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Date : 20180731


Dossier : IMM-2261-17

Référence : 2018 CF 804

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 31 juillet 2018

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

BHARTIBEN GANDABHAI PATEL

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  APERÇU

[1]  La demanderesse, Bhartiben Gandabhai Patel, est une citoyenne de l’Inde. Elle est devenue une résidente permanente du Canada en juillet 2004 après avoir été parrainée par son époux à l’époque, Kuntal Pathak. En juin 2013, l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) a produit un rapport indiquant que la demanderesse était interdite de territoire pour fausses représentations. Plus précisément, l’ASFC a allégué que le mariage de la demanderesse avec M. Pathak était un mariage de convenance contracté uniquement dans le but d’obtenir la résidence permanente au Canada, un fait important que la demanderesse n’a pas divulgué dans sa demande de résidence permanente.

[2]  L’ASFC a recommandé de déférer l’affaire pour enquête. Cette enquête s’est déroulée sur plusieurs jours en 2015. Pour des motifs rendus oralement le 8 juillet 2015, la Section de l’immigration (SI) a conclu que l’allégation avait été prouvée, et que la demanderesse était interdite de territoire au Canada pour fausses représentations. Une ordonnance de renvoi a été signée le même jour.

[3]  La demanderesse a interjeté appel de la décision auprès de la Section d’appel de l’immigration (SAI). L’appel a été entendu le 27 mars 2017. La SAI a rejeté l’appel pour des motifs écrits datés du 26 avril 2017.

[4]  La demanderesse demande maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAI, en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR). Elle affirme que l’audience de la SAI était inéquitable en raison de lacunes dans l’interprétation de son témoignage. Elle affirme également qu’il y a eu manquement aux principes de justice naturelle parce que des irrégularités dans l’enregistrement de l’audience de la SAI l’ont empêchée de contester en contrôle judiciaire les conclusions défavorables de la SAI sur la crédibilité.

[5]  La demande de contrôle judiciaire doit être accueillie pour les motifs qui suivent. La SAI a tiré des conclusions défavorables sans équivoque concernant la crédibilité de la demanderesse et ces conclusions ont nécessairement compté dans le rejet de son appel. La majeure partie de l’audience de la SAI n’a pas été enregistrée, dont une portion importante du témoignage de la demanderesse. Cela m’empêche de décider si les conclusions de la SAI sur la crédibilité sont raisonnables ou non. L’enregistrement incomplet prive ainsi la demanderesse d’un moyen de révision essentiel à sa cause et cela, en retour, signifie que les règles de justice naturelle ont été enfreintes. Puisque cela suffit pour demander une nouvelle audience, il n’est pas nécessaire que je me penche sur la question de l’exactitude des services d’interprétation durant l’audience de la SAI.

II.  RÉSUMÉ DES FAITS

[6]  La demanderesse est née en Inde en 1975. Elle a épousé son premier mari, Kanaiyalal Patel, en juin 1995. Ils ont eu deux enfants. Le premier mari de la demanderesse est décédé en novembre 2002.

[7]  La demanderesse et Kuntal Pathak se sont mariés à Gandhinagar, en Inde, le 4 janvier 2004, alors que ce dernier, qui habitait le Canada, était en visite. M. Pathak, un résident permanent du Canada, est retourné au Canada peu de temps après et a entrepris les démarches de parrainage pour la demanderesse et ses enfants. La demanderesse et ses enfants sont arrivés au Canada le 15 juillet 2004. Ils n’ont pas quitté le pays depuis.

[8]  Au début de 2013 environ, l’ASFC a commencé une enquête sur l’authenticité du mariage de la demanderesse avec M. Pathak. Cette enquête a permis de découvrir que M. Pathak avait été marié à une autre femme, Venus Pathak, avant qu’il n’épouse la demanderesse. Kuntal et Venus Pathak s’étaient apparemment séparés en juillet 2002. Ils ont divorcé en octobre 2003. Au moment de divorcer, ils avaient un enfant âgé de six mois.

[9]  À la fin de décembre 2003, Kuntal et Venus Pathak et leur enfant se sont rendus en Inde ensemble. Peu de temps après son arrivée, M. Pathak a épousé la demanderesse. Apparemment, ils se connaissaient tout deux depuis l’enfance, même s’ils s’étaient vus pour la dernière fois en 1992 ou en 1993. Pendant ce temps, Mme Pathak a épousé Bhavik Patel le 19 janvier 2004. (L’ASFC soupçonnait mais ne pouvait prouver que la demanderesse et Bhavik Patel sont parents.) D’après certaines informations, les mariages ont eu lieu dans la même ville, et les deux couples ont passé leur lune de miel au même endroit et ont échangé des cadeaux de mariage identiques. Peu de temps après, Kuntal et Venus Pathak et leur enfant sont revenus au Canada ensemble.

[10]  M. Pathak a présenté une demande de parrainage afin que la demanderesse obtienne la résidence permanente, tandis que Mme Pathak, également une résidente permanente du Canada, a parrainé M. Patel. Toutefois, les dossiers du gouvernement laissent croire que M. et Mme Pathak ont continué d’habiter ensemble au Canada durant la période de parrainage, et ont même acheté une maison ensemble.

[11]  La demande de parrainage pour la demanderesse et ses enfants a été accueillie et ils sont arrivés au Canada en juillet 2004. Toutefois, les dossiers du gouvernement laissent croire que la demanderesse et M. Pathak n’ont jamais habité ensemble ici.

[12]  Le 18 octobre 2004, la demanderesse a déposé une demande de divorce de M. Pathak pour des motifs d’adultère. Le divorce a été prononcé le 5 juillet 2005.

[13]  Pendant ce temps, Bhavik Patel est devenu résident permanent du Canada en septembre 2004. Lui et Mme Pathak affirment s’être séparés en janvier 2005. Ils ont divorcé en août 2005.

[14]  Après avoir divorcé de leur second conjoint respectif, Kuntal et Venus Pathak se sont réconciliés et ont eu un deuxième enfant ensemble.

[15]  Plusieurs personnes ont témoigné à l’enquête au nom de la demanderesse, y compris la demanderesse elle-même et M. Pathak. La SI a conclu que la demanderesse était interdite de territoire au Canada pour fausses représentations, en raison de trois facteurs qui laissent croire que son mariage avec M. Pathak n’était pas authentique :

  • a) les antécédents domiciliaires respectifs de la demanderesse et de M. Pathak, qui laissent croire que les deux n’ont jamais habité ensemble au Canada;

  • b) la hâte avec laquelle leur mariage a été contracté en Inde, et la courte durée de ce mariage une fois la demanderesse arrivée au Canada;

  • c) la relation continue entre Kuntal et Venus Pathak durant toute la période pendant laquelle M. Pathak a été marié à la demanderesse.

[16]  La SI a tiré des conclusions défavorables sur la crédibilité autant pour la demanderesse que pour M. Pathak concernant ces questions et d’autres questions clés. Tout en soulignant que des témoins avaient témoigné avoir vu la demanderesse et M. Pathak ensemble et que d’autres témoins ont raconté avoir été approchés par le couple, soi-disant dans un effort afin de résoudre des problèmes dans leur relation, la SI a conclu que ces éléments de preuve étaient insuffisants pour renverser l’inférence, appuyée par les trois facteurs énoncés ci-dessus, selon laquelle le mariage de la demanderesse et de M. Pathak n’était pas authentique. Par conséquent, la SI a jugé, selon la prépondérance des probabilités, que la demanderesse était interdite de territoire au Canada pour fausses représentations, en application de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR.

III.  DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[17]  La demanderesse a interjeté appel de la décision selon laquelle elle était interdite de territoire auprès de la SAI, aux termes du paragraphe 63(3) de la LIPR.

[18]  La commissaire de la SAI a déterminé que l’appel concernait « la validité juridique de la mesure de renvoi et la question de savoir s’il y a des motifs d’ordre humanitaire justifiant qu’il soit fait droit à l’appel au titre de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR ». La commissaire de la SAI a tranché les deux questions en défaveur de la demanderesse.

[19]  Dans la présente demande de contrôle judiciaire, la demanderesse n’a pas contesté la conclusion selon laquelle il n’y avait pas suffisamment de motifs d’ordre humanitaire pour faire droit à l’appel.

[20]  En ce qui concerne la validité de l’ordonnance de renvoi, la commissaire de la SAI affirme que la commissaire de la SI s’est appuyée sur trois facteurs pour rendre sa décision : « Premièrement, les adresses antérieures de l’appelante et de son répondant qui, selon ce qui a été conclu, montrent que le couple n’a jamais vécu ensemble. Deuxièmement, la hâte avec laquelle le mariage a eu lieu. Troisièmement, la brièveté du mariage. »

[21]  Même si la commissaire de la SI s’est bien appuyée sur ces facteurs pour rendre sa décision à l’encontre de la demanderesse, ils ne correspondent pas exactement aux trois circonstances clés auxquelles elle a fait référence, conformément à ce qui a été mentionné plus haut. Quoi qu’il en soit, les facteurs indiqués par la commissaire de la SAI sont pertinents et en lien avec la question fondamentale portant sur l’authenticité ou non du mariage entre la demanderesse et M. Pathak. En ce qui a trait à chacun de ces facteurs et aux autres facteurs, la commissaire de la SAI a tiré une conclusion contraire à la position de la demanderesse.

[22]  Concernant les antécédents domiciliaires laissant croire que la demanderesse et M. Pathak n’avaient jamais habité ensemble au Canada, la commissaire de la SAI a affirmé ce qui suit :

La preuve de l’appelante ne surmonte pas l’enquête approfondie de l’intimé et la preuve documentaire concernant les voyages et les lieux de résidence qui établissent, selon la prépondérance des probabilités, que l’appelante n’a pas habité avec son répondant comme allégué. Je suis d’accord avec la conclusion de la SI, soit que la preuve du ministre à cet égard est péremptoire et témoigne d’un mariage de convenance.

[23]  De plus, la commissaire de la SAI a conclu que « [u]n couple authentique habitant ensemble aurait généré des factures établissant leur résidence conjointe. Il n’est pas raisonnable que l’appelante, qui a eu l’occasion de se préparer pour l’appel de la SI (où le répondant a témoigné et aurait pu également fournir des éléments de preuve documentaire) et l’appel de la SAI, n’ait pas un seul document pour soutenir cette allégation. »

[24]  En ce qui concerne les circonstances entourant le mariage lui-même, la commissaire de la SAI a conclu que le mariage avait été « contracté à la hâte et sans trop y réfléchir ». Les actions de la demanderesse ont confirmé « qu’elle n’a pas épousé l’homme, mais qu’elle a plutôt épousé l’accès au Canada que cet homme pouvait lui fournir à elle et à ses enfants. »

[25]  La commissaire de la SAI a également conclu que même une fois la demanderesse arrivée au Canada, sa vie familiale n’a jamais été intégrée à celle de M. Pathak. Par exemple, la demanderesse n’a jamais rencontré la fille de M. Pathak issue de son premier mariage, et les enfants de la demanderesse n’ont jamais rencontré leur nouvelle demi-sœur. La vie de M. Pathak avec Venus Pathak s’est poursuivie comme si la demanderesse et ses enfants n’existaient pas.

[26]  Enfin, la commissaire de la SAI a souligné que le mariage de la demanderesse avec M. Pathak a été de courte durée, la demande de divorce ayant été enregistrée à la cour le 18 octobre 2004. Il ne s’était écoulé que quelques mois depuis l’arrivée de la demanderesse et de ses enfants au Canada.

[27]  La demanderesse a témoigné lors de l’audition de l’appel devant la SAI. En plus des conclusions appuyant la validité de l’ordonnance de renvoi énoncées ci-dessus, la commissaire de la SAI a tiré des conclusions très défavorables quant à la crédibilité de la demanderesse. La commissaire de la SAI a estimé que le témoignage de la demanderesse lors de l’audition de l’appel « était évasif, tortueux et manquait de crédibilité ». La demanderesse « a souvent omis de répondre aux questions en donnant des réponses digressives ». En fait, les problèmes avec son témoignage étaient tellement prononcés « qu’il a fallu confirmer que la qualité de l’interprétation et les capacités cognitives n’étaient pas en cause ». Pour la commissaire de la SAI, les incohérences dans le témoignage de la demanderesse concernant des points importants, doublées « des réponses constamment ambiguës ou carrément du défaut de répondre aux questions (qui lui ont été posées de façons différentes, à répétition, jusqu’à cinq ou six fois dans certains cas) établissent, selon la prépondérance des probabilités, que l’appelante a témoigné de cette façon nullement en raison d’un handicap particulier, mais plutôt dans le but de dissimuler et de confondre ». Sans surprise, la commissaire de la SAI a conclu que la demanderesse avait « échoué à s’acquitter de son fardeau de lever les inquiétudes soulignées par la SI et [...] à établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle a noué une relation authentique avec le répondant ».

IV.  QUESTION EN LITIGE

[28]  Comme je l’ai indiqué plus haut, la question de savoir si les règles de justice naturelle ont été enfreintes en raison du défaut d’enregistrer entièrement l’audience de la SAI est déterminante pour l’issue de la présente demande.

V.  ANALYSE

[29]  Afin d’expliquer pourquoi j’ai conclu qu’une nouvelle audience est nécessaire, j’aborderai trois questions :

  • a) Que doit prouver la demanderesse pour établir un manquement aux règles de justice naturelle?

  • b) Quels sont les éléments de preuve que la Cour peut examiner pour décider s’il y a eu manquement aux règles de justice naturelle?

  • c) Y a-t-il eu manquement aux règles de justice naturelle dans la présente affaire?

A.  Que doit prouver la demanderesse pour établir un manquement aux règles de justice naturelle?

[30]  Comme je l’ai mentionné en détail précédemment, seule une petite partie de l’audience de la SAI le 27 mars 2017 a été enregistrée. Par conséquent, le dossier dont dispose la Cour à propos de ce qui s’est dit durant cette audience est incomplet.

[31]  La SAI est une cour d’archives (LIPR, article 174), mais elle n’a pas l’obligation en vertu d’une loi d’enregistrer ses procédures (même s’il est pratique courante de le faire). Dans les cas où il n’y a pas de droit à un enregistrement expressément reconnu par la loi, « les cours de justice doivent déterminer si le dossier dont elles disposent leur permet de statuer convenablement sur la demande d’appel ou de révision. Si c’est le cas, l’absence d’une transcription ne violera pas les règles de justice naturelle » (Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 301 c Montréal (Ville), [1997] 1 RCS 793, au paragraphe 81). D’autre part, si la Cour ne peut statuer sur la demande dont elle est saisie en raison de l’absence d’une transcription, il y aura manquement aux règles de justice naturelle.

[32]  Le critère pour évaluer l’importance des lacunes dans l’enregistrement d’une procédure faisant l’objet d’un contrôle a été résumé brièvement par la juge Strickland dans la décision Nweke c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 242, au paragraphe 34 [Nweke] : « le demandeur doit soulever une question qui a une incidence sur l’issue de l’affaire et qui peut uniquement être tranchée sur la transcription de ce qui a été dit à l’audience pour que l’absence de transcription empêche la Cour d’examiner correctement la question » (citant Agbon c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 356, au paragraphe 3 [Agbon]; Huszar c Canada (Citoyenneté et Immigration, 2016 CF 284, au paragraphe 19 [Huszar]; et Vergunov c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACF no 584 (C.F. 1re inst.). Aucune question n’est soulevée concernant la norme de contrôle applicable puisqu’en raison de sa nature même, c’est la première fois que ce critère est appliqué devant notre Cour.

[33]  La jurisprudence montre que l’absence d’un compte rendu complet du témoignage d’un témoin dans une affaire où la crédibilité de ce témoin est importante inquiète particulièrement (voir, par exemple, Agbon, au paragraphe 4; Ortiz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CF 346, aux paragraphes 4 et 5; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Liang, 2009 CF 955, aux paragraphes 24 et 25; Bhuiyan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 144, aux paragraphes 7 à 14; Nweke, aux paragraphes 45 à 47). D’autre part, lorsque la décision faisant l’objet du contrôle concerne l’évaluation qu’a faite le décideur d’un facteur plus « objectif », il peut être possible de trancher la question comme il se doit en fonction du dossier disponible (voir, par exemple, Cletus c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1378, au paragraphe 25 et Huszar, au paragraphe 27) ou de rectifier une lacune dans le compte rendu par d’autres témoignages ou renseignements relatifs à ce facteur sans déformer la procédure de contrôle judiciaire ou être inéquitable envers l’une ou l’autre des parties (voir, par exemple, Huszar, aux paragraphes 29 à 40).

B.  Quels sont les éléments de preuve que la Cour peut examiner pour décider s’il y a eu manquement aux règles de justice naturelle?

[34]  Il est manifeste d’après le critère énoncé ci-dessus que le dossier dont dispose la Cour est d’une importance cruciale. Une allégation selon laquelle le caractère incomplet du compte rendu de la procédure faisant l’objet du contrôle enfreint les règles de justice naturelle ne sera accueillie que si le dossier dont dispose la cour de révision est insuffisant pour lui permettre de statuer correctement sur un éventuel motif de contrôle.

[35]  Selon la règle générale, le dossier de la preuve qui est soumis à notre Cour lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision administrative se limite au dossier de preuve dont disposait le décideur (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, au paragraphe 19 [Access Copyright]; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Sohail, 2017 CF 995, au paragraphe 17 [Sohail]). La raison d’être de cette règle tient aux rôles respectifs du décideur administratif et de la cour de révision (Access Copyright, aux paragraphes 17 et 18; Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263, aux paragraphes 17 et 18). Le décideur tranche la question sur le fond. La cour de révision peut uniquement examiner la légalité globale de la décision du décideur. Cette raison d’être justifie également les préoccupations qui peuvent être soulevées lorsque le dossier dont dispose la cour de révision ne contient pas toute la preuve dont disposait le décideur.

[36]  La règle générale reconnaît certaines exceptions. L’une de ces exceptions est que de nouveaux éléments de preuve seront recevables en contrôle judiciaire lorsqu’il est nécessaire de prouver des vices de procédure qui ne peuvent être décelés dans le dossier de preuve dont disposait le décideur administratif (Access Copyright, au paragraphe 20).

[37]  Une autre exception à la règle générale veut qu’il soit possible de déposer de nouveaux éléments de preuve pour corriger des lacunes dans le compte rendu de la procédure d’origine (voir, par exemple, Huszar, aux paragraphes 22 à 28). Toutefois, j’ajouterais que cette exception ne devrait être appliquée qu’en de très rares occasions, si ce n’est que lorsque l’issue de la procédure faisant l’objet du contrôle dépend d’évaluations générales de la crédibilité. En règle générale, dans de telles circonstances, il n’est pas réaliste ou équitable de s’attendre à ce qu’une partie soit en mesure de reproduire exactement ce qu’un témoin a dit en l’absence d’une transcription textuelle. Même en ce qui concerne des conclusions distinctes en matière de crédibilité sur des questions précises, un dossier reconstruit après le fait dans le but de présenter une demande de contrôle judiciaire, ou d’y répondre, sera presque inévitablement intéressé dans une certaine mesure, et la cour de révision ne sera généralement pas en mesure de résoudre les différends au sujet du dossier. De plus, les notes prises par l’avocat durant l’audience faisant l’objet du contrôle ne seront en général pas utiles sur des questions de fond non plus (voir Sohail, aux paragraphes 15 à 23).

[38]  Les parties ont déposé les affidavits suivants concernant la présente demande de contrôle judiciaire :

  • a) l’affidavit de la demanderesse souscrit le 11 décembre 2017, expliquant les problèmes que la demanderesse affirme avoir eus avec l’interprétation de son témoignage durant l’audience de la SAI;

  • b) l’affidavit supplémentaire de la demanderesse souscrit le 25 avril 2018, traitant des incohérences dans son témoignage auxquelles a fait référence la commissaire de la SAI dans ses motifs;

  • c) l’affidavit de Gabriella Utreras Sandoval, étudiante en droit, souscrit le 11 décembre 2017, décrivant les efforts faits par la demanderesse pour obtenir l’enregistrement de l’audience de la SAI et expliquant ce qu’a entendu Mme Utreras Sandoval lorsqu’elle a pu écouter l’enregistrement une fois ce dernier disponible. Cet affidavit inclut à titre de pièce les annotations produites par le lecteur VIQ, le programme fourni avec les CD de l’audience. Ces annotations indiquent à quel moment l’enregistrement a débuté puis s’est arrêté;

  • d) l’affidavit supplémentaire de Gabriella Utreras Sandoval souscrit le 25 avril 2018, expliquant les comparaisons qu’elle a faites entre l’enregistrement de l’audience de la SAI et la transcription de cette audience produite dans le dossier certifié du tribunal;

  • e) l’affidavit de Pat Bono souscrit le 2 mai 2018. M. Bono était l’agent d’audience de l’ASFC qui a comparu au nom du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile lors de l’audience de la SAI. Jointes à titre de pièces à cet affidavit se trouvent une copie des notes manuscrites de M. Bono prises durant le témoignage de la demanderesse et celui d’autres témoins, de même que la version dactylographiée de ces notes.

[39]  Les parties s’entendent en général sur l’admissibilité de ces affidavits; mes conclusions sur ce point seront donc brèves. Les deux affidavits de Mme Utreras Sandoval sont admissibles comme éléments de preuve capables de prouver les vices dans l’enregistrement de l’audience de la SAI. L’affidavit de M. Bono est également admissible pour cette fin limitée, puisqu’il pourrait aider à démontrer la portée de ce qui a été omis dans l’enregistrement de l’audience de la SAI. Toutefois, il n’est pas admissible en remplacement du témoignage non enregistré durant l’audience. L’affidavit supplémentaire de la demanderesse souscrit le 25 avril 2018 est admissible pour la fin limitée de démontrer la portée de ce qui a été omis dans l’enregistrement de l’audience de la SAI, mais n’est pas admissible en remplacement du témoignage de la demanderesse non enregistré durant l’audience. Enfin, puisque je n’aborderai pas la question des incohérences alléguées dans l’interprétation de l’audience de la SAI, il n’est pas nécessaire de décider de l’admissibilité de l’affidavit de la demanderesse souscrit le 11 décembre 2017.

C.  Y a-t-il eu manquement aux règles de justice naturelle dans la présente affaire?

[40]  Cette dernière question représente le nœud de la présente demande de contrôle judiciaire. Pour y répondre, j’expliquerai d’abord ce qui selon moi manque dans le compte rendu de la procédure devant la SAI. J’expliquerai ensuite pourquoi j’estime que les lacunes dans le compte rendu m’empêchent de trancher adéquatement une importante question potentielle en contrôle judiciaire.

1)  Que manque-t-il dans le compte rendu?

[41]  Mme Utreras Sandoval affirme dans son affidavit souscrit le 11 décembre 2017 que l’enregistrement de l’audience de la SAI du 27 mars 2017 qui a été remis à l’avocat dure environ 18 heures. Elle avait la tâche non enviable d’écouter l’ensemble de l’enregistrement. Mme Utreras Sandoval a déterminé que la majeure partie de l’enregistrement semble être un enregistrement audio d’une salle vide avec quelques bruits de fond occasionnels. Seules les trois premières heures de l’enregistrement contiennent l’audience de la demanderesse et, même là, seules quelques parties de l’audience ont été enregistrées.

[42]  Après avoir lu la transcription des parties de l’audience qui ont été enregistrées et les affidavits de Mme Utreras Sandoval et de M. Bono, j’estime que les choses se sont déroulées de la manière suivante.

[43]  L’audience a débuté un peu avant 9 h. Après certains échanges préliminaires, l’interrogatoire principal de la demanderesse a débuté. Il s’est poursuivi jusqu’à 10 h 15 environ, au moment où la commissaire a indiqué qu’il y aurait une pause de 15 minutes. La procédure a été enregistrée jusqu’à ce moment. L’appareil d’enregistrement a été éteint à 10 h, 15 min, 50 s, probablement au début de la pause.

[44]  L’audience a repris à 10 h30 environ. L’interrogatoire de la demanderesse s’est poursuivi durant un certain temps, puis M. Bono a commencé son contre-interrogatoire. Rien de cela n’a été enregistré.

[45]  L’appareil d’enregistrement a été remis en marche entre 11 h 33 min 32 s et 11 h 36 min 56 s. C’est difficile à dire, mais il semble que ce soit à ce moment qu’ait eu lieu un échange « non officiel » avec le fils de la demanderesse, qui assistait à l’audience. La procédure a été interrompue pour l’interroger sur les problèmes que semblait avoir la demanderesse à comprendre les questions qu’on lui posait. Cet échange a été enregistré et transcrit. Il semble se terminer lorsque la commissaire affirme [traduction] « laissez-moi enregistrer le tout ». Ce doit être à ce moment que la commissaire a éteint l’appareil d’enregistrement au lieu de le mettre en marche, à 11 h 36 min 56 s.

[46]  M. Bono a poursuivi son contre-interrogatoire. Il n’a pas été enregistré. L’audience a été levée pour le dîner à environ 12 h 11. L’appareil d’enregistrement a été mis en marche à 12 h 11 min 54 s. La transcription reflète ce que dit la commissaire de la SAI : [traduction] « et nous reprendrons à 13 h 11 ». L’avocat du ministre répond : [traduction] « 13 h 11, d’accord. Merci ». Il semble que la commissaire ait en fait mis l’appareil d’enregistrement en marche à ce moment alors qu’elle voulait l’éteindre.

[47]  L’appareil d’enregistrement a continué à fonctionner durant toute l’heure du déjeuner. Il a été éteint à 13 h 16 min 49 s, au moment où l’audience a dû reprendre. M. Bono a terminé son contre-interrogatoire de la demanderesse. Il n’a pas été enregistré. Il n’est pas possible de dire si la commissaire de la SAI a posé ou non des questions à la demanderesse. Les notes de M. Bono indiquent que l’avocat de la demanderesse a posé quelques questions en réinterrogatoire. Rien de ce témoignage n’a été enregistré. Deux témoins additionnels, la fille de la demanderesse et un ami de la demanderesse, ont également témoigné. Rien de leur témoignage n’a été enregistré.

[48]  L’appareil d’enregistrement a été remis en marche entre 14 h 59 min 12 s et 15 h 12 min, probablement durant une courte pause. L’appareil d’enregistrement a été remis en marche de nouveau à 16 h 19 min 36 s, probablement au moment où la procédure a pris fin. Il est resté en marche toute la nuit. L’appareil a finalement cessé d’enregistrer à 8 h 08 min 01 s le lendemain matin. Les observations des parties présentées de vive voix, le cas échéant, n’ont pas été enregistrées. Rien, dans le dossier qui m’a été présenté, n’indique que les parties ont présenté des observations écrites après l’audience.

[49]  En résumé, rien d’important n’a été enregistré après la pause de 10 h 15. Le seul témoignage qui a été enregistré est la première partie de l’interrogatoire principal de la demanderesse. Nous savons d’après les notes de M. Bono que l’interrogatoire principal de la demanderesse était plus long que ce qui a été enregistré. Nous savons également d’après les notes de M. Bono que la demanderesse a été contre-interrogée durant un certain temps, puis a été brièvement réinterrogée. Rien de cela n’a été enregistré non plus.

[50]  Mme Utreras Sandoval a estimé que seulement le huitième environ de l’audience d’une journée du 27 mars 2017 a été enregistré. Si je tiens compte du fait que l’audience a commencé un peu avant 9 h et s’est terminé un peu après 16 h 30, et si je tiens également compte des pauses, j’estime qu’un peu moins du quart de l’audience a été enregistré.

2)  Conséquences sur la capacité de la demanderesse de demander un contrôle judiciaire

[51]  Le ministre a présenté une preuve circonstancielle convaincante montrant que le mariage de la demanderesse avec Kuntal Pathak n’était pas authentique et que la demanderesse avait contracté ce mariage dans le seul but d’obtenir un statut au Canada. Sans autre réponse, la preuve du ministre pourrait très bien soutenir une conclusion, selon la prépondérance des probabilités, portant que la demanderesse est interdite de territoire pour fausses représentations. La preuve n’a toutefois pas été laissée sans réponse. La demanderesse a tenté d’y répondre à deux reprises : lors de l’enquête de la SI et lors de l’appel devant la SAI. Elle a échoué les deux fois, en grande partie à cause des conclusions défavorables sur la crédibilité. Même si la preuve documentaire amassée par le ministre laisse fortement croire que le mariage de la demanderesse avec Kuntal Pathak n’était pas authentique, l’authenticité d’un mariage est une question hautement personnelle. Comme le démontre la présente affaire, les conclusions sur la crédibilité peuvent être déterminantes sur cette question.

[52]  En rejetant l’appel, la commissaire de la SAI a tiré des conclusions particulièrement défavorables au sujet de la crédibilité de la demanderesse. Le paragraphe 72(1) de la LIPR accorde à la demanderesse le droit de demander le contrôle judiciaire de la décision de la SAI. L’autorisation ayant été accordée, la demanderesse est autorisée à me demander de décider si les conclusions de la commissaire de la SAI sur la crédibilité sont raisonnables. Même si cette décision serait rendue en fonction de la norme de la décision raisonnable, qui commande la retenue, les conclusions sur la crédibilité n’ont pas pour but d’être immunisées contre un contrôle judiciaire. Toutefois, je ne peux dire, en fonction du dossier dont je suis saisi, si les conclusions de la SAI sur la crédibilité sont raisonnables ou non. La partie de l’interrogatoire principale de la demanderesse qui est disponible n’est pas exempt de problèmes, mais ces problèmes ne sont pas suffisamment importants pour justifier à eux seuls la sévère évaluation que fait la commissaire de la SAI du témoignage de la demanderesse. Quoi qu’il en soit, même si c’était le cas, le caractère raisonnable des conclusions de la commissaire de la SAI doit être évalué par rapport à l’ensemble du témoignage de la demanderesse. Je ne sais pas quelle est la preuve parce que l’enregistrement est largement incomplet.

[53]  Le défendeur me demande de présumer que le témoignage de la demanderesse devant la SAI n’était pas très différent de son témoignage devant la SI, témoignage dont nous avons une transcription complète. S’il n’y avait aucune différence substantielle entre les deux, le témoignage devant la SI appuierait les conclusions défavorables de la SAI sur la crédibilité. S’il y avait des différences substantielles entre les deux, elles ne feraient que fournir un appui additionnel aux conclusions de la SAI. D’une façon ou d’une autre, la transcription de l’audience précédente me fournit un fondement suffisant pour examiner les conclusions de la commissaire de la SAI (lesquelles, il va sans dire, sont entièrement raisonnables selon le défendeur).

[54]  Je ne peux être d’accord avec une telle approche. La demanderesse a témoigné en appui à son appel devant la SAI. C’était le témoignage que la commissaire de la SAI devait évaluer. Utiliser un autre témoignage pour conclure que les conclusions de la commissaire de la SAI sont raisonnables irait à l’encontre d’une des principales raisons d’être de la retenue dont doit faire preuve la Cour à l’égard des conclusions de la SAI sur la crédibilité : le décideur d’origine a un avantage particulier, celui de pouvoir entendre directement le témoignage du témoin et évaluer le comportement du témoin et les autres facteurs du témoignage (Imran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 916, au paragraphe 21).

[55]  La crédibilité représentait une question cruciale dans la présente affaire. Le dossier dont je suis saisi ne me permet pas de décider si les conclusions de la commissaire de la SAI sont raisonnables ou non en fonction du dossier dont elle disposait. Le résultat est que cela m’empêche de traiter d’une question importante soulevée dans la demande de contrôle judiciaire. Il s’agit d’un manquement aux règles de justice naturelle.

VI.  CONCLUSION

[56]  Pour ces motifs, une nouvelle audience à la SAI est nécessaire.

[57]  Les parties sont d’accord pour que je limite cette audience uniquement à la question de l’interdiction de territoire pour fausses représentations, aux termes de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR. À mon avis, compte tenu que la demanderesse n’a pas contesté le rejet de l’appel par la SAI en ce qui a trait à l’alinéa 67(1)c) de la LIPR (motifs d’ordre humanitaires), il ne serait pas approprié qu’elle puisse profiter d’une autre occasion de défendre ce moyen d’appel, à moins qu’elle puisse faire la preuve d’un changement important des circonstances. Autrement, la nouvelle audience devant la SAI se limitera à la question de l’interdiction de territoire pour fausses représentations.

[58]  Il est regrettable, pour plusieurs raisons, qu’il soit nécessaire de tenir une nouvelle audience. Le temps, les efforts et les ressources consacrés au premier appel à la SAI ont été gaspillés. Un autre délai prolongera l’incertitude concernant le statut de la demanderesse au Canada. L’issue de la nouvelle audience pourrait très bien être la même que précédemment. Toutefois, les règles de justice naturelle exigent rien de moins.

[59]  Les parties n’ont pas proposé de question aux fins de certification. Je conviens que cette affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-2261-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de la Section d’appel de l’immigration, datée du 26 avril 2017, est annulée et l’affaire est renvoyée afin d’être réexaminée par un tribunal différemment constitué.

  3. À moins que la demanderesse puisse prouver un changement important des circonstances relatives à l’alinéa 67(1)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, la nouvelle audience se limitera uniquement à la question de l’interdiction de territoire pour fausses représentations, en application de l’alinéa 40(1)a) de cette Loi.

  4. Aucune question de portée générale n’est mentionnée.

« John Norris »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2261-17

 

INTITULÉ :

BHARTIBEN GANDABHAI PATEL c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 12 juin 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

Le 31 juillet 2018

 

COMPARUTIONS :

Aris Daghighian

 

Pour la demanderesse

 

Judy Michaely

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Green and Spiegel LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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