para 23). Lorsque la norme de la décision raisonnable est appliquée, cela nécessite que les conclusions de fait et la conclusion générale d’un décideur résistent à « un examen assez poussé » (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au para 63). Si les conclusions d’un décideur ne suivent pas la preuve, la décision ne résistera pas à un examen assez poussé. Plus précisément, la jurisprudence reconnaît qu’une conclusion pour laquelle le décideur ne dispose d’aucun élément de preuve peut être annulée par une cour de révision, car cette conclusion aurait pu être tirée sans égard aux documents soumis au tribunal administratif (Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes c Healy, 2003 CAF 380, au para 25). En effet, les conclusions de fait pour lesquelles le tribunal ne dispose d’aucun élément de preuve relèvent des motifs énoncés à l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7 [LCF], ce qui permet de justifier l’intervention de la Cour dans une demande de contrôle judiciaire (Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319, aux para 34 à 40).

[32]  Il faut reconnaître que ce type de situation est plutôt rare et exceptionnel dans le contexte des contrôles judiciaires, mais la décision de l’agent dans l’affaire du M. Shekhtman s’inscrit malheureusement dans cette catégorie. Aucun élément de preuve au dossier ne permettait d’étayer les conclusions tirées par l’agent, selon lesquelles la décision de refus a été reçue le 30 novembre 2016 par M. Shekhtman, ou que M. Shekhtman a lui-même indiqué qu’elle avait été envoyée à cette date. En outre, peu importe s’il s’agissait du 14 juillet 2016 ou du 30 novembre 2016, je ne suis pas convaincu que les éléments de preuve puissent raisonnablement appuyer la conclusion selon laquelle la décision de refus a été envoyée à l’une ou à l’autre des dates. Quelle que soit l’étendue des issues raisonnables possibles ou la latitude de l’agent, la conclusion de l’agent concernant le « moment » de la décision de refus n’en fait pas partie.

B.  Mesures de redressement

[33]  Quelles mesures de redressement devrais-je donc ordonner? M. Shekhtman demande à la Cour d’infirmer la décision de rétablissement de l’agent et de renvoyer l’affaire à un autre agent d’immigration pour que sa demande de rétablissement puisse être examinée sur le fond. Il sollicite également un jugement déclaratoire ainsi que des dépens.

1)  Renvoyer l’affaire à un autre agent d’immigration

[34]  Compte tenu de la preuve au dossier, puis-je renvoyer l’affaire à CIC avec des instructions à suivre afin de déterminer si la demande de rétablissement de M. Shekhtman a été présentée dans le délai prescrit de 90 jours et de l’examiner sur le fond? À mon avis, la réponse est oui .

[35]  L’alinéa 18.1(3)b) de la LCF stipule que la Cour peut, dans le cas d’un contrôle judiciaire, « déclarer nul ou illégal, ou annuler, ou infirmer et renvoyer pour jugement conformément aux instructions qu’elle estime appropriées [...] toute décision, ordonnance, procédure ou tout autre acte de l’office fédéral » [mon soulignement]. Cependant, la Cour se doit d’user d’une très grande retenue lorsqu’elle donne des instructions qui sont assimilables à une décision imposée, car cela amène à se demander si la Cour n’accomplit pas indirectement ce qu’elle n’est pas autorisée à faire directement – c’est-à-dire, substituer sa propre décision à celle qu’a rendue le décideur administratif en obligeant ce dernier à tirer une conclusion précise. La possibilité de rendre un « verdict imposé » (aussi appelé « verdict ordonné ») est « un pouvoir exceptionnel ne devant être exercé que dans les cas les plus clairs » et lorsque l’affaire est simple et que la décision de la Cour permettrait de régler l’affaire dont la Cour est saisie (Canada (Ministre du Développement des ressources humaines) c Rafuse, 2002 CAF 31, au para 14).

[36]  Il arrive que la Cour soit tenue de formuler des instructions spécifiques dans certaines circonstances exceptionnelles, soit des situations où l’issue de l’affaire est une conclusion inévitable, c’est-à-dire que la preuve ne peut mener qu’à un seul résultat (D’Errico c Canada (Procureur général), 2014 CAF 95, aux para 16 et 17). La Cour d’appel fédérale a réitéré récemment que, bien qu’il ne soit pas possible de catégoriser toutes les situations susceptibles de constituer de telles circonstances pour lesquelles des mesures de redressement pourraient être ordonnées, le pouvoir discrétionnaire ne devrait être exercé que lorsqu’une seule issue possible raisonnable s’offre au décideur (Canada (Procureur général) c Allard, 2018 CAF 85, aux para 44-45; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c LeBon, 2013 CAF 55, au para 14).

[37]  Je conclus que la présente demande de contrôle judiciaire consiste en une telle situation exceptionnelle. À la lumière des éléments de preuve au dossier, une seule interprétation raisonnable était possible vis-à-vis du caractère acceptable de la demande de rétablissement de M. Shekhtman, à savoir que le « moment » de la décision de refus est le 7 décembre 2016 et que, par conséquent, la demande de rétablissement de M. Shekhtman a été soumise dans le délai prescrit de 90 jours.

[38]  La Cour prononcera un jugement en conséquence.

2)  Jugement déclaratoire

[39]  Pour ce qui est des mesures de redressement, M. Shekhtman demande également à la Cour de déclarer qu’en applicationde l’alinéa 183(5)a) du Règlement, le « moment de la décision » est la date à laquelle la décision est reçue par le demandeur. Il soutient également que, dans le cas des demandes de rétablissement et de plusieurs autres dispositions du Règlement, l’absence d’un jugement déclaratoire pourrait priver les demandeurs des mesures de redressement auxquelles ils ont droit ou les laisser sans statut pour une longue période, si le ministre devait négliger de les informer de la décision rendue.

[40]  Sur ce point, je ne suis pas d’accord avec M. Shekhtman. Il est vrai que le jugement déclaratoire constitue l’une des mesures de redressement offertes en cas de contrôle judiciaire, en application de l’alinéa 18(1)a) de la LCF. Je suis également conscient que, selon la Cour suprême du Canada, « [u]n tribunal peut, à juste titre, prononcer un jugement déclaratoire dans la mesure où il a compétence sur l’objet du litige, où la question dont il est saisi est une question réelle et non pas simplement théorique, et où la personne qui la soulève a véritablement intérêt à la soulever » (Canada (Premier ministre) c Khadr, 2010 CSC 3, au para 46). Ces principes ont été réaffirmés par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Affaires indiennes) c Daniels, 2014 CAF 101, au para 64, inf. pour d’autres motifs 2016 CSC 12. Il faut toutefois se rappeler que les mesures de redressement sont discrétionnaires. Par conséquent, la Cour doit décider si elle exercera son pouvoir discrétionnaire et accordera une mesure de redressement et déterminer, le cas échéant, la nature de celle-ci et les conditions dont elle sera assortie (Budlakoti c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 139, au para 28).

[41]  À mon avis, il ne s’agit pas d’une situation où la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire d’émettre un jugement déclaratoire. Il n’est tout simplement pas nécessaire de le faire en l’espèce, à la lumière de mes conclusions sur le caractère déraisonnable de la décision de rétablissement de l’agent et sur l’ordonnance réparatrice qui sera émise par la Cour. Dans le cas de M. Shekhtman, la décision ne tient pas la route, car elle n’est pas appuyée par les éléments de preuve au dossier, et il n’est pas nécessaire d’émettre un jugement déclaratoire supplémentaire pour assurer que M. Shekhtman bénéficie d’un redressement adéquat.

3)  Dépens

[42]  M. Shekhtman sollicite des dépens aux termes de l’article 22 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22. Il soutient qu’il y a des raisons spéciales justifiant l’adjudication de dépens, car l’agent (i) a agi de manière injuste, oppressive ou inappropriée; (ii) a adopté un point de vue déraisonnable et a fait preuve de rigidité; (iii) a manqué de sensibilité et de réactivité quant à ses intérêts; et (iv) a fourni des renseignements erronés dans sa décision de rétablissement.

[43]  Je ne suis pas de cet avis. Aucun dépens n’est généralement octroyé dans le cadre des procédures d’immigration de la Cour, puisque l’article 22 s’énonce comme suit : « [s]auf ordonnance contraire rendue par un juge pour des raisons spéciales, la demande d’autorisation, la demande de contrôle judiciaire ou l’appel introduit en application des présentes règles ne donnent pas lieu à des dépens ». Bien que chaque cas repose sur des circonstances uniques, le critère à remplir pour établir l’existence de « raisons spéciales » est élevé (Aleaf c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 445, au para 45; Ibrahim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1342, au para 8). Dans l’arrêt Ndungu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 208, au para 7, la Cour d’appel fédérale a résumé ce qui peut constituer des « raisons spéciales » qui justifient l’adjudication de dépens en application de l’article 22. Elles peuvent englober les cas où un agent d’immigration contourne une ordonnance de la Cour, où un agent d’immigration agit de façon trompeuse ou abusive, où les délais sont déraisonnables et injustifiés, et où le ministre s’oppose à une demande de contrôle judiciaire manifestement méritoire.

[44]  Je ne peux conclure que les circonstances en l’espèce sont similaires à ces situations qui ont justifié une ordonnance d’adjudication de dépens. Il ne s’agit pas de raisons spéciales uniquement parce que le ministre a choisi d’exercer son droit prévu par la loi pour contester une demande de contrôle judiciaire d’une décision, en vain. Il ne s’agit pas non plus de raisons spéciales si un agent d’immigration rend une décision erronée, ce qui est le cas en l’espèce. Je ne suis donc pas convaincu qu’il s’agisse de « raisons spéciales » justifiant une ordonnance d’adjudication de dépens, et je refuse de rendre une telle ordonnance.

IV.  Questions à certifier

[45]  M. Shekhtman demande à la Cour de certifier la question ci-après pour la Cour d’appel fédérale : [traduction] « [d]ans le cadre d’une demande de rétablissement en application des articles 182 et 183 du Règlement, le « moment » de la décision, et à partir duquel commence le délai de 90 jours pour présenter une demande de rétablissement, est-il la date à laquelle le demandeur est informé de l’existence d’une décision relative à sa demande? »

[46]  J’ai examiné les observations de M. Shekhtman et la réponse du ministre et, pour les motifs qui suivent, je ne peux pas conclure que la question proposée répond aux exigences strictes relatives à la certification établies par la Cour d’appel fédérale. Selon l’alinéa 74(d) de la LIPR, une question peut être certifiée par la Cour si elle « soulève une question grave de portée générale ». Il est maintenant bien établi qu’il doit s’agir d’une question sérieuse qui (i) est déterminante de l’affaire, (ii) transcende les intérêts des parties au litige; et (iii) soulève une question ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale (Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22, au para 46; Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130, au para 36; Mudrak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178 [Mudrak], aux para 15 et 16; Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 168 [Zhang], au para 9). En corollaire, la question doit avoir été soulevée et examinée par la Cour, et elle doit découler de l’affaire (Mudrak, au para 16; Zhang, au para 9; Varela c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 145, au para 29). En outre, si le juge décide qu’il n’est pas nécessaire d’examiner la question, on peut conclure que la question n’est pas appropriée aux fins de certification (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Zazai, 2004 CAF 89, aux para 11 et 12).

[47]  Je refuse de certifier la question proposée par M. Shekhtman, car il n’est pas nécessaire de l’examiner dans les circonstances particulières de cette affaire, et elle ne serait donc pas déterminante aux fins d’appel. Je ne conteste pas le fait que, telle qu’elle est formulée, la question semble soulever une question ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale, car elle pourrait avoir des répercussions sur de futures demandes de rétablissement, et possiblement sur de futures demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire. Toutefois, en l’espèce, en raison des faits relatifs à la présente affaire et des éléments de preuve au dossier, l’unique date à laquelle le délai prescrit de 90 jours aurait pu commencer pour M. Shekhtman est le 7 décembre 2016. À la lumière des éléments de preuve dont l’officier est saisi, il était déraisonnable de sa part de conclure que  le « moment » de la décision de refus ait pu être une autre date. Je n’ai donc pas à décider si le délai prescrit de 90 jours pour présenter une demande de rétablissement commence à la date à laquelle le demandeur est informé de l’existence d’une décision relative à sa demande ou à une tout autre date.

V.  Conclusion

[48]  La décision de l’agent de rejeter la demande de rétablissement de M. Shekhtman pour le motif qu’elle a été présentée après le délai prescrit de 90 jours n’est pas une issue raisonnable au regard du droit applicable et des éléments de preuve au dossier. Selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit intervenir si la décision faisant l’objet d’un contrôle judiciaire n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Or, c’est le cas en l’espèce. Par conséquent, je dois accueillir la demande de contrôle judiciaire de M. Shekhtman et renvoyer sa demande de rétablissement au ministre, de sorte qu’elle puisse être examinée à nouveau sur le fond par un autre agent d’immigration, conformément aux présents motifs. À la lumière de ce qui précède, il n’est pas nécessaire de traiter l’allégation de manquement à l’obligation d’équité procédurale de M. Shekhtman.

[49]  Je conviens toutefois avec le ministre qu’il n’est pas nécessaire de donner suite au jugement déclaratoire sollicité par M. Shekhtman et qu’aucune ordonnance d’adjudication de dépens n’est justifiée compte tenu des circonstances. Aucune question de portée générale n’est certifiée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5473-17

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est en partie accueillie.

  2. La décision relative à la demande V316671300, rendue le 5 décembre 2017 par un agent d’immigration et ayant entraîné le refus de la demande de rétablissement du statut de résident temporaire de M. Shekhtman, est annulée.

  3. L’affaire est renvoyée à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada afin que la demande de rétablissement de M. Shekhtman puisse être considérée comme ayant été soumise dans le délai prescrit de 90 jours et qu’elle puisse être examinée de nouveau sur le fond par un autre agent d’immigration, conformément aux présents motifs.

  4. Aucuns dépens ne sont adjugés pour la présente demande.

  5. Aucune question grave de portée générale n’a été certifiée.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5473-17

 

INTITULÉ :

YURIY SHEKHTMAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 5 septembre 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS :

Le 28 septembre 2018

 

COMPARUTIONS :

Adam Hummel

Pour le demandeur

 

Judy Michaely

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mamann, Sandaluk & Kingwell LLP

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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