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Date : 20180814


Dossier : T-128-18

Référence : 2018 CF 833

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Montréal (Québec), le 14 août 2018

En présence de monsieur le juge Lafrenière

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

NIVIN MOHAMED N. ABD EL HADY

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre) présente une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision rendue le 19 décembre 2017 (la décision) par la juge de la citoyenneté, Renata Brum (la juge de la citoyenneté), et approuvant la demande de citoyenneté canadienne de la défenderesse, Mme Nivin Mohamed N. Abd El Hady.

[2]  La demande est accueillie pour les motifs suivants.

I.  Aperçu des faits

[3]  La défenderesse est une ressortissante égyptienne qui est arrivée au Canada avec son époux et sa fille. Ils ont tous été admis à titre de résidents permanents le 30 décembre 2009. Elle a présenté une demande de citoyenneté canadienne le 7 mai 2015, séparément des membres de sa famille. La période utilisée en application de l’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté, LRC (1985), c C-29 était celle du 7 mai 2011 au 7 mai 2015.

[4]  La demande de citoyenneté de la défenderesse a été renvoyée à un juge de la citoyenneté en vue de la tenue d’une audience sur la résidence, compte tenu des divergences relevées dans les documents fournis par la défenderesse et les déclarations qu’elle a faites lors de deux entrevues. Plus précisément, une préoccupation a été soulevée quant à la possibilité que la défenderesse n’ait pas été présente au Canada entre le début de la période de référence et le 18 août 2012.

[5]  La juge de la citoyenneté a tenu une audience relative à la citoyenneté par vidéoconférence le 18 décembre 2017. La juge a choisi d’adopter l’approche analytique utilisée par monsieur le juge Francis Muldoon dans Pourghasemi (Re), [1993] A.C.F. no 232 (QL) (1re inst.) [Pourghasemi]. Le critère quantitatif de résidence établi dans la décision Pourghasemi exige qu’un demandeur souhaitant obtenir la citoyenneté ait effectivement été présent au Canada pendant au moins 1 095 jours au cours de la période de référence de quatre ans.

[6]  La défenderesse a déclaré 11 absences du Canada, pour un total de 330 jours, et la juge de la citoyenneté a donc déduit que la défenderesse avait théoriquement passé 1 130 jours au Canada au cours de la période de référence allant du 7 mai 2011 au 7 mai 2015. Quatre des absences alléguées seraient survenues avant le 18 août 2012. Selon la juge de la citoyenneté, toutes les absences déclarées pouvaient être vérifiées au moyen des timbres apposés au passeport, des relevés des déplacements de l’Égypte et des Émirats arabes unis, des données du rapport du Système intégré d’exécution des douanes (SIED), de même que d’autres éléments de preuve; elle a également estimé que ces documents étaient cohérents et concordaient avec d’autres éléments de preuve écrits et avec le témoignage de vive voix.

[7]  Au paragraphe 32 des motifs de sa décision, la juge de la citoyenneté a souligné la faiblesse des éléments de preuve de la défenderesse concernant la période allant de mai 2011 à septembre 2012. Dans sa demande de citoyenneté, la défenderesse a déclaré avoir vécu à London (Ontario), du 7 mai 2011 au 16 septembre 2012, mais n’a fourni aucun document établissant sa présence physique au Canada pendant cette période. La juge de la citoyenneté a déclaré que, malgré l’absence d’éléments de preuve relatifs au domicile pour ladite période, le témoignage de la défenderesse au sujet de cette partie de la période de référence [TRADUCTION] « présentait des détails convaincants ». Elle a refusé de tirer une conclusion défavorable de l’absence d’éléments de preuve relatifs au domicile et a approuvé la demande de citoyenneté de la défenderesse.

II.  Discussion

[8]  La présente affaire repose sur l’analyse effectuée par la juge de la citoyenneté quant à la période du 7 mai 2011 au 18 août 2012, pendant laquelle la défenderesse prétend avoir effectué quatre déplacements à l’extérieur du Canada.

[9]  Il n’est pas controversé entre les parties qu’une conclusion tirée par un juge de la citoyenneté sur la question de savoir si l’exigence de l’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté a été respectée est une question mixte de fait et de droit, et est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Baccouche, 2016 CF 97.

[10]  Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, [2008] 1 RCS 190, 2008 CSC 9, la Cour suprême du Canada, aux paragraphes 47 à 50, a affirmé que le caractère raisonnable « tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Il y a lieu de faire preuve d’un degré élevé de retenue à l’égard des conclusions de fait des juges de la citoyenneté, car ils ont accès aux documents originaux et ont la possibilité de discuter des faits pertinents avec les demandeurs : Hao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 46.

[11]  J’ai examiné attentivement la décision de la juge de la citoyenneté, et je ne suis pas en mesure de déterminer, à partir de ses motifs ou du dossier dont elle disposait, comment elle a pu raisonnablement conclure que la défenderesse avait été physiquement présente au Canada au cours de la période de 16 mois allant du 7 mai 2011 au 18 août 2012, à l’exclusion des quatre absences alléguées. Même si la défenderesse a été en mesure de fournir des relevés des déplacements d’Égypte et des Émirats arabes unis pour les déplacements déclarés au cours de cette période, il n’y avait aucun élément de preuve, à part les allégations de la défenderesse selon lesquelles ces déplacements étaient effectivement en partance du Canada.

[12]  Comme l’a expliqué le juge Yves de Montigny dans la décision El Falah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 736, en appliquant le critère de l’affaire Pourghasemi, le juge de la citoyenneté ne saurait s’en remettre aux seules prétentions du demandeur. Il doit également vérifier la présence effective du demandeur au Canada durant les périodes où ce dernier déclare ne pas avoir été absent du pays. Comme le juge de Montigny l’a déclaré au paragraphe 21 :

Si l’on s’attache au calcul strict du nombre de jours pendant lesquels le demandeur doit être présent au Canada, il va de soi que le juge peut et doit s’assurer que le demandeur était bel et bien en territoire canadien pendant la période où il prétend l’avoir été.

[13]  Il est bien connu que les autorités canadiennes ne surveillent pas les sorties du Canada. Par conséquent, les passeports et les relevés des déplacements ne peuvent pas à eux seuls servir à établir la présence physique au Canada. De plus, un relevé des déplacements délivré par un pays étranger établit une entrée et une sortie relativement à ce pays seulement. Il ne prouve pas que le déplacement précédant l’entrée était en partance du Canada.

[14]  Au paragraphe 32 de sa décision, la juge de la citoyenneté déclare que la [TRADUCTION] « les éléments de preuve quant aux déplacements présentés par la défenderesse sont solides et difficiles à réfuter pour cette période ». C’est peut-être le cas, mais cela soulève la question de savoir comment la juge de la citoyenneté a pu conclure, en l’absence d’éléments de preuve corroborants, que les quatre déplacements allégués étaient en partance du Canada, étant donné particulièrement l’absence de timbres sur le passeport de la défenderesse pour le 27 mai 2011, le 27 septembre 2011, le 26 février 2012 et le 18 avril 2012, ainsi que l’absence d’inscription de ces dates dans le rapport sur les antécédents de voyage du Système intégré d’exécution des douanes (SIED) délivré par l’Agence des services frontaliers du Canada. Il est bien établi qu’une personne qui présente une demande de citoyenneté a le fardeau de prouver que les conditions énoncées dans la Loi sur la citoyenneté ont été remplies.

[15]  La juge de la citoyenneté ajoute qu’elle [TRADUCTION] « n’a pas tiré de conclusion défavorable de l’absence d’éléments de preuve relatifs au domicile pendant cette période ». Elle ne fait qu’écarter l’insuffisance des éléments de preuve quant à la présence physique au Canada pendant près de la moitié de la période de référence, et met plutôt l’accent sur les périodes d’absence du Canada.

[16]  La défenderesse était tenue d’établir, au moyen d’une preuve claire et convaincante qu’elle satisfaisait au critère de la présence physique : Atwani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1354, au paragraphe 12. Le simple fait que la défenderesse ait été jugée crédible quant aux autres aspects de sa demande ne l’a pas exemptée de l’obligation d’établir le bien-fondé de sa cause.

[17]  La juge de la citoyenneté aurait très bien pu vérifier par d’autres moyens la durée des quatre déplacements déclarés, entre mai 2011 et septembre 2012, mais elle n’a fourni aucun motif justifiant une telle conclusion dans sa décision. Dans ces circonstances, je conclus que la décision n’est ni justifiée, ni transparente ou intelligible en ce qui concerne l’analyse effectuée par la juge de la citoyenneté au sujet de la présence physique réelle au Canada de la défenderesse avant le mois d’août 2012, et je conclus que cette décision ne peut se justifier au regard des faits et du droit. Par conséquent, la décision ne peut être maintenue.

[18]  Je propose donc d’accueillir la présente demande de contrôle judiciaire, d’annuler la décision et de renvoyer l’affaire aux fins d’un nouvel examen par un autre juge de la citoyenneté.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-128-18

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande est accueillie.

  2. La décision de la juge de la citoyenneté datée du 19 décembre 2017 est annulée.

  3. L’affaire est renvoyée à un autre juge de la citoyenneté afin qu’il rende une nouvelle décision.

« Roger R. Lafrenière »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-128-18

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c NIVIN MOHAMED N. ABD EL HADY

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 AOÛT 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LAFRENIÈRE

DATE DES MOTIFS :

LE 14 AOÛT 2018

COMPARUTIONS :

Margarita Tzavelakos

Pour le demandeur

 

Stephen J. Fogarty

Pour la défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le demandeur

 

Fogarty Étude Légale

Montréal (Québec)

Pour la défenderesse

 

 

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