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Date : 20180723


Dossier : IMM-5208-17

Référence : 2018 CF 771

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 23 juillet 2018

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

KAKHA CHANTLADZE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Kakha Chantladze sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue par un agent de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) rejetant sa demande de résidence permanente à titre de membre de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada. L’agent a conclu que M. Chantladze ne cohabitait pas avec son épouse, en violation de l’alinéa 124a) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (Règlement).

[2]  Pour les motifs qui suivent, l’agent d’immigration a rejeté déraisonnablement la demande de parrainage conjugal pour le seul motif que M. Chantladze n’avait pas « principalement habité » avec son épouse en Ontario entre 2015 et 2017. Étant donné que la période d’un an de cohabitation avait déjà été établie, l’agent aurait dû examiner les raisons pour lesquelles le couple vivait séparé, s’il se considérait toujours comme étant marié, et s’il entretenait une relation conjugale avec l’intention de vivre ensemble dès que possible. La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie.

II.  Énoncé des faits

[3]  M. Chantladze est un citoyen de la Géorgie. Il est arrivé au Canada en 2009 et a déposé une demande d’asile. Cette demande a été finalement refusée et il fait présentement l’objet d’une mesure de renvoi.

[4]  Le 1er octobre 2011, M. Chantladze a épousé Lioudmila Mikolaenko, une citoyenne du Canada. Le 28 décembre 2011, il a présenté une demande de parrainage depuis le Canada. La demande a reçu l’approbation à l’étape 1 le 10 octobre 2013, ce qui signifie que le mariage a été considéré comme authentique.

[5]  Il n’est pas contesté que M. Chantladze et Mme Mikolaenko ont cohabité à titre de conjoints pendant près de quatre ans à compter de la date de leur mariage en 2011 jusqu’en juin 2015, lorsque M. Chantladze a commencé à chercher des possibilités d’emploi en Alberta. Il possède et exploite une entreprise de construction.

[6]  En février 2015, M. Chantladze a informé CIC d’un changement de son adresse résidentielle de Mississauga, en Ontario, à Edmonton, en Alberta. En juin 2017, il a informé CIC d’un autre changement d’adresse, cette fois d’Edmonton (Alberta) à Etobicoke (Ontario).

[7]  Le 9 novembre 2017, des fonctionnaires de CIC se sont présentés à l’adresse de M. Chantladze à Etobicoke. Le fils de sa femme a expliqué qu’il était en voyage d’affaires.

[8]  Le 22 novembre 2017, M. Chantladze s’est présenté à une entrevue avec un agent d’immigration. Il a admis franchement qu’il avait résidé en Alberta à partir de juin 2015 jusqu’en juin 2017.

[9]  M. Chantladze a présenté à l’agent d’immigration un éventail de documents pour confirmer que sa relation avec sa femme avait continué tout au long de la période allant de juin 2015 à juin 2017. Cela comprenait un bail conjoint relativement à l’immeuble locatif en Ontario, des comptes bancaires conjoints et d’autres documents financiers, ainsi que des éléments de preuve corroborant ses déplacements entre l’Ontario et l’Alberta. Deux connaissances se sont portées garantes de la relation conjugale continue du couple.

III.  Décision contestée

[10]  L’agent d’immigration a rejeté la demande de résidence permanente de M. Chantladze parce qu’il n’avait pas « principalement résidé » avec son épouse depuis 2015. L’agent a noté les changements d’adresse de M. Chantladze, et qu’il avait obtenu un permis de conduire de l’Ontario peu après la visite du fonctionnaire de l’immigration à son adresse en Ontario en novembre 2017. L’agent a douté que M. Chantladze ait eu l’intention de résider à nouveau de façon permanente en Ontario, étant donné qu’il avait réservé un vol de retour à Edmonton. Dans son entrevue, M. Chantladze a reconnu qu’il n’était pas au courant du critère de cohabitation aux fins de parrainage conjugal.

IV.  Questions en litige

[11]  La seule question soulevée dans la présente demande de contrôle judiciaire consiste à déterminer si la conclusion de l’agent de l’immigration selon laquelle M. Chantladze ne cohabitait pas avec son épouse était raisonnable.

V.  Discussion

[12]  Une conclusion de cohabitation est une détermination factuelle qui est susceptible de révision par rapport à la norme de la décision raisonnable (Said c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1245, au paragraphe 18 [Said]). La Cour interviendra uniquement si la décision n’appartient pas aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

[13]  L’article 124 du Règlement exige que le demandeur démontre qu’il ou elle est l’époux ou l’épouse d’un répondant, et qu’il ou elle cohabite avec le répondant au Canada. Le non-respect par le demandeur du critère de cohabitation est fatal à une demande au titre de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada (Manbodh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 190, au paragraphe 11).

[14]  Les articles 5.35 et 5.36 du chapitre 2 du Guide opérationnel du traitement des demandes à l’étranger de CIC (le Guide) fournissent une liste d’indicateurs de cohabitation. Bien que ces critères n’aient pas force de loi, le défaut de les prendre en considération peut être une indication que la décision rendue était déraisonnable.

[15]  En l’espèce, il n’est pas contesté que les facteurs suivants énoncés dans le Guide indiquent que M. Chantladze a continué de cohabiter avec sa femme entre juin 2015 et juin 2017, même s’il a conservé une seconde résidence en Alberta alors qu’il y cherchait des possibilités d’emploi :

a)  cartes de crédit et (ou) comptes de banque conjoints;

b)  baux d’habitation conjoints;

c)  reçus de location conjointe;

d)  preuves d’achat conjoint;

e)  correspondance et autres documents confirmant que le couple habite à la même adresse.

[16]  Certains documents importants, tels qu’un permis de conduire et une carte d’assurance maladie, n’ont pas été fournis par M. Chantladze. Il est raisonnable de déduire de sa demande de permis de conduire de l’Ontario en 2017 qu’il était auparavant titulaire d’un permis en Alberta.

[17]  Par ailleurs, l’entreprise de construction de M. Chantladze a été enregistrée en Ontario, et sa femme et lui ont présenté des déclarations d’impôt conjointes en Ontario. Comme nous l’avons noté précédemment, deux connaissances se sont portées garantes de la relation conjugale continue du couple.

[18]  Le défendeur s’appuie sur la décision de la Cour dans Chaudhary c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 828, au paragraphe 12 [Chaudhary], où le juge Russell Zinn a déclaré : « [m]ême si la cohabitation signifie vivre ensemble de façon continue, de temps à autre, l’un des conjoints peut s’être absenté de la maison en raison du travail, des affaires, des obligations familiales, et ainsi de suite. La séparation doit être temporaire et de courte durée ». Un libellé similaire se trouve dans le Guide, mais seulement par rapport au respect du critère initial pour établir une union de fait :

5.35  On entend par cohabitation le fait « d’habiter ensemble ». Deux personnes qui cohabitent ont mis leurs affaires en commun et emménagé dans le même logement. Pour être considérés conjoints de fait, il faut avoir cohabité pendant au moins un an. Il s’agit de la norme en vigueur partout au gouvernement fédéral. Cela suppose que le couple a cohabité pendant un an de façon continuelle, et non qu’il ait cohabité de façon intermittente pour une durée totale d’un an. La nature continuelle de la cohabitation est une entente universelle fondée sur la jurisprudence.

Même si la cohabitation signifie vivre ensemble de façon continue, de temps à autre, l’un des conjoints peut s’être absenté de la maison en raison du travail, des affaires, des obligations familiales, et ainsi de suite. La séparation doit être temporaire et de courte durée.

[19]  Plus loin dans le Guide, on trouve une discussion de ce qui constitue une « cohabitation habituelle » après que la période d’un an a été établie. Il s’agit d’un critère moins rigoureux :

5.36  [...] Lorsque la période de cohabitation d’un an a été établie, les conjoints peuvent vivre séparés pendant certaines périodes sans interrompre la cohabitation aux yeux de la loi. Par exemple, un couple qui a été séparé en raison d’un conflit armé, de la maladie d’un membre de la famille ou pour des raisons liées à l’emploi ou aux études, et ne cohabite donc pas pour l’instant. [...] Malgré l’interruption de la cohabitation, l’union de fait existe toujours si le couple a cohabité de façon continue et vécu une relation conjugale par le passé pendant au moins un an et a l’intention de reprendre la cohabitation dès que possible. Il devrait y avoir des preuves démontrant que les deux parties poursuivent la relation, telles que les visites, la correspondance, et des appels téléphoniques.

Cette situation est semblable à celle d’un mariage dont les parties sont temporairement séparées ou ne cohabitent pas pour diverses raisons, mais se considèrent toujours comme mariées et vivant dans une relation conjugale avec leur époux, et ont l’intention de vivre ensemble dès que possible.

[20]  Les décisions invoquées par le défendeur, à savoir Chaudhary, Said, Oziegbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 360 et Ally c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 445, portaient toutes sur des circonstances où les conjoints avaient été présumés ne jamais avoir cohabité. Or, ce n’est pas le cas en l’espèce. M. Chantladze et son épouse ont cohabité pendant près de quatre ans à compter de la date de leur mariage en 2011 jusqu’à ce que M. Chantladze commence à chercher des possibilités d’emploi en Alberta en 2015. Il existe de nombreux éléments de preuve qu’entre juin 2015 et juin 2017, le couple a poursuivi sa relation par des visites et d’autres formes de contact, baux conjoints et autres arrangements financiers, et par le dépôt de déclarations d’impôt conjointes.

[21]  Par conséquent, je conclus que l’agent d’immigration a rejeté déraisonnablement la demande de parrainage conjugal de M. Chantladze pour le seul motif qu’il n’avait pas « principalement habité » avec son épouse en Ontario entre 2015 et 2017. Étant donné que la période d’un an de cohabitation avait déjà été établie, l’agent aurait dû examiner les raisons pour lesquelles le couple vivait séparé, s’il se considérait toujours comme étant marié, et s’il entretenait une relation conjugale avec l’intention de vivre ensemble dès que possible.

[22]  La demande de contrôle judiciaire est par conséquent accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration afin d’être réexaminée conformément aux présents motifs.

[23]  Le défendeur a demandé d’être identifié dans la présente instance comme étant le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration plutôt que le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté. M. Chantladze ne s’oppose pas à cette demande. L’intitulé de la cause est modifié en conséquence.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration afin d’être réexaminée conformément aux présents motifs.

  2. L’intitulé de la cause est modifié en substituant le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté Canada par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.

« Simon Fothergill »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5208-17

 

INTITULÉ :

KAHKA CHANTLADZE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Calgary (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 17 juillet 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 23 juillet 2018

 

COMPARUTIONS :

Ram Sankaran

 

Pour le demandeur

 

Maria Green

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stewart Sharma Harsanyi

Avocats

Calgary (Alberta)

 

Pour le demandeur

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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