Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20180718


Dossiers : T-455-16

T-456-16

Référence : 2018 CF 748

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 18 juillet 2018

En présence de monsieur le juge Barnes

RECOURS COLLECTIF ENVISAGÉ

ET ACTION SIMPLIFIÉE ENVISAGÉE

Dossier : T-455-16

ENTRE :

CHRISTOPHER JOHN WHALING

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

Dossier : T-456-16

ET ENTRE :

WILLIAM WEI LIN LIANG

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  Le défendeur présente des requêtes en radiation de déclarations remodifiées dans le cadre des présentes procédures sans autorisation de les modifier, au motif que ces plaidoiries sont irrémédiablement déficientes et parce que les causes d’action invoquées sont frappées de prescription. Étant donné que ces questions sont communes aux deux instances, le présent exposé unique de motifs s’appliquera aux deux actions.

I.  Contexte procédural

[2]  C’est la deuxième fois que le défendeur fait une demande en radiation des déclarations présentées dans le cadre des présentes actions. Le 31 janvier 2017, j’ai radié les déclarations modifiées au motif qu’elles ne révèlent aucune cause d’action valable : voir Whaling c Canada (Procureur général), 2017 CF 121, 374 CRR (2d) 249. Cependant, j’ai accordé l’autorisation de modifier leurs actes de procédure et de les déposer de nouveau pour les raisons suivantes :

[27]   La question qui reste à trancher est de savoir si la Cour devrait permettre aux demandeurs de modifier leurs actes de procédure et de proposer une nouvelle théorie de responsabilité qui pourrait être viable. Le critère visant à accorder l’autorisation de modifier un acte de procédure porte sur la question de savoir si le vice dans celui-ci peut être corrigé éventuellement : voir la décision Simon v Canada, 2011 CAF 6 au paragraphe 8, [2011] ACS no 32 (QL).

[28]   En dépit des lacunes fatales dans la présente déclaration, je tiens compte de la mise en garde dans l’arrêt Henry, précité, selon laquelle les paramètres pour l’attribution de dommages‑intérêts en vertu de la Charte, notamment dans une affaire comme celle-ci, en sont aux premières étapes de leur développement judiciaire et ne devraient pas indûment y mettre un frein :

[35]   Les dommages-intérêts accordés en vertu de la Charte constituent un outil puissant qui peut s’avérer une réponse concrète aux atteintes portées à des droits. Ils représentent également un domaine du droit qui évolue et qu’il faut laisser « se développer graduellement » : Ward, par. 21. Au moment de préciser les circonstances dans lesquelles l’attribution de dommages-intérêts en vertu de la Charte constituerait une réparation convenable et juste, les tribunaux doivent donc se garder de freiner l’émergence et le développement de cette importante réparation.

Voir également l’arrêt Ward, précité, au paragraphe 18, qui formule une mise en garde contre le fait de restreindre le vaste pouvoir discrétionnaire conféré par le paragraphe 24(1), et l’arrêt Canada v Hislop, 2007 CSC 10, [2007] 1 RCS 429, au paragraphe 103, qui mentionne la nécessité de permettre l’évolution de la jurisprudence pertinente.

[29]   Compte tenu des limites incertaines qui entourent l’immunité d’origine législative dont il a été question dans l’arrêt Mackin, précité, et dans l’arrêt Henry, précité, je ne suis pas, à ce moment-ci, en mesure d’affirmer avec certitude qu’aucune demande de dommages-intérêts en vertu de la Charte ne pourra jamais être plaidée dans les circonstances de la présente affaire. Pour ce motif, les déclarations sont radiées, mais avec l’autorisation d’en déposer de nouvelles.

[3]  Le défendeur a interjeté appel de mon ordonnance dans la mesure où elle permettait aux demandeurs de modifier leurs déclarations, mais la Cour d’appel fédérale dans Canada (Procureur général) c Whaling, 2018 CAF 38, [2018] A.C.F. no 257, a confirmé cette partie de mes motifs selon les modalités suivantes :

[traduction]

[12]   Pour déterminer si la déclaration du demandeur devrait être radiée, le critère consiste à savoir s’il est « évident et manifeste » que la déclaration du demandeur est irrecevable : Hunt c Carey Canada Inc, [1990] 2 R.C.S. 959, à la page 980, 74 D.L.R. (4th) 321. Si l’on prend l’arrêt Mackin au pied de la lettre, il n’est pas évident et manifeste que la doctrine de l’immunité d’origine législative est un obstacle insurmontable à l’action du demandeur. En outre, la question de savoir si des dommages-intérêts en application de la Charte seront accordés en raison d’un « comportement clairement fautif, entaché de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir » à cause de l’adoption d’une loi subséquemment déclarée inconstitutionnelle « présente un aspect suffisamment juridique » pour être justiciable. Ces arguments sont mal fondés.

[4]  Il ressort du moins de façon implicite dans les remarques ci-dessus que la Cour d’appel fédérale ne partageait pas le point de vue du défendeur selon lequel ces actions, peu importe la façon dont elles sont plaidées, seraient toujours vouées à l’échec.

[5]  Par la suite, les demandeurs ont déposé des déclarations remodifiées, lesquelles ajoutaient, entre autres, les allégations suivantes à leurs actes de procédure précédents : [traduction]

8.  Par une mesure qui se voulait une réponse aux critiques de ce régime de la part de diverses sources, la Couronne l’organe exécutif du gouvernement a présenté au Parlement la Loi sur l’abolition de la libération anticipée des criminels, LC 2011, c 11 (la  LALAC ), dont la partie pertinente est entrée en vigueur le 28 mars 2011, éliminant les procédures d’examen expéditif (PEE) et avec elle, l’admissibilité à possibilité d’une semi-liberté anticipée au sixième de la peine ou à une liberté totale au tiers de la peine et selon des critères de non-violence.

9.  Comme il est indiqué dans le procès-verbal d’instance au Parlement, cette abrogation était initialement destinée à avoir une application pour l’avenir et toucher uniquement les personnes reconnues coupables ou condamnées, et par conséquent, respecter les alinéas 11 h) et i) de la Charte dans la mesure où les personnes déjà condamnées ou sur le point de l’être étaient visées. Cependant, mais peu avant l’élection fédérale en raison de du dossier particulier que constituait l’affaire Earl Jones au Québec, un important fraudeur en col blanc et l’importante notoriété médiatique que son affaire a générée, et d’autres considérations, la législation introduite a été modifiée et prévoyait maintenant en application du paragraphe 10(1) que l’abrogation de l’admissibilité aux PEE soit appliquée rétrospectivement ou rétroactivement afin de s’assurer que cette personne en particulier et, inévitablement, d’autres qui ont déjà droit à une PEE qui aurait été retirée rétroactivement, en vue de favoriser le programme de « répression de la criminalité » dans le cadre de la campagne électorale du Parti conservateur du Canada et du programme d’élaboration des politiques. L’organe exécutif du gouvernement défendeur a agi délibérément ou avec insouciance, ou d’une manière grossièrement négligente, ou entachée de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir en proposant, en poursuivant et en faisant adopter un projet de loi, dont il savait ou dont il aurait dû savoir qu’il était inconstitutionnel et qu’il porterait atteinte aux droits constitutionnels des personnes auxquelles il s’appliquait, et il l’a fait en étant motivé par un intérêt politique personnel en maintenant l’optique du parti conservateur de « réprimer la criminalité », sans jamais se préoccuper ou se préoccuper de façon adéquate de la constitutionnalité du projet de loi et de la violation illégale et inconstitutionnelle des droits de l’effet sur des personnes touchées par son application rétroactive, soit en portant atteinte à la liberté et à la sécurité de leur personne d’une manière contraire aux principes de justice fondamentale à l’encontre de l’article 7 de la Charte et, plus particulièrement, les personnes qui sont déjà condamnées et à leur droit de ne pas être punies de nouveau [alinéa 11 h) de la Charte], et les personnes en attente d’un jugement, au profit de la peine qui existait au moment de l’infraction [alinéa 11i) de la Charte].

10.  La Couronne, ainsi que ses employés, préposés ou mandataires, y compris l’organe exécutif du gouvernement, sont responsables d’exécuter leurs tâches en conformité avec toutes les lois applicables du Canada, y compris en particulier la Constitution canadienne, notamment la Charte – cela comprend la responsabilité d’assurer, ou à tout le moins de prendre, de bonne foi et de manière raisonnable, des mesures pour s’assurer que la législation est conforme à la Charte, y compris à l’alinéa 11i) de la Charte, qui consacre le droit des détenus à ne pas être punis davantage après avoir déjà été condamnés au moment d’être déclarés coupables de violation des lois pénales du Canada.

11.  Les membres de l’organe exécutif du gouvernement qui ont proposé et poursuivi la LALAC, y compris le ministre de la Sécurité publique, et d’autres acteurs étatiques sous leur contrôle, savaient ou auraient dû savoir que l’application rétroactive ou rétrospective de la LALAC était inconstitutionnelle, et était de surcroît une violation claire et directe du droit du demandeur garanti par l’alinéa 11i) de la Charte et de toutes les autres personnes se trouvant dans la même situation.  

12.  Lesdits membres de l’organe exécutif du gouvernement et les acteurs étatiques ont été mis en garde par les participants au comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles d’étudier le projet de loi C-59 (le comité permanent sur le projet de loi C-59) le 21 mars 2011, que la promulgation de la loi, dans la mesure où elle avait pour but de s’appliquer rétroactivement ou rétrospectivement, était inconstitutionnelle.

13.  Au cours des travaux du comité permanent sur le projet de loi C-59 le 21 mars 2011, le ministre de la Sécurité publique, entre autres, a rappelé que des lois rétroactives ou rétrospectives avaient déjà été annulées par la Cour suprême du Canada, et que, en fait, le ministre de la Sécurité publique avait lui-même plaidé l’un des tout premiers cas à cet égard et n’avait pas eu gain de cause.

14.  En dépit du fait qu’ils avaient été prévenus de l’inconstitutionnalité de la loi proposée, lesdits membres de l’organe exécutif et les acteurs étatiques sous leur contrôle ont continué de faire la promotion du projet de loi, et ce, malgré le fait qu’ils savaient ou auraient dû savoir que la loi était inconstitutionnelle, délibérément, et sans égard aux droits garantis par la Charte de ceux à qui la loi s’appliquait.

15.  Lesdits membres de l’organe exécutif du gouvernement et les acteurs étatiques sous leur contrôle ont également été avertis par ses employés, préposés ou mandataires (dont les noms sont connus par le défendeur, mais inconnus pour l’instant par le demandeur) de l’inconstitutionnalité de l’application rétroactive de la LALAC.

16.  Lesdits membres de l’organe exécutif et les acteurs étatiques sous leur contrôle ont agi avec insouciance, d’une manière grossièrement négligente, ou entachée de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir en proposant, en défendant et en poursuivant un projet de loi dont ils avaient été avertis de l’inconstitutionnalité ou dont ils savaient ou auraient dû savoir qu’il était inconstitutionnel et qu’il porterait atteinte aux droits des personnes auxquelles il s’appliquait rétroactivement ou rétrospectivement.

17.  Lesdites mesures prises par les membres de l’organe exécutif du gouvernement et les acteurs étatiques sous leur contrôle dans leur volonté de proposer, de promouvoir et de poursuivre la LALAC sont directement responsables de l’adoption de la loi par le Parlement le 28 mars 2011, causant ainsi la violation des droits constitutionnels du demandeur et ceux de tous les autres membres du groupe.

II.  Les principes juridiques régissant les requêtes en radiation

[6]  Les principes qui s’appliquent aux requêtes en radiation sont bien connus. Pour faire radier une déclaration, il doit être évident et manifeste, dans l’hypothèse où les faits allégués seraient avérés, que la déclaration ne révèle aucune cause d’action raisonnable : voir R c Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, au paragraphe 17, [2011] 3 RCS 45. Une requête en radiation n’est pas le moyen par lequel on s’interroge sur les difficultés de la preuve, mais constitue seulement le moyen d’évaluer si la demande plaidée offre une chance raisonnable de succès. Elle exige également d’adopter une approche « généreuse » à l’égard du traitement de demandes nouvelles, mais défendables : voir l’arrêt Imperial Tobacco, précité, au paragraphe 21 et l’arrêt Henry c Colombie-Britannique (Procureur général), 2015 CSC 24, au paragraphe 35, [2005] 2 RCS 214. Parallèlement, un acte de procédure doit être suffisamment révélateur pour informer le défendeur de l’affaire qui doit être tranchée et, en particulier, décrire les questions de fait sur lesquels se fonde la théorie de la responsabilité : voir Mancuso c Canada (Santé nationale et Bien-être social), 2015 CAF 227, [2015] A.C.F. no 1245 (QL).

[7]  Dans ma décision antérieure, j’ai cité un certain nombre d’autorités supplémentaires portant sur des requêtes en radiation dans des cas impliquant des allégations de comportement inconstitutionnel. Je ne vais pas reprendre ces passages dans les présents motifs, mais je les ai, néanmoins, pris en compte.

III.  Les déclarations remodifiées devraient-elles être radiées?

[8]  Je suis convaincu que ces nouveaux actes de procédure suffisent pour résister aux présentes requêtes en radiation. Ces actes de procédure affirment, entre autres, que l’organe exécutif a agi avec insouciance, de manière abusive, et de mauvaise foi en [traduction« proposant, en poursuivant et en faisant adopter un projet de loi qu’il savait ou aurait dû savoir qu’il était inconstitutionnel ». Selon les nouvelles allégations, l’application rétroactive de la Loi sur l’abolition de la libération anticipée des criminels, LC 2011, c 11 a manifestement violé les articles 7 et 11 de la Charte et était manifestement préjudiciable aux contrevenants qui ont plaidé coupables dans l’attente d’une probable remise en liberté après un sixième de leur peine purgée. En outre, les demandeurs affirment que le défendeur a été clairement averti que ce projet de loi était, à certains égards, inconstitutionnel.

[9]  Comme je l’ai noté dans mes précédents motifs, la jurisprudence demeure imprécise quant au critère à appliquer aux demandes découlant de l’adoption d’une loi inconstitutionnelle : voir les paragraphes 18 à 20. Jusqu’à ce que ces questions soient résolues de façon judiciaire, je ne peux pas dire que ces demandes ne sont pas juridiquement valables. Je conclus également que le défendeur ne sait pas quelle preuve il devait produire. La majorité de l’incertitude dans la présente cause provient d’un manque de clarté dans la loi et non de l’état des actes de procédure. Selon le critère à appliquer, des difficultés quant à la preuve peuvent surgir pour les demandeurs, mais c’est là une question qui devra être examinée un autre jour.

[10]  Les présentes affaires semblent tout à fait semblables à la décision du juge J. C. George dans Inlakhana v. Canada (Attorney General), 2017 ONSC 821, 376 CRR (2d) 58, qui portait sur une requête en radiation très similaire. Les actes de procédure dans cette cause présentent de grandes similitudes avec la déclaration déposée dans les présentes actions. Dans Inlakhana, précité, la requête en radiation a été rejetée pour les motifs suivants :

[traduction]

[6]   Le 3 novembre 2014, le juge Hambly a tranché une demande en habeas corpus concluant que les droits de Souphin en application de la Charte avaient été violés et qu’elle était admissible à une PEE à un sixième de sa peine. Elle a obtenu sa libération conditionnelle le 16 décembre 2014. Le 29 mai 2015, la Cour d’appel de l’Ontario a annulé la décision du juge Hambly et l’autorisation d’interjeter appel auprès de la Cour suprême du Canada a été refusée. Lewis et al. c The Attorney General of Canada, 2014 ONSC 6394 (CanLII).

[7]   Elle a été emprisonnée pendant environ vingt-six mois de plus qu’il n’était nécessaire. Elle prétend que non seulement la loi porte atteinte aux droits qui lui sont garantis par la Charte, mais que les acteurs étatiques savaient ou auraient dû savoir, que son application rétroactive était inconstitutionnelle. Elle soutient que la validité de la loi n’a pas été seulement l’objet de vives discussions, dans le cadre desquelles des personnes raisonnables pouvaient être en désaccord, mais que son illégalité est incontestable, et que toute décision d’aller de l’avant était abusive et a été rendue de mauvaise foi.

[...]

[39]   Je suis d’accord avec Souphin. En plus de la signification non ambiguë de l’alinéa 11i), à la différence des autres questions et préoccupations précédant l’édiction qui pourrait conduire ultimement à l’échec d’une loi, le paragraphe 18 de la déclaration modifiée prétend que le ministre avait été informé de son inconstitutionnalité et qu’on lui avait rappelé la jurisprudence antérieure.

[40]   Je ne sais pas s’il s’agit effectivement de la bonne qualification, mais si cela est vrai, comme Souphin l’a soutenu, que le gouvernement « a avec insouciance et sans égard à la Charte canadienne des droits et libertés continué de promouvoir l’adoption du projet de loi », sachant qu’il serait voué à l’échec et qu’il était inconstitutionnel, alors la décision du gouvernement était clairement erronée, entachée de mauvaise foi, et peut-être même d’un abus de procédure. Ce qui, si l’une ou l’autre de ces affirmations est vraie, pourrait se solder par des dommages-intérêts en application du paragraphe 24(1).

[...]

[44]   Je crois que la décision Gagne est quelque peu contradictoire avec les décisions Mackin et Ward, et importe peu à la tâche qui m’incombe. Si l’État commet manifestement une erreur et agit de mauvaise foi, et sans respecter les droits garantis par la Charte, des dommages-intérêts devraient au moins être pris en considération. Il n’est pas exact de dire que des dommages-intérêts ne peuvent être une solution fonctionnelle à l’égard du mauvais comportement du gouvernement lié à des décisions législatives mal avisées. Cela serait rare, mais on ne saurait l’écarter.

[45]   À part la décision législative elle-même (et l’admissibilité subséquente de Souphin à une libération conditionnelle), les faits suffisent pour étayer une demande concernant la période suivant la décision du juge Hambly. Il en est ainsi en raison de la présomption d’application de la PEE et comment elle devait s’appliquer à Souphin et aux autres personnes se trouvant dans la même situation qu’elle. Le gouvernement peut réussir à défendre cet aspect de la demande, mais il ne convient pas d’en disposer à ce stade précoce.

[11]  Essentiellement pour les mêmes raisons, je conclus que les déclarations remodifiées dans les présentes actions sont en substance suffisantes sur le fond et ne doivent pas être radiées pour ce motif.

IV.  Analyse – Questions relatives à la prescription

[12]  J’accepte le point du défendeur qu’une déclaration peut être radiée lorsque la cause d’action qu’elle allègue est clairement et définitivement hors délai : voir Bassij c Canada, 2008 CF 1090, [2008] A.C.F. no 1378, et les autorités qui y sont citées. Il est également bien établi en droit qu’une action fondée sur des droits constitutionnels doit toujours se conformer aux délais de prescription prévus par la loi : voir Horseman c Canada, 2018 CAF 119, [2018] A.C.F. nos 631. Mais ces points n’enlèvent rien à l’hypothèse que, face à une défense de prescription présentée, la cause d’action est vouée à l’échec. Il est inexact de dire que, lors d’une requête en radiation, la Cour est habilitée à résoudre les questions difficiles sur le fait de savoir si la défense alléguée s’applique effectivement ou à partir de quand le délai de prescription commence à courir. Cela est particulièrement vrai pour une cause d’action relativement nouvelle.

[13]  Le défendeur soutient qu’il est clair et évident que les présentes actions sont vouées à l’échec parce qu’elles ont été intentées en dehors du délai de prescription de deux ans fixé par la British Columbia Limitation Act, RSBC 1996, c 266, remplacée par la Limitation Act, SBC 2012, c 13 (Loi sur la prescription). Dans ma décision antérieure, j’ai décidé que le délai de prescription provincial ne s’appliquait pas parce que, selon une interprétation téléologique, le paragraphe 39(2) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), c F-7 et l’article 32 de la Loi sur la responsabilité civile et le contentieux, LRC (1985), c C-50 s’appliquaient et prévoyaient un délai de prescription de six ans. Cette partie de ma décision a été remise en question par la Cour d’appel fédérale qui a estimé que l’approche correcte à l’interprétation du libellé « otherwise than in a province » (ailleurs que dans une province) exigeait qu’une décision soit rendue [traduction] « en ce qui concerne les faits qui constituent la cause d’action des demandeurs et d’où ils découlent ». La Cour d’appel fédérale n’a pas exclu l’application du délai de prescription fédéral de six ans et m’a renvoyé les affaires pour résoudre cette question.

[14]  Il convient de noter que la Cour d’appel fédérale a cité la décision antérieure Canada c Maritime Group (Canada) Inc., [1995] 3 CF 124, 96 F.T.R. 320, à l’appui de ses commentaires relatifs à la cause d’action. Cette décision semble fournir une réponse complète à la question qui m’a été renvoyée, du moins dans le contexte de la présente requête en radiation où il doit être clair et évident que le délai de prescription de deux ans de la Colombie-Britannique s’applique. Après tout, une requête en radiation n’est pas l’endroit pour résoudre des points de droit discutables et difficiles.

[15]  La décision dans Maritime Group, précitée, s’avère utile sur deux points. Premièrement, elle affirme qu’une action en délit civil « doit par la force des choses désigner à la fois le dommage et l’acte qui l’a causé ». Ce point est reconnu par le défendeur au paragraphe 76 de ses observations écrites. Deuxièmement, la Cour a jugé que, lorsque les actes de négligence plaidés prenaient naissance au Québec, mais que la perte survenait en haute mer, la cause d’action prenait naissance « ailleurs que dans une province ». C’est seulement lorsque tous les éléments d’une cause d’action plaidée sont présents dans une province que les lois en matière de prescription provinciales s’appliqueraient. Par conséquent, le paragraphe 39(2) de la Loi sur les Cours fédérales s’appliquait.

[16]  En l’espèce, j’ai semble-t-il été appelé à déterminer, en l’absence d’une jurisprudence applicable directement, la question de savoir si l’adoption d’une loi inconstitutionnelle par le Parlement siégeant à Ottawa concernant l’éventuelle remise en liberté de deux détenus fédéraux incarcérés en Colombie-Britannique (en fait, une occasion perdue de présenter une demande de libération anticipée) est une situation où tous les éléments d’une cause d’action relativement nouvelle sont présents dans cette province. Il me semble que c’est le genre de question qu’il est plus approprié de résoudre dans le cadre d’une requête en jugement sommaire ou au procès : voir Newman c Canada, 2016 CAF 213, 406 DLR (4th) 602 et Momi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration), 2005 CF 1484, au paragraphe 47, [2005] A.C.F. no 1824 (QL). Il ne s’agit pas du tout d’une question qui sera résolue de manière évidente et manifeste en faveur du défendeur. En effet, s’il est approprié, à ce stade, de résoudre cette question, j’estime que, en me fondant sur les allégations contenues dans les déclarations qui doivent être tenues pour avérées, tous les éléments de la cause d’action plaidée ne se limitent pas à la Colombie-Britannique et, par conséquent, le paragraphe 39(2) de la Loi sur les Cours fédérales s’applique. Je ne suis pas d’accord avec le défendeur que le lieu des violations établies de la Charte qui sous-tendent les présentes actions peut être considéré comme ne comportant pas de conséquences juridiques. Comme dans la décision Maritime Group, précitée, c’est le comportement illicite qui a mené directement aux dommages allégués en Colombie-Britannique si bien que la cause d’action est interprovinciale et non intraprovinciale. Je ne suis pas d’accord que la décision Maritime Group, précitée, est nettement distincte, parce qu’elle traite de la responsabilité délictuelle et non pas d’une demande en dommages-intérêts en application de la Charte.

[17]  Il y a d’autres difficultés découlant de l’argument du défendeur concernant la prescription qui ajoutent à la complexité du problème. On ne sait pas laquelle des deux lois provinciales en matière de prescription s’applique, parce cela dépend du moment où les causes d’action ont pris naissance. On peut penser que les causes d’action ont pris naissance à la date où la loi inconstitutionnelle a été adoptée ou, subsidiairement, lorsque cette loi a été déclarée inconstitutionnelle par les divers paliers des cours de révision à différentes époques. Les circonstances de l’espèce sont sans doute également analogues à une séquestration où une cause d’action continue a été reconnue, de sorte que le délai court à nouveau pour chaque jour où un demandeur est détenu à tort : voir Roberts c City of Portage La Prairie, [1971] R.C.S. 481, à la page 9, 17 DLR (3d) 722 (CSC) et Universal Sales, Limited c Edinburgh Assurance Co Ltd, 2012 CF 418, au paragraphe 63, [2012] A.C.F. no 536 (QL). Par ailleurs, s’il est établi en droit qu’une demande de dommages-intérêts en application de la Charte découlant d’un dommage à la personne peut faire l’objet d’un délai de prescription provincial (voir l’arrêt Newman, précité), il n’est pas du tout évident qu’une demande en dommages-intérêts en application de la Charte concernant une occasion perdue de poursuivre une demande de libération anticipée est visée par le délai de prescription de deux ans pour les demandes pour dommages corporels. Et même si le défendeur a raison sur ce point, le délai de prescription peut faire l’objet d’exceptions liées à la possibilité de découvrir ou à une suspension qui ne peuvent être considérées qu’en fonction de la preuve au dossier : voir Knight v Imperial Tobacco Canada Ltd, 2006 BCCA 235, au paragraphe 33, [2006] BCJ no 1056 (QL).

[18]  Enfin, en l’absence d’une défense déposée qui plaide expressément le délai de prescription, il est prématuré de radier les déclarations remodifiées. Sur ce point, je me fonde sur l’examen des motifs de ma collègue, la protonotaire Mireille Tabib, dans Villeneuve c Canada, 2006 CF 456, 303 FTR 1, où elle a fait les observations suivantes :

[53]   En common law, au contraire, la prescription n’est pas un obstacle substantif au droit invoqué par le demandeur, mais simplement un moyen de défense procédural visant à empêcher le demandeur de faire valoir le droit d’action en question. Le défendeur qui n’invoque pas spécifiquement dans sa plaidoirie une défense de prescription est forclos d’en faire la preuve ou de l’invoquer. C’est donc dire que le demandeur qui avance une action à première vue prescrite n’a aucune obligation de la justifier ou de parer à une éventuelle défense de prescription. Le droit qu’il avance n’est pas éteint du simple écoulement du temps et reste entièrement justiciable, tant que le défendeur ne soulève pas la prescription en défense. C’est pourquoi les causes qui pourraient suspendre, interrompre ou faire échec à la prescription n’ont pas à être plaidées dans la déclaration et ne sont, en général, plaidées qu’en réplique, en réponse à une défense spécifique de prescription. Cette différence fondamentale quant à la nature et à l’effet de la prescription fait en sorte que, lorsque la prescription n’a pas un effet extinctif de droit – comme c’est le cas des lois générales de prescription des provinces autres que le Québec et de l’article 32 de la Loi sur la responsabilité de l’état – la prescription d’une action n’est pas un motif recevable pour le rejet d’une action sur une requête préliminaire. Ce principe fut établi de façon claire et non équivoque par la Cour fédérale d’appel dans Kibale c. Canada (C.A.F.), [1990] A.C.F. no 1079 :

Une requête faite en vertu de la Règle 419(1)a) doit être jugée sur la seule vue des pièces de procédure sans qu’aucune preuve soit admissible. C’est la Règle 419(2) qui le dit. D’autre part, un « Statute of Limitations » suivant la « common law » n’éteint pas le droit d’action, mais donne seulement au défendeur un moyen de défense d’ordre procédural qu’il peut ne pas invoquer et qu’il doit, s’il veut s’en prévaloir, plaider en défense (voir Règle 409). C’est dire qu’un demandeur n’est pas tenu, lorsqu’il rédige sa déclaration, d’alléguer tous les faits qui démontrent que son action est prise en temps utile. En effet, un demandeur n’est pas obligé de prévoir tous les moyens que son adversaire pourra lui opposer. Il peut attendre la production de la défense et, dans le cas où le défendeur invoque que l’action est tardive, plaider en réponse les faits qui, à son avis, révèlent qu’elle ne l’est pas. Il s’ensuit que, comme le juge Collier le décidait dans Hanna et al. v. The Queen (1986), 9 F.T.R. 124, un défendeur doit plaider un « Statute of Limitations » dans sa défense; il ne lui est pas permis de le faire dans une requête en radiation sous l’empire de la Règle 419, car, on ne peut, pour les motifs que j’ai dits, affirmer qu’une action est tardive pour le seul motif que la déclaration ne fait pas voir qu’elle ne l’est pas.

Voir aussi Southwind c Canada, 2010 CF 588, au paragraphe 48, [2010] A.C.F. no 713 et Kibale c Canada, 123 NR 153 (CAF), au paragraphe 3, [1990] A.C.F. no 1079.

[19]  L’effet de ce qui précède est que le défendeur doit expressément plaider la défense de prescription avant qu’elle soit appliquée sur une requête en radiation. Une fois que la défense est présentée, il peut être loisible aux demandeurs de déposer une réplique, en invoquant des faits à l’appui d’arguments liés à la possibilité de découvrir ou à une suspension suffisants pour contester une requête en radiation. Clairement, nous n’en sommes pas là.

[20]  Pour les motifs qui suivent, les requêtes en radiation sont rejetées, avec dépens payables immédiatement aux demandeurs d’un montant unique de 2 000 $.


ORDONNANCE dans les dossiers T-455-16 et T-456-16

LA COUR ORDONNE que les présentes requêtes soient rejetées avec dépens d’un montant unique de 2 000 $ payables immédiatement aux demandeurs.

« R.L. Barnes »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossiers :

T-455-16 et T-456-16

 

DOSSIER :

T-455-16

 

INTITULÉ :

CHRISTOPHER JOHN WHALING c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

ET DOSSIER :

T-456-16

 

INTITULÉ :

WILLIAM WEI LIN LIANG c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 JUIN 2018

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS :

LE 18 JUILLET 2018

 

COMPARUTIONS :

Tonia Grace

David Honeyman

Pour les demandeurs

CHRISTOPHER JOHN WHALING

WILLIAM WEI LIN LIANG

 

Cheryl D. Mitchell

Matt Huculak

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Grace Snowdon & Terepocki LLP, Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour les demandeurs

CHRISTOPHER JOHN WHALING

WILLIAM WEI LIN LIANG

 

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.