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Date : 20180820


Dossier : T-2224-16

Référence : 2018 CF 847

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 août 2018

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

VALEANT CANADA LP/VALEANT CANADA S.E.C.

demanderesse

et

RANBAXY PHARMACEUTICALS CANADA INC. ET LE MINISTRE DE LA SANTÉ

défendeurs

et

VALEANT PHARMACEUTICALS

LUXEMBOURG S.A.R.L.

défenderesse/brevetée

JUGEMENT ET MOTIFS PUBLICS

(Jugement et motifs confidentiels rendus le 7 août 2018)

Table des matières

I. Introduction  2

II. Énoncé des faits  3

A. Les parties  3

B. Le brevet 300  3

C. Revendication 1(iii)  4

III. Question en litige  7

IV. Preuve d’expert  7

V. Analyse  12

A. Le droit applicable  12

B. La personne versée dans l’art  15

C. Les revendications  16

1) Historique procédural  16

2) Interprétation  17

a) Est-il essentiel de savoir si l’élément « activateur de perméation » est présent à raison de 20 à 40 % environ du poids sec de la barrière d’étanchéité à l’humidité?  17

b) Quelle est l’interprétation juste du terme « activateur de perméation »?  19

c) Quelle est l’interprétation juste du mot « environ »?  33

VI. Questions en litige  39

A. Valeant a-t-elle convaincu la Cour, selon la prépondérance des probabilités, que la formulation des comprimés Ran-Bupropion XL de Ranbaxy contrefait le brevet 300?  39

VII. Conclusion  40

VIII. Dépens  40

I.  Introduction

[1]  Le 22 décembre 2016, la demanderesse, Valeant Canada LP/Valeant Canada S.E.C. [Valeant], a demandé à notre Cour, au titre de la version antérieure du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133 (le Règlement) de prendre une ordonnance interdisant au ministre de la Santé (le ministre) de délivrer un avis de conformité à la défenderesse, Ranbaxy Pharmaceuticals Canada Inc. (Ranbaxy). L’ordonnance sollicitée visait à interdire à Ranbaxy de commercialiser les comprimés Ran-Bupropion (150 et 300 mg), un médicament à libération prolongée qui, aux dires de Valeant, contrefait le brevet no 2 524 300 (le brevet 300). Le brevet 300 expire le 8 août 2023, soit dans cinq (5) ans.

II.  Énoncé des faits

A.  Les parties

[2]  La demanderesse, Valeant, est une « première personne », comme l’exige le Règlement, et exploite une licence du brevet 300, détenu par Valeant Pharmaceuticals Luxembourg S.A.R.L.

[3]  La défenderesse Ranbaxy est une « seconde personne » au sens du Règlement. Conformément au Règlement, Ranbaxy a signifié à Valeant un avis d’allégation daté du 8 novembre 2016, dans lequel elle l’informe qu’elle a demandé au ministre de lui délivrer un avis de conformité pour ses comprimés Ran-Bupropion XL.

B.  Le brevet 300

[4]  Le brevet 300, intitulé « Comprimé d’hydrochlorure de buproprion à libération modifiée », comporte une revendication indépendante et 93 revendications dépendantes. Il divulgue et revendique un médicament antidépresseur qui, en raison de sa formule à libération prolongée, permet la prise uniquotidienne et contribue à améliorer l’observance chez les patients. Valeant commercialise ce médicament sous l’appellation « Wellbutrin XL ».

[5]  Le brevet 300 a été déposé conformément au Traité de coopération en matière de brevets. Le dépôt international a eu lieu le 8 août 2003, la publication internationale le 24 février 2005, et la délivrance au Canada le 28 octobre 2008.

C.  Revendication 1(iii)

[6]  Dans son avis d’allégation, Ranbaxy restreint son argumentaire à l’absence de contrefaçon, et elle ne conteste pas la validité des revendications du brevet 300. L’unique question en litige est celle de savoir si Ranbaxy est fondée à alléguer que son produit ne contrefait pas le brevet 300.

[7]  Ranbaxy fait valoir que la revendication 1(iii) du brevet 300 ne s’applique pas à son produit puisque ses comprimés ne contiennent pas un activateur de perméation [traduction] « à raison de 20 à 40 % environ » du poids sec de la barrière d’étanchéité à l’humidité. La revendication 1 étant la seule qui soit indépendante dans le brevet 300, Ranbaxy maintient que ses comprimés ne peuvent pas contrefaire aucune autre de ses revendications dépendantes.

[8]  La revendication 1 est reproduite ci-dessous dans son intégralité, avec un accent sur la revendication 1(iii) :

[traduction

Un comprimé à libération modifiée comprenant :

(i)  un noyau renfermant une dose efficace de sel de bupropion acceptable sur le plan pharmaceutique, un liant, un lubrifiant et, éventuellement, d’autres excipients courants;

(ii)  un premier enrobage à libération progressive entoure le noyau; il est composé d’un polymère filmogène insoluble dans l’eau mais perméable à l’eau, d’un plastifiant et d’un polymère soluble dans l’eau, les proportions du polymère filmogène insoluble dans l’eau mais perméable à l’eau et du polymère soluble dans l’eau allant de 3 pour 4 à 5 pour 3 environ;

(iii)  une barrière d’étanchéité à l’humidité entoure ce premier enrobage à libération progressive, lequel renferme un polymère entérique et un activateur de perméation et, éventuellement, un plastifiant, et dans lequel l’activateur de perméation est présent à raison de 20 à 40 % environ du poids sec de la barrière d’étanchéité à l’humidité;

le comprimé à libération modifiée est bioéquivalent aux comprimés Wellbutrin© ou Zyban©/Wellbutrin©SR sur une période de 24 heures si le comprimé à libération modifiée est administré selon un régime à dose uniquotidienne de bupropion prescrit à un patient nécessitant un tel traitement, dans lequel plus de 10 % du sel de bupropion acceptable sur le plan pharmaceutique est libéré en 1 heure dans une solution d’acide chlorhydrique 0,1 N, ou moins de 75 % du sel de bupropion acceptable sur le plan pharmaceutique est libéré en 45 minutes dans une solution tampon de pH 6,8.

[gras et soulignement ajoutés]

[9]  L’activateur de perméation préconisé dans le brevet 300 est le dioxyde de silicium, [traduction] « à raison de 20 à 40 % environ » du poids sec de la barrière d’étanchéité à l’humidité. Ranbaxy soutient que dans le brevet 300, le mot [traduction] « environ » signifie plus ou moins 10 %, et la fourchette des proportions revendiquées s’étend donc de 18 à 44 %. Or, selon Ranbaxy, la quantité de dioxyde de silicium utilisé comme activateur de perméation dans sa formulation compte pour |||||||||||| du poids sec de la barrière d’étanchéité à l’humidité, une proportion inférieure à la fourchette revendiquée dans le brevet 300.

[10]  Valeant estime que Ranbaxy décrit de manière trop limitative les caractéristiques de deux autres substances chimiques utilisées dans la formulation de son produit, soit le glycol polyéthylénique et le citrate de triéthyle, qui doivent être considérés comme des activateurs de perméation et donc être comptés dans le poids.

[11]  Ranbaxy rétorque que dans ses comprimés Ran-Bupropion XL, ces deux substances sont ajoutées comme plastifiants plutôt que comme activateurs de perméation, conformément au brevet 300 si on en fait une interprétation téléologique.

[12]  Si ces substances chimiques (suivant l’argumentaire de Valeant) sont prises en compte pour établir le poids sec total de la barrière d’étanchéité à l’humidité, le résultat pour les comprimés de Ranbaxy grimperait à ||||||||||||, ce qui se situe tout à fait dans la fourchette de [traduction] « 20 à 40 % environ ». S’il est établi que la proportion de l’activateur de perméation se situe dans une fourchette « de 20 à 40 % environ », il y aurait contrefaçon du brevet 300.

[13]  Par ailleurs, Valeant affirme que le mot « environ » signifie que la fourchette peut s’étendre de [traduction] « 10 à 45 % » du poids sec de la barrière d’étanchéité à l’humidité. Selon cette interprétation, les comprimés Ran-Bupropion XL de Ranbaxy se trouveraient dans cette fourchette et il y aurait donc contrefaçon du brevet 300 si l’on considère que le dioxyde de silicium est l’unique activateur de perméation, ou si l’on inclut le glycol polyéthylénique et le citrate de triéthyle dans cette catégorie.

[14]  Subsidiairement, Valeant fait valoir que la prise en compte du glycol polyéthylénique et du citrate de triéthyle dans le calcul de l’activateur de perméation importe peu puisque celui-ci ne constitue pas un élément essentiel. Si l’activateur de perméation n’est pas un élément essentiel, la formulation de Ranbaxy contrefait le brevet 300 étant donné qu’elle renferme tous les autres éléments essentiels.

[15]  Les observations mentionnent tantôt le glycol polyéthylénique 1450, tantôt le glycol polyéthylénique 6000. Lors de l’audience, il a été confirmé que la distinction entre le glycol polyéthylénique 1450 et le glycol polyéthylénique 6000 a peu d’importance dans le contexte de l’avis de conformité en cause. Par conséquent, dans le présent jugement, nous utiliserons le terme « glycol polyéthylénique ».

[16]  Pour les motifs exposés ci-après, je rejetterai la présente demande.

III.  Question en litige

[17]  La question à examiner est la suivante :

  1. Valeant a-t-elle convaincu la Cour, selon la prépondérance des probabilités, que la formulation des comprimés Ran-Bupropion XL de Ranbaxy contrefait le brevet 300?

[18]  Pour statuer sur cette question, je devrai répondre aux questions suivantes :

  • a) La présence d’un « activateur de perméation » à raison de 20 à 40 % environ du poids sec de la barrière d’étanchéité à l’humidité représente-t-elle un élément essentiel?

  • b) Quelle est l’interprétation juste du terme « activateur de perméation »?

  • c) Quelle est l’interprétation juste du terme « environ »?

IV.  Preuve d’expert

[19]  La preuve comprend des affidavits de témoins experts. Ces affidavits portent uniquement sur des questions d’interprétation des revendications et de contrefaçon. Chacun des experts était hautement qualifié et a apporté une aide précieuse à la Cour.

[20]  Deux experts ont témoigné pour la demanderesse. Elle explique que M. Timko a une expertise pratique, alors que M. Allen est un universitaire. M. Timko a donné un avis sur toutes les questions soumises à l’analyse de la Cour. M. Allen ne s’est pas prononcé sur le sens du mot « environ ».

  • M. Timko est titulaire d’un doctorat en sciences pharmaceutiques de l’Université Rutgers et travaille dans le secteur pharmaceutique depuis plus de 40 ans (il se spécialise notamment dans les formulations à libération modifiée). Il détient plusieurs brevets relatifs à des formulations à libération prolongée, en plus d’être l’auteur ou le coauteur d’articles publiés dans des revues à comité de lecture ainsi que de publications techniques. Pendant plus de 35 ans, il a occupé divers rôles au sein des grandes sociétés pharmaceutiques AstraZeneca LP et Ortho Pharmaceutical Corporation.

  • M. Allen a obtenu son doctorat en pharmacie de l’Université du Texas, à Austin. Actuellement, il est directeur général du Midwest Institute of Research and Technology. Il est également professeur émérite au College of Pharmacy de l’Université de l’Oklahoma. Spécialiste dans le domaine de la préparation et de la composition des produits pharmaceutiques, il cumule plus de 40 années d’expérience à titre d’expert-conseil en pharmacie et en pharmacologie, notamment auprès de la Food and Drug Administration des États-Unis. Il a dirigé la publication d’un ouvrage de référence de grande notoriété dans le domaine de la pharmacie, et il a créé l’International Journal of Pharmaceutical Compounding, dont il est le rédacteur en chef.

[21]  La défenderesse se fonde sur le témoignage d’un seul expert, qui s’est prononcé sur toutes les questions :

  • M. Laskar, titulaire d’un doctorat en sciences pharmaceutiques de l’Université d’État de l’Oregon, est un expert du domaine pharmaceutique. Il compte plus de 35 années d’expérience dans la préparation des médicaments et il détient plusieurs brevets délivrés aux États-Unis dans ce domaine. Il a été professeur adjoint en pharmacie au College of Pharmacy du Medical Centre de l’Université de l’Illinois, ainsi qu’à la School of Pharmacy de l’Université Creighton. En 1982, il a quitté le milieu universitaire pour intégrer l’équipe d’Allergan. M. Laskar est actuellement président de Paul Laskar Associates Inc., une société de service-conseil en recherche et développement dans le domaine pharmaceutique. Il travaille dans le domaine des formulations solides à prise orale, bien que son expertise touche surtout la préparation de médicaments ophtalmiques et dermatologiques.

[22]  Valeant soutient que M. Laskar connaissait la formulation de Ranbaxy avant de donner son avis et que, par conséquent, il y aurait lieu d’accorder un poids moindre à son témoignage puisque cette connaissance a pu l’amener à l’adapter ou a pu influencer son interprétation. À l’appui de cette thèse, Valeant fait valoir que M. Laskar n’aurait pas pu donner des explications aussi précises concernant les énoncés litigieux (paragraphe 21 de son affidavit) dans son interprétation de la revendication, et qu’il a formulé son raisonnement en fonction du résultat. Comme ses experts ont reçu l’avis d’allégation de Ranbaxy seulement après avoir fourni leurs avis et qu’ils ont donc fait une analyse en aveugle, Valeant demande à la Cour d’accorder la primauté à leurs témoignages sur celui de M. Laskar.

[23]  Certes, la Cour suprême du Canada [CSC] exige que l’interprétation des revendications échappe totalement à toute influence du produit censément de contrefaçon, mais cette exigence ne s’applique pas en l’espèce. Les avocats de Ranbaxy ont, à juste titre, attiré l’attention de l’expert sur les énoncés nécessitant une interprétation (Teva Canada Innovation c Apotex Inc., 2014 CF 1070, au paragraphe 96, citant Shire Biochem Inc. c Canada (Ministre de la Santé), 2008 CF 538, au paragraphe 22).

[24]  Dans son affidavit, M. Laskar explique qu’on lui a demandé son avis sur des énoncés précis : [traduction] : « En particulier, on m’a demandé comment une personne versée dans l’art comprendrait les termes « plastifiant » et « activateur de perméation » tels qu’ils sont utilisés dans la description et les revendications du brevet 300. » Il a aussi été invité à donner son avis sur le mot [traduction] « environ », tel qu’il est utilisé dans la revendication 1. Après qu’il eut répondu à ces demandes, on lui a remis les affidavits de MM. Allen et Timko afin qu’il en prenne connaissance et les commente. De toute évidence, personne n’a tenté d’influencer le témoignage de l’expert en lui remettant la formulation censément de contrefaçon.

[25]  La conclusion serait évidente si les avocats avaient attendu que M. Laskar livre son avis avant de lui transmettre le matériel de Ranbaxy mais, malgré tout, je ne crois pas que son analyse ou son avis aient été influencés par sa connaissance de la formulation de Ranbaxy. Dans son affidavit, M. Laskar indique qu’il a reçu les documents en août 2017, mais qu’il [traduction« n’en a pas pris connaissance à ce moment ». Il ajoute qu’il a transmis son avis à l’avocat en septembre 2017 parce qu’il était en voyage et que l’avocat changeait de cabinet. Par ailleurs, au cours de son contre-interrogatoire, et bien que la question ne lui ait pas été posée directement, M. Laskar n’a pas dit qu’il avait lu le matériel au préalable. Il a cependant admis, assez candidement, qu’il avait reçu le matériel à l’avance. C’est ce qu’il a répondu lorsque, durant le contre-interrogatoire, l’avocat de la partie adverse a fait un résumé du témoignage de M. Laskar selon lequel il avait [traduction] « reçu le brevet et la documentation de Ranbaxy, et donné son avis à peu près en même temps en septembre ».

[26]  Le témoignage de M. Laskar, qui s’est conformé aux consignes des avocats concernant les éléments à interpréter, respecte à la lettre le Code de déontologie régissant les témoins experts. Comme rien ne me permet de soupçonner M. Laskar d’avoir adapté son témoignage, je ne lui accorderai pas moins de poids. Je ne crois pas non plus qu’il ait été influencé par sa connaissance de la formulation de Ranbaxy. Il a témoigné de manière aussi juste et impartiale que chacun des experts de Valeant (qui connaissaient la demanderesse et la défenderesse, et qui pouvaient bien entendu avoir une bonne idée de leurs thèses respectives).

[27]  Valeant a reconnu l’expertise de M. Laskar, mais elle m’a néanmoins demandé de ne pas accorder la préséance à son témoignage parce qu’il se spécialise avant tout dans les formulations ophtalmiques et dermatologiques. Par ailleurs, Valeant a soutenu que ma décision devrait reposer sur le témoignage de ses experts en raison de leur longue expérience des formulations solides à prise orale (soit la fabrication de comprimés).

[28]  Je n’accorderai pas un poids moindre au témoignage de M. Laskar au prétexte qu’il se spécialise dans les formulations ophtalmologiques et dermatologiques – cette spécialité n’enlève rien à son savoir-faire indéniable en matière de préparation de comprimés.

V.  Analyse

A.  Le droit applicable

[29]  Il appartient à Valeant de convaincre la Cour, selon la prépondérance des probabilités, que Ranbaxy n’est pas fondée à alléguer une absence de contrefaçon (Bayer Inc. c Cobalt Pharmaceuticals Company, 2013 CF 1061, au paragraphe 32 [Cobalt], conf. par 2015 CAF 116 [Cobalt CAF]).

[30]  Dans toutes les instances, l’interprétation des revendications doit précéder l’examen des questions de contrefaçon (Whirlpool Corp. c Camco Inc., 2000 CSC 67, au paragraphe 43 [Whirlpool]). Trois arrêts de la CSC établissent les principes régissant l’interprétation des revendications : Whirlpool, aux paragraphes 49 à 55; Free World Trust c Électro Santé Inc., 2000 CSC 66, aux paragraphes 44 à 54 [Free World Trust], et Consolboard Inc. c MacMillan Bloedel (Saskatchewan) Ltd., [1981] 1 RCS 504, à la page 520. Voici un résumé des principes énoncés dans ces arrêts :

  • Les revendications sont lues du point de vue de la personne versée dans l’art qui possède des connaissances générales courantes. Elles sont interprétées comme elles ont été libellées à la date de publication, de façon éclairée et téléologique, avec un esprit disposé à comprendre.
  • Il faut favoriser l’équité et la prévisibilité en préservant l’intention de l’inventeur. Une preuve de cette intention est tirée du libellé des revendications, d’une façon qui est favorable à l’atteinte de l’objectif de l’inventeur.
  • La divulgation et les revendications révèlent la nature de l’invention et, même si l’interprétation des revendications ne doit être ni bienveillante ni sévère, elle doit être raisonnable et équitable tant pour le titulaire du brevet que pour le public.

[31]  La Cour se reposera sur ces principes pour effectuer une analyse téléologique de la portée des revendications (Zero Spill Systems (Int’l) Inc. c Heide, 2015 CAF 115, au paragraphe 41). Normalement, la Cour se fie aux témoignages des experts pour interpréter les revendications de manière téléologique. Les experts aident la Cour à comprendre la perspective d’une personne versée dans l’art et à aborder les revendications sous l’angle des connaissances générales courantes (Cobalt CAF, au paragraphe 14). La perspective d’une personne versée dans l’art, c’est-à-dire une personne qui n’est pas un citoyen ordinaire, est importante parce que les revendications s’adressent à elle (Free World Trust, au paragraphe 44).

[32]  Comme l’a fait remarquer Ranbaxy, les deux témoins experts de Valeant ont proposé des interprétations divergentes du brevet 300. Ce simple constat, selon Ranbaxy, devrait justifier le rejet de la demande de Valeant. Cependant, l’interprétation des revendications est une question de droit et l’examen ne saurait se limiter aux éclairages que les témoignages d’experts donnent à la Cour (RhoxalPharma Inc. c Novartis Pharmaceuticals Canada Inc., 2005 CAF 11, au paragraphe 53). Comme il s’agit d’une question de droit, il m’est loisible « de donner aux revendications une interprétation différente de celle préconisée par les parties » (Whirlpool, au paragraphe 61). J’ouvre ici une parenthèse pour faire écho aux remarques du juge Roy dans la décision Bombardier Produits Récréatifs Inc. c Arctic Cat Sales Inc., 2017 CF 207, aux paragraphes 298 et 299 [Arctic Cat], et rappeler aux parties que la salle d’audience de la Cour n’est pas un lieu dépourvu de bon sens :

298  Un esprit désireux de comprendre sera ouvert au but et à l’intention divulgués par les brevets. J’ai été frappé au procès par certaines tentatives de certains des témoins experts de favoriser une lecture des brevets qui mènerait à une interprétation de certains des éléments essentiels pouvant uniquement être décrite comme allant à l’encontre de toute compréhension commune du libellé.

299  Il pourrait valoir la peine de répéter que l’interprétation des revendications est une question de droit. À ce titre, il s’agit d’une question pour laquelle la Cour recevra l’aide d’experts dans le but de vérifier comment les personnes versées dans l’art interpréteraient le brevet. Cependant, je tiens à souligner que le bon sens n’est pas exclu de la salle d’audience. L’expert aide la Cour afin de permettre au juge de première instance d’interpréter les brevets et leurs réclamations d’une façon éclairée. Je répète. L’interprétation des revendications précède l’examen des contrefaçons possibles et la validité des réclamations. Le recours à des experts n’est pas renforcé lorsque l’interprétation est teintée par une certaine issue décidée d’avance.

La décision Arctic Cat a depuis été confirmée par la Cour d’appel fédérale (voir 2018 CAF 125).

[33]  Après avoir établi qui est la personne versée dans l’art, la Cour doit déterminer les éléments revendiqués qui sont essentiels et lesquels ne le sont pas, en présumant qu’ils sont tous essentiels (Free World Trust, aux paragraphes 57, 68 et 75). Cette présomption est réfutée si une interprétation contextuelle des revendications donne à croire que l’inventeur ne souhaitait pas qu’un élément soit considéré comme essentiel (arrêt Whirlpool, au paragraphe 68), ou si la personne versée dans l’art comprendrait que la substitution de cet élément ne modifierait pas le fonctionnement de l’invention ni sa structure (Free World Trust, au paragraphe 20).

B.  La personne versée dans l’art

[34]  Sans grande surprise, les trois experts appelés à aider la Cour se sont révélés beaucoup plus qualifiés que la personne versée dans l’art dans cette situation. Comme je l’ai dit précédemment, aucun des experts n’a été influencé par une issue décidée d’avance.

[35]  Les experts et les parties s’entendent pour l’essentiel sur les qualités exigées d’une personne versée dans l’art à la date pertinente (la date de publication, le 24 février 2005). Selon M. Allen, la personne versée dans l’art devrait avoir un diplôme en pharmacie et au moins une année d’expérience dans l’industrie pharmaceutique. M. Timko affirme quant à lui que la personne versée dans l’art devrait avoir un diplôme en pharmacie ou en pharmacologie (ou l’équivalent), ainsi que quelques années d’expérience dans l’élaboration de formulations médicamenteuses. M. Laskar estime cependant que la personne versée dans l’art devrait avoir une formation et une expérience plus poussées. Selon lui, elle devrait avoir un doctorat en pharmacie, en chimie, en génie chimique ou dans un domaine connexe, et de trois à cinq années d’expérience dans l’élaboration de formulations pharmaceutiques, et plus particulièrement de formes posologiques solides ou, subsidiairement, une maîtrise ou un baccalauréat et plus de cinq années d’expérience pertinente.

[36]  Quoique les experts soient en grande partie d’accord et que la Cour ait conclu antérieurement que la différence n’est pas significative (Cobalt, au paragraphe 38), j’ai tout de même tiré ma propre conclusion concernant la personne versée dans l’art après avoir pris connaissance des points de vue de tous les experts. J’ai ainsi exercé une fonction qui échoit à un juge (Pollard Banknote Limited c BABN Technologies Corp., 2016 CF 883, aux paragraphes 82 et 83).

[37]  Ma conclusion est que la personne versée dans l’art doit avoir un diplôme en pharmacie et au moins trois années d’expérience dans la préparation et la composition de médicaments, ou un diplôme dans un domaine connexe (se rapporter au paragraphe 35 ci-dessus pour avoir des exemples de domaines connexes) et au moins cinq années d’expérience professionnelle dans la préparation et la composition de médicaments.

C.  Les revendications

1)  Historique procédural

[38]  Ranbaxy m’a demandé de tenir compte de l’historique procédural en invoquant une [traduction] « exception liée à un fait objectif », tel qu’il est décrit dans la décision Distrimedic Inc. c Dispill Inc., 2013 CF 1043.

[39]  Valeant conteste cette prétention et cite plusieurs jugements (Merck & Co. c Apotex Inc., 2006 CF 524, aux paragraphes 117 à 121, ainsi que ma décision récente dans l’affaire Safe Gaming System c Société des loteries de l’Atlantique, 2018 CF 542, au paragraphe 55, dans la foulée de l’arrêt Free World Trust, au paragraphe 66) dans lesquels la Cour a refusé de prendre en considération tout élément extrinsèque du brevet lui-même.

[40]  Tel que je l’ai expliqué aux parties à l’audience, et tel que le confirme ici, je n’ai pas été convaincue par les arguments de Ranbaxy et je ne tiendrai pas compte de l’historique procédural, pour les motifs énoncés dans la décision Safe Gaming System c Société des loteries de l’Atlantique, au paragraphe 55.

2)  Interprétation

[41]  Comme il a été établi ci-devant, l’argumentaire de Valeant et de Ranbaxy est centré sur l’interprétation juste des termes activateur de perméation et environ dans la revendication 1(iii), de même que sur le caractère essentiel ou non de l’élément activateur de perméation. Les parties conviennent que plusieurs autres éléments sont essentiels, mais seuls ces derniers sont en cause.

a) Est-il essentiel de savoir si l’élément « activateur de perméation » est présent à raison de 20 à 40 % environ du poids sec de la barrière d’étanchéité à l’humidité?

[42]  MM. Laskar et Timko considèrent tous les deux que l’activateur de perméation est un élément essentiel. Quant à M. Allen, après avoir affirmé que [traduction] « l’un des principaux éléments essentiels en cause est l’activateur de perméation dans la barrière d’étanchéité à l’humidité », il discute de l’incidence des proportions sur la conclusion de contrefaçon. Il soutient ensuite qu’il [traduction] « pourrait s’agir » d’un élément essentiel. Il l’inclut toutefois dans le tableau intitulé [traduction] « Éléments essentiels » de son affidavit.

[43]  À la question de savoir si la personne versée dans l’art jugerait qu’il s’agit d’un élément essentiel, j’ai conclu qu’une substitution ne ferait aucune différence. L’avis de M. Laskar souligne qu’à l’inverse des autres substances mentionnées dans les revendications, rien dans le brevet ne donne à croire que l’activateur de perméation pourrait être facultatif. Cette remarque est avalisée par M. Timko et, jusqu’à un certain point, par M. Allen. Pour ma part, à l’instar de deux des témoins experts, et compte tenu du fait que le troisième a admis que ce pourrait être le cas, j’ai considéré que l’activateur de perméation constituait un élément essentiel.

[44]  Pour ce qui concerne la fourchette des proportions, M. Timko affirme que l’énoncé « à raison de 20 à 40 % environ » n’est pas essentiel. Il est d’avis en effet que la seule exigence est celle de la bioéquivalence. Valeant mentionne par ailleurs le paragraphe [0091] de la description du brevet 300, selon lequel la quantité de la protection contre l’humidité n’a pas de réelle incidence sur les propriétés de libération du médicament.

[45]  Cependant, pour M. Allen [traduction] « il pourrait s’avérer essentiel que le pourcentage se trouve dans la fourchette indiquée pour la formulation ». Il indique ensuite que c’est un élément essentiel dans son rapport.

[46]  Selon M. Laskar, l’énoncé [traduction] « à raison de 20 à 40 % environ » de l’activateur de perméation constitue un élément essentiel dans la mesure où la revendication 1 exige expressément la présence dans la formulation d’un activateur de perméation à raison de 20 à 40 % environ de la barrière d’étanchéité à l’humidité. Je le répète, il n’est dit nulle part dans les revendications qu’il peut s’agir d’un élément facultatif, ce qui aux yeux M. Laskar est indicateur de l’intention de l’inventeur d’en faire un élément essentiel.

[47]  Je conclus que la présence d’un activateur de perméation « à raison de 20 à 40 % environ » constitue un élément essentiel, et je me range à l’avis de M. Laskar sur ce point. Il m’a été demandé d’examiner la description et le caractère facultatif qui pourrait y être donné à l’élément du poids, mais le sens se trouve dans les revendications elles-mêmes (Free World Trust, au paragraphe 66). La revendication 1 énonce sans équivoque que l’activateur de perméation doit être présent selon le pourcentage revendiqué du poids sec de dans la barrière d’étanchéité à l’humidité.

[48]  Pour résumer, je conclus que les énoncés [traduction] « activateur de perméation » et « à raison de 20 à 40 % environ du poids sec de la barrière d’étanchéité à l’humidité » constituent des éléments essentiels du brevet 300. Par conséquent, aux fins de mon analyse, j’ai considéré que la fourchette des proportions revendiquée pour l’activateur de perméation constitue un élément essentiel de la revendication 1 du brevet 300.

b) Quelle est l’interprétation juste du terme « activateur de perméation »?

[49]  La revendication 1 mentionne que le comprimé, outre son noyau et (i) un premier enrobage à libération progressive, (ii) doit renfermer une barrière d’étanchéité à l’humidité (iii) composée d’un polymère entérique, d’un activateur de perméation et, éventuellement, d’un plastifiant. Il est ensuite précisé à la fin de la revendication 1 que le comprimé doit être [traduction] « bioéquivalent à un comprimé Wellbutrin© ou Zyban©/Wellbutrin©SR sur une période de 24 heures ».

[50]  La thèse de Valeant est la suivante : l’« activateur de perméation » peut être constitué d’une substance unique ou d’une combinaison de substances (selon la revendication 55 – se reporter à l’annexe A) et, dans la réalité, le glycol polyéthylénique et le citrate de triéthyle sont des activateurs de perméation.

[51]  Ranbaxy estime que les experts de Valeant proposent une interprétation fonctionnelle, alors qu’on leur demandait de faire une interprétation téléologique. Se fondant sur la teneur du brevet 300, l’expert de Ranbaxy soutient que le glycol polyéthylénique et le citrate de triéthyle ne sont pas des activateurs de perméation.

[52]  Je pense également que les experts de Valeant ont adopté une démarche fonctionnelle et que c’était une erreur. Ainsi, M. Allen affirme qu’une personne versée dans l’art à qui l’on présenterait les brevets américains mentionnés dans le brevet 300 [traduction] « déduirait à partir de ces brevets de base que le glycol polyéthylénique joue un rôle d’activateur de perméation et de plastifiant, conformément aux connaissances générales courantes à l’époque ». M. Allen a présenté un tableau comparatif des quatre brevets américains. Le tableau montre que le glycol polyéthylénique est considéré comme un plastifiant dans trois des brevets américains. Dans ces trois brevets, il est mentionné que la libération par l’enrobage est attribuable à la présence du glycol polyéthylénique et d’une autre substance chimique. Dans le quatrième brevet américain, le glycol polyéthylénique n’est pas décrit comme un plastifiant, mais plutôt comme un agent modificateur de la perméabilité. Étant donné le rôle donné au glycol polyéthylénique dans les brevets américains, M. Allen est d’avis qu’une personne versée dans l’art déduirait du brevet 300 que le glycol polyéthylénique y joue le double rôle d’activateur de perméation et de plastifiant. Les avis des deux autres experts ne font pas référence aux sept brevets américains mentionnés dans le brevet 300, alors que M. Allen en cite quatre qu’il juge pertinents.

[53]  Outre les brevets américains, M. Allen fonde son affirmation comme quoi une personne versée dans l’art comprendrait que le glycol polyéthylénique est un activateur de perméation sur un article de J. Kim et al., « The effect of pore formers on the controlled release of cefadroxil from a polyurethane matrix » (2000) Intl J Pharmaceutics, 29, publié par le College of Pharmacy de l’Université nationale de Pusan, en Corée du Sud. L’article en question traite de l’adhésion bactérienne, de la colonisation des surfaces biomatérielles et des complications infectieuses associées comme causes courantes de l’échec de nombreux dispositifs médicaux et implants (implants cardiovasculaires, cathéters, sondes urinaires, etc.). Il propose une méthode de lutte contre le développement bactérien à la surface d’un dispositif en polymère pour prévenir ou réduire les infections. Je ne vois pas comment un article à la portée si différente de celle du brevet en cause, qui par surcroît ne présente aucun lien avec les domaines de la composition et de la préparation de médicaments, aurait pu faire partie des connaissances générales courantes de notre personne versée dans l’art en 2005.

[54]  Dans son analyse subséquente de la teneur du brevet 300, M. Allen souligne qu’il définit l’« activateur de perméation » comme [traduction] « (i) une substance hydrophile; (ii) qui permet à l’eau de pénétrer; (iii) sans désintégrer l’enrobage ». Il explique que l’« activateur de perméation » crée des canaux, des espaces vides, des pores ou des trous dans la pellicule afin que l’eau puisse s’écouler.

[55]  L’interprétation de M. Allen décrit comment une substance fonctionne et non le rôle donné à l’activateur de perméation dans le brevet 300.

[56]  L’autre expert de Valeant, M. Timko, commet également l’erreur de faire une analyse fonctionnelle. Il explique que le glycol polyéthylénique et le citrate de triéthyle peuvent remplir les fonctions suivantes :

[traduction]

87  [...]

 La pièce « I » ci-jointe contient des extraits de l’édition de 1995 du Handbook of Pharmaceutical Additives (Michael et Irene Ash, Gower Publishing Limited, 1995, p. 660 à 667, 719, 720 et 829) portant sur le citrate de triéthyle et divers glycols polyéthyléniques.

88  Étant donné que le citrate de triéthyle et le glycol polyéthylénique 1450 et 6000 présentent une bonne solubilité aqueuse en plus de leurs propriétés filmogènes, ils peuvent se dissoudre rapidement au contact des fluides gastro-intestinaux, activant ainsi la libération de la substance médicamenteuse de la matrice du comprimé à travers l’enrobage. Ces propriétés en font des activateurs de perméation. La pièce « J » ci-jointe contient un extrait de l’ouvrage The Theory et Practice of Industrial Pharmacy (2e éd., sous la direction de Leon Lachman, Herbert A. Lieberman et Joseph L. Kanig, Lea & Febiger, 1976, chap. 12 – Tablet Coating, p. 368 à 377), qui traite des enrobages.

[57]  Se fondant sur l’ensemble des écrits susmentionnés, M. Timko ajoute que [traduction« les propriétés du citrate de triéthyle et du glycol polyéthylénique leur permettent d’agir comme plastifiants, mais aussi comme activateurs de perméation quand on les incorpore à l’enrobage des comprimés ». Il ne se prononce toutefois pas sur la manière dont la revendication 1(iii) du brevet 300 décrit la fonction du glycol polyéthylénique et du citrate de triéthyle dans la barrière d’étanchéité à l’humidité elle-même. Il se borne à décrire comment le glycol polyéthylénique et le citrate de triéthyle pourraient agir.

[58]  M. Timko s’en remet toutefois au brevet pour donner son avis sur le caractère multifonctionnel des excipients. Notamment, il fait référence au passage du brevet 300 dans lequel il est expliqué que le glycol polyéthylénique peut à la fois amplifier l’hydrophilie de la barrière d’étanchéité à l’humidité et agir comme glissant :

[traduction]

[0087]  [...] Il est notoire dans le domaine que, selon la fonction principale envisagée, les excipients entrant dans la composition d’un comprimé seront classés selon diverses sous-catégories. Cependant, un excipient peut avoir de multiples incidences sur les propriétés globales d’un médicament ou d’un comprimé, ce qui confère un caractère multifonctionnel à plusieurs des substances entrant dans la formulation d’un comprimé. C’est le cas du glycol polyéthylénique 1450, utilisé dans la combinaison d’agents plastifiants de la barrière d’étanchéité à l’humidité non seulement pour en amplifier l’hydrophilie, mais aussi comme glissant.

[59]  Dans son exposé de base sur la préparation des médicaments, M. Timko explique que le glissant sert à réduire [traduction] « la friction et la cohésion entre les différents excipients et le principe actif dans la formulation, ainsi qu’à améliorer la fluidité de la poudre ».

[60]  En bref, il découle du brevet 300 que le glycol polyéthylénique peut servir de glissant. M. Timko ne dit pas qu’un glissant peut servir d’activateur de perméation. Il n’a jamais dit qu’un glissant pouvait agir comme activateur de perméation, ni dans son affidavit, ni dans son exposé de base, ni durant son contre-interrogatoire. Il ne semble donc pas s’en tenir au libellé du brevet 300 : quand celui-ci indique que le glycol polyéthylénique est un glissant, M. Timko le décrit comme tel, mais lorsque le brevet décrit le glycol polyéthylénique comme un plastifiant, il soutient qu’il s’agit d’un activateur de perméation.

[61]  M. Timko ne peut pas avoir raison dans les deux cas. Il adhère à la description de glissant qui figure dans le brevet, mais il fait ensuite une analyse fonctionnelle et expose comment, à son avis, le glycol polyéthylénique est utilisé dans le brevet 300. Selon lui, outre sa fonction de plastifiant, le glycol polyéthylénique est un activateur de perméation bien connu. Selon le libellé du brevet 300, le glycol polyéthylénique est à la fois un plastifiant et un glissant. Quand le glycol polyéthylénique y est décrit comme un glissant ou comme un plastifiant, il ne s’ensuit pas qu’il est également un activateur de perméation, à moins d’en faire une interprétation fonctionnelle. Cette primauté accordée à la fonction du glycol polyéthylénique déroge aux enseignements de l’arrêt Free World Trust, dans lequel la CSC tranche qu’il faut accorder la primauté à la teneur des revendications et à une interprétation téléologique (au paragraphe 66).

[62]  Les experts de Valeant soutiennent que le glycol polyéthylénique et le citrate de triéthyle servent d’activateurs de perméation dans la formule de Ranbaxy. M. Timko affirme notamment [traduction] « qu’une partie au moins des plastifiants présents dans le Ran-Bupropion XL pourrait aussi activer la perméation ». M. Allen soutient quant à lui que le glycol polyéthylénique et le dioxyde de silicium agissent tous les deux comme activateurs de perméation dans les comprimés de Ranbaxy. Concernant la formule de Ranbaxy, M. Allen déclare [traduction« que la perméabilité à l’eau tend à augmenter lorsque le glycol polyéthylénique est utilisé comme plastifiant dans les pellicules d’enrobage ».

[63]  Valeant fait l’hypothèse que le citrate de triéthyle et le glycol polyéthylénique agissent comme des activateurs de perméation dans le produit de Ranbaxy, mais ce n’est pas suffisant pour s’acquitter de son fardeau. M. Timko se contente de dire qu’une [traduction] « partie au moins » « pourrait » agir comme activateur de perméation, mais sa réponse est loin d’être catégorique.

[64]  M. Allen fonde son avis sur des écrits qui traitent des enrobages, mais jamais des barrières d’étanchéité à l’humidité. Plus précisément, il cite JC Price, « Polyethlene Glycol », dans RC Rowe, PJ Sheskey & Weller PJ, Handbook of Pharmaceutical Excipients, 4e éd. (Washington DC, American Pharmaceutical Association, 2003), p. 454 à 459, ainsi que D. Hennig et H. Kala « The Influence of plasticizers on the permeability of polymethacrylates films (Eudragit RS) » (1986), 41 Pharmazie H.5, p. 335 à 338 [Pharmazie]. L’article publié dans Pharmazie n’est d’aucune utilité puisque, hormis un court paragraphe, l’exemplaire fourni à la Cour n’a pas été traduit. Quant au Handbook of Pharmaceutical Excipients, il est clair que ses auteurs s’intéressent à l’utilisation du glycol polyéthylénique dans l’enrobage et non dans la barrière d’étanchéité à l’humidité du comprimé qui renferme un activateur de perméation.

[65]  Le brevet 300 nous enseigne que le plastifiant qui compose l’enrobage à libération progressive est pulvérisé sur le noyau du comprimé et séché avant que la barrière d’étanchéité à l’humidité soit appliquée.

  • [traduction] [1002] [...] Le noyau du comprimé est ensuite enduit des substances formant l’enrobage à libération progressive, tel qu’il est illustré au tableau 3;
  • Il est ensuite indiqué dans le brevet que [traduction] [0104] « [...] le noyau enrobé, séché et refroidi du comprimé est ensuite enduit de la formulation formant la barrière d’étanchéité à l’humidité, donnée au tableau 5 » (reproduit ci-après);
  • Le glycol polyéthylénique est le plastifiant inscrit au tableau 3 (se reporter à l’annexe B);
  • Le paragraphe [0103] décrit les deux enrobages revendiqués dans le brevet 300;
  • L’enrobage à libération progressive est décrit aux paragraphes [0072] à [0083] et au tableau 3;
  • La barrière d’étanchéité à l’humidité est décrite aux paragraphes [0084] à [0110] et au tableau 5.

[66]  Il est clair que la formulation du premier enrobage à libération progressive décrit dans la revendication 1(ii) n’a aucune pertinence dans le cadre de la présente instance concernant un avis de conformité – la question en litige ici a trait à l’interprétation de l’énoncé de la revendication 1(iii) portant sur l’activateur de perméation dans la barrière d’étanchéité à l’humidité entourant le premier enrobage à libération progressive.

[67]  Autrement dit, une personne versée dans l’art comprendrait que la recette de la formulation visée par le brevet 300 établit une distinction entre les deux enrobages et leurs ingrédients respectifs. La formulation de l’enrobage à libération progressive décrit dans la revendication 1(ii) et celle de la barrière d’étanchéité à l’humidité décrite dans la revendication 1(iii) pourraient être comparées à la recette d’un gâteau glacé. La recette présente des listes d’ingrédients et des marches à suivre distinctes pour le gâteau et le glaçage. Les ingrédients et les marches à suivre ne peuvent pas être mélangés. Même si la recette indique qu’il faut du beurre dans le gâteau et dans le glaçage, une analyse téléologique indiquerait que l’ingrédient n’est pas utilisé aux mêmes fins.

[68]  Le raisonnement de M. Timko est souvent centré sur la fonction du médicament. Or, comme chaque avocat l’a expliqué aux experts de ses clients, il faut interpréter le brevet de manière téléologique. Cette démarche repose sur une analyse de la teneur des revendications en vue de déterminer ce qui constitue l’invention. La jurisprudence canadienne nous enseigne que l’interprétation des revendications d’un brevet ne peut reposer sur analyse de l’équivalence fonctionnelle (Bell Helicopter Textron Canada Limitée c Eurocopter, 2013 CAF 219, aux paragraphes 84 et 96).

[69]  Valeant enjoint à la Cour de rejeter l’interprétation de M. Laskar qui, selon lui, restreint indûment le sens d’« activateur de perméation » de deux manières. Premièrement, il connaissait la formule de Ranbaxy avant d’interpréter le brevet et, deuxièmement, il se fonde sur le descriptif du brevet 300 pour restreindre indûment la portée des revendications. Comme je l’ai établi précédemment, M. Laskar ne connaissait pas la formule de Ranbaxy au préalable et je ne puis conclure qu’il a restreint la portée des revendications.

[70]  L’expert de Ranbaxy, M. Laskar, livre son avis concernant l’« activateur de perméation » dans le contexte du brevet 300, dont il fait une interprétation téléologique.

[71]  Après avoir pris connaissance du brevet 300, M. Laskar a conclu qu’une distinction était faite entre activateur de perméation et plastifiant, et que le glycol polyéthylénique y est toujours utilisé comme plastifiant ou comme glissant. Il souligne qu’au paragraphe [0024] du brevet 300, le plastifiant préconisé est le glycol polyéthylénique 1450 et que, au paragraphe [0030], il est énoncé que le plastifiant préconisé dans la barrière d’étanchéité à l’humidité est une combinaison de glycol polyéthylénique, et que l’ester organique préconisé est le citrate de triéthyle. Il donne d’autres exemples : au paragraphe [0078], le glycol polyéthylénique est décrit comme un plastifiant; au paragraphe [0087], il est expliqué que le glycol polyéthylénique peut servir à la fois de plastifiant et de glissant, et au tableau 5, le glycol polyéthylénique est décrit comme élément constitutif de la combinaison formant le plastifiant (avec le citrate de triéthyle) :


[72]  M. Laskar cite ensuite le paragraphe [0029] du brevet 300 pour corroborer son avis comme quoi les inventeurs considèrent le glycol polyéthylénique comme un composé distinct de tout activateur de perméation. Il est expliqué dans ce paragraphe que la barrière d’étanchéité à l’humidité se compose de trois éléments : un polymère entérique-acrylique; un plastifiant et un activateur de perméation, dans des proportions de 13 pour 2 pour 5 environ.

[73]  M. Laskar est d’avis qu’une personne versée dans l’art saurait que pour calculer les proportions d’un mélange triple, il faut trois éléments distincts. Selon lui, le brevet 300 n’explique nulle part comment ces proportions pourraient être calculées si le glycol polyéthylénique servait à la fois d’activateur de perméation et de plastifiant. Il conclut qu’une personne versée dans l’art ne penserait pas que le glycol polyéthylénique est utilisé comme activateur de perméation dans le brevet 300.

[74]  Valeant affirme en outre que la Cour doit tenir compte de la revendication dépendante 55 dans son interprétation du brevet. La revendication 55 a été mentionnée pour la première fois durant le contre-interrogatoire de M. Allen, alors qu’il répondait à une question sur le caractère très précis du tableau 5 (reproduit ci-dessus) et la raison pour laquelle il n’en avait pas parlé dans son avis. À la question de savoir si le dioxyde de silicium constituait le seul activateur de perméation mentionné dans le brevet 300, M. Allen a fait allusion à la revendication 55 et au paragraphe [0088], qui contiennent tous les deux des listes d’activateurs de perméation, parmi lesquels se trouvent les [traduction] « polymères hydrophiles » en général. Dans son rapport, il conclut que le glycol polyéthylénique est un polymère hydrophile. Par conséquent, selon le libellé de la revendication 55, le dioxyde de silicium n’est pas [traduction] « forcément » considéré comme l’unique activateur de perméation possible. Et même si le glycol polyéthylénique et le citrate de triéthyle ne sont pas mentionnés explicitement, selon M. Allen, [traduction] « il découle de la revendication qu’il est possible d’utiliser le dioxyde de silicium et [le glycol polyéthylénique], qui est donc être considéré comme un activateur de perméation ». Il a admis qu’il avait récemment discuté de la revendication 55 avec les avocats. Invité à s’expliquer, il a précisé qu’il n’avait pas mentionné la revendication 55 ou le paragraphe [0088] dans son affidavit, mais que le glycol polyéthylénique a toujours été considéré comme un polymère hydrophile, et qu’il l’avait inclus dans les activateurs de perméation dans le tableau qu’il a inséré dans son affidavit.

[75]  Comme dans le reste du brevet, le tableau 5 inclut le glycol polyéthylénique et le citrate de triéthyle dans les plastifiants, et désigne le dioxyde de silicium comme activateur de perméation. On peut penser que M. Allen a fait référence à la revendication 55 seulement quand il a été poussé dans ses retranchements, pour donner de la force à son témoignage. M. Allen a avancé cet argument, mais il n’est étayé par aucun élément de preuve dans son affidavit, et il y a fait allusion seulement après que l’expert de la partie adverse eut remis en cause son avis et après une discussion avec les avocats.

[76]  Il faut se garder de donner au brevet une interprétation plus large que ce que révèle le libellé de ses revendications. De plus, malgré son renvoi au paragraphe [0088], M. Allen fait fi de la distinction établie entre le glycol polyéthylénique et l’activateur de perméation aux paragraphes [0087 et 0088]. J’accorderai donc peu d’importance au lien entre la revendication dépendante 55, le paragraphe [0088] et l’interprétation de l’activateur de perméation dans le contexte du brevet 300.

[77]  Durant son contre-interrogatoire, M. Laskar a été interrogé longuement au sujet des polymères hydrophiles énumérés dans la revendication 55. Il a alors affirmé que le brevet 300 revendique uniquement les activateurs de perméation qui correspondent à la définition donnée au paragraphe [0014]. Il ne se discute pas du paragraphe [0014] du brevet 300 dans son affidavit, mais il n’avait aucune raison de le faire. Les affidavits des autres experts ne mentionnent jamais la revendication 55 dans ce contexte.

[78]  M. Laskar décrit le glycol polyéthylénique comme un polymère hydrophile qui ne correspond pas à la définition donnée au paragraphe [0014]. Pour ce qui est de la liste présentée dans la revendication 55, il éliminerait le glycol polyéthylénique de la description donnée au paragraphe [0014], de même que le lactose, le silicium colloïdal, le chlorure de sodium et, en fait, [traduction] « tous les polymères hydrophiles solubles dans l’eau ». Ceux-ci ne correspondent pas à la définition du brevet 300. Bien qu’il fonde son avis sur la même définition d’« activateur de perméation » que celle qu’a invoquée M. Allen, M. Laskar donne la primauté aux mots utilisés plutôt qu’aux fonctions envisageables. Il souligne que la définition du brevet 300 [paragraphe 0014] exclut les activateurs de perméation qui désintégreraient physiquement l’enrobage : [traduction] : « une substance hydrophile qui permet à l’eau de pénétrer sans désintégrer l’enrobage ». Il ajoute que le glycol polyéthylénique [traduction« entraînerait la désintégration physique de l’enrobage puisqu’il se dissout au contact de l’eau et, par conséquent, provoquerait une rupture de la pellicule d’enrobage ».

[79]  Je conviens avec M. Laskar qu’il se dégage des revendications une distinction entre les activateurs de perméation et les plastifiants du fait de la mention répétée d’un mélange triple dans lequel les proportions de plastifiant et d’activateur de perméation sont différentes. Ce constat renforce la thèse selon laquelle la personne versée dans l’art comprendrait que le glycol polyéthylénique et le citrate de triéthyle ne correspondent pas à la définition d’« activateur de perméation » revendiquée dans le brevet 300. On n’y trouve aucune explication de la manière dont ces proportions pourraient être obtenues avec un excipient renfermant deux composants.

[80]   Le brevet 300 ne décrit jamais le glycol polyéthylénique et le citrate de triéthyle comme des polymères hydrophiles, et je ne saurais l’interpréter comme les revendiquant autrement que comme des plastifiants et des glissants. Je suis également d’accord avec M. Laskar quand il affirme qu’une personne versée dans l’art comprendrait que la définition d’« activateur de perméation » telle qu’elle figure dans le brevet 300 exclut les polymères hydrophiles solubles dans l’eau, dont fait partie le glycol polyéthylénique.

[81]  M. Laskar ne soutient pas expressément que le citrate de triéthyle n’est pas un activateur de perméation. Néanmoins, il se dit d’avis que l’inventeur du brevet 300 avait l’intention de distinguer les plastifiants des activateurs de perméation, et [traduction] « que le plastifiant revendiqué combine le glycol polyéthylénique 1450 et [le citrate de triéthyle] ». Encore une fois, M. Laskar se dit d’avis que le brevet 300 dévoile les proportions d’un mélange triple, qui suppose la présence de trois éléments distincts (un polymère entérique-acrylique, un plastifiant et un activateur de perméation). M. Laskar conclut, implicitement à tout le moins, que le citrate de triéthyle, pour les mêmes raisons que le glycol polyéthylénique, ne correspond pas à la définition d’« activateur de perméation » du brevet 300.

[82]  Je reprends à mon compte cet avis pour conclure qu’au sens du brevet 300, le glycol polyéthylénique et le citrate de triéthyle ne correspondent pas à la définition d’un « activateur de perméation » de la revendication 1(iii).

c) Quelle est l’interprétation juste du mot « environ »?

[83]  Le brevet 300 ne propose aucune définition du mot « environ ». Les experts ne s’entendent pas sur l’incidence du mot « environ » sur la quantité requise d’activateur de perméation dans le brevet en cause. Il ressort de la jurisprudence de notre Cour que l’interprétation du mot « environ » dépend toujours des particularités de chaque brevet.

[84]  M. Allen ne propose pas d’interprétation du mot « environ » dans son affidavit. Il a expliqué durant son contre-interrogatoire qu’on ne lui avait pas demandé de se prononcer à ce propos. Il a cependant exprimé son désaccord quand on lui a demandé ce qu’il pensait de la thèse de Ranbaxy selon laquelle « environ » signifiait 10 %. Voici sa réponse :

[traduction]

« Tout dépend du contexte. Le mot « environ » signifie généralement approximativement, mais son sens peut changer selon le contexte. Il peut vouloir dire 10 %, ou 15 %. Le sens peut varier en fonction du contexte dans lequel le mot est utilisé. »

[85]  Les avocats de Ranbaxy ont ensuite présenté à M. Allen l’éditorial d’un bulletin qu’il a écrit et qui s’intitulait « What is “about” All About? » [Qu’entend-on par « environ »?] (CompoundingToday.com, no 8, vol. 34, 26 août 2011). L’éditorial cite l’article 8.20 du United States Pharmacopeia (USP, normes en matière de substances et de produits médicamenteux), selon lequel [traduction] « environ correspond à plus ou moins 10 % de la quantité indiquée » [original non souligné].

[86]  M. Allen a expliqué que cet éditorial s’adressait à un lectorat de pharmaciens spécialisés dans la composition de formules précises. Cette précision est d’intérêt pour les formulateurs mais, selon M. Allen, [traduction] « la norme applicable à un produit est incluse dans le USP seulement après son homologation par la Food and Drug Administration des États-Unis ».

[87]  La preuve soumise à la Cour comprend un extrait de la section General Notices [avis généraux] de The United States Pharmacopeia - The National Formulary ((USI 28-NF 23), Rockville, MD, United States Pharmacopeial Convention (1er janvier 2005), p. 7 (cité dans l’éditorial de M. Allen), selon lequel « le mot environ indique un écart de plus ou moins 10 % par rapport au poids ou au volume fixé » aux fins du calcul des quantités appropriées pour des essais ou des dosages.

[88]  J’accorderai un certain poids à la définition du mot « environ » proposée par M. Allen dans son article publié en 2005 à titre d’auteur indépendant. Bien qu’il se rapporte à la préparation et non à la formulation, le passage qui fait référence à l’énoncé du USP comme quoi « environ » signifie 10 % dans le cadre des essais et des dosages m’apparaît pertinent :

[traduction] Lorsqu’il est question des quantités appropriées aux fins des essais et des dosages, le mot « environ » indique un écart équivalant à plus ou moins 10 % du poids ou du volume fixé.

[89]  Au cours de son contre-interrogatoire, M. Allen a précisé que le USP s’adresse avant tout aux préparateurs, et que le mot « environ » peut prendre un sens différent selon que l’on s’adresse à des préparateurs ou à des formulateurs. Les formulateurs peuvent consulter le USP, mais M. Allen souligne que les produits y sont inscrits uniquement après leur homologation par la FDA. M. Allen a ensuite rappelé que [traduction] « le National Formulary répertorie des excipients, et que la partie USP répertorie les médicaments actifs ». Il convient que les formules utilisées pour la préparation des médicaments peuvent ressembler à une recette dans la mesure où elles donnent les ingrédients et les quantités à utiliser.

[90]  Je trouve également important le passage suivant de l’article de M. Allen :

[traduction] Comme le mot « environ » est-il défini dans le USP, le recueil prescriptif dans le domaine de la pharmacie? Le USP-NF s’ouvre sur une section d’avis généraux et d’exigences. Cette section présente les postulats fondamentaux, les définitions et les conditions par défaut de l’interprétation et de l’application du USP et du National Formulary. Les exigences énoncées dans cette section s’appliquent à tous les articles adoptés dans le USP-NF et à tous les chapitres généraux, à moins d’indication contraire.

[Sans gras dans l’original.]

[91]  Dans la section des avis généraux et des exigences du USP-NF, il est précisé que [traduction] « [l]orsqu’il est question des quantités appropriées aux fins des essais et des dosages, le mot environ indique un écart de plus ou moins 10 % par rapport au poids ou au volume fixé ».

[92]  Il est important de souligner que l’extrait cité au paragraphe 90 (ci-dessus) décrit le USP comme un recueil prescriptif et que, par conséquent, cette définition du mot « environ » devrait normalement faire partie des connaissances générales courantes d’une personne versée dans l’art.

[93]  M. Allen a jugé nécessaire de préciser que, dans son article, la définition du mot « environ » s’applique dans un autre contexte (celui des ingrédients libres) mais, de manière générale, s’il s’agit d’une « recette indiquant les ingrédients et les quantités » (se reporter au paragraphe 89 ci-dessus), il semble que le mot « environ » signifie 10 %. Comme c’est exactement ce que font les formulateurs, j’estime que la définition du mot « environ » dans cet article peut s’appliquer en l’espèce.

[94]  Contrairement à M. Allen, M. Timko s’est prononcé sur la signification du mot « environ ». Selon lui, il est clair que l’énoncé « à raison de 20 à 40 % environ du poids sec de la barrière d’étanchéité à l’humidité » signifie [traduction] « que la fourchette des quantités d’activateur de perméation n’est pas fixe et qu’une personne compétente pourrait s’en écarter ». En l’espèce, ajoute-t-il, cela signifie que la fourchette pourrait s’étendre « de 15 à 44 % au moins, et plus probablement de 10 à 45 % dans le contexte du brevet 300 ».

[95]  Selon M. Timko, si la formule est bioéquivalente, la quantité d’activateur de perméation pourrait être inférieure ou supérieure à la fourchette proposée. En fait, si l’on se fie au paragraphe [0091] du brevet, une grande variabilité de la quantité d’activateur de perméation est possible puisque la quantité de barrière d’étanchéité à l’humidité n’a pas vraiment d’incidence sur les propriétés de libération du médicament. Selon son expérience, le mot « environ » pourrait être interprété comme signifiant la présence d’aussi peu que 10 % d’activateur de perméation ou 10 % de plastifiant, et d’au moins 45 % de polymère entérique assurerait l’intégrité de l’enrobage.

[96]  Aux fins de l’interprétation du brevet, M. Timko propose subsidiairement de recourir à la convention mathématique consistant à arrondir les valeurs. Selon cette convention, les valeurs se terminant par 5 en montant sont arrondies au chiffre supérieur, et celles qui se terminent par 4 en descendant sont arrondies au chiffre inférieur. Si les valeurs sont arrondies, la fourchette s’étendrait de 15 à 44 % au moins.

[97]  En résumé, M. Timko estime qu’une personne versée dans l’art interpréterait l’énoncé comme signifiant de 10 à 45 %, ou de 15 à 44 % au moins.

[98]  Valeant soutient que l’interprétation de M. Laskar est arbitraire et intrinsèquement incohérente. Son argument est le suivant : comme la fourchette de 20 à 40 % équivaut à une augmentation de 100 %, M. Laskar ne peut pas affirmer que « 20 % environ » n’équivaut pas à « 17 % » (soit une diminution de 15 % seulement). Par ailleurs, ajoute Valeant, M. Laskar a admis qu’il ne savait pas si le rendement serait différent selon que la quantité serait de 15, 16 ou 17 %.

[99]  L’avis de M. Laskar concernant la signification du mot « environ » repose sur la compréhension qu’en aurait une personne versée dans l’art :

[traduction] 44 [...] compte tenu du domaine visé par le brevet 300 (la formulation pharmaceutique) et, selon mon expérience, des écarts habituels et admis par rapport à une valeur dans ce contexte (le domaine de la formulation pharmaceutique), une personne compétente donnerait l’une des significations suivantes au mot « environ » :

a)  un écart de 5 % par rapport à la valeur;

b)  un écart de 10 % par rapport à la valeur.

[100]  Il découle de ce qui précède que M. Laskar a tiré deux conclusions. Premièrement, il affirme que suivant la convention prescrite par la Food and Drug Administration des États-Unis, [traduction] « aux fins de l’évaluation des caractéristiques quantitatives des médicaments génériques et de référence inscrits sur la liste », « environ » pourrait signifier un écart de 5 %. Deuxièmement, M. Laskar se dit d’avis que le mot « environ » peut signifier un écart de 10 % étant donné que bon nombre des monographies de médicament présentées dans le United States Pharmacopeia, [traduction] « utilisent une fourchette s’étendant de 90,0 à 110,0 % par rapport à l’étiquette comme norme de qualité [...], c’est-à-dire 100 % ± 10 % ». Il affirme ensuite que peu importe la méthode utilisée, les fourchettes sont les mêmes.

[101]  À l’audience, les avocats de Ranbaxy ont simplement soutenu que le mot « environ » signifiait plus ou moins 10 %. Apparemment, Ranbaxy s’en tient à l’avis de M. Laskar comme quoi « de 20 à 40 % environ » correspond à une fourchette s’étendant entre 18 à 22 % et 36 à 44 %

[102]  Pour ma part, je retiens plutôt l’avis de M. Laskar comme quoi, à sa connaissance, une personne versée dans l’art comprendrait le mot « environ » comme signifiant un écart de 10 % par rapport à la fourchette des proportions applicable à la formulation revendiquée dans le brevet 300.

[103]  Nous sommes ici devant une situation qui, pour citer le juge Roy dans la décision Arctic Cat, commande à la Cour de faire appel au bon sens. En l’espèce, le bon sens nous dicte que la personne versée dans l’art comprendrait le mot « environ » comme signifiant un écart de 10 % au plus. Il va de soi que le mot « environ » signifie approximativement et que, pour un préparateur de médicaments, il signifierait probablement moins de 10 %. Pour résumer, je conclus que le mot « environ » tel qu’il est utilisé dans le brevet en cause signifie un écart de plus ou moins 10 % par rapport à la fourchette mentionnée. Par conséquent, il s’agit en l’espèce d’une fourchette de 18 à 44 %.

VI.  Questions en litige

A.  Valeant a-t-elle convaincu la Cour, selon la prépondérance des probabilités, que la formulation des comprimés Ran-Bupropion XL de Ranbaxy contrefait le brevet 300?

[104]  Après avoir interprété la revendication, je dois répondre à la question suivante : « Valeant a-t-elle convaincu la Cour, selon la prépondérance des probabilités, que la formulation des comprimés Ran-Bupropion XL de Ranbaxy contrefait le brevet 300? »

[105]  Il y a contrefaçon de brevet si un autre produit englobe tous les éléments essentiels dudit brevet (Free World Trust, aux paragraphes 68 et 75).

[106]  Il n’est pas contesté que tous les éléments essentiels sont présents dans la formule de Ranbaxy, exception faite de l’élément essentiel de l’activateur de perméation dans une fourchette de 18 à 44 % du poids sec de la barrière d’étanchéité à l’humidité.

[107]  Les deux parties conviennent que les comprimés Ran-Bupropion XL renferment du dioxyde de silicium, utilisé comme activateur de perméation. Ranbaxy fait valoir qu’il s’agit de l’unique activateur de perméation présent dans sa formulation, à raison de |||||||||| du poids sec de la barrière d’étanchéité à l’humidité.

[108]  Qui plus est, selon mon interprétation et tel que je l’ai mentionné auparavant, le glycol polyéthylénique et le citrate de triéthyle ne sont pas des « activateurs de perméation » au sens du brevet 300. J’ai également interprété que l’élément essentiel « à raison de 20 à 40 % environ » signifie que la fourchette tolérée s’étend de 18 à 44 %. Par conséquent, dans la formulation de Ranbaxy, l’activateur de perméation n’est pas présent « à raison de 20 à 40 % environ » du poids sec de la barrière d’étanchéité à l’humidité, tel qu’il est revendiqué dans le brevet 300.

[109]  En résumé, j’estime que Valeant ne s’est pas acquittée du fardeau qui lui incombait de faire la démonstration, selon la prépondérance des probabilités, que Ranbaxy n’était pas fondée à alléguer l’absence de contrefaçon.

VII.  Conclusion

[110]  Je rejetterai la requête visant à interdire au ministre de délivrer un avis de conformité à Ranbaxy pour ses comprimés Ran-Bupropion XL.

VIII.  Dépens

[111]  Les parties n’ayant pas trouvé de terrain d’entente relativement aux dépens après l’audience, chacune m’a soumis ses observations écrites.

[112]  Valeant, jugeant que l’instance n’est pas très complexe, a demandé qu’une somme globale de 150 000 $ soit adjugée à la partie qui obtiendra gain de cause pour les frais judiciaires, plus les débours relatifs aux experts. La facture des témoins experts de Valeant totalise 99 347,16 $. Elle a fait remarquer que les dépens adjugés sont souvent importants dans une instance relative à un avis de conformité (Novopharm Ltd. c Sanofi-Aventis, 2007 CAF 384). Valeant ajoute que, dans le cas de parties averties, il n’est pas rare d’adjuger une somme équivalant à un pourcentage des dépens payés (Philip Morris Products S.A. c Marlboro Canada Limitée, 2015 CAF 9, au paragraphe 4).

[113]  Ranbaxy fait valoir que si la règle générale est appliquée et que les dépens sont adjugés à la partie obtenant gain de cause, la Cour devrait se conformer à l’article 407 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, et établir les dépens en fonction de la médiane de la colonne III du tarif B plutôt qu’en fonction d’un pourcentage des dépens payés. Ranbaxy ajoute que si Valeant obtient gain de cause, la raison pour qu’il soit dérogé à la règle générale voulant que chaque partie assume ses dépens. Cette dérogation est nécessaire parce que Valeant a défendu des thèses contradictoires durant l’examen de la demande de brevet et le contentieux relatif à ce brevet. Ranbaxy allègue en outre qu’elle ne devrait pas avoir à payer pour les choix de Valeant concernant sa représentation (trois partenaires à part entière et un partenaire associé ont travaillé sur ce dossier) et les experts cités, qui en l’occurrence ont donné des témoignages contradictoires.

[114]  Ranbaxy précise que si elle obtient gain de cause, elle réclamera des frais d’un peu plus de 100 000 $, taxes comprises, et des débours de 22 000 $.

[115]  Je vais adjuger à Ranbaxy une somme globale de 100 000 $, taxes comprises, et des débours totalisant au plus 22 000 $.


JUGEMENT dans le dossier T-2224-16

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La requête visant à interdire au ministre de délivrer un avis de conformité à Ranbaxy pour ses comprimés Ran-Bupropion XL est rejetée.

  2. Une somme globale de 100 000 $, taxes comprises, plus des débours totalisant au plus 22 000 $ sont adjugés à Ranbaxy.

« Glennys L. McVeigh »

Juge


ANNEXE A

Voici les revendications 55 à 57 du brevet 300 :

[traduction]

Un activateur de perméation présent à raison de 25 % environ du poids sec de la barrière d’étanchéité à l’humidité.

55.  Le comprimé à libération modifiée décrit dans l’une quelconque des revendications 1 à 54, dans lequel l’activateur de perméation fait partie d’un groupe comprenant le dioxyde de silicium, le silicium colloïdal, le lactose, les polymères hydrophiles, le chlorure de sodium, l’oxyde d’aluminium, l’oxyde d’aluminium colloïdal, la silice, la cellulose microcrystalline et toute combinaison de ces substances.

56.  Le comprimé à libération modifiée décrit dans la revendication 55, dans lequel l’activateur de perméation est le dioxyde de silicium.

57.  Le comprimé à libération modifiée décrit dans l’une quelconque des revendications 1 à 56, dans lequel ledit polymère entérique, plastifiant et activateur de perméation est présent selon des proportions de 13 pour 2 pour 5 environ.


ANNEXE B


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2224-16

 

INTITULÉ :

VALEANT CANADA LP ET AL. c RANBAXY PHARMACEUTICALS CANADA ET AL.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Les 6 et 7 juin 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS PUBLICS :

LA JUGE MCVEIGH

 

DATE DES MOTIFS :

LE 20 AOÛT 2018

 

COMPARUTIONS :

Andrew Skodyn

Melanie K. Baird

Pour la demanderesse et la défenderesse/brevetée

 

Kavita Ramamoorthy

Kerry Andrusiak

Pour la défenderesse, Ranbaxy Pharmaceutical Canada Inc.

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lenczner Slaght Royce Smith Griffin LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse et la défenderesse/brevetée

 

Fineberg.Legal LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour la défenderesse, Ranbaxy Pharmaceutical Canada Inc.

 

 

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