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Date : 20180927


Dossier : T-608-17

Référence : 2018 CF 956

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 27 septembre 2018

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

SEEDLINGS LIFE SCIENCE VENTURES, LLC

 

demanderesse

et

PFIZER CANADA INC.

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Il s’agit d’un appel d’une ordonnance rendue par la protonotaire le 3 avril 2018 rejetant une requête en ordonnance conservatoire. La demande sous-jacente concerne la contrefaçon d’un brevet. Seedlings Life Science Ventures, LLC (la demanderesse) allègue que Pfizer Canada Inc (la défenderesse) a contrefait le brevet canadien no 2 486 935. La défenderesse soutient qu’elle n’a pas contrefait le brevet et que ce dernier est invalide, nul, non exécutoire et inopérant.

[2]  Les parties sont sur le point d’entamer la procédure de communication des éléments de preuve. Ce faisant, elles sont susceptibles d’échanger des renseignements confidentiels et de nature délicate, lesquels pourraient leur causer de graves préjudices, s’ils étaient utilisés à mauvais escient. En conséquence, elles ont négocié un projet d’ordonnance conservatoire (le projet d’ordonnance conservatoire), afin de dicter la manière dont les renseignements seront échangés. La défenderesse a ensuite déposé une requête en vue d’obtenir la délivrance de l’ordonnance conservatoire présentée dans le projet, et la demanderesse ne s’y est pas opposée.

[3]  La protonotaire a rejeté la requête de la défenderesse. Elle a conclu que la décision de délivrer une ordonnance conservatoire est une question discrétionnaire qui doit être examinée selon les circonstances propres à chaque affaire. Elle a soutenu que la règle de l’engagement tacite existe en common law et elle a affirmé que les documents ou renseignements communiqués au stade de la communication préalable font l’objet d’un engagement devant la Cour selon lequel ils ne seront pas utilisés par les parties à d’autres fins que celle du litige. Par conséquent, l’utilisation collatérale ou à mauvais escient des renseignements constituerait un outrage au tribunal. Lors de l’examen du projet d’ordonnance conservatoire, la protonotaire a conclu que la défenderesse ne s’était pas acquittée de son fardeau de prouver la nécessité de l’ordonnance, et elle a exprimé l’opinion que l’ordonnance n’offrirait pas une protection supérieure à celle offerte par la règle de l’engagement tacite.

[4]  La défenderesse conteste la décision de la protonotaire, en soutenant que cette dernière a erré en droit en établissant un nouveau critère pour la délivrance d’ordonnances conservatoires. Concernant la requête ci-dessous, la demanderesse ne prend pas position sur l’appel en instance.

[5]  Pour les motifs énoncés ci-après, je dois accueillir l’appel, annuler l’ordonnance de la protonotaire et délivrer l’ordonnance conservatoire demandée dans le projet.

II.  Le projet d’ordonnance conservatoire

[6]  Comme les faits de la demande sous-jacente ne sont pas pertinents en l’espèce, je ne les exposerai pas de manière détaillée. Néanmoins, il sera utile d’énoncer succinctement le contenu du projet d’ordonnance conservatoire qui a été présenté à la protonotaire.

[7]  Le projet d’ordonnance conservatoire visait les renseignements confidentiels échangés entre les parties au litige. Qui plus est, il ne s’applique pas aux renseignements confidentiels présentés à la Cour, auquel cas les parties doivent respecter la procédure établie pour les ordonnances de non-divulgation, en application de l’article 151 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, (les Règles). Le projet d’ordonnance conservatoire énonce les renseignements pouvant être désignés comme confidentiels (les données et les renseignements liés à la recherche et au développement, les secrets commerciaux, les renseignements financiers, les renseignements concernant les clients, etc.), et il précise les renseignements qui ne sont pas considérés comme confidentiels. L’accord n’exclut pas la possibilité de contester le caractère confidentiel de certains renseignements et prévoit que les parties conservent le droit de modifier ou d’annuler les restrictions concernant la divulgation desdits renseignements.

[8]  Le projet d’ordonnance conservatoire désigne également les personnes pouvant consulter les renseignements confidentiels (notamment les avocats, les experts indépendants, les fournisseurs de services et le personnel de la Cour) et il propose un modèle de formulaire d’engagement à utiliser lorsque des renseignements confidentiels sont divulgués entre les parties. Il précise aussi que l’aboutissement des procédures ne dégage pas une personne de ses obligations relatives à la non-divulgation et il prévoit les modalités de restitution des renseignements confidentiels.

III.  Ordonnance de la protonotaire

[9]  Pour le rejet de la requête de la défenderesse visant la délivrance d’une ordonnance conservatoire, la protonotaire a procédé à un examen exhaustif du cadre législatif régissant les ordonnances conservatoires. Elle a noté que la jurisprudence a souvent employé les termes [traduction] « ordonnance conservatoire » et [traduction] « ordonnance de confidentialité » comme des synonymes en ce qui concerne les questions liées à propriété intellectuelle, et que ce n’est que récemment que la Cour a établi une distinction claire entre les deux termes. L’interprétation moderne veut qu’une ordonnance conservatoire régisse la manière dont les parties peuvent qualifier certains renseignements comme confidentiels et le traitement de tels renseignements au stade de la communication préalable des éléments de preuve. En revanche, une ordonnance de confidentialité permet aux parties de déposer au greffe des renseignements confidentiels sous scellés. Pour ce faire, la partie doit d’abord obtenir une ordonnance de confidentialité de la Cour, en application de l’article 151 des Règles. La protonotaire a affirmé que le principe de la publicité des débats sous-tend une ordonnance de confidentialité prononcée en application de l’article 151 des Règles et que, pour l’obtenir, les parties doivent convaincre la Cour que le besoin de confidentialité l’emporte sur l’intérêt public à l’égard de la publicité des débats et de leur accessibilité.

[10]  Lors de l’examen de la jurisprudence portant sur la propriété intellectuelle, la protonotaire a fait observer que dans un grand nombre d’affaires les ordonnances qualifiées soit « de non-divulgation » soit « de confidentialité » contenaient des dispositions permettant aux parties de déposer au greffe des documents sous scellés (sans examen préalable de la Cour) ainsi que des dispositions détaillées régissant l’échange et le traitement des renseignements entre les parties. En ce sens, ces ordonnances étaient des versions [traduction] « hybrides » de ce que l’on entend aujourd’hui des termes [traduction] « ordonnance conservatoire » et [traduction] « ordonnance de confidentialité ». La protonotaire a soutenu que le seul critère applicable à la délivrance de telles ordonnances, s’il y en a déjà eu un, est celui applicable aux ordonnances de confidentialité, et elle a noté que l’ancien critère établi dans les décisions AB Hassle c Canada (Ministre de la Santé et du Bien-être social) (1998), 161 FTR 15 [AB Hassle] et Apotex Inc and Novopharm Ltd c Wellcome Foundation Ltd (1993), 69 FTR 161 [Wellcome], a été remplacé par l’article 151 des Règles et la décision la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Sierra Club du Canada c Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41 [Sierra Club].

[11]  Lors de la détermination du critère applicable à une ordonnance conservatoire, la protonotaire a examiné une vaste jurisprudence, que je propose de ne pas reproduire en l’espèce. L’essentiel de l’examen de la protonotaire indique que la règle de l’engagement tacite de la common law suffit depuis longtemps à guider les cours canadiennes lorsqu’il s’agit de décider si une ordonnance conservatoire s’impose. La protonotaire a conclu que l’existence d’une règle de l’engagement tacite n’a pas toujours été une conclusion allant de soi; elle a trouvé la première reconnaissance officielle de la règle dans une affaire de l’Ontario, et elle a signalé que l’année suivante la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a nié son existence dans cette province : Kyuquot Logging Ltd c British Columbia Forest Products Ltd (1986), 30 DLR (4th) 65 (Kyuquot). La question de savoir si l’arrêt Kyuquot s’appliquait à la Cour fédérale a fait l’objet d’une conclusion dans la décision Canada c ICHI Canada Ltd (TD) (1991), [1992] 1 FC 571 (CF 1re inst.), selon laquelle, après un examen de la jurisprudence du Royaume-Uni, des autres provinces, de la Cour fédérale et des États-Unis, la règle de l’engagement tacite s’applique aux affaires dont la Cour fédérale est saisie. La protonotaire a fait observer que la Haute Cour de justice de l’Ontario et le Banc de la Reine du Manitoba ont par la suite appliqué la règle. En bref, la protonotaire a confirmé la longue existence (actuelle) de la règle de l’engagement tacite.

[12]  En revanche, la protonotaire a soutenu que la défenderesse en l’espèce n’a pas invoqué de règle de procédure qui permettrait de justifier la délivrance d’une ordonnance conservatoire, à défaut de circonstances où la règle de l’engagement tacite ou les accords exprès des parties seraient insuffisants. Elle n’a pas été convaincue par la jurisprudence présentée par la défenderesse, laquelle, selon la protonotaire, ne faisait qu’illustrer une pratique habituelle non contraignante de la Cour fédérale de délivrer des ordonnances conservatoires dans des affaires concernant la propriété intellectuelle. Elle a ajouté que la majorité de ces affaires portaient sur la divulgation publique de renseignements confidentiels, plutôt que sur l’échange de renseignements entre des parties. À son avis, la pratique consistant à délivrer des ordonnances conservatoires n’est plus nécessaire, puisque l’applicabilité et la portée de la règle de l’engagement tacite ont été clarifiées.

[13]  Après avoir affirmé que la longue pratique bien établie ne constitue pas une règle de droit que la Cour est tenue de respecter, la protonotaire a examiné si une ordonnance conservatoire était appropriée en l’espèce. Elle a conclu que la plupart des modalités prévues dans le projet d’ordonnance conservatoire étaient couvertes par la règle de l’engagement tacite. Selon la protonotaire, la majorité des autres clauses contenues dans le projet d’ordonnance conservatoire pouvaient être couvertes au moyen d’un accord privé entre les parties et qu’il n’était pas nécessaire qu’elles soient inscrites dans une ordonnance.

[14]  Finalement, la protonotaire a examiné pas moins de sept questions soulevées par la défenderesse concernant les alléguées lacunes découlant de l’absence d’une ordonnance conservatoire : 1) une ordonnance conservatoire rend les ordonnances de confidentialité expressément applicables à des tiers; 2) la difficulté de faire respecter la règle de l’engagement tacite par des personnes non touchées par la compétence de la Cour; 3) la règle de l’engagement tacite n’est pas codifiée dans les Règles, sa portée est incertaine et la jurisprudence est contradictoire; 4) la règle de l’engagement tacite ne s’applique qu’aux éléments de preuve obtenus au stade de la communication préalable, mettant en question son application à des procédures autres que des demandes; 5) la règle de l’engagement tacite s’applique de la même manière aux éléments de preuve confidentiels et non confidentiels obtenus au stade de la communication préalable, créant ainsi une obligation de non-divulgation prima facie, même si les renseignements auraient pu être obtenus autrement; 6) la règle de l’engagement tacite ne donne pas ouverture à des sanctions précises et immédiates en cas d’inobservation; 7) la règle de l’engagement tacite ne limite pas le nombre ou la qualité des personnes pouvant recueillir des éléments de preuve au stade de la communication préalable, pourvu que ce soit aux fins du litige.

[15]  La protonotaire a rejeté chacune de ces questions à tour de rôle. La protonotaire a reconnu qu’une seule affaire a confirmé l’applicabilité de la règle de l’engagement tacite à des experts et à des conseillers (des tiers), mais elle a fait valoir que cela n’entachait pas l’exactitude de la proposition. À son avis, l’absence de jurisprudence pouvait aisément être assimilée à l’évidence de la règle, et il serait [traduction] « inimaginable » que des mandataires ne soient pas tenus à la même obligation que leurs mandants. Sur la question de la compétence, la protonotaire a soutenu que l’argument de la défenderesse faisait fi de la possibilité de négocier un accord privé aux termes duquel les parties acceptent de s’en remettre à la compétence de la Cour fédérale, ainsi que du fait que la Cour n’a pas compétence pour faire respecter ses décisions à l’extérieur du Canada. Quant à la troisième question, c’est-à-dire l’absence de codification de la règle de l’engagement tacite dans les Règles, la protonotaire a affirmé que la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Juman c Doucette, 2008 CSC 8 (Juman), avait déjà confirmé que la portée et le contenu de la règle étaient clairs. Quatrièmement, la protonotaire a refusé d’examiner les conséquences de sa décision à l’égard de procédures autres que des demandes, puisqu’elle était saisie d’une demande. Cinquièmement, la protonotaire a rejeté la suggestion de la défenderesse selon laquelle la règle de l’engagement tacite s’applique de la même manière aux éléments de preuve confidentiels et non confidentiels obtenus au stade de la communication préalable, puisqu’à son avis la jurisprudence reconnaît que la règle n’empêche pas l’utilisation de renseignements obtenus d’autres sources. Sixièmement, la protonotaire a noté que la règle de l’engagement tacite peut donner ouverture à des sanctions précises et immédiates en cas d’inobservation, et elle a ajouté que le projet d’ordonnance conservatoire semble ne pas ajouter quoi que ce soit d’autre, puisque le libellé ne prévoit aucune sanction. Finalement, concernant le nombre de parties pouvant avoir accès aux renseignements confidentiels désignés, la protonotaire a une fois de plus affirmé que la question pouvait être réglée facilement, au moyen d’un accord privé entre les parties. Maintenant que j’ai résumé la décision précitée, je me penche sur les observations de la défenderesse en appel.

IV.  La thèse de la défenderesse

[16]  La défenderesse soutient que la protonotaire a appliqué le mauvais critère juridique, faisant valoir qu’elle a omis de respecter la jurisprudence exécutoire ainsi que la pratique de longue date de la Cour concernant la délivrance d’ordonnances conservatoires et qu’elle a, effectivement, mis en œuvre un nouveau critère à cet égard. De l’avis de la défenderesse, le critère concerne la notion de nécessité, il découle de l’arrêt Sierra Club de la Cour suprême du Canada et il s’applique de la même manière aux ordonnances conservatoires, de confidentialité et [traduction] « hybrides ». La défenderesse explique que le critère de l’arrêt Sierra Club confirme l’approche adoptée dans les décisions AB Hassle et Wellcome, et elle signale que toutes ces affaires comportent de véritables dispositions relatives aux ordonnances conservatoires. La défenderesse invoque ces affaires à divers paliers d’appel, et elle exhorte la Cour à conclure que le critère énoncé dans l’arrêt Sierra Club était destiné à s’appliquer à la fois aux ordonnances conservatoires et à celles de non-divulgation. En outre, la défenderesse prétend que le critère de l’arrêt Sierra Club a été appliqué de façon constante par la Cour, à l’exception du jugement précédent rendu par la protonotaire dans la décision Live Face on Web, LLC c Soldan Fence and Metals (2009) Ltd., 2017 CF 858 [Live Face]. Finalement, la défenderesse soutient que la règle de l’engagement tacite était bien établie au moment où l’arrêt Sierra Club a été rendu. Elle fait valoir que si la Cour suprême du Canada avait cru que la règle de l’engagement tacite éliminait la nécessité de rendre des ordonnances conservatoires, elle l’aurait exprimé. Au contraire, elle souligne l’arrêt Juman rendu par la Cour suprême du Canada, à l’occasion duquel il a été reconnu que les litiges portant sur les secrets commerciaux et la propriété intellectuelle peuvent entraîner un préjudice exceptionnel auquel la règle de l’engagement tacite ne peut à elle seule remédier.

[17]  À titre subsidiaire, la défenderesse soutient que si le critère de l’arrêt Sierra Club ne s’applique pas aux ordonnances conservatoires, le [traduction] « nouveau » critère établi dans la décision Live Face (c’est-à-dire le critère des « circonstances inhabituelles » n’est pas approprié. Selon la défenderesse, le critère de la décision Live Face a été appliqué à l’affaire en instance, puisque la protonotaire a conclu que des ordonnances conservatoires ne devraient pas être délivrées sur consentement, en l’absence de « circonstances inhabituelles ». La défenderesse fait valoir qu’un tel critère ne convient pas aux litiges concernant des brevets, puisque la procédure de communication des éléments de preuve dans de telles affaires comporte presque toujours l’échange de renseignements de nature délicate entre concurrents, lesquels renseignements dépassent le champ d’application de la règle de l’engagement tacite.

[18]  Finalement, la défenderesse soutient qu’un accord privé entre les parties ne constitue pas un mécanisme permettant de protéger des renseignements confidentiels échangés au stade de la communication préalable des éléments de preuve. Elle allègue que la protonotaire n’a cité aucune jurisprudence, règle ou loi qui confirment la compétence de la Cour fédérale pour ordonner l’exécution d’un accord privé au moyen d’une procédure pour outrage au tribunal (en l’absence d’une ordonnance judiciaire préalable). Elle note que ni la décision Live Face ni celle de la protonotaire en l’espèce n’ont donné d’indications quant à la forme et au contenu de tels accords, et elle soutient que cette approche constituera un obstacle à des échanges d’éléments de preuve exhaustifs et francs. De même, la défenderesse allègue que des changements aussi importants à la pratique établie ne devraient pas provenir de la jurisprudence, mais qu’ils devraient plutôt découler d’une directive sur la procédure ou d’une modification aux Règles. Elle conteste également l’approche de l’accord privé, puisqu’elle exigerait que des concurrents parviennent à rédiger un accord équitable.

V.  Question en litige

[19]  La principale question soulevée dans le présent appel consiste à savoir si la protonotaire a erré en droit en appliquant le mauvais critère juridique pour rejeter la requête de la défenderesse visant à obtenir la délivrance de l’ordonnance conservatoire présentée dans le projet.

VI.  Norme de contrôle

[20]  À l’occasion d’un appel d’une décision discrétionnaire rendue par une protonotaire, les questions de droit sont révisables selon la norme de la décision correcte : Corporation de soins de la santé Hospira c Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, au paragraphe 64. Si la protonotaire a erré en droit, je remplacerai la décision ci-dessous par la mienne.

VII.  Discussion

A.  Quel est le critère, le cas échéant, permettant la délivrance d’une ordonnance conservatoire?

[21]  Existe-t-il un critère contraignant pour la délivrance d’une ordonnance conservatoire? La question va au cœur de l’espèce. La protonotaire a conclu que le critère de l’arrêt Sierra Club ne s’applique qu’aux ordonnances de confidentialité. Elle s’est demandé s’il existait, ou s’il avait déjà existé, un critère jurisprudentiel reconnu à appliquer aux ordonnances conservatoires : Seedlings Life Science Ventures LLC c Pfizer Canada Inc., 2018 CF 443 [Seedlings], aux paragraphes 15 et 16. En revanche, la défenderesse affirme que le critère de l’arrêt Sierra Club s’applique aux ordonnances conservatoires. Il est évident qu’un tel critère n’a pas été appliqué pour rendre la décision ci-dessous; au contraire, la protonotaire a conclu que de telles ordonnances devraient être délivrées seulement lorsque la règle de l’engagement tacite et un accord privé entre les parties seraient insuffisants pour protéger les intérêts des parties : Seedlings, aux paragraphes 31, 33, 34 et 65.

[22]  Si la protonotaire a omis, pour rendre sa décision, d’appliquer un critère contraignant reconnu par la jurisprudence et qu’elle a employé un autre critère, il s’agit d’une erreur de droit.

[23]  Comme je l’ai indiqué précédemment, la défenderesse a affirmé que l’arrêt Sierra Club contient un critère jurisprudentiel contraignant – établi par la Cour suprême du Canada, rien de moins – pour orienter les décisions concernant la délivrance d’une ordonnance conservatoire : Sierra Club, au paragraphe 60. Il vaut la peine de reproduire la jurisprudence à l’appui de cette thèse :

[60] Le juge Pelletier souligne que l’ordonnance sollicitée en l’espèce s’apparente à une ordonnance conservatoire en matière de brevets. Pour l’obtenir, le requérant doit démontrer que les renseignements en question ont toujours été traités comme des renseignements confidentiels et que, selon la prépondérance des probabilités, il est raisonnable de penser que leur divulgation risquerait de compromettre ses droits exclusifs, commerciaux et scientifiques : AB Hassle c Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [1998] A.C.F. N1850 (QL) (C.F. 1re inst.), par. 29-30. (3D) 428 (C.F. 1Rere inst.), à la page 434. J’ajouterais à cela l’exigence proposée par le juge Robertson que les renseignements soient « de nature confidentielle » en ce qu’ils ont été « recueillis dans l’expectative raisonnable qu’ils resteront confidentiels », par opposition à « des faits qu’une partie à un litige voudrait garder confidentiels en obtenant le huis clos » (par. 14).

[Non souligné dans l’original.]

[24]  Par conséquent, selon la défenderesse, le critère applicable veut que : 1) les renseignements aient été traités comme des renseignements confidentiels et que, selon la prépondérance des probabilités, il soit raisonnable de penser que leur divulgation risquerait de compromettre ses droits exclusifs, commerciaux et scientifiques; et 2) qu’ils soient de nature confidentielle en ce qu’ils ont été recueillis dans l’expectative raisonnable qu’ils resteront confidentiels.

[25]  La protonotaire a rejeté cette notion dans l’affaire en instance et, pour cette raison, il vaut la peine de reproduire l’ensemble de ses motifs :

[15] C’est donc dire que dans le passage de l’arrêt Sierra Club mentionné plus tôt, où la Cour suprême cite les propos du juge Pelletier selon lesquels l’ordonnance de confidentialité demandée « s’apparente à une ordonnance conservatoire en matière de brevets », il faut comprendre que la Cour faisait référence à l’aspect de ces ordonnances qui autorisait les parties à déposer des documents devant le tribunal sous scellés. Le « critère » ou la « condition » qui s’applique à la délivrance de ces ordonnances, comme il est décrit dans les décisions AB Hassle et Apotex c Wellcome, précitées, n’est donc pas, comme le laisse entendre Pfizer, un critère applicable à la délivrance d’une ordonnance conservatoire « pure », mais le critère que l’on appliquait autrefois à la délivrance d’une ordonnance de confidentialité. Par ailleurs, ce critère a été écarté par l’exigence que comporte l’article 151 des Règles et par l’arrêt Sierra Club de la Cour suprême.

[Non souligné dans l’original.]

[26]  Mon propre examen de l’arrêt Sierra Club me porte à penser que la distinction établie par la protonotaire ne peut être maintenue. La protonotaire n’a pas expliqué pourquoi il faut comprendre que le critère de l’arrêt Sierra Club s’applique exclusivement au dépôt de documents sous scellés devant le tribunal. Par souci de clarté, il est manifeste que la question dans cette affaire concernait le dépôt de renseignements de nature délicate devant la cour et la nécessité de faire la part des choses entre les intérêts des parties à l’égard de la confidentialité et le principe de publicité des débats judiciaires. Toutefois, rien dans le texte de l’arrêt Sierra Club n’appuie la distinction proposée par la protonotaire. Je suis plutôt d’avis que la Cour suprême du Canada, grâce à son rappel de la décision AB Hassle de notre Cour (et à sa légère modification), a énoncé le critère applicable aux ordonnances conservatoires à l’occasion de litiges en matière de brevet. Nous avons l’avantage de connaître le contenu de l’ordonnance délivrée dans la décision AB Hassle (elle était jointe à la décision), et il est clair qu’elle contenait des dispositions relatives à l’échange de renseignements confidentiels entre les parties – en d’autres mots, le même objet que celui que l’on trouve dans les accords conservatoires contemporains. Il faut reconnaître qu’aujourd’hui l’ordonnance rendue dans la décision AB Hassle serait qualifiée d’ordonnance « hybride », mais je suis d’avis que ce seul fait ne justifie pas une dérogation au critère existant. Le raisonnement qui sous-tend l’arrêt Sierra Club s’applique tant à l’examen d’une ordonnance de confidentialité qu’à celui d’une ordonnance conservatoire ou hybride : c’est-à-dire la protection des renseignements de nature délicate d’un usage abusif ou à l’occasion d’activités accessoires au litige, que ce soit de la part du grand public ou d’autres concurrents commerciaux. En ce sens, la tentative de la protonotaire de lire l’arrêt Sierra Club comme s’il ne s’appliquait qu’aux ordonnances de confidentialité consiste effectivement une discussion sur des pointes d’aiguilles.

[27]  Comme je conclus que la protonotaire a erré en appliquant le mauvais critère juridique, je dois appliquer le bon critère juridique et substituer ma décision à celle de la protonotaire. Je n’ai pas à analyser les motifs de la protonotaire, ou l’argument de la défenderesse, concernant le critère des « circonstances inhabituelles » appliqué dans la décision ci-dessous ou comme exposé dans la décision Live Face.

B.  Application du critère de l’arrêt Sierra Club

[28]  Je suis d’avis que le projet d’ordonnance conservatoire présenté à la Cour respecte les deux conditions du critère de l’arrêt Sierra Club. Le projet d’ordonnance conservatoire semble contenir une définition soigneusement rédigée du terme [traduction] « renseignements confidentiels » et cette dernière comprend les renseignements de nature délicate, notamment les renseignements liés à la recherche et au développement, les documents portant sur les brevets et sur les demandes de brevet, les secrets commerciaux, les renseignements financiers, les renseignements confidentiels relatifs à des tiers. Dans le cours normal des activités d’une entreprise, il est attendu que ces renseignements demeurent confidentiels. Outre le fait qu’il est constant que ces catégories de renseignements de nature délicate constituent l’objet approprié d’une ordonnance conservatoire, il est raisonnable de supposer que les parties auraient protégé de tels renseignements et que leur divulgation, en dehors du présent litige, risquerait de compromettre les droits exclusifs, commerciaux et scientifiques des parties. Pour ces motifs, je conclus que le projet d’ordonnance conservatoire satisfait au critère énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Sierra Club.

VIII.  Conclusion

[29]  Le présent appel est accueilli. La protonotaire a erré en droit en omettant d’appliquer le bon critère juridique et j’ai substitué ma décision à la sienne, après avoir appliqué la jurisprudence contraignante de l’arrêt Sierra Club rendu par la Cour suprême du Canada. En conséquence, je prononcerai l’ordonnance conservatoire présentée dans le projet.

[30]  Bien que je n’en aie pas traité dans mes motifs, l’examen de la protonotaire concernant l’évolution de la règle de l’engagement tacite et des ordonnances conservatoires, ainsi que leur application dans le contexte actuel, est tout à fait fondé. Il ressort clairement de la lecture de la décision ci-dessous et de sa décision dans l’affaire Live Face qu’elle est soucieuse d’apporter une réponse à un problème qui se pose dans les litiges actuels en matière de brevet. À son avis, les requêtes habituelles visant à obtenir des ordonnances conservatoires n’ajoutent pas une protection supérieure à ce que propose déjà la règle de l’engagement tacite ou à ce qui peut être accompli au moyen d’accords privés, sans parler du fait que le traitement judiciaire de ces ordonnances impose un fardeau important à la Cour : Seedlings, aux paragraphes 64, 65 et 69; Live Face, aux paragraphes 4 à 10 et 13 à 15. Il ne fait aucun doute que ces observations sont bien fondées et qu’il est peut-être plus que temps d’apporter un changement. Toutefois, il ne convient pas, à mon avis, qu’un changement majeur à une pratique établie de longue date découle de la jurisprudence de notre Cour. Un tel changement relève du législateur ou des instances d’appel peut-être. En outre, je suis d’avis qu’il serait inéquitable pour les parties en l’espèce de voir lesdites « règles du jeu » changées au milieu des présentes procédures.

[31]  Comme je l’ai déjà mentionné, je n’ai pas abordé les motifs de la protonotaire, puisqu’ils concernent les éléments d’un nouveau critère, j’ai plutôt limité ma décision à l’application du critère juridique que je crois approprié à l’affaire en instance. Toutefois, après avoir écouté attentivement les plaidoiries de la défenderesse, je ne peux m’empêcher de souligner qu’il semble exister des préoccupations réelles concernant le recours exclusif à la règle de l’engagement tacite et à des accords privés négociés entre les parties, afin de protéger les éléments de preuve fournis lors de la communication préalable. Par exemple, prenons la proposition voulant que la règle de l’engagement tacite s’applique aux experts et aux consultants externes. La protonotaire admet qu’il n’existe qu’une seule jurisprudence confirmant directement ce principe : Winkler v Lehndorff Management Ltd, [1998] OJ no 4462 (C. sup. j. Ont. (Div. gén)). En plus de dater de 20 ans, il ne s’agit pas d’une jurisprudence de notre Cour et elle ne porte pas du tout sur un litige en matière de brevet. Je ne formule pas cette observation pour contester la validité juridique du principe sous-jacent, mais simplement pour confirmer qu’il s’agit d’un fondement exceptionnellement fragile pour dissiper les préoccupations de la défenderesse. On peut comprendre que la partie en l’espèce, et dans de futures affaires, soit très peu rassurée à la pensée que cette jurisprudence singulière servira à protéger les renseignements de nature délicate, obtenus au stade de la communication préalable des éléments de preuve, d’un usage à mauvais escient par des tiers, ainsi qu’à la lumière de l’affirmation de la protonotaire selon laquelle il est [traduction] « inimaginable » que des mandataires tiers ne soient pas liés par la règle de l’engagement tacite (sans citer aucune règle ou jurisprudence à l’appui). S’il est temps d’adopter une nouvelle approche concernant les ordonnances conservatoires, je ne peux que recommander un examen approfondi des questions soulevées par la défenderesse en l’espèce.


ORDONNANCE dans le dossier T-608-17

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. L’appel est accueilli.

  2. L’ordonnance conservatoire proposée est délivrée.

  3. Aucuns dépens ne sont accordés.

« Shirzad Ahmed »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-608-17

INTITULÉ :

SEEDLINGS LIFE SCIENCE VENTURES, LLC c PFIZER CANADA INC.

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 30 mai 2018

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

DATE DES MOTIFS :

Le 27 septembre 2018

COMPARUTIONS :

Ben Pearson

(par téléconférence)

Pour la demanderesse

Jason Markwell

Michael Schwartz

Pour la défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gowling WLG (Canada) S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Ottawa (Ontario)

Pour la demanderesse

Belmore Neidrauer LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour la défenderesse

 

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