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Date : 20180810

Dossiers : IMM-2977-17

IMM-2229-17

IMM-775-17

Référence : 2018 CF 829

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 10 août 2018

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

LE CONSEIL CANADIEN POUR LES RÉFUGIÉS, AMNISTIE INTERNATIONALE, LE CONSEIL CANADIEN DES ÉGLISES, ABC, DE (REPRÉSENTÉE PAR SON TUTEUR À L’INSTANCE ABC), FG (REPRÉSENTÉE PAR SON TUTEUR À L’INSTANCE ABC), MOHAMMAD MAJD MAHER HOMSI, HALA MAHER HOMSI, KARAM MAHER HOMSI, REDA YASSIN AL NAHASS ET NEDIRA MUSTEFA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Je suis saisi d’une requête présentée par les demandeurs, déposée le 3 juillet 2018 en application de l’article 369 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (Règles), et subséquemment entendue oralement le 31 juillet 2018, en vue d’obtenir une ordonnance donnant l’autorisation de faire comparaître plus de cinq experts témoins, conformément à l’article 52.4 des Règles. Plus particulièrement, les demandeurs demandent l’autorisation de déposer quatre affidavits contenants des éléments de preuve d’experts (affidavits supplémentaires), en plus des cinq déjà déposés.

[2]  En résumé, les défendeurs contestent la réparation sollicitée parce que, selon eux, les affidavits supplémentaires ne sont pas pertinents ni nécessaires, et sont donc inadmissibles au motif qu’ils ne satisfont pas aux critères énoncés dans R c Mohan, [1994] 2 RCS 9 [Mohan]. Les demandeurs ne sont pas d’accord avec l’idée que les critères énoncés dans Mohan doivent être respectés à ce stade, et maintiennent que les affidavits ne répondent pas au seuil requis pour obtenir l’autorisation prévue à l’article 52.4 des Règles.

[3]  Pour les motifs qui suivent, j’ai été convaincu par la position des demandeurs et j’accède en conséquence à leur requête en autorisation. Cependant, je suis de l’avis des défendeurs selon lesquels l’affidavit conjoint d’experts est inapproprié et, par conséquent, l’autorisation des demandeurs à l’égard de cet affidavit dépend de leur rectification à l’égard de cette lacune.

II.  Contexte

[4]  En l’espèce, les demandeurs contestent la constitutionnalité des lois qui mettent en œuvre l’Entente sur les tiers pays sûrs (ETPS) du Canada. Ils allèguent qu’en renvoyant les demandeurs d’asile interdits de territoire aux États-Unis en application de l’ETPS, le Canada expose ces demandeurs à des risques substantiels sous forme de détention, de refoulement et d’autres violations de leurs droits consentis par la Convention relative au statut des réfugiés de 1951, 28 juillet 1951, 189 STNU 137. Les demandeurs allèguent que, en conséquence, les lois mettant en œuvre l’ETPS vont à l’encontre des articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (Charte), partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c 11 (Charte).

[5]  Dans la décision Conseil canadien pour les réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 1131, le Conseil canadien pour les réfugiés, Amnistie internationale et le Conseil canadien des Églises se sont vu accorder la qualité pour agir dans l’intérêt public dans la présente demande. Les autres demandeurs individuels sont a) une mère et ses enfants de l’Amérique centrale, dont la demande d’asile se rattache aux bandes et à la persécution fondée sur l’appartenance sexuelle, et qui étaient précédemment en détention aux États-Unis, b) une famille musulmane de la Syrie qui a quitté les États-Unis à la suite de la délivrance d’une première interdiction de voyager par le gouvernement des États-Unis, c) une femme musulmane d’Érythrée qui était gardée en détention depuis une période prolongée après avoir tenté d’entrer au Canada depuis les États-Unis.

[6]  D’une manière générale, les cinq affidavits d’experts qui ont été déposés traitent de la situation des demandeurs d’asile aux États-Unis, laquelle s’est détériorée au cours des dix dernières années selon les allégations des demandeurs, depuis que notre Cour a examiné pour la dernière fois le traitement des réfugiés des États-Unis et la conformité avec ses obligations de non-refoulement dans Conseil canadien pour les réfugiés c Canada, 2007 CF 1262 (Conseil canadien pour les réfugiés). Ces affidavits sont rédigés par les auteurs, et dans les buts, qui suivent :

  • La professeure Musalo, professeure de droit au Hastings College of the Law de l’Université de la Californie, se concentre sur les répercussions de l’asile aux termes de la loi américaine sur les femmes, particulièrement celles qui fuient un pays en raison de persécutions fondées sur l’appartenance sexuelle.

  • Anwen Hughes, directrice juridique adjointe du Refugee Representation Program (programme de représentation des réfugiés) de l’organisation Human Rights First et professeure de droit à la faculté de droit de l’Université de New York, émet des commentaires concernant les effets de la détention sur les demandeurs d’asile et la capacité de présenter leurs demandes, ainsi que concernant les poursuites criminelles des demandeurs d’asile.

  • Professeure Deborah Anker, professeure de droit de longue date et directrice de l’Immigration and Refugee Clinical Program (programme clinique sur l’immigration et les réfugiés) de la faculté de droit de Harvard, examine la pratique, le droit et les récents développements à l’égard des demandeurs d’asile, de même que les enjeux associés à la détention et à l’application de la loi.

  • Katharina Obser, conseillère de direction principale du Migrant Rights and Justice Program (programme sur la justice et les droits des migrants) de la Women’s Refugee Commission (commission des réfugiés à l’égard des femmes), examine l’effet sur les familles soumises à la séparation et à la détention, et les réalités de ces familles, et a interrogé longuement des femmes détenues.

  • Le professeur Hathaway présente un aperçu des règles pertinentes du droit international et comparatif des réfugiés, y compris des accommodements relatifs au « partage des responsabilités », en lien avec les quatre experts énumérés ci-dessus, accordant une attention particulière à l’obligation de non-refoulement de la loi sur les réfugiés.

[7]  De plus, certains des auteurs des affidavits d’experts déposés ont fourni des affidavits supplémentaires afin de répondre aux changements récents des lois et politiques aux États-Unis.

[8]  Les quatre affidavits supplémentaires pour lesquels les demandeurs demandent l’autorisation dans cette requête ont été soumis par les personnes mentionnées ci-après :

  • Abed Ayoub, directeur juridique national du comité antidiscriminatoire américain-arabe, qui examine la discrimination à laquelle font face les demandeurs d’asile musulmans aux États-Unis, y compris par ce qu’il décrit comme des [traduction] « interdictions arabes et musulmanes », la liste d’interdiction de vol, la peur des crimes haineux, la discrimination dans l’accès au logement, l’initiative américaine contrant l’extrémisme violent et les Musulmans en détention.

  • Professeurs Ramji-Nogales (doyen adjoint à la faculté de droit Beasley, Université Temple), Shoenholtz (codirecteur du Centre d’études juridiques appliquées à l’Université de Georgetown) et Schrag (professeur de droit d’intérêt public, également à Georgetown), qui ont copublié deux livres importants au cours des dix dernières années sur la détermination du droit d’asile et la réforme aux États-Unis, ainsi que divers articles. Après avoir fait des études empiriques généralisées, ils centrent leurs travaux sur l’effet du [traduction] « délai de prescription d’un an » sur la personne et d’autres facteurs associés au droit et aux politiques des États-Unis qui accroissent le risque de refoulement.

  • Elizabeth Kennedy, une juriste qui a précédemment reçu sa formation à Oxford et qui achève actuellement son doctorat en Californie, qui exerce à la fois aux États-Unis et en Amérique centrale, et qui est une experte auprès des demandeurs d’asile provenant de l’Amérique latine et plus particulièrement du Salvador, du Honduras et du Guatemala. Elle documente la façon dont ces individus font face au préjudice et parfois à la mort lorsqu’ils retournent dans ces pays, et se penche notamment sur les victimes de violence causée par les bandes et la famille.

  • La professeure Benson, qui enseigne actuellement à la faculté de droit de New York, se concentre sur le traitement des enfants en détention et leurs demandes d’asile aux États-Unis, ainsi que sur les obstacles auxquels leurs familles et eux-mêmes sont confrontés.

[9]  Des résumés plus détaillés des qualifications et de l’expertise de ces individus, telles que décrites par les demandeurs dans leurs observations écrites, sont reproduits à l’Annexe A des présentes Ordonnance et motifs.

III.  Questions en litige

[10]  La question centrale dont je suis saisi est celle de savoir si les demandeurs devraient être autorisés à présenter plus de cinq témoins experts en application de l’article 52.4 des Règles. Cependant, les défendeurs ont également soulevé la question subsidiaire qui consiste à déterminer si l’un des affidavits des experts supplémentaires est inapproprié, car il est assermenté conjointement par trois affidavits.

[11]  Je remarque que les défendeurs ont également soulevé des préoccupations relativement à certains autres affidavits des demandeurs qui seraient des affidavits d’experts ayant la forme de preuve ordinaire. Comme je l’ai exprimé clairement à l’audience, je ne tirerai aucune conclusion sur cette question, car elle ne fait pas l’objet de la requête dont je suis saisi.

IV.  Analyse

A.  Les demandeurs devraient-ils obtenir une autorisation aux termes de l’article 52.4 des Règles?

[12]  Depuis les modifications apportées aux Règles en 2010, une partie doit demander l’autorisation de présenter plus de cinq témoins experts dans le cadre d’une instance, conformément à l’article 52.4 des Règles :

Limite du nombre d’experts

52.4 (1) La partie qui compte produire plus de cinq témoins experts dans une instance en demande l’autorisation à la Cour conformément à l’article 7 de la Loi sur la preuve au Canada.

Facteurs à considérer

(2) Dans sa décision la Cour tient compte de tout facteur pertinent, notamment :

a) la nature du litige, son importance pour le public et la nécessité de clarifier le droit;

b) le nombre, la complexité ou la nature technique des questions en litige;

c) les coûts probables afférents à la production de témoins experts par rapport à la somme en litige.

Limit on number of experts

52.4 (1) A party intending to call more than five expert witnesses in a proceeding shall seek leave of the Court in accordance with section 7 of the Canada Evidence Act.

Leave considerations

(2) In deciding whether to grant leave, the Court shall consider all relevant matters, including

(a) the nature of the litigation, its public significance and any need to clarify the law;

(b) the number, complexity or technical nature of the issues in dispute; and

(c) the likely expense involved in calling the expert witnesses in relation to the amount in dispute in the proceeding.

[13]  Comme l’article 52.4 des Règles invoque l’article 7 de la Loi sur la preuve, LRC 1985, c C-5 (LPC), je vais le reproduire ici :

Témoins experts

7 Lorsque, dans un procès ou autre procédure pénale ou civile, le poursuivant ou la défense, ou toute autre partie, se propose d’interroger comme témoins des experts professionnels ou autres autorisés par la loi ou la pratique à rendre des témoignages d’opinion, il ne peut être appelé plus de cinq de ces témoins de chaque côté sans la permission du tribunal, du juge ou de la personne qui préside.

Expert witnesses

7 Where, in any trial or other proceeding, criminal or civil, it is intended by the prosecution or the defence, or by any party, to examine as witnesses professional or other experts entitled according to the law or practice to give opinion evidence, not more than five of such witnesses may be called on either side without the leave of the court or judge or person presiding.

[14]  Pour déterminer si les demandeurs devraient être autorisés, j’examinerai d’abord les critères décrits au paragraphe 52.4(2) des Règles. J’examinerai ensuite les autres critères qui ont été soulevés dans la jurisprudence. Ce faisant, je demeure conscient de la position des défendeurs voulant que cet article reflète une préoccupation importante, compte tenu de la multitude des éléments de preuve d’experts (voir R. c D.D., [2000] 2000 CSC 43, 2 RCS 275). Plus particulièrement, l’article empêche l’augmentation injustifiée du nombre de témoins experts (Apotex Inc. c Sanofi-Aventis, 2010 CF 1282, au paragraphe 20 [Sanofi]) et le dédoublement et la perte de ressources (Airbus Helicopters c Bell Helicopter Textron Canada Ltée, 2016 CF 590 [Airbus], au paragraphe 52; Altana Pharma Inc. c Novopharm Ltd., 2007 CF 1095 [Altana], au paragraphe 55). La barre à franchir est haute pour que soit accordée l’autorisation (Airbus, au paragraphe 64).

1)  Critères aux termes du paragraphe 52.4(2) des Règles

a)  La nature du litige, son importance pour le public et la nécessité de clarifier le droit

[15]  Comme il est mentionné ci-dessus, les demandes sous-jacentes à cette requête comportent une contestation constitutionnelle aux lois donnant effet à l’ETPS. Cette entente influence de nombreux demandeurs d’asile qui souhaitent demander le statut de réfugié à un point d’entrée canadien – ses répercussions sont devenues incroyablement évidentes depuis les « arrivées irrégulières » de demandeurs d’asile qui évitent les points d’entrée terrestres. Les demandeurs allèguent que, depuis la venue du Conseil canadien pour les réfugiés, la situation des divers individus et groupes touchés par l’ETPS s’est substantiellement détériorée.

[16]  Les litiges constitutionnels de cette nature sont larges en ce qui concerne leurs impacts seulement. Si les demandeurs relèvent le défi, les conséquences se répercuteront sur de nombreux individus outre ceux désignés comme parties dans ces procédures. Aux fins de la présente requête, je suis convaincu que les affidavits supplémentaires contiennent des éléments de preuve qui sont pertinents relativement aux questions juridiques en litige, à la fois personnellement pour ce qui est des demandeurs individuels, de même que pour les questions de droit constitutionnel plus larges soulevées notamment par les parties d’intérêt public.

[17]  Je garde à l’esprit que les cas invoqués par les défendeurs, y compris l’arrêt R c Moriarity, 2015 CSC 55, qui a été cité pour faire valoir que la Cour suprême du Canada n’exige pas nécessairement la preuve d’experts pour les allégations fondées sur la Charte. Cependant, la nature du litige en l’espèce peut se distinguer de Moriarity en raison de la question des droits de la personne soulevée. Il diffère également des affaires de propriété intellectuelle citées par les défendeurs, y compris Sanofi, Airbus et Eli Lilly and Co c. Apotex Inc, 2007 CF 1041, lesquelles étaient des procédures civiles et ne touchaient pas l’ensemble de l’intérêt public, comme c’est le cas en l’espèce.

[18]  Je suis donc d’avis que ces critères militent lourdement en faveur d’accorder l’autorisation aux demandeurs.

b)  Le nombre, la complexité ou la nature technique des questions en litige

[19]  Nul ne conteste la complexité des questions en litige présentées en l’espèce ni le fait qu’elles soulèvent de nombreuses questions factuelles et juridiques concernant la loi américaine relative au droit d’asile. Les demandeurs allèguent que le système d’asile des États-Unis rend inconstitutionnelle l’ETPS, y compris en ce qui concerne l’incidence du délai de prescription d’un an, le traitement de demandes fondées sur l’appartenance sexuelle, la criminalisation des demandeurs d’asile et la détention et la séparation généralisées des familles.

[20]  De plus, les demandeurs soutiennent que de récents changements aux lois et aux politiques américaines apportés au cours des dix dernières années, tant par l’administration courante que précédente, y compris des décisions politiques, comme le décret, ont détérioré la situation depuis la mise en place du Conseil canadien pour les réfugiés. Les demandeurs font également observer que les méthodes et procédures varient entre les régions en raison de l’application de la loi en matière d’immigration, de sorte que des éléments de preuve supplémentaires sont requis pour offrir une vue d’ensemble de la situation aux États-Unis.

[21]  Les demandeurs affirment, et je reconnais, que la relation entre les réalités juridique et factuelle actuelles auxquelles sont confrontés les demandeurs d’asile aux États-Unis est complexe. Les experts doivent parler de ces réalités, et créer un dossier de preuve complet afin de permettre au juge de première instance d’évaluer les questions constitutionnelles et autres du présent litige. Et, de façon générale, j’estime qu’un dossier complet est souhaitable dans ces procédures, compte tenu des droits de la Charte qui sont en jeu et la complexité du cadre factuel.

[22]  J’estime, encore une fois, que ce facteur penche en faveur de l’accord d’une autorisation.

c)  Les coûts de production de témoins experts par rapport à la somme en litige

[23]  Ce critère n’est pas directement applicable, car les demandeurs ne réclament pas de dommages-intérêts. Ainsi, ce critère ne penche ni en défaveur ni en faveur de l’accord d’une autorisation.

2)  Autres considérations

[24]  Bien qu’elle ne soit pas explicitement requise en application des Règles, la jurisprudence a établi des considérations supplémentaires qui guident l’analyse aux termes de l’article 52.4 des Règles.

a)  Proportionnalité et évitement des excès

[25]  L’article 7 de la Loi sur la preuve a pour objectif, en partie du moins, « d’éviter les abus, les difficultés, les frais et les retards imputables à l’utilisation excessive de la preuve d’expert » (Altana, au paragraphe 55). Cependant, je conclus que l’article 52.4 des Règles est animé par l’esprit de la proportionnalité. En l’espèce, les demandes sous-jacentes soulèvent des questions d’importance nationale qui ont reçu une grande attention de la part des médias, à la fois maintenant et il y a dix ans lorsque la constitutionnalité des lois mettant en œuvre l’ETPS a été débattue pour la première fois devant les Cours fédérales. Ces procédures mettent en jeu plusieurs parties, et de nombreuses autres sont également touchées et attendent l’issue de la présente affaire. De plus, les risques allégués par les demandeurs sont graves et étendus, quant à leur nature.

[26]  Après examen des documents dont je dispose, je conclus que les affidavits supplémentaires ne sont pas « excessifs » dans le sens prévu dans Altana. Ils sont plutôt proportionnels, pour ce qui est de leur portée et de leur nombre, à la complexité et à l’importance des questions soulevées.

b)  Chevauchement

[27]  Essentiellement, le chevauchement rappelle la nécessité : si l’élément de preuve fait l’objet d’un chevauchement, il n’est pas nécessaire. Je conviens avec les défendeurs qu’il y a un certain chevauchement dans la preuve des experts des demandeurs. Cependant, je remarque avant tout qu’un léger chevauchement des éléments de preuve est inévitable étant donné le sujet et le bagage des experts; le chevauchement ne disqualifie certainement pas leur admission compte tenu de la complexité du sujet (Sam v British Columbia, 2016 BCSC 86, aux paragraphes 26 et 31).

[28]  Ensuite, je suis convaincu que, bien qu’il y ait un chevauchement thématique, ce chevauchement ne s’étend pas jusqu’à l’expertise des affidavits. Par exemple, la professeure Musalo discute du droit d’asile, étant donné qu’il a une incidence sur les femmes, alors que Mme Kennedy fournit un point de vue sur les allégations de violence causée par la famille et les bandes portant sur l’Amérique centrale (y compris le Salvador, qui est le pays d’origine d’un demandeur). Enfin, et plus important encore, je suis convaincu que, aux fins de la présente requête, chacun des affidavits supplémentaires porte sur différents éléments des questions juridique et factuelle soulevées, et les aborde selon des points de vue distincts.

[29]  Les défendeurs ont présenté à notre Cour des observations détaillées et précises sur la redondance, la non-pertinence et l’absence de nécessité des affidavits d’experts supplémentaires. Selon R. c Mohan, [1994] 2 RCS 9 à 20 [Mohan], pour être admissible, la preuve d’expert doit être (i) pertinente; (ii) nécessaire pour aider le juge des faits; (iii) non assujettie à une règle d’exclusion; (iv) être démontrée par un expert suffisamment qualifié.

[30]  En résumé, selon les défendeurs, les demandeurs doivent démontrer en l’espèce l’admissibilité des affidavits supplémentaires en application des critères désignés dans Mohan, afin d’obtenir une autorisation aux termes de l’article 52.4 des Règles. Ils citent la décision Airbus, dans laquelle le juge Martineau soutenait que la partie requérante [traduction] « doit démontrer qu’il est nécessaire d’augmenter le nombre d’experts pour trancher les questions, que la preuve n’est pas inutilement dupliquée et que les contraintes supplémentaires de temps et de ressources de la Cour et des parties sont justifiées » (au paragraphe 52). Selon les défendeurs, la « nécessité » aux fins de la présente requête est la même que la « nécessité » citée dans Mohan.

[31]  Je ne suis pas de cet avis. La requête dont je suis saisi ne concerne pas l’admissibilité. Selon moi, l’article 52.4 des Règles désigne les critères qui guident notre Cour en déterminant si l’autorisation devrait être accordée pour produire plus de cinq experts lorsque les causes sont méritoires.

[32]  Ayant pris ces critères et la jurisprudence pertinente en compte, je suis convaincu que les demandeurs se sont acquittés de leur fardeau, et qu’ils ont démontré la nécessité aux fins d’une requête en autorisation.

[33]  En conclusion, compte tenu des questions constitutionnelles importantes soulevées, je conclus que les avantages d’accorder une autorisation l’emportent sur le risque que cet accord d’autorisation complique ou prolonge inutilement les procédures. Il incombera au juge de première instance de déterminer les préoccupations des défendeurs concernant l’admissibilité, soit dans le cadre de l’audience de la demande, dans le contexte d’un dossier de preuve complet, ou dans le cadre d’une autre requête préliminaire, à la discrétion de la Cour.

B.  L’affidavit conjoint est-il inapproprié?

[34]  Les défendeurs soutiennent que l’affidavit rédigé conjointement par les professeurs Ramji-Nogales, Schoenholtz et Schrag ne devrait pas être pris en compte par notre Cour en application de l’article 52.4 des Règles, car les affidavits « conjoints » ne sont pas permis aux termes des Règles. Les défendeurs se fondent sur les énoncés puissants du juge Rennie, tel était alors son titre, dans Elhatton c Canada (Procureur général), 2013 CF 71 [Elhatton] qui précisent que « l’affidavit conjoint n’existe pas dans notre système juridique. Il y a à cela de bonnes raisons, notamment qu’il dénote par essence la concertation de deux témoins distincts et fait obstacle à la fonction de recherche de la vérité qu’on assigne au contre-interrogatoire » (au paragraphe 72). De même, le juge Bell a radié un affidavit conjoint dans Top c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 736 [Top] (au paragraphe 1).

[35]  Les demandeurs affirment que rien dans les Règles n’interdit les affidavits conjoints, et que l’affidavit conjoint présenté en l’espèce se distingue des affidavits examinés dans Top et Elhatton, car il s’agit d’un affidavit d’expert contenant un élément de preuve à l’égard d’une étude préparée particulièrement pour ce litige, d’après un historique de travaux universitaires conjoints, y compris la publication d’articles et de livres conjoints.

[36]  Les demandeurs soutiennent également qu’il faut encourager une collaboration entre les experts. Ils font par ailleurs valoir que ces professeurs ont fourni un affidavit conjoint dans la décision Conseil canadien pour les réfugiés, sur lequel la Cour s’est fondée sans remettre en question sa forme. À l’audience, l’avocat des demandeurs a laissé entendre que les professeurs pourraient être contre-interrogés au sujet de leur affidavit sans problème.

[37]  Je ne suis pas d’accord avec le point de vue des demandeurs. Selon moi, le fait que l’on ait invoqué un affidavit conjoint, et fondé une décision sur celui-ci, dans la décision Conseil canadien pour les réfugiés importe peu, car la question en litige n’a pas été présentée au juge Phelan. Comme le soutenait la juge Heneghan dans Henderson c Première Nation de Sioux Valley Dakota, 2008 CF 794 (au paragraphe 33), les Règles ne prévoient pas d’affidavits. Selon le paragraphe (80(1), les affidavits doivent être rédigés à la première personne, et sont établis selon la formule 80A, ce qui permet seulement un unique déposant.

[38]  Je partage également les préoccupations des défendeurs qui ont été exprimées à l’audience, relativement à l’équité de tout contre-interrogatoire « conjoint » des auteurs. Si l’expertise et les connaissances des auteurs varient, il serait alors injuste d’exiger que les défendeurs tentent de mettre à l’épreuve leurs éléments de preuve sur le fondement d’un seul affidavit. D’autre part, si chaque auteur est également qualifié pour s’exprimer sur les opinions et les faits déposés, il est alors inutile de déposer l’affidavit sous une forme conjointe.

[39]  Afin d’éviter les coûts et les délais d’une autre requête, j’accorderai aux demandeurs l’autorisation de déposer une preuve d’expert supplémentaire sur le sujet décrit dans l’affidavit conjoint, mais seulement s’il est invoqué par un unique expert.

V.  Conclusion

[40]  La requête des demandeurs est accueillie en partie, conformément aux présentes Ordonnance et motifs.


ORDONNANCE DANS IMM-2977-17, IMM-2229-17 ET IMM-775-17

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. Les demandeurs obtiennent l’autorisation de déposer les affidavits d’Abed Ayoub, d’Elizabeth Kennedy et de la professeure Benson en conformité avec l’article 52.4 des Règles.

  2. Les demandeurs obtiennent l’autorisation de déposer un affidavit portant sur la question contenue dans l’affidavit des professeurs Ramji-Nogales, Shoenholtz et Schrag, permettant un unique déposant.

  3. Aucuns dépens ne seront adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIERS :

IMM-2977-17, IMM-2229-17, IMM-775-17

INTITULÉ :

LE CONSEIL CANADIEN POUR LES RÉFUGIÉS, AMNISTIE INTERNATIONALE, LE CONSEIL CANADIEN DES ÉGLISES, ABC, DE (REPRÉSENTÉE PAR SON TUTEUR À L’INSTANCE ABC), FG (REPRÉSENTÉE PAR SON TUTEUR À L’INSTANCE ABC), MOHAMMAD MAJD MAHER HOMSI, HALA MAHER HOMSI, KARAM MAHER HOMSI, REDA YASSIN AL NAHASS ET NEDIRA MUSTEFA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 31 juillet 2018

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

DATE DES MOTIFS :

LE 10 AOÛT 2018

COMPARUTIONS :

Caitlin Maxwell

 

Pour les demandeurs

NEDIRA JEMAL MUSTEFA, ABC

DE (REPRÉSENTÉE PAR SON TUTEUR À L’INSTANCE )

FG (REPRÉSENTÉE PAR SON TUTEUR À L’INSTANCE )

 

Andrew Brouwer

Erin Simpson

 

Pour les demandeurs

LE CONSEIL CANADIEN DES ÉGLISES

LE CONSEIL CANADIEN POUR LES RÉFUGIÉS

AMNISTIE INTERNATIONALE

 

Martin Anderson

Julian Jubenville

Lucan Gregory

David Knapp

Pour les défendeurs

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Downtown Legal Services

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

NEDIRA MUSTEFA

ABC

DE (REPRÉSENTÉE PAR SON TUTEUR À L’INSTANCE )

FG (REPRÉSENTÉE PAR SON TUTEUR À L’INSTANCE )

 

Bureau du droit des réfugiés

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour les demandeurs

LE CONSEIL CANADIEN DES ÉGLISES

LE CONSEIL CANADIEN POUR LES RÉFUGIÉS

AMNISTIE INTERNATIONALE

 

Jared Will & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour les demandeurs

MOHAMMAD MAJD MAHER HOMSI

HALA MAHER HOMSI

KARAM MAHER HOMSI

REDA YEASSIN AL NAHASS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour les défendeurs

 

 


ANNEXE A

Les cinq affidavits (nos 1 à 5) sur lesquels se fondent les demandeurs, de même que les quatre affidavits supplémentaires (nos 6 à 9) pour lesquels une autorisation est demandée au moyen de la présente requête, sont reproduits ci-dessous à partir des observations écrites des demandeurs à l’appui de la présente requête.

  1. La professeure Karen Musalo, professeure au Hastings College of the Law, de l’Université de la Californie, et coauteure de « Refugee Law and Policy: A Comparative and International Approach » (droit et politiques en matière de réfugiés : une approche comparative et internationale). Elle a effectué de la recherche et écrit sur les demandes d’asile fondées sur l’appartenance sexuelle, elle est la directrice fondatrice du Hastings Center de l’Université de la Californie, où on y mène des études sur l’appartenance sexuelle et les réfugiés, et elle a débattu ou fourni du soutien dans des arrêts de principe concernant l’asile fondé sur l’appartenance sexuelle aux États-Unis. La professeure Musalo soumet une preuve d’expert au moyen d’affidavits initiaux et supplémentaires concernant les plus importants obstacles à la protection auxquels sont confrontées les femmes qui demandent l’asile aux États-Unis.

  2. Anwen Hughes est directrice juridique adjointe du Refugee Representation Program (programme de représentation des réfugiés) de l’organisation Human Rights First, anciennement connue sous le nom de Lawyers Committee for Human Rights. Elle a été avocate dans le cadre de ce programme pendant 18 ans et enseigne à titre de professeure auxiliaire à la faculté de droit de l’Université de New York. L’affidavit initial de Mme Hughes porte sur la détention aux fins d’immigration aux États-Unis.

  3. La professeure Deborah Anker est professeure clinique de droit à la faculté de droit de Harvard, et y est fondatrice et directrice de l’Immigration and Refugee Clinical Program (programme clinique sur l’immigration et les réfugiés). La professeure Anker a enseigné le droit en lien avec l’immigration, les réfugiés et l’asile à des étudiants de la faculté de droit de Harvard pendant plus de trente ans, et est l’auteure d’un important traité intitulé « Law of Asylum in the United States » (loi en matière d’asile aux États-Unis). Son affidavit initial porte sur la détention des demandeurs d’asile, les entrevues visant à déterminer la crédibilité de la crainte, les obstacles empêchant les migrants de demander l’asile à la frontière des États-Unis et du Mexique et le délai de prescription d’un an, de même que les progrès récents relativement à la jurisprudence et à la procédure sur la détermination du droit d’asile aux États-Unis.

  4. Katharina Obser est conseillère de direction principale du Migrant Rights and Justice Program (programme sur la justice et les droits des migrants) de la Women’s Refugee Commission (commission des réfugiés à l’égard des femmes), un organisme sans but lucratif qui défend les droits des femmes, des enfants et des jeunes qui fuient la violence et la persécution. L’affidavit de Mme Obser documente les questions de détention et de séparation des familles.

  1. Le professeur James C. Hathaway, universitaire, s’est spécialisé en droit international et comparatif des réfugiés pendant 35 ans. Il a rédigé plus de 80 articles dans ce domaine, de même que deux importants traités : The Law of Refugee Status (l’état du droit en matière de réfugiés) [1991, deuxième édition écrite en collaboration avec M. Foster 2014], et The Rights of Refugees under International Law (les droits des réfugiés selon le droit international) [2005]. Il est actuellement professeur de droit à la faculté de droit de l’Université du Michigan, et directeur et fondateur du programme sur le droit concernant les réfugiés et l’asile de la faculté de droit de l’Université du Michigan, entre autres postes. Son affidavit explique les règles pertinentes du droit international et comparatif des réfugiés, et le risque de refoulement indirect découlant des pratiques et politiques en matière d’asile des États-Unis, se reportant aux affidavits d’expert initiaux et supplémentaires des professeures Deborah Anker, Anwen Hughes, Karen Musalo et Katharina Obser.

  1. Les professeurs Jaya Ramji-Nogales, Andrew I. Shoenholtz etPhilip G. Schrag ont rédigé en collaboration un affidavit concernant le [traduction] « délai de prescription d’un an » et d’autres facteurs arbitraires qui accroissent la possibilité de refoulement, fondés, en partie, sur leur analyse des données statistiques provenant de plus de 640 000 cas tranchés par les agents d’asile du département de la Sécurité intérieure entre octobre 1995 et juillet 2015. Le professeur Ramji-Nogales est un professeur de droit à l’Université Temple qui a rédigé seul ou en collaboration plus de vingt articles concernant le droit de l’immigration et les droits de la personne. Le professeur Shoenholtz est le codirecteur du Center for Applied Legal Studies (centre d’études de droit appliquées) à l’Université de Georgetown, et a rédigé seul ou en collaboration un livre sur l’immigration forcée et plus d’une dizaine d’articles sur le droit des réfugiés et les droits de la personne. Le professeur Schrag est un professeur de la famille Delaney en droit d’intérêt public à l’Université de Georgetown, et codirecteur du centre d’études de droit appliquées de l’Université de Georgetown. Il a rédigé seul et en collaboration trois livres sur le droit et la politique en matière d’asile et plus de quarante articles de revues de droit.

  2. Abed Ayoub est le directeur juridique national du comité antidiscriminatoire américain-arabe. Son affidavit fournit une preuve de la discrimination à l’égard des Musulmans et des Arabes qui vivent aux États-Unis, plus particulièrement les demandeurs d’asile musulmans, y compris l’incidence de l’interdiction de voyager qui frappe les Musulmans, la hausse des crimes haineux depuis les élections présidentielles de 2016, les répercussions des lois sur la surveillance et la sécurité nationale et la discrimination à l’égard des Musulmans en détention.

  3. Elizabeth Kennedy est une chercheuse-boursière sur les conditions qui règnent au Salvador, au Honduras et au Guatemala et qui a agi à titre d’experte dans les procédures relatives à l’asile aux États-Unis, au Canada, au Royaume-Uni et en Suède. Elle a effectué des recherches poussées au Salvador, au Honduras et au Guatemala sur les conditions de renvoi touchant les hommes et les femmes qui ont été expulsés, y compris les anciens membres de bandes, du Mexique et des États-Unis, entre autres enjeux. Son affidavit expose les résultats de ses recherches concernant les personnes expulsées des États-Unis passibles de la peine de mort et assujetties d’autres préjudices au Salvador, au Honduras et au Guatemala.

  4. La professeure Lenni Beth Benson est une experte reconnue dans le domaine du droit sur l’immigration aux États-Unis qui a une expertise particulière dans les droits des enfants et leur capacité à demander et obtenir l’asile. Elle enseigne à la faculté de droit de l’Université de New York, a agi à titre de professeure auxiliaire à la faculté de droit de la Colombie et à d’autres facultés de droit des États-Unis, et a agi à titre de conseillère à la Conférence administrative des États-Unis (une commission bipartie qui étudie le droit administratif et les procédures connexes). La professeure Benson est la fondatrice et l’ancienne directrice de la Safe Passage Project Corporation (un fournisseur de services juridiques qui recrute, forme et conseille des avocats bénévoles pour venir en aide aux enfants immigrants), elle est une membre fondatrice du American Immigration Representation Project (projet américain de représentation en matière d’immigration) [qui vise à élargir les ressources bénévoles auxquelles ont accès les personnes en détention à des fins d’immigration aux États-Unis], a témoigné à titre de témoin experte concernant les enfants dans les tribunaux fédéraux américains, a énormément écrit sur les enfants migrants, et a participé à de nombreuses réunions gouvernementales interorganisations concernant le traitement des enfants immigrants en détention et dans le processus d’asile. L’affidavit de la professeure Benson décrit le traitement complexe des demandes d’asile des enfants aux États-Unis; il décrit la situation en évolution rapide à la frontière sud des États-Unis concernant la persécution des parents pour être entrés illégalement au pays et la séparation de leurs enfants ou leur détention avec ceux-ci; il explique les obstacles auxquels sont confrontés les enfants lorsqu’ils présentent une demande d’asile sans avoir accès à des conseils juridiques gratuits. La professeure Benson expose également les aspects à l’égard desquels l’interprétation américaine de la définition de réfugié ne répond pas aux formes de préjudices que vivent les enfants, et l’absence de procédures adaptées aux enfants dans la détermination du droit d’asile aux États-Unis.

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