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Date : 20180907


Dossier : T-515-17

Référence : 2018 CF 895

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 7 septembre 2018

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

HILTON WORLDWIDE HOLDING LLP

demanderesse

et

MILLER THOMSON

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Hilton Worldwide Holding LLP interjette appel d’une décision du registraire des marques de commerce ordonnant la radiation de l’inscription de la marque de commerce WALDORF-ASTORIA du registre. La question centrale du présent appel est celle de savoir si Hilton peut établir qu’elle a utilisé la marque de commerce en liaison avec des « services hôteliers », conformément à la Loi sur les marques de commerce, LRC 1985, c T-13 (la Loi), même s’il n’existait pas d’hôtel « traditionnel » portant le nom Waldorf-Astoria au Canada au cours de la période pertinente.

[2]  Pour les motifs suivants, j’accueille l’appel.

I.  Énoncé des faits

[3]  Le 23 octobre 2014, à la demande de Miller Thomson LLP, le registraire des marques de commerce a donné l’avis prévu à l’article 45 de la Loi à Hilton Worldwide Holding LLP, la propriétaire inscrite de la marque de commerce WALFORF-ASTORIA (enregistrement no LMC337,529). Dans son avis, le registraire enjoignait à Hilton de fournir une preuve établissant son emploi de la marque à un moment quelconque entre le 23 octobre 2011 et le 23 octobre 2014, soit la période de trois ans précédant immédiatement la délivrance de l’avis. À défaut d’un tel emploi, Hilton devait fournir une preuve de la date du dernier emploi et les raisons de son défaut d’emploi depuis cette date. Au cours de la période pertinente de trois ans, Hilton IP LLC était la propriétaire de l’enregistrement, qui a été cédé à Hilton Worldwide Holding LLP le 13 novembre 2014. Cet aspect n’est pas déterminant dans le présent appel.

[4]  La marque de commerce WALDORF-ASTORIA est enregistrée pour un emploi en liaison avec des [traduction] « services hôteliers ». Hilton soutient qu’elle emploie la marque en liaison avec ses services hôteliers au Canada depuis 1988 au moins. Comme il sera expliqué en détail ci-dessous, Hilton a soumis au registraire des éléments de preuve concernant son emploi de la marque, son projet de construction d’un hôtel Waldorf-Astoria à Montréal et les raisons pour lesquelles il n’a pas été réalisé. Le registraire a rejeté l’allégation de Hilton, essentiellement pour les mêmes raisons qui avaient fondé sa décision très récente dans une affaire mettant en cause l’emploi d’une marque en liaison avec des [traduction] « services hôteliers et des services de réservation en rapport avec des hôtels »: Stikeman Elliott LLP c Millennium & Copthorne International Limited, 2015 COMC 231 [M Hotel]. Dans cette affaire mettant en cause l’absence d’un établissement physique d’un « M Hotel » au Canada au cours de la période pertinente, le registraire a ordonné la radiation de l’enregistrement visant des [traduction] « services hôteliers », car le propriétaire de la marque n’avait pas réussi à établir qu’il avait exécuté ou était en mesure d’exécuter des services hôteliers au Canada au cours de ladite période. Le registraire a toutefois maintenu l’enregistrement visant des [traduction« services de réservation en rapport avec des hôtels ».

[5]  S’en tenant à la même ligne de pensée dans la décision faisant l’objet du présent appel, le registraire a conclu que l’absence d’hôtel Waldorf-Astoria au Canada invalidait l’allégation de Hilton selon laquelle elle avait employé la marque de commerce en liaison avec des « services hôteliers » au cours de la période pertinente au Canada. L’exploitation par Hilton d’un site Web interactif et d’un site international de réservation, les réductions offertes aux clients moyennant le paiement à l’avance de la chambre réservée, le programme de fidélisation permettant aux membres d’accumuler des points, de même que les nombreux messages portant la marque de commerce envoyés à des clients se trouvant au Canada n’ont pas été jugés suffisants pour établir l’emploi en liaison avec des « services hôteliers » au sens de la Loi.

[6]  Le registraire a également rejeté l’argument de Hilton selon lequel des circonstances spéciales justifiaient son défaut d’emploi de la marque au cours de la période pertinente, conformément au paragraphe 45(3) de la Loi. Hilton avait conclu une entente en vue de la construction d’un hôtel Waldorf-Astoria à Montréal, mais le projet a été abandonné en raison de la crise financière de 2008. Aux yeux du registraire, il ne s’agit pas du type de circonstances spéciales envisagées par la jurisprudence et, de toute manière, Hilton n’a pas réussi à établir pourquoi elle n’a jamais construit ou exploité un hôtel Waldorf-Astoria au Canada depuis 1988, année où elle a déposé sa marque de commerce.

[7]  Il a par conséquent ordonné la radiation de la marque de commerce du registre. Hilton interjette appel de cette décision et elle a produit de nouveaux éléments de preuve pour étayer sa thèse.

II.  Questions en litige

[8]  Le présent appel soulève quatre questions :

  1. Quelle est la norme de contrôle appropriée compte tenu de la production de nouveaux éléments de preuve dans le cadre de l’appel?
  2. La décision du registraire selon laquelle Hilton n’a pas établi l’emploi de sa marque de commerce en l’absence d’un hôtel « traditionnel » au Canada est-elle correcte ou raisonnable (suivant l’issue de l’analyse de la question soulevée au point A ci-dessus)?
  3. La décision du registraire selon laquelle Hilton n’a pas fourni de raison valable de son défaut d’emploi de la marque est-elle raisonnable (étant donné l’absence de nouvel élément de preuve sur ce point)?
  4. Subsidiairement, la Cour devrait-elle se prévaloir du paragraphe 57(1) pour ordonner la substitution de « services hôteliers, nommément services de réservation en rapport avec des hôtels » à « services hôteliers » dans l’état déclaratif de l’enregistrement?

III.  Analyse

A.  Quelle est la norme de contrôle applicable au présent appel?

[9]  La norme de contrôle applicable à un appel interjeté aux termes de l’article 56 de la Loi reflète la nature quelque peu inusitée de cette disposition d’appel. À la différence de beaucoup d’autres dispositions de ce type, le paragraphe 56(5) autorise expressément la production de nouveaux éléments de preuve :

Preuve additionnelle

Additional evidence

(5) Lors de l’appel, il peut être apporté une preuve en plus de celle qui a été fournie devant le registraire, et le tribunal peut exercer toute discrétion dont le registraire est investi.

(5) On an appeal under subsection (1), evidence in addition to that adduced before the Registrar may be adduced and the Federal Court may exercise any discretion vested in the Registrar.

[10]  La Cour d’appel fédérale a statué sur la norme de contrôle applicable aux appels dans lesquels de nouveaux éléments de preuve sont fournis relativement à un avis signifié en application de l’article 45 dans son arrêt Spirits International B.V. c BCF S.E.N.C.R.L., 2012 CAF 131 [Spirits International] :

[10] Dans le cadre de l’appel d’une décision rendue aux termes du paragraphe 45(1) de la Loi, c’est la norme de contrôle de la décision raisonnable que la Cour fédérale doit appliquer aux conclusions de fait tirées par le registraire et aux décisions qu’il rend en vertu de son pouvoir discrétionnaire. Toutefois, si le juge conclut que les éléments de preuve supplémentaires qui lui ont été soumis en appel auraient influé substantiellement sur les conclusions de fait du registraire ou sur l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, le juge doit tirer ses propres conclusions au sujet de la question à laquelle se rapportent les éléments de preuve supplémentaires en question (Brasseries Molson c John Labatt Ltée (C.A.F.), [2000] 3 C.F. 145, au paragraphe 51).

[11]  Selon la jurisprudence, il faut déterminer si les nouveaux éléments de preuve qui sont déposés en appel : i) sont nouveaux en ce sens qu’ils apportent des renseignements supplémentaires autres que ceux dont le registraire a été saisi; ii) sont probants et fiables, dans la mesure où ils sont d’intérêt pour les questions juridiques en litige, et autrement fiables au regard des critères juridiques habituels; iii) auraient influé substantiellement sur les conclusions du registraire ou sur l’exercice de son pouvoir, c’est-à-dire que, au vu de cette nouvelle preuve, la décision raisonnable aurait été de ne pas ordonner la radiation de la marque en cause.

[12]  Si, en l’espèce, il s’avère que les nouveaux éléments de preuve satisfont à ces conditions, je devrai en tenir compte en plus de ceux qui étaient à la disposition du registraire avant de tirer mes propres conclusions. La norme de la décision raisonnable s’applique aux conclusions de fait ou aux questions avec lesquelles les nouveaux éléments de preuve n’ont pas de lien.

[13]  Pour déterminer si les nouveaux éléments de preuve auraient influé substantiellement sur la décision du registraire, la Cour doit fonder son appréciation non pas sur leur quantité, mais sur leur qualité – nature, pertinence, valeur probante et fiabilité –, pour déterminer s’ils ajoutent des éléments importants (Mattel, Inc. c 3894207 Canada Inc., 2006 CSC 22, au paragraphe 37).

[14]  Je m’attaquerai à cette tâche en me laissant guider par le principe établi de longue date voulant que la procédure simple et sommaire qui est prévue à l’article 45 de la Loi vise à éliminer du registre les marques de commerce qui ne sont plus employées, communément qualifiées de « bois mort ». Cette disposition ne vise pas la tenue d’une instruction qui porterait sur une question de faits contestés, ni un moyen supplémentaire de contester une marque de commerce autre que la procédure courante prévue à l’article 57 : Meredith & Finlayson c Canada (Registraire des marques de commerce) (1991), 40 CPR (3d) 409, [1991] ACF no 1318 (QL) (CAF). Le fardeau d’établir l’emploi au sens de l’article 45 n’est pas très astreignant, et toute ambiguïté dans un élément de preuve devrait être résolue en faveur du propriétaire inscrit.

[15]  Lors de l’audience devant le registraire, Hilton a soumis un affidavit souscrit par Christian Eriksen, l’avocat responsable des marques et de la propriété intellectuelle de Hilton Worldwide. Dans cet affidavit, l’avocat explique l’historique du Hilton Group et le contexte de son évolution depuis le premier hôtel Waldorf-Astoria à New York, ainsi que ceux des autres hôtels que le groupe exploite en liaison avec cette marque dans différentes villes des États-Unis et du monde. Il décrit en outre comment des réservations peuvent être prises pour séjourner dans l’un ou l’autre des hôtels Waldorf-Astoria dans le monde, y compris par l’intermédiaire des systèmes de réservation d’agences de voyage tiers, du système de réservation du site Web de Hilton, ou par téléphone, en composant l’un des numéros sans frais des centres de réservation pour le Canada. L’affidavit explique que la marque Waldorf-Astoria figure sur le site Web ainsi que dans les confirmations des réservations transmises aux clients par messagerie électronique.

[16]  M. Eriksen mentionne que quelque 41 000 clients canadiens avaient séjourné dans un hôtel Waldorf-Astoria au cours de la période pertinente, et que les recettes de la location de chambres s’établissaient à 50 millions de dollars environ. Il affirme également ce qui suit :

[traduction] Pendant la période pertinente, plus de 1 300 réservations ont été payées sur-le-champ par des clients canadiens. Autrement dit, les transactions ont été effectuées à partir du Canada et une confirmation du paiement a été envoyée à des clients se trouvant au Canada. Ces paiements ne doivent pas être confondus avec un dépôt prélevé sur une carte de crédit au moment de la réservation d’une chambre : ces montants sont versés en guise de règlement anticipé en échange d’un tarif réduit pour la chambre réservée.

[17]  M. Eriksen décrit ensuite le fonctionnement du programme de fidélisation des clients, appelé Hilton Honours. Enfin, il explique les démarches suivies pour établir un hôtel Waldorf-Astoria à Montréal, ainsi que les raisons pour lesquelles le projet est tombé à l’eau. Il y est aussi question d’un projet plus récent d’établissement d’un hôtel, sans plus de détail.

[18]  Aux fins du présent appel, Hilton a soumis un second affidavit de M. Eriksen, ainsi qu’un affidavit de Linda Elford, spécialisée dans la recherche de marques de commerce. Contrairement à M. Eriksen, Mme Elford a été contre-interrogée au sujet de son affidavit.

[19]  Le second affidavit de M. Eriksen contient des copies plus nettes de captures d’écran de diverses pages du site Web de Hilton qu’il avait jointes à son premier affidavit. Comme la qualité desdites pièces jointes n’a pas été mise en cause, j’estime qu’elles n’ajoutent rien à l’espèce et n’ont aucune incidence sur le choix de la norme de contrôle applicable.

[20]  Le second affidavit de M. Eriksen explique aussi le lien entre les diverses personnes morales formant le groupe Hilton et donne des compléments d’information sur le fonctionnement au Canada des systèmes de réservation de chambres dans un hôtel Hilton. Ces compléments d’information par rapport au premier affidavit recèlent une certaine valeur probante, comme il sera expliqué plus loin.

[21]  Mme Elford explique quant à elle qu’un avocat du cabinet représentant Hilton lui avait demandé de retracer le plus ancien exemplaire du Manuel des marchandises et des services [le Manuel] et d’y chercher les termes [traduction] « services hôteliers », « services de réservation d’hôtel », « services de réservations » et « gestion hôtelière ».

[22]  La version la plus ancienne du Manuel que Mme Elford a pu retracer remonte au 18 janvier 2006. Elle y a trouvé les termes [traduction] « services hôteliers » et « gestion hôtelière » parmi les services acceptables, mais pas les autres termes de la liste susmentionnée. Elle affirme également ce qui suit :

[TRADUCTION] Je n’ai pas trouvé de version du Manuel des marchandises et des services antérieure au 18 janvier 2006 mais, durant mes 45 années d’expérience, je ne me souviens pas d’avoir vu qu’un terme a été ajouté, supprimé puis ajouté de nouveau. Par conséquent, je ne pense pas que les termes [TRADUCTION] « services de réservation d’hôtel » et « services de réservation » aient pu figurer dans une version antérieure au 18 janvier 2006.

[23]  La défenderesse estime que le témoignage de Mme Elford est inadmissible parce qu’il s’agit d’un témoignage d’expert et qu’elle n’a pas été présentée ni qualifiée comme experte conformément à l’article 52.1 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles). Mme Elford livre un témoignage d’opinion au sujet des pratiques du Bureau des marques de commerce, soutient la défenderesse, et il est de ce fait inadmissible puisqu’il va à l’encontre des Règles et du critère régissant la présentation d’une preuve d’expert dans les affaires portant sur des marques de commerce que la Cour suprême du Canada a énoncé dans l’arrêt Masterpiece Inc. c Alavida Lifestyles Inc., 2011 CSC 27, au paragraphe 75.

[24]  J’estime admissibles et probants les éléments de preuve contenus dans les parties de l’affidavit de Mme Elford qui se fondent sur un exemplaire du Manuel qu’elle a pu consulter et sa connaissance personnelle des règles d’ajout.

[25]  L’argument de la défenderesse selon lequel son affidavit présente une preuve d’expert n’est d’aucune pertinence relativement à son exposé des faits, savoir que certains termes ne figurent pas dans l’exemplaire le plus ancien du Manuel qu’elle a consulté. La pertinence de ce constat sera explicitée ci-après, mais il est manifeste que la prise en compte de versions antérieures du Manuel aurait empêché le registraire de commettre l’erreur de se fonder sur sa version actuelle. Il s’agit d’une considération pertinente aux fins de l’examen de la question centrale ici, savoir si l’emploi en liaison avec des « services hôteliers” a été établi, ou s’il est nécessaire de préciser « services de réservation en rapport avec des hôtels ».

[26]  Selon moi, cette partie de l’affidavit de Mme Elford n’est pas présentée comme une « opinion d’expert », mais tout simplement comme un exposé des faits à partir de ses connaissances personnelles. Ses déclarations au sujet de sa connaissance personnelle des règles d’ajout au Manuel du Bureau des marques de commerce constituent aussi un exposé de fait admissible dans le cadre du présent appel; toutefois, sa valeur probante est affaiblie par son affirmation comme quoi ce constat lui est dicté par son expérience et l’absence de confirmation par une personne en position d’autorité au Bureau ou d’une autre preuve qui attesterait la concordance entre son expérience et la réalité historique. Si tant est que Mme Elford eût l’intention de donner une opinion d’expert, ou que Hilton eût voulu se reposer sur son témoignage pour étayer des propositions allant au-delà de ces exposés de faits, je conviens avec la défenderesse que ce témoignage serait admissible.

[27]  Pour ce motif, je conclus que la norme de contrôle applicable au présent appel est celle de la décision correcte pour ce qui a trait aux questions visées par les nouveaux éléments de preuve; pour le reste, je m’en tiendrai à la norme de la décision raisonnable.

B.  Un propriétaire d’hôtel peut-il établir l’« emploi » d’une marque de commerce en l’absence d’un hôtel « traditionnel » au Canada?

[28]  Dans la présente section, j’esquisserai une réflexion sur la notion de l’« emploi » en liaison avec des services, j’examinerai brièvement la jurisprudence à ce sujet, je me pencherai sur la décision faisant l’objet du contrôle et je livrerai mon analyse de la question.

1)  La définition d’« emploi » en liaison avec des services

[29]  L’emploi est l’une des notions fondamentales du droit canadien des marques de commerce, tel que l’explique le juge Binnie dans l’arrêt Mattel :

[5] Contrairement à d’autres formes de propriété intellectuelle, le droit à une marque de commerce repose essentiellement sur son emploi véritable. Ainsi, l’inventeur canadien a droit à un brevet même s’il n’en fait aucune exploitation commerciale. Le dramaturge conserve son droit d’auteur même si sa pièce n’est pas jouée. Mais, en ce qui concerne une marque de commerce, le mot d’ordre est de l’employer sous peine de la perdre. L’enregistrement d’une marque déposée qui n’a pas été employée est susceptible de radiation (par. 45(3)).

[30]  L’article 2 de la Loi définit ainsi la notion d’« emploi » (ou d’usage) : « à l’égard d’une marque de commerce, tout emploi qui, selon l’article 4, est réputé un emploi en liaison avec des produits [auparavant, marchandises] ou services ». L’emploi en liaison avec des services est explicité au paragraphe 4(2) :

(2) Une marque de commerce est réputée employée en liaison avec des services si elle est employée ou montrée dans l’exécution ou l’annonce de ces services.

(2) A trade-mark is deemed to be used in association with services if it is used or displayed in the performance or advertising of those services.

[31]  Il me semble utile d’examiner la jurisprudence dans laquelle il est question des activités qui permettent d’établir l’« emploi » d’un service au Canada, car les jugements en question précisent le contexte dans lequel il faut aborder les décisions du registraire à l’égard des hôtels et des services hôteliers.

a)  Interprétation libérale de la notion de « services »

[32]  Comme il a été mentionné auparavant, il ressort de la Loi que certaines activités sont réputées faire partie de la notion de services, mais elles n’y sont pas définies de manière détaillée. La jurisprudence semble rejeter les interprétations trop étroites du terme. La décision qui fait autorité en la matière est Kraft Ltd. c Registraire des marques de commerce (1984), 1 CPR (3d) 457, [1984] 2 CF 874 (1re inst.) [Kraft]. La question soulevée était de savoir si Kraft avait prouvé qu’elle avait employé sa marque de commerce en liaison avec des coupons de réduction applicables à des produits alimentaires qui avaient été publiés dans les journaux, notamment. Les clients pouvaient présenter leurs coupons pour obtenir des rabais. Le registraire a admis qu’il pouvait certes s’agir d’une forme de promotion de son entreprise par Kraft, mais non de « services » au regard de la Loi. La juge Strayer souligne qu’il n’existe pas de droit de common law lié à l’emploi d’une marque de commerce en liaison avec des services, et que cette garantie a été ajoutée à la Loi en 1953 seulement, selon le modèle américain.

[33]  Elle refuse d’adhérer au courant jurisprudentiel américain suivant lequel la définition législative des services n’englobe pas ceux qui sont simplement accessoires ou secondaires à la vente de produits, notamment (à la page 460). Se fondant sur les premiers principes, elle conclut plutôt (à la page 461) :

[traduction] La condition fondamentale pour établir l’emploi d’une marque de commerce en liaison avec des services est donc la distinction faite entre des services exécutés par [une personne] d’avec les services exécutés par une autre [...] C’est cette définition qui fait entrer les marques de commerce en liaison avec des services dans le champ d’application de la Loi. À mon avis, rien dans cette définition ne suppose que les « services » à l’égard desquels est établie une marque de commerce se limitent à ceux qui ne sont pas « secondaires » ou « accessoires » à la vente de produits. Kraft soutient qu’elle a fourni un service en distribuant de manière large et aléatoire des coupons que les consommateurs pouvaient utiliser pour se procurer ses produits à moindre prix. Je ne trouve aucune raison de ne pas qualifier cette offre de service.

[34]  Ce raisonnement a été repris récemment dans l’arrêt Sim & McBurney c Gesco Industries, Inc. (2000), 186 FTR 283, 9 CPR (4th) 480 (CAF). Dans cette instance, le juge Rothstein infirme la décision du registraire et rejette l’argument selon lequel les services doivent être offerts indépendamment des marchandises (dorénavant appelées des « produits ») pour bénéficier de la protection de la Loi. La Cour d’appel souscrit expressément au raisonnement suivi par la juge Strayer dans la décision Kraft, et conclut au paragraphe 11 : « En l’espèce, la marque de commerce « STAINSHIELD » est montrée dans la publicité du traitement de certaines des gammes de tapis et de moquettes de Gesco. Les services peuvent être accessoires aux marchandises, mais cela ne signifie pas que la marque de commerce n’est pas employée en liaison avec les services. »

b)  La diffusion d’annonces publicitaires ou d’information concernant des services ne constitue pas un « emploi » au Canada si aucun service n’est fourni ici

[35]  Si le paragraphe 4(2) de la Loi prévoit que l’annonce de services constitue un emploi, il est clair que le simple fait d’annoncer des services au Canada qui ne sont ni exécutés ou fournis ici ne constitue pas un emploi au sens de la Loi : voir Porter c Don the Beachcomber, [1966] R.C.E. 982, 48 C.P.R. 280 [Don the Beachcomber], et Marineland Inc. c Marine Wonderland and Animal Park Ltd., [1974] 2 CF 558 (1re inst.) [Marineland].

[36]  La décision Motel 6, Inc. c No. 6 Motel Limited, [1982] 1 CF 638 (1re inst.) [Motel 6] porte sur des allégations de violation d’un droit d’auteur relativement à une raison sociale et une série d’allégations relatives à l’enregistrement d’une marque de commerce en liaison avec des [traduction] « services de motel ». Motel 6 est une grande société qui exploite une chaîne de motels aux États-Unis. Elle est propriétaire d’une marque de service englobant la raison sociale « Motel 6 » ainsi qu’un logo. Les allégations ont été présentées après l’ouverture et l’exploitation par la défenderesse de plusieurs motels en Colombie-Britannique sous le nom Motel 6, et l’enregistrement par cette dernière de la marque de commerce Motel 6 en liaison avec des services de motel. La société américaine dénonce la confusion créée dans le marché et la violation de son droit d’auteur sur sa raison sociale et son logo, ainsi que de sa marque de commerce, devenue connue au Canada. Comme les autres motifs de la décision n’ont pas d’intérêt aux fins des présentes, je vais me limiter aux conclusions qui sont liées à l’emploi de la marque de commerce au Canada.

[37]  Motel 6 n’exploitait pas de motel au Canada. La société soutenait que les annonces publicitaires et le bouche-à-oreille nourri par l’imposante clientèle canadienne qui séjournait régulièrement dans ses motels avaient contribué à faire connaître sa marque de commerce partout au Canada. Selon la preuve, plus de la moitié des clients ayant séjourné dans certains motels de la chaîne aux États-Unis étaient des Canadiens durant la haute saison touristique. Motel 6 n’avait pas de service de réservation centralisé et ne fournissait aucun autre service au Canada. Pour faire une réservation, les clients téléphonaient ou écrivaient au motel de leur choix, ou passaient par une agence de voyages. La réservation pouvait être confirmée par un paiement par carte de crédit ou par chèque, mais aucun autre service ou avantage n’était offert au Canada.

[38]  Le juge Addy a tranché que Motel 6 n’avait pas fait la preuve que sa marque de commerce était employée au Canada :

[traduction]

39  La correspondance ou la communication par téléphone avec des clients, des clients potentiels ou leurs agents au Canada aux seules fins de prendre et de confirmer une réservation de chambre dans un motel situé aux États-Unis ne constituent pas des emplois d’une marque en liaison avec des services de motel au Canada. C’est d’autant plus vrai si la personne ou l’entreprise qui fournit des services de motel n’a pas engagé les démarches pour établir un contrat. Dans de telles circonstances, l’entreprise doit avoir à tout le moins une installation quelconque au Canada [...]

[Citant Don the Beachcomber et Marineland.]

[39]  De même, dans la décision Express File Inc. c HRB Royalty Inc., 2005 CF 542, la Cour a confirmé une décision de la Commission des oppositions des marques de commerce selon laquelle la marque de commerce EXPRESS FILE n’avait pas été employée en liaison avec des services de transmission électronique de déclarations de revenus au Canada. La preuve établissait que les services étaient offerts et fournis entièrement aux États-Unis. Un nombre indéterminé de Canadiens avaient censément utilisé les services pour soumettre leurs déclarations de revenus aux États-Unis par l’intermédiaire d’une banque ou d’une coopérative d’épargne et de crédit située dans ce pays. Ces personnes devaient avoir un code postal aux États-Unis pour conclure l’opération. Il n’y avait pas de centre de traitement ni de bureau au Canada, mais les clients canadiens pouvaient composer un numéro de téléphone sans frais s’ils avaient besoin d’aide pour soumettre leur déclaration par voie électronique. Il n’existait aucune preuve d’annonce du service au Canada, ni directement par des annonces postées à des Canadiens ni autrement. Aucune trace non plus de l’utilisation du service par un particulier au Canada. Aux yeux de la Cour, l’« emploi » au Canada n’a pas été établi.

[40]  Dans sa décision Pro-C Ltd v. Computer City Inc., (2001), 55 OR (3d) 577, 2001 CanLII 7375 (CA), la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que le simple fait d’exploiter un site Web [traduction] « passif » qui fournit de l’information aux clients, mais ne permet autrement aucune interaction directe avec eux ne constitue pas une démonstration d’un emploi d’une marque de commerce au Canada.

c)  L’« emploi » au Canada peut être établi par la possibilité donnée à des Canadiens de tirer directement avantage d’un service

[41]  Les tribunaux ont tranché à maintes reprises que le propriétaire d’une marque de commerce qui prend les mesures nécessaires pour livrer ses services directement aux Canadiens peut établir un emploi au Canada. Cette analyse a évolué, comme l’on pouvait s’y attendre, en parallèle avec les changements survenus dans la manière dont les services de vente au détail sont fournis, et particulièrement depuis l’explosion des services offerts « en ligne ».

[42]  Dans la décision Saks & Co. c Canada (Registraire des marques de commerce) (1989), 25 FTR 65, [1989] ACF no 28 (QL) (1re inst.) [Saks & Co], il est question d’un avis donné en application de l’article 44 (l’article 45 dans la version actuelle) et enjoignant à Saks d’établir l’emploi de ses marques de commerce en liaison avec les marchandises et les services énumérés dans l’enregistrement. En dépit de l’absence de magasin de détail traditionnel au Canada, la société s’est fondée sur une preuve de l’existence de plus de 7 000 comptes d’achats à crédit détenus par des clients canadiens, ainsi que sur des exemples de livraison à des adresses au Canada d’articles achetés en ligne ou par commande téléphonique. La preuve fait aussi état de campagnes publicitaires dans diverses publications largement distribuées au Canada, ainsi que des interventions sous garantie sur des biens achetés et livrés au Canada.

[43]  Au paragraphe 54, le juge Addy affirme que « ces services sont exécutés sans que le consommateur canadien ait jamais à quitter le Canada et la marque Saks Fifth Avenue est employée en liaison avec tous ces services du fait qu’elle figure sur tous les documents et toutes les fournitures de l’inscrivante liées à la marque ». Bien que l’on puisse s’attendre à ce que la garantie soit honorée aux États-Unis et que les travaux de réparation requis y soient réalisés, le juge Addy conclut néanmoins que ces services, garanties et sûretés, ainsi que l’offre faite aux Canadiens de les honorer, constituent des services de magasin de détail tels qu’ils sont décrits dans la demande, et doivent être considérés comme étant fournis au Canada au sens de la Loi.

[44]  Le juge Addy établit une distinction entre les faits de cette instance et ceux dont il avait été saisi dans les affaires Motel 6 et Don the Beachcomber, en rappelant que dans ces dernières, il n’existait absolument aucun lien avec le Canada, si ce n’est la publicité qui propose aux Canadiens de se rendre aux États-Unis pour bénéficier des services offerts. « Aucune personne résidant au Canada ne pouvait bénéficier, d’aucune façon, des services offerts, qui en fait n’avaient aucun lien avec quoi que ce soit qui se trouvait au Canada. »

[45]  L’obligation d’aborder chaque instance au vu de ses faits particuliers est mise de l’avant dans la décision Boutique Limité Inc. c Canada (Registraire des marques de commerce) (1998), 84 CPR (3d) 164, [1998] ACF no 1419 (QL) (CAF). Dans celle-ci, la Cour d’appel a tranché que l’offre d’un remboursement à des Canadiens en liaison avec des ventes conclues aux États-Unis ou la publicité dans des publications distribuées au Canada ne constituaient pas des éléments de preuve suffisants pour établir l’emploi d’une marque de commerce au Canada. Le juge a conclu que la décision dans Saks reposait sur des faits propres à l’instance.

[46]  La décision HomeAway.com Inc. c Hrdlicka, 2012 CF 1467 [HomeAway], visait à établir si une société américaine qui exploite un site Web affichant un registre de fiches descriptives d’immeubles pour les vacances pouvait établir l’emploi au Canada de sa marque de commerce VRBO (« Vacation Rental by Owner »). Le site Web en question offre un service permettant à des propriétaires d’inscrire leur propriété en vue de la louer et à des clients de consulter le registre en vue de louer l’une de ces propriétés en signant une entente avec le propriétaire. Apparemment, le site Web était exploité depuis les États-Unis. Selon la preuve, le site était accessible à des utilisateurs canadiens et des propriétés situées au Canada y étaient inscrites. La marque de commerce VRBO était montrée de manière très évidente dans le site Web.

[47]  La Cour a conclu que, compte tenu de l’évolution d’Internet et de la manière dont d’autres domaines du droit ont traité la question, il faut privilégier l’interprétation de la Loi qui permet le mieux de donner effet à son objet et à ses objectifs. La possibilité de stocker des renseignements dans un pays qui sont accessibles et utilisés dans un autre oblige les régimes législatifs à reconnaître qu’ils se situent « à la fois ici et ailleurs ».

[48]  Le juge Hughes s’exprime ainsi au paragraphe 22 de la décision HomeAway : « J’estime donc qu’une marque de commerce qui figure sur le site Web d’un écran d’ordinateur au Canada constitue, pour l’application de la Loi sur les marques de commerce, un emploi et une annonce faits au Canada, et ce, indépendamment de la provenance des renseignements ou du lieu où ils sont stockés. » Il convient de souligner que la preuve démontrait que des personnes se trouvant au Canada avaient utilisé le service pour inscrire des propriétés situées en territoire canadien, et que celles-ci étaient offertes en location à des internautes d’ici et d’ailleurs.

[49]  La décision TSA Stores, Inc. c Registraire des marques de commerce, 2011 CF 273 [TSA Stores], porte également sur l’accès en ligne à des services offerts par un magasin de détail. TSA Stores avait enregistré ses marques de commerce en liaison avec « l’exploitation de magasins de détail spécialisés dans la vente de matériel et de vêtements de sport » et « des services de magasin de détail, y compris équipement et vêtements de sport », mais il n’exploitait pas de magasin au Canada. Son allégation d’emploi au Canada reposait sur l’exploitation d’un site Web accessible aux Canadiens assorti d’options d’aide (pour le choix de produits et la localisation du magasin le plus proche).

[50]  Les éléments de preuve démontraient que des centaines de milliers de Canadiens avaient consulté le site Web et le magasin de détail en ligne. La juge Simpson souligne que la Loi ne définit pas le mot « services », et qu’il faut donc en faire une interprétation libérale. Elle ajoute au paragraphe 17 qu’« [i]l a été reconnu que la Loi ne fait aucune distinction entre les services principaux, accessoires ou secondaires. Dès lors que certains membres du public – consommateurs ou acheteurs – en tirent un avantage, l’activité constitue un service » [renvois omis]. Au vu des faits, la juge Simpson conclut au paragraphe 19 que la consultation des services du magasin offerts au site Web de TSA « s’apparente à une visite sur place d’un magasin et revient à discuter avec un vendeur bien informé ». Pour cette raison, TSA a établi l’emploi de ses marques de commerce au Canada.

[51]  Ces décisions confirment qu’une appréciation au cas par cas s’impose pour déterminer si l’emploi au Canada a été établi. Pour ce faire, il faut tenir compte de la description des services dans l’enregistrement de la marque de commerce et de la nature des avantages fournis aux personnes physiquement présentes au Canada. Ces deux éléments font l’objet d’une analyse dans la décision Société Nationale des Chemins de Fer Français Sncf c Venice Simplon-Orient-Express Inc., (2000), 9 CPR (4th) 443, 2000 CanLII 16547 (CF 1re inst.) [Orient-Express]. Celle-ci met en cause un avis notifié aux termes de l’article 44 relativement à deux marques de commerce d’Orient-Express et de Venice Simplon-Orient Express enregistrées en liaison avec des « [s]ervices de voyage, nommément un service de transport de passagers par train ».

[52]  La partie requérante y allègue que l’enregistrement de la marque de commerce mentionne un « service », et non des « services », et qu’il se limite par conséquent à l’exploitation d’un train. La défenderesse n’exploitant pas de train au Canada, son enregistrement devait être radié. La propriétaire inscrite a fait valoir que peu importe s’il mentionne un service ou des services, l’enregistrement décrit un service de transport de passagers entre un point A et un point B, et que l’exploitation d’un train constitue un aspect seulement de ce service.

[53]  Des factures indiquant des réservations prises par l’intermédiaire d’agences de voyage au Canada pour des clients canadiens souhaitant utiliser les services ferroviaires ont été produites en preuve. Les agences de voyage étaient des intermédiaires entre la défenderesse et les clients canadiens. Le registraire a conclu que les services de réservation constituaient des « services de voyage, nommément des services de transport de passagers par train », une formulation qu’il a jugée suffisamment large pour comprendre des services connexes ou accessoires comme la vente de billets de train et la réservation de places à bord. Le registraire fait observer par ailleurs que la Loi ne définit par la notion de « services » et qu’elle ne fait pas de distinction entre les services principaux, connexes et accessoires. Cette absence de définition commande selon lui une interprétation plus large que restrictive.

[54]  En appel, le juge McKeown a maintenu la décision du registraire. Il a tranché que l’interprétation libérale que donne le registraire au terme « services », laquelle englobe les services principaux, connexes et accessoires, est tout à fait conforme à l’esprit de la Loi et de la jurisprudence (il cite la décision de la juge Strayer dans Kraft ainsi que la décision Saks & Co.. Le juge McKeown livre la conclusion suivante au paragraphe 10 : « Il était donc raisonnable de conclure que la prestation au Canada par une agence de voyage de services de réservations et de vente de billets constituait la prestation au Canada de tels services par le propriétaire inscrit. »

[55]  La question suivante dans cette décision est celle de savoir si le propriétaire inscrit a réussi à établir l’emploi de la marque de commerce au Canada en dépit de l’absence d’emplacement physique ici ou de relation directe avec des clients canadiens. Il n’est pas contesté que la marque de commerce était apposée sur les factures; la question examinée concerne la démonstration par le propriétaire inscrit de l’emploi de sa marque au Canada en l’absence de preuve de vente directe au consommateur final. Au paragraphe 12, la Cour affirme qu’il n’est pas nécessaire de prouver qu’il y a eu vente directe au consommateur : « Tout emploi de la marque de commerce dans le circuit de distribution suffit à établir l’emploi [...] »

[56]  Bref, la notion d’exécution ou de fourniture de services à des Canadiens est sous-jacente dans toute la jurisprudence susmentionnée. Tel que l’a établi notre Cour dans la décision UNICAST SA c South Asian Broadcasting Corporation Inc., 2014 CF 295, la notion de l’exécution des services est centrale et il est essentiel qu’un aspect quelconque des services soit offert directement aux Canadiens ou exécuté au Canada.

[57]  À contre-courant de ces jugements de principe, une série de jugements récents du registraire indique qu’il est plutôt porté à croire que l’exploitation d’un hôtel « traditionnel » au Canada est requise pour établir l’emploi d’une marque de commerce en liaison avec un « hôtel » ou des « services hôteliers » : outre la décision faisant l’objet du présent appel, voir Bellagio Limousines v. Mirage Resorts Inc., 2012 TMOB 220; Stikeman Elliott LLP c Millennium & Copthorne International Limited, 2017 COMC 34 [M Hotel & Design]; M Hotel et Ridout & Maybee LLP c Sfera 39-E Corp., 2017 COMC 149 [Blue Diamond]. Puisque ce courant jurisprudentiel est à la base de la décision en appel, je me pencherai sur les décisions visées dans la section suivante.

2)  La décision faisant l’objet du contrôle

[58]  Dans l’instance à l’origine de l’appel, le registraire était saisi de deux questions : i) Le propriétaire avait-il établi l’emploi de la marque de commerce en liaison avec des services hôteliers au Canada au cours de la période pertinente? Dans la négative, ii) le propriétaire avait-il établi que des « circonstances spéciales » justifiaient le défaut d’emploi, sous le régime du paragraphe 45(3) de la Loi? Pour répondre à la première question, tel qu’il a été mentionné précédemment, le registraire s’est inspiré de la décision M Hotel, publiée à peu près au moment où les parties ont soumis leurs observations dans la présente espèce. Étant donné que cette décision donne les principaux fondements à la démarche suivie dans la décision contestée ici, je vais en faire un examen assez exhaustif.

[59]  L’affaire M Hotel met en cause un hôtel situé à Singapour et le maintien ou non de l’enregistrement d’une marque de commerce au Canada en liaison avec des « services hôteliers et des services de réservation en rapport avec des hôtels ». Le registraire a jugé que l’enregistrement à l’égard des « services hôteliers » devait être radié, mais que celui concernant des « services de réservation en rapport avec des hôtels » devait être maintenu.

[60]  Dans la décision M Hotel, le registraire soutient que la décision Orient-Express de la Cour fédérale n’érige pas en principe général qu’il faut interpréter largement la notion de services afin d’y inclure d’emblée les services principaux, connexes et auxiliaires. La Cour y signale simplement qu’il était raisonnable pour le registraire de conclure que les « services de voyage, nommément des services de transport de passagers par train peuvent être interprétés largement de manière à englober les services de type agences de voyages qui [sont] véritablement décrits dans la preuve » (au paragraphe 34). Partant, la décision Orient-Express ne réfute pas les principes enseignés dans les décisions Marineland et Motel 6 relativement à l’exécution de services au Canada. Le registraire a tout au plus conclu que ces décisions mettant en cause l’exécution de services de magasin de détail ne s’appliquent pas à l’exploitation d’un hôtel (au paragraphe 38) : « Cependant, contrairement à de [sic] services de magasin de détail, un hôtel ne peut pas être exploité par Internet ou par téléphone; il est contraire au sens commun d’assimiler la possibilité d’effectuer une réservation dans un hôtel à l’exploitation d’un hôtel [...] »

[61]  Pareillement, le registraire écarte l’idée d’inclure automatiquement dans les services les activités connexes à la prestation d’un service :

[40]  Nonobstant l’emploi des termes « principaux », « accessoires » ou « secondaires » dans certaines décisions faisant jurisprudence, ces termes ne sont pas employés dans la Loi et encore moins définis. L’idée dans Kraft est qu’il n’est pas nécessaire de faire une distinction entre des services « accessoires », « secondaires » ou « principaux » pour déterminer ce qui constitue un « service » au sens de la Loi. Partant, l’emploi de ces termes lorsqu’il s’agit de déterminer si une activité donnée équivaut à un service visé par un enregistrement est tout aussi injustifié. Au regard de la Loi, un tel exercice est pratiquement dépourvu de fondement et mène inévitablement à des arguments et à des résultats absurdes.

[62]  Le registraire a plutôt tranché que l’article 30 de la Loi exige que les services soient décrits dans les « termes ordinaires du commerce » et qu’il faut donc donner aux « services visés par l’enregistrement leur signification habituelle et les interpréter conformément au sens commun » (au paragraphe 41). Appliquant ce raisonnement, le registraire a conclu dans la décision en appel que la publicité et la promotion de services d’hôtel au Canada ne peuvent pas constituer un emploi au sens de la Loi, à moins que l’hôtel y ait un emplacement physique :

[43]  Cela concorde avec le sens ordinaire des termes employés dans l’état déclaratif des services et avec la preuve qui a été produite. Les services de [traduction] « prise de réservation, planification et réservation » ne constituent pas des [traduction] « services hôteliers » et l’enregistrement ne devrait pas être maintenu à cet égard au seul motif que le service qui est véritablement disponible « au Canada » est indirectement lié.

[44]  Aucun poids ne devrait être accordé à l’argument voulant que « techniquement parlant » l’exécution d’une certaine activité constitue un emploi. À cet égard, les tribunaux considèrent généralement d’un mauvais œil les activités commerciales symboliques exécutées dans le seul but de protéger des droits de propriété intellectuelle. Je trouve utile de citer l’observation suivante de la Cour fédérale dans la décision Plough, précitée, au paragraphe 10 :

Il n’est pas permis à un propriétaire inscrit de garder sa marque s’il ne l’emploie pas, c’est-à-dire s’il ne l’emploie pas du tout ou s’il ne l’emploie pas à l’égard de certaines des marchandises pour lesquelles cette marque a été enregistrée.

[45]  Maintenir l’enregistrement en l’espèce à l’égard des [traduction] « services hôteliers » équivaudrait à accorder à la Propriétaire une protection exagérément étendue à l’égard des services qu’elle n’exécute pas véritablement au Canada. Lorsqu’un propriétaire de marque de commerce qui exécute des services dans un autre pays souhaite obtenir et maintenir un enregistrement au Canada en liaison avec la même Marque et les mêmes services, il doit généralement exécuter les services en question de la même manière au Canada; le simple fait d’offrir ces services n’est pas suffisant.

[63]  Dans la décision contestée, le registraire a envisagé les faits de cette manière et il ne voit rien qui l’empêche de conclure que le sens commercial ordinaire de l’expression « services hôteliers » n’englobe pas les réservations, la planification ou les services de prise de réservation. Le passage suivant résume l’essentiel de l’analyse du registraire :

[55]  Les états déclaratifs des produits et des services doivent être dressés dans les termes ordinaires du commerce et on doit les interpréter ainsi. Il s’agit d’une interprétation téléologique, et non d’une interprétation scientifique. Si quelqu’un dit qu’il offre des [traduction] « services hôteliers » au Canada, le client moyen s’attend à trouver un hôtel. Si le client doit quitter le Canada pour pouvoir profiter réellement du service, il ne s’agit pas de [traduction] « services hôteliers ». Tel qu’indiqué dans Bellagio et M Hotel, il est contraire au sens commun d’assimiler la possibilité d’effectuer une réservation dans un hôtel à l’exploitation d’un hôtel. De même, même si l’on peut profiter d’un programme de fidélisation au Canada/à partir du Canada, il ne s’agit pas de l’offre de [traduction] « services hôteliers ». Les « services hôteliers » ne sont pas les termes ordinaires du commerce pour un programme de fidélisation.

[56]  Par ailleurs, je souligne que cette conclusion est logique du point de vue de l’examen à l’étape de la demande. Si une distinction doit être faite entre des services décrits comme des [traduction] « hôtels » par rapport à des [traduction] « services hôteliers », il faudrait que le registraire accepte les [traduction] « hôtels », mais conteste les [traduction] « services hôteliers », s’ils recevaient une interprétation large. Cependant, conformément à ses énoncés de pratique, le registraire ne les met pas en doute, pas plus qu’ils ne doivent être mis en doute. En réalité, je souligne que le Manuel des produits et des services de l’OPIC prévoit expressément les termes [traduction] « services hôteliers » et « hôtels » comme termes préapprouvés, distincts d’autres services liés aux hôtels comme la [traduction] « réservation d’hôtels », les « services de réservation d’hôtels », la « gestion hôtelière » et la « gérance administrative d’hôtels pour des tiers ».

[57]  En l’espèce, il apparaît clairement que l’exécution des [traduction] « services hôteliers » de la Propriétaire ne peut être réalisée qu’en voyageant à l’étranger. Bien que les Canadiens puissent réserver les services fournis par la Propriétaire, ils ne peuvent pas profiter de ses services hôteliers sans d’abord quitter le Canada.

[64]  Pour ce motif, le registraire a conclu que Hilton n’a pas établi l’emploi de sa marque de commerce au cours de la période pertinente.

[65]  Il a également tranché que Hilton n’avait pas établi que des [traduction« circonstances spéciales » justifiaient ce défaut d’emploi, tel que l’exige le paragraphe 57(1) de la Loi. Cette question sera abordée plus loin.

3)  Analyse de la question de l’« emploi » en liaison avec les services

[66]  Pour ce qui concerne l’« emploi », la question centrale est celle de savoir si Hilton a établi : a) que la portée du terme « services hôteliers », dans son sens commercial ordinaire au cours de la période pertinente (conformément à l’article 30 de la Loi) englobe les réservations et les services de réservation, et b) que des personnes se trouvant au Canada ont tiré avantage de tels services au cours de la période pertinente. Nul ne remet en doute la présence des mots Waldorf-Astoria sur les sites Web de Hilton, ainsi que sur les messages électroniques et les relevés transmis aux clients du Canada pour confirmer les réservations prises à l’avance (voir le premier affidavit de M. Eriksen).

[67]  Aux fins de cette analyse, je serai guidé par les principes relatifs à l’objet de l’article 45 de la Loi et au du fardeau qui incombe à la propriétaire inscrite, énoncés précédemment.

a)  Quel est le sens ordinaire de la portée du terme « services hôteliers »?

[68]  La jurisprudence tend à interpréter de manière libérale le terme « services », et peut à l’occasion faire entrer en ligne de compte les notions de services principaux, secondaires ou accessoires. Cette tendance s’explique par le fait qu’il est raisonnable de penser que certains de ces services sont unidimensionnels alors que d’autres peuvent englober diverses activités connexes qui, prises ensemble, constituent « le service », ou peuvent à juste titre être considérées comme en faisant partie intégrante.

[69]  Quand il s’est agi d’établir l’« emploi » en liaison avec la vente de produits (ou de « marchandises » auparavant) au Canada, les tribunaux ont surtout voulu savoir si une partie quelconque du « circuit de distribution » – entre le fabricant d’origine, le distributeur de gros, le magasin de détail et le consommateur final – avait lieu au Canada. Si c’est le cas et si la marque de commerce est apposée sur les produits ou leur emballage, les tribunaux ont tranché qu’il y avait emploi en liaison avec les produits : voir Manhattan Industries Inc. c Princeton Manufacturing Ltd. (1971), 4 C.P.R. (2d) 6, [1971] ACF no 1024 (QL) (1re inst.), au paragraphe 40.

[70]  Un raisonnement semblable a été adopté dans la décision Orient-Express concernant la présence de la marque de commerce sur des factures de vente de services. Le juge McKeown a conclu qu’il n’était pas requis de prouver une vente directe au consommateur final ou que la marque de commerce est apposée sur un billet de train : « Tout emploi de la marque de commerce dans le circuit de distribution suffit à établir l’emploi [...] » (au paragraphe 12).

[71]  Cette conclusion rejoint tout à fait notre manière d’envisager l’objectif fondamental de protection de la Loi sur les marques de commerce, que le juge Binnie décrit comme suit au paragraphe 2 de l’arrêt Mattel :

[Les marques de commerce] ont toujours pour objet, sur le plan juridique, (selon les termes mêmes de l’art. 2 de la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. 1985, ch. T-13) leur emploi par leur propriétaire « de façon à distinguer les marchandises fabriquées, vendues, données à bail ou louées ou les services loués ou exécutés, par elle, des marchandises fabriquées, vendues, données à bail ou louées ou des services loués ou exécutés, par d’autres ». Une marque est une garantie d’origine et, implicitement, un gage de la qualité que le consommateur en est venu à associer à une marque de commerce en particulier [...] (comme c’est le cas du personnage mythique du réparateur « Maytag »). Le droit relatif aux marques de commerce appartient, en ce sens, au domaine de la protection des consommateurs.

[72]  Cette analyse envisage la protection à la fois du point de vue du propriétaire de la marque de commerce et de celui du client. La même logique a été suivie par le juge McKeown dans la décision Orient-Express et par le juge Hughes dans la décision HomeAway. L’objectif de la Loi est respecté, et les attentes du propriétaire de la marque de commerce, des consommateurs et de la société dans laquelle celle-ci est utilisée sont comblées. C’est donc cette logique qui guidera mon analyse de la portée de la notion d’emploi dans le contexte des services hôteliers.

[73]  L’analyse que propose le registraire dans la décision contestée m’est apparue truffée d’erreurs : le seul élément de preuve concernant le sens ordinaire du terme « services hôteliers » a été laissé pour compte, de même que la jurisprudence faisant autorité relativement à la portée des services et selon laquelle elle englobe les services principaux, secondaires et accessoires; la version actuelle du Manuel a servi de fondement à l’interprétation d’un enregistrement remontant à 1988, dont le libellé exact n’a pas été considéré. Je vais analyser séparément chacune de ces erreurs.

(i)  La preuve sur le sens du terme « services hôteliers »

[74]  Dans le présent appel, le seul élément de preuve dont le registraire disposait sur le sens ordinaire du terme « services hôteliers » se trouvait dans le premier affidavit de M. Eriksen, dans lequel il affirme que [traduction] « comme il est d’usage dans l’industrie hôtelière, le terme services hôteliers inclut, sans toutefois s’y limiter, des services de réservation, des services de paiement et l’accès à des chambres d’hôtel ». Le registraire ne mentionne jamais explicitement cet élément de preuve, préférant s’en remettre au sens courant du terme d’après la version actuelle du Manuel des produits et des services de l’OPIC:

[55]  Les états déclaratifs des produits et des services doivent être dressés dans les termes ordinaires du commerce et on doit les interpréter ainsi. Il s’agit d’une interprétation téléologique, et non d’une interprétation scientifique. Si quelqu’un dit qu’il offre des [traduction] « services hôteliers » au Canada, le client moyen s’attend à trouver un hôtel. Si le client doit quitter le Canada pour pouvoir profiter réellement du service, il ne s’agit pas de [traduction] « services hôteliers ». Tel qu’indiqué dans Bellagio et M Hotel, il est contraire au sens commun d’assimiler la possibilité d’effectuer une réservation dans un hôtel à l’exploitation d’un hôtel. De même, même si l’on peut profiter d’un programme de fidélisation au Canada/à partir du Canada, il ne s’agit pas de l’offre de [traduction] « services hôteliers ». Les « services hôteliers » ne sont pas les termes ordinaires du commerce pour un programme de fidélisation.

[Non souligné dans l’original.]

[75]  À mon avis, l’analyse du registraire est fautive. Il n’est pas raisonnable de sa part de proposer une interprétation de la portée du terme « service » censément fondée sur le « sens commun », mais qui fait abstraction du seul élément de preuve qui traite de ce point. Le fardeau de Hilton n’était pas très astreignant, et toute ambiguïté dans la preuve aurait dû être interprétée en sa faveur.

[76]  Du point de vue du fournisseur de services aussi bien que de celui du client, il m’apparaît clair que le sens ordinaire du terme « services hôteliers » englobe la fourniture d’une chambre comme partie intégrante des services principaux. Si je poursuis dans cette logique, les « services hôteliers » englobent également les services accessoires ou secondaires comme la prise de réservations, l’entretien régulier des chambres d’hôtel et tout service connexe offert par l’hôtel (stationnement, nettoyage à sec des vêtements, service de nourriture et de boissons en chambre, garde temporaire des bagages une fois la note réglée). Selon le sens commun, ces services sont compris dans la portée du terme « services hôteliers », et l’on s’attendrait normalement à ce qu’ils fassent partie des services hôteliers fournis. Qui plus est, tous vont au-delà de l’emplacement physique de l’hôtel ou de la chambre.

(ii)  Services principaux, secondaires et accessoires

[77]  Le registraire a jugé que les termes « principaux, secondaires et accessoires » ont peu d’intérêt aux fins de l’interprétation de la portée du terme « services ». Il renvoie plutôt à l’article 30 de la Loi et souligne l’importance de s’en remettre à une description qui utilise les termes ordinaires du commerce pour en arriver à une interprétation conforme au sens commun et à la signification habituelle. Ce faisant, le registraire ignore la jurisprudence faisant autorité sur l’interprétation du terme « services » au sens de la Loi : voir notamment TSA Stores, Orient-Express et AT&T Intellectual Property II, LP c Lecours, Hébert Avocats Inc., 2017 CF 734, au paragraphe 14.

(iii)  La version actuelle du Manuel

[78]  D’après l’affidavit de Mme Elford, la version de 2006 du Manuel n’incluait pas les termes [traduction] « services de réservation d’hôtel » ou « services de réservation », mais les termes « services hôteliers » et « gestion hôtelière » y figurent.

[79]  Si la défenderesse peut à juste titre affirmer qu’un demandeur n’est pas tenu de respecter à la lettre le libellé du Manuel, il ne peut être reproché à Hilton d’avoir utilisé le terme préapprouvé de la version du Manuel en vigueur à l’époque. Rien n’oblige le propriétaire d’une marque déposée à mettre son enregistrement à jour si des modifications sont apportées au Manuel, et ce serait une erreur de tirer une conclusion défavorable à l’encontre d’un propriétaire inscrit qui ne l’aurait pas fait. C’est aussi commettre une erreur que d’interpréter la portée d’un enregistrement antérieur en fonction du libellé du Manuel actuel. C’est d’autant plus vrai si l’on considère que le Manuel est un guide, sans plus.

[80]  Dans la décision Levi Strauss & Co c Canada (Registraire des marques de commerce), 2006 CF 654 [Levi Strauss], il est reconnu que le sens des termes utilisés dans un enregistrement peut évoluer au gré de l’usage dans le langage courant, et ce doit indubitablement être juste.

[81]  Par exemple, dans la présente espèce, la portée des services offerts en ligne s’est beaucoup étendue depuis l’époque de l’enregistrement original, et il faut adapter le sens donné au terme « services hôteliers » pour tenir compte de la réalité des consommateurs modernes, qui pour la plupart s’attendent à pouvoir réserver une chambre au site Web d’un hôtel ou par l’intermédiaire d’un service d’agence de voyage en ligne comme Expedia, Travelocity ou Orbitz.

[82]  Il faut considérer la portée de l’enregistrement en fonction du sens ordinaire des mots, en sachant qu’il évolue à mesure que le cybercommerce gagne du terrain pour ce qui concerne l’interprétation commerciale ordinaire que leur confèrent l’entreprise et le client.

(iv)  Les mots employés dans l’enregistrement

[83]  Chaque instance doit être abordée en fonction de ses faits propres, et les mots employés dans l’enregistrement constituent un élément très important. Dans la décision contestée et dans la décision M Hotel sur laquelle se repose le registraire, j’ai constaté une erreur fondamentale concernant le libellé de l’enregistrement. Il convient de rappeler que dans l’un des passages importants de la décision visée par l’appel, le registraire affirme qu’« il est contraire au sens commun d’assimiler la possibilité d’effectuer une réservation dans un hôtel à l’exploitation d’un hôtel » (au paragraphe 55). Il s’agit d’un extrait du paragraphe 38 de la décision M Hotel.

[84]  J’estime que c’est une erreur, simplement parce que le registraire ne pose pas la bonne question. Hilton cherche à faire la preuve de l’emploi visé par son enregistrement en liaison avec des « services hôteliers”, et non avec [traduction] « l’exploitation d’un hôtel ». Bien évidemment, le deuxième énoncé exigerait la présence et l’exploitation d’un hôtel traditionnel au Canada. L’on trouve une analyse à ce sujet en rapport avec l’exploitation d’un magasin de détail dans C.R.A.C. Centre de Recherches et d’Analyses sur les Corporations Ltée c Imco Trading Co. (1993), [1994] 52 CPR (3d) 122, au paragraphe 11 (COMC).

[85]  En l’espèce, la question juste est la suivante : Quelle est la portée du terme « services hôteliers » dans la pratique commerciale courante, selon l’interprétation qu’en font le client et le propriétaire d’une marque de commerce? Pour paraphraser le registraire, serait-il contraire au sens commun de déduire que des « services hôteliers » sont fournis au Canada à un client ordinaire qui conclut une entente contraignante en vue de la réservation d’une chambre d’hôtel, et qui bénéficie d’un tarif réduit tout en accumulant des points de fidélisation pour sa réservation, étant entendu que la transaction est effectuée par une personne se trouvant au Canada? Je ne vois pas en quoi il serait contraire au sens commun ou à l’interprétation commerciale ordinaire du terme de penser que, dans de telles circonstances, une personne ordinaire estimerait qu’on lui a fourni une forme de « services hôteliers » ou des services accessoires à son séjour dans un hôtel.

[86]  Pour conclure sur ce point, j’estime que le terme « services hôteliers » inclut forcément des éléments connexes dont certains doivent être fournis dans un hôtel traditionnel, mais d’autres aussi pour lesquels il est désormais tout naturel de considérer qu’ils peuvent être « exécutés » (du point de vue du propriétaire inscrit) ou qu’on peut « en tirer avantage » (du point de vue du client) au Canada.

[87]  Selon moi, l’inclusion des services de réservation ne dénature aucunement le sens ordinaire du terme « services hôteliers » tel qu’il était entendu en 1998 et au cours de la période pertinente. C’est d’autant plus vrai si, comme c’est le cas ici, la transaction entière est effectuée en ligne au Canada et si les Canadiens bénéficient d’une série d’avantages qui s’ajoutent à leur séjour proprement dit dans un hôtel.

[88]  La preuve à ma disposition révèle que c’est le terme « services hôteliers » (hotel services) qui figure dans l’enregistrement de Hilton – soit le même que dans son enregistrement aux États-Unis. La preuve indique par ailleurs qu’en 2006, le Manuel incluait « services hôteliers » dans les termes préapprouvés aux fins de l’enregistrement, mais non l’expression plus précise [traduction] « services de réservation d’hôtel ». Apparemment, ce terme a été ajouté au Manuel à un moment donné après 2006. À mon avis, la terminologie utilisée dans la version actuelle du Manuel ne peut servir de fondement à une interprétation de la portée des enregistrements antérieurs à l’adoption de cette terminologie si elle est dénuée de toute explication quant à la pertinence des ajouts plus récents.

[89]  Il ne faut pas confondre l’interprétation des termes à la lumière de l’évolution de leur usage ordinaire, comme il est exigé dans la décision Levi Strauss, et l’interprétation de ces termes au regard des modifications apportées au Manuel.

[90]  À mon avis, on peut inclure les services de réservation d’hôtel dans le terme « services hôteliers » pour établir l’emploi d’une marque de commerce en liaison avec des services dans une instance introduite aux termes de l’article 45, à condition que cet emploi ait permis à des personnes de tirer des avantages concrets et importants à partir du Canada.

[91]  Cette conclusion nous mène à la deuxième question.

b)  Des personnes se trouvant au Canada peuvent-elles tirer profit de « services hôteliers » si aucun hôtel traditionnel n’y existe?

[92]  Comme je l’ai déjà mentionné, l’une des questions centrales pour établir l’emploi d’une marque de commerce en liaison avec des services au Canada est celle de savoir si des personnes peuvent, à partir d’ici, tirer profit de l’exécution de ce service. Si les avantages du service sont uniquement offerts à l’étranger, les tribunaux sont portés à conclure que l’emploi ne peut être établi au Canada. Cependant, selon la constante qui se dégage des décisions judiciaires à ce sujet, chaque instance doit être examinée en fonction de ses faits propres.

[93]  Par conséquent, le registraire a commis une erreur en occultant les faits propres à l’instance et en se reposant sur une décision portant sur des faits différents.

[94]  La preuve fournie donne une liste des avantages offerts au Canada et indique que les personnes s’y trouvant ont été nombreuses à s’en prévaloir. Le premier affidavit de M. Eriksen établit que des personnes se trouvant au Canada pouvaient voir la marque de commerce Waldorf-Astoria au site Web de Hilton et réserver une chambre directement auprès de l’hôtel, par l’intermédiaire d’un fournisseur de services tiers ou en composant un numéro sans frais pour le Canada. Dans son second affidavit, M. Eriksen précise que le système de réservation est exploité par Hilton Reservations Worldwide au nom de la chaîne de sociétés Hilton, dont Waldorf-Astoria fait partie. La marque de commerce Waldorf-Astoria est affichée au site Web lorsque la réservation et le paiement sont effectués, de même que sur les confirmations transmises aux clients par messagerie électronique.

[95]  Toujours selon la preuve, au cours de la période pertinente, 41 000 personnes ayant une adresse au Canada ont séjourné dans un hôtel Waldorf-Astoria, et les recettes tirées de ces séjours s’établissaient à quelque 50 millions de dollars. Hilton ajoute que 1 300 personnes se trouvant au Canada se sont vues offrir un tarif réduit en payant le prix de la chambre dès la réservation. Ces clients ont reçu une confirmation de leur réservation dans un message électronique sur lequel la marque Waldorf-Astoria figurait aussi.

[96]  De plus, les personnes qui s’inscrivent au programme de fidélisation de Hilton à partir du Canada peuvent accumuler des points à chaque réservation et les échanger contre des séjours ou d’autres avantages dans des hôtels situés au Canada ou ailleurs. La preuve atteste que ces transactions ont été entièrement effectuées au Canada.

[97]  Elle fait aussi la démonstration de la nature et de l’étendue des avantages que des personnes se trouvant au Canada ont reçus de Hilton. Ces faits contrastent avec ceux qui ont été soumis dans plusieurs des jugements cités par le registraire dans la décision en appel, et notamment dans la décision M Hotel sur laquelle il fonde ses conclusions. Dans l’affaire M Hotel, la preuve concerne essentiellement divers services hôteliers, dont la planification d’événements tels que des réunions et des manifestations, ainsi que des services d’assistance fournis par du personnel d’expérience pour la planification de congrès, de réunions d’affaires et de manifestations à caractère social (au paragraphe 9). La preuve mentionne aussi des services à la clientèle offerts dans l’hôtel (conciergerie, installations sportives et de loisirs, réservations d’excursions, etc.). D’autres éléments de preuve concernent l’emploi de la marque de commerce en liaison avec des [traduction] « services de réservation d’hôtel », et mentionnent le nombre de personnes se trouvant au Canada qui ont fait une réservation en ligne pour séjourner à l’hôtel de Singapour. La différence est très nette entre ces éléments de preuve et ceux qui ont été fournis au registraire dans l’instance à l’origine de l’appel.

[98]  Comme il a été mentionné précédemment, les décisions précédentes portaient essentiellement sur la question de savoir si une personne se trouvant au Canada pouvait tirer avantage d’un élément quelconque d’un service offert ici. Les réponses abordent la question sous différents angles, mais toujours avec l’intention d’établir si des [traduction] « activités commerciales » ont eu lieu au Canada ou si un élément du [traduction] « circuit de distribution » est exécuté au Canada. La jurisprudence est constante : « Dès lors que certains membres du public – consommateurs ou acheteurs – en tirent un avantage, l’activité constitue un service » (TSA Stores, au paragraphe 17).

[99]  L’autre élément considéré a trait au type de relation établie entre le propriétaire de la marque de commerce et le client. Dans les cas où les services d’organisation d’excursions ou de vente de billets ne sont pas fournis par l’entreprise du propriétaire, mais plutôt par une agence de voyage au Canada, la conclusion est l’emploi n’a pas été établi (Marineland). En revanche, si la preuve dévoile que les agences servent tout au plus d’intermédiaires au propriétaire de la marque de commerce, l’emploi est établi (Orient-Express).

[100]  Au vu des faits de la présente espèce, je conclus que le registraire a commis une erreur en faisant abstraction de la nature des avantages reçus par des personnes se trouvant au Canada en liaison avec la prestation des « services hôteliers » enregistrés. Plus précisément, le registraire n’a pas tenu compte de la preuve comme quoi Hilton a entretenu des contacts directs avec ses clients au Canada, et que certains ont conclu une entente contraignante en réglant à l’avance le tarif de la chambre à partir du Canada afin de bénéficier d’une réduction. Ces clients ont en outre reçu des points de fidélisation qu’ils ont pu échanger contre un séjour à l’hôtel ou d’autres avantages fournis au Canada. La marque de commerce était affichée sur le site Web, sur les messages électroniques et sur les confirmations des réservations reçues par des clients au Canada.

[101]  Chaque instance doit être abordée en fonction de ses faits propres et, compte tenu de la preuve mise à ma disposition, je conclus que Hilton est parvenue à établir que des personnes au Canada ont tiré avantage de la fourniture de ses services hôteliers.

4)  Résumé

[102]  En conclusion sur cette question :

  • le mot « services » doit être interprété de façon libérale et peut, si le contexte s’y prête, englober des services « principaux, secondaires et accessoires »;
  • du point de vue du propriétaire d’une marque et du client, l’interprétation commerciale ordinaire du terme « services hôteliers » englobe les services de réservation;
  • le registraire a commis une erreur en se reposant sur une version du Manuel et sur des décisions qui ne s’appliquent pas aux faits de l’espèce;
  • des personnes se trouvant au Canada ont pu tirer un avantage important de la fourniture par Hilton de services hôteliers en utilisant son service de réservations en ligne, et notamment d’une réduction moyennant le règlement anticipé du tarif de la chambre à partir du Canada, et accumuler les points de fidélisation attribués à la réservation d’une chambre;
  • la marque de commerce était montrée sur le site Web de Hilton, ainsi que sur les messages électroniques et les confirmations des réservations reçues par des clients au Canada;
  • Hilton a donc établi l’« emploi » de sa marque de commerce au Canada au cours de la période pertinente.

[103]  Compte tenu de ma conclusion sur cette question, l’examen des autres questions s’avère inutile. Toutefois, comme elles sont soulevées dans l’argumentaire, je vais en faire une brève analyse.

C.  Hilton a-t-elle établi l’existence de « circonstances spéciales » justifiant le défaut d’emploi de la marque de commerce au cours de la période pertinente?

[104]  Le registraire constate que le défaut d’un tiers de réaliser le contrat de construction d’un hôtel Waldorf-Astoria au Canada en raison de la crise économique qui a sévi en 2008 ne fait pas partie des circonstances spéciales visées par la Loi. La promotion et la construction d’un hôtel nécessitant un engagement financier important représentaient une condition du marché pour toutes les sociétés de l’industrie de l’accueil, et il avait déjà été conclu auparavant que des conditions de marché défavorables ne font pas partie des circonstances inhabituelles, peu courantes ou exceptionnelles justifiant une dérogation aux exigences de la Loi.

[105]  Qui plus est, aucune preuve n’a été fournie d’efforts déployés pour établir un hôtel au Canada avant la conclusion du contrat en 2007, alors que la période de défaut d’emploi remontait jusqu’à l’enregistrement de la marque, en 1998. Hilton n’a donc pas réussi à faire la preuve que des circonstances spéciales justifiaient le défaut d’emploi de sa marque.

[106]  L’analyse du registraire sur ce point m’apparaît sans reproche. Elle est conforme aux jugements faisant autorité sur la question de la justification du défaut d’emploi, dont Gouverneur inc. c The One Group LLC, 2015 CF 128, aux paragraphes 37 à 39 (conf. sur ce point, mais inf. pour d’autres motifs : One Group LLC c Gouverneur Inc., 2016 CAF 109); Canada (Registraire des marques de commerce) c Harris Knitting Mills Ltd. (1985), 4 CPR (3d) 488, [1985] ACF no 226 (CAF); John Labatt Ltd. c The Cotton Club Bottling Co. (1976), 25 CPR (2d) 115, [1976] ACF no 11 (QL) (C.F. 1re inst.).

[107]  En l’espèce, le registraire s’est appuyé sur la jurisprudence et les éléments de preuve pertinents pour conclure que Hilton n’a pas fait la démonstration de circonstances spéciales du type de celles qui sont visées au paragraphe 45(3) de la Loi. Il s’agit d’une conclusion raisonnable.

D.  Devrais-je exercer mon pouvoir discrétionnaire d’ordonner la « correction » de l’enregistrement afin qu’il y soit énoncé que la marque de commerce vise des « services de réservation d’hôtel »?

[108]  Subsidiairement, Hilton fait valoir que si je conclus qu’elle n’a pas établi l’emploi de sa marque de commerce en liaison avec des services hôteliers, je devrai exercer la discrétion dont je suis investi au titre du paragraphe 57(1) de la Loi pour ordonner la « correction » de l’inscription dans le registre afin qu’elle décrive de manière plus précise les activités qu’exécute la société au Canada. La défenderesse soutient que je n’ai pas cette compétence, et qu’il n’est pas loisible à Hilton de se soustraire au processus rigoureux de poursuite en matière de marques de commerce en introduisant dans le présent appel une question qui n’avait pas été soumise au registraire.

[109]  La proposition semble nouvelle en effet, et Hilton s’est bornée à citer une seule remarque incidente formulée dans un jugement antérieur qui, incidemment, semble mettre en doute l’octroi de cette discrétion par la Loi (Jean Patou Inc. c Luxo Laboratories Limited (2001), 281 NR 181, 2001 CanLII 22106 (CAF), au paragraphe 3).

[110]  Étant donné le caractère nouveau de cet argument, je remets son examen à une autre instance dans laquelle il sera soulevé directement et pleinement débattu.

IV.  Conclusion

[111]  Pour les motifs qui précèdent, j’accueille l’appel.

[112]  Les coûts sont adjugés à la demanderesse. Si les parties ne parviennent pas à s’entendre sur le montant des dépens, elles pourront me soumettre leurs observations. La défenderesse pourra soumettre des observations de cinq (5) pages au plus, exception faite des annexes, dans les quatorze (14) jours qui suivront la publication du présent jugement; la réponse de la demanderesse devra tenir sur trois (3) pages au plus, exception faite des annexes, et m’être soumise dans les cinq (5) jours suivants.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-515-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. L’appel est accueilli. La décision du registraire est annulée et l’enregistrement no LMC337,529 de la marque de commerce WALDORF-ASTORIA est maintenu dans le registre.

  2. Les dépens sont adjugés à la demanderesse. Si les parties ne parviennent pas à s’entendre sur le montant des dépens, elles pourront me soumettre leurs observations. La défenderesse pourra soumettre des observations de cinq (5) pages au plus, exception faite des annexes, dans les quatorze (14) jours qui suivront la publication du présent jugement; la réponse de la demanderesse devra tenir sur trois (3) pages au plus, exception faite des annexes, et m’être soumise dans les cinq (5) jours suivants.

 

« William F. Pentney »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-515-17

INTITULÉ :

HILTON WORLDWIDE HOLDING LLP c MILLER THOMSON

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 13 décembre 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PENTNEY

DATE DES MOTIFS :

Le 7 septembre 2018

COMPARUTIONS :

Jonathan G. Colombo

Amrita V. Singh

Pour lA DEMANDERESSE

Aiyaz A. Alibhai

David M. Reive

Pour LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bereskin & Parr, S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour lA DEMANDERESSE

Miller Thomson LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour lA DÉFENDERESSE

 

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