Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20180720


Dossier : T-949-17

Référence : 2018 CF 766

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 juillet 2018

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

VINCENT DAOUST

demandeur

et

LE CONSEIL MOHAWK DE KANESATAKE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La présente affaire, qui est présentée en application de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, oppose un membre de la collectivité autochtone connue sous le nom des Mohawks de Kanesatake et l’organe directeur de la collectivité, soit le Conseil Mohawk de Kanesatake (le Conseil). La question en litige concerne la validité de la décision du Conseil de suspendre les prestations d’aide au revenu payables dans le cadre du Programme d’aide au revenu (le PAR ou le Programme), créé et financé par le ministère des Affaires autochtones et du Nord Canada (AANC). L’occupation illicite présumée, par le demandeur, du Centre des Aînés de la collectivité en raison de l’état très dégradée de la maison qu’il utilise comme résidence depuis le début des années 1990, est au cœur du litige entre les parties. Cette maison est l’une des maisons achetées par le gouvernement fédéral à la suite de la crise d’Oka. Ces propriétés sont situées sur le territoire provisoire de la collectivité, tel qu’il est défini dans la Loi sur le gouvernement du territoire provisoire de Kanesatake, LC 2001, c 8 (la Loi).

[2]  Le demandeur — un « Indien » au sens de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I-5 — soutient que le Conseil n’avait pas le pouvoir de suspendre ses prestations d’aide au revenu, car il satisfait clairement aux critères d’admissibilité du PAR et que rien dans les modalités et conditions du Programme ne permet la suspension de telles prestations sur le fondement de considérations étrangères à l’affaire comme celle invoquée par le Conseil en l’espèce. Il fait valoir qu’AANC a critiqué la décision du Conseil parce que la question de l’occupation illicite ne constitue pas une considération pour les fins du Programme et a exhorté le Conseil à prendre les mesures appropriées pour veiller à ce que le Programme soit géré conformément aux lignes directrices.

[3]  Le Conseil allègue que sa décision de suspendre les prestations d’aide au revenu du demandeur jusqu’à ce qu’il quitte le Centre des Aînés était justifiée, transparente et intelligible et qu’il s’agit de la seule décision raisonnable qu’il aurait pu prendre eu égard aux faits et au droit en l’espèce. Plus particulièrement, le Conseil prétend que les lignes directrices d’AANC concernant le PAR ne sont pas contraignantes et que la décision contestée était, dans tous les cas, autorisée par le Moratoire sur la mise en valeur du territoire provisoire de Kanesatake (le Moratoire) adopté en 2011 afin de contrer l’appropriation personnelle, par les membres de la collectivité de Kanesatake, de terres réservées à l’usage de la collectivité.

[4]  Le Conseil prétend également que la décision contestée était le seul moyen dont il disposait pour faire appliquer la loi et l’ordre dans la collectivité de Kanesatake qui, pour ainsi dire, ne fait l’objet d’aucun contrôle policier depuis 2005. Il déclare à cet égard que conformément à son obligation fiduciaire envers les membres de la collectivité de Kanesatake, il est tenu de protéger les propriétés publiques de la collectivité contre l’appropriation et la détérioration.

[5]  Subsidiairement, le Conseil exhorte la Cour, si elle conclut que le demandeur a démontré qu’il avait droit au recours qu’il demande, à exercer son pouvoir discrétionnaire et de refuser d’accorder les réparations demandées. Il soutient qu’une telle ligne de conduire est justifiée dans les circonstances de cette affaire parce que : i) il a rétabli les prestations d’aide au revenu du demandeur dès que ce dernier a quitté le Centre des Aînés; ii) l’octroi de ces réparations entraînerait une incidence disproportionnée sur le Conseil et sur les autres membres de la collectivité; et iii) le comportement du demandeur devant la Cour n’est pas [traduction] « irréprochable ».

II.  Énoncé des faits

A.  Le Programme d’aide au revenu

[6]  Le PAR fait partie des programmes sociaux offerts par le Conseil et financés par AANC grâce à des ententes de contribution entre Sa Majesté du chef du Canada et les Mohawks de Kanesatake, représentés par le Conseil. Parmi les autres programmes financés par ces ententes, on compte des programmes d’éducation, de santé, d’infrastructure communautaire, de mise en valeur des terres et économique et de financement en soutien à la bande.

[7]  L’entente de financement applicable au PAR durant les événements qui ont mené à cette demande de contrôle judiciaire est l’Entente de financement simplifié (l’Entente), qui est entrée en vigueur le 1er avril 2016 et qui est valide pour une durée de trois ans. Aux termes de l’Annexe 1B de l’Entente (« Financement par contribution et par subvention »), le Conseil s’est engagé à « administrer le Programme d’aide au revenu selon le Manuel national des programmes sociaux et toute autre documentation du programme approuvée par le MAINC, et leurs modifications subséquentes ».

[8]  La version du Manuel national des programmes sociaux qui est pertinente en l’espèce est la version de 2017-2018 (le Manuel), qui a remplacé la version de 2012. Aux termes de l’article 2.0 du Manuel, son objectif est de « fourni[r] des directives pour la prestation des programmes sociaux financés par AANC ». Ces programmes, en plus du PAR, comprennent le Programme d’aide à la vie autonome, le Programme pour la prévention de la violence familiale et les Services à l’enfance et à la famille des Premières Nations. L’article 3.0 prévoit que le Manuel s’applique à « tous les bénéficiaires de financement qui ont conclu des ententes de financement avec AANC pour la prestation de programmes sociaux ». Il n’est pas contesté dans la présente affaire que les Mohawks de Kanesatake, représentés par le Conseil, sont des « bénéficiaires de financement » au sens du Manuel.

[9]  Le Manuel contient une description de chaque programme social financé et établit des exigences d’admissibilité pour les « clients » de chacun. Un « client » est une personne qui « est l’ultime prestataire des programmes ou des services financés par AANC ». Là encore, il n’est pas contesté que le demandeur était, pendant toute la période pertinente, un « client » au sens de du Manuel en ce qui concerne le PAR.

[10]  Les dispositions du Manuel portant sur le PAR se trouvent au chapitre 2. Selon ces dispositions, le PAR est conçu pour fournir un financement aux particuliers et aux familles « vivant ordinairement dans une réserve, lorsque tous les autres moyens de générer des revenus pour couvrir leurs besoins de base ont été épuisés ». Il comporte quatre volets : i) des fonds pour répondre aux besoins de base en nourriture, vêtements et logement (services publics et loyer); ii) des allocations pour besoins spéciaux, tels que des biens et des services essentiels au mieux-être physique ou social d’un client; iii) une aide à l’emploi et un soutien préalable à l’emploi; iv) des fonds pour la prestation de services, afin de permettre au Conseil d’administrer le Programme.

[11]  Les exigences d’admissibilité sont énoncées à l’article 3.0 du chapitre 2. Elles prévoient que pour confirmer son admissibilité aux prestations d’aide au revenu, le client doit démontrer qu’il ou elle : i) vit ordinairement dans une réserve; ii) est admissible à une aide financière de base ou particulière (telle que définie par la province ou le territoire de résidence de référence et confirmée par une évaluation couvrant l’employabilité, la composition et l’âge de la famille et les ressources financières à la disposition du ménage); et iii) ne dispose d’aucune autre source de financement pour satisfaire ses besoins de base. Conformément à l’article 3.2 du chapitre 2, pour être admissibles aux prestations d’aide au revenu, les clients doivent aussi « satisfaire aux exigences d’admissibilité de la province ou du territoire de résidence de référence, y compris une évaluation couvrant [leurs] besoins financiers (revenu et biens); l’employabilité; la composition et l’âge des membres de la famille; et les ressources financières à la disposition du ménage du client ».

[12]  Il n’est pas contesté que jusqu’à ce que ses prestations d’aide au revenu soient suspendues en septembre 2016, et sauf pour les quelques mois en 2009 et en 2010 où il a été emprisonné, le demandeur recevait — et était admissible à recevoir — de telles prestations dans le cadre du PAR depuis au moins 2008.

B.  La situation de logement demandeur

[13]  Avant de déménager au Centre des Aînés à l’été 2016, le demandeur vivait dans une maison située au 51, 1re Avenue, Terrasse Raymond (la propriété de la Terrasse Raymond) [traduction] « depuis plus de 20 ans » (affidavit du demandeur, au paragraphe 6). Comme je l’ai indiqué dans le début des présents motifs, il s’agit de l’une des propriétés situées sur les terres qui ont été acquises par le gouvernement fédéral dans les années 1990 à la suite de la crise d’Oka. Selon le grand chef Serge Simon, ces propriétés nouvellement acquises, anciennement administrées par le gouvernement fédéral, mais relevant maintenant de la responsabilité du Conseil, ont rapidement été occupées par des membres de la collectivité Kanesatake, dans certains cas sans aucune autorisation du gouvernement (affidavit du grand chef Serge Simon, aux paragraphes 8 et 9).

[14]  Le 28 avril 1995, l’occupation par le demandeur de la propriété de la Terrasse Raymond a été régularisée lorsqu’il a signé une convention de bail avec Sa Majesté du chef du Canada, pour un loyer mensuel de 161 $. D’après cette convention, le demandeur était, à compter de cette date, [traduction] « autorisé à prendre possession » de cette propriété [traduction] « à des fins de logement ou d’habitation » (affidavit du demandeur, pièce P-3). Selon le grand chef Serge Simon, la propriété de la Terrasse Raymond était un chalet d’été à claire-voie qui, à ce moment-là, devait être démoli et pour lequel il ne valait pas la peine [traduction] « d’investir de l’argent » (contre-interrogatoire du grand chef Serge Simon, à la page 51).

[15]  Le demandeur a présenté des éléments de preuve selon lesquels il a eu, au fil des ans, de nombreux problèmes avec la propriété de la Terrasse Raymond qui, après les contrôles sanitaires effectués par Santé Canada, a été jugée, à plusieurs reprises entre 2002 et 2013, constituer un risque pour la santé de ses occupants. Ces contrôles ont révélé la présence de moisissure et des problèmes liés aux taux d’humidité élevés causés, en grande partie, par une infiltration d’eau importante toute l’année dans le sous-sol et par une fuite dans le toit. Ils ont également révélé la présence de vermiculite dans le grenier de la propriété et, plus généralement, la nécessité de réaliser des réparations importantes (affidavit du demandeur, pièces P-4, P-5 et P-7).

[16]  Le demandeur soutient que malgré de nombreuses demandes au Conseil pour faire réparer la propriété de la Terrasse Raymond conformément à sa Politique en matière de logement, qui prévoit des programmes de rénovation et de décontamination, les seuls travaux effectués ont été le retrait de la vermiculite au grenier. Il affirme que lorsqu’il a fait le suivi auprès du Conseil concernant les autres travaux nécessaires sur la propriété, on lui a dit que son dossier avait été perdu et qu’on ne pouvait rien faire pour lui (affidavit du demandeur, aux paragraphes 12, 13 et 20, et pièce P-6).

[17]  Le grand chef Serge Simon reconnaît que la propriété de la Terrasse Raymond a besoin de réparations et que Santé Canada a noté des problèmes de moisissure, mais il prétend que c’est le cas de nombreuses maisons dans la collectivité. Il soutient également que le financement d’AANC [traduction] « est bien loin de couvrir le montant qui serait nécessaire pour effectuer toutes les réparations nécessaires au parc de logements » (affidavit du grand chef Serge Simon, au paragraphe 15). Malgré cela, il affirme que le Conseil a dépensé approximativement 18 000 $ en travaux de réparation sur la propriété de la Terrasse Raymond au cours des 10 dernières années. Cela comprend notamment la réparation du plafond et des murs en janvier et en février 2012 et la réparation du toit en octobre 2013, y compris la pose de nouveaux bardeaux, l’installation de nouvel isolant et la correction des problèmes de circulation d’air (affidavit du grand chef Serge Simon, au paragraphe 16).

[18]  Le demandeur prétend que seule une partie du toit a été remplacée et qu’aucun évent d’aération n’a été installé (contre-interrogatoire du demandeur, à la page 36). Dans son témoignage, le grand chef Serge Simon a affirmé avoir été témoin [traduction] « vers 2012 », de certains des travaux effectués sur la propriété, ajoutant qu’il [traduction] « ne pouvait pas croire qu’ils avaient payé un entrepreneur pour réaliser un tel gâchis » (contre-interrogatoire du grand chef Serge-Simon, aux pages 52 et 53).

[19]  À l’été 2016, lorsque, selon le demandeur, la situation s’est empirée et quelque chose devait être fait pour s’assurer que lui et sa famille vivent dans une maison saine et sécuritaire, le demandeur prétend avoir remarqué que les dîners hebdomadaires tenus au Centre des Aînés situé au 420, rue de la Fauvette (la propriété du 420, rue de la Fauvette) avaient cessé et que certains des meubles de la propriété avaient été retirés. Il affirme avoir appris peu après que le Centre des Aînés avait été déplacé à un autre endroit, soit à la résidence pour aînés de Riverside. Par conséquent, à son avis, la propriété du 420, rue de la Fauvette n’était plus utilisée et il a décidé d’en faire sa nouvelle résidence (affidavit du demandeur, aux paragraphes 22 à 26).

[20]  Le demandeur allègue qu’à sa connaissance, lorsqu’une maison devient disponible sur le territoire de la collectivité, il n’y a aucun processus officiel à suivre pour l’attribuer à quelqu’un d’autre. Ainsi, selon lui, la [traduction] « personne qui en a besoin a juste à la prendre » (affidavit du demandeur, aux paragraphes 29 et 30).

C.  La décision de suspendre les prestations d’aide au revenu du demandeur

[21]  Le Conseil considère que l’occupation par le demandeur de la propriété du 420, rue de la Fauvette est illicite, car ces lieux sont loués aux Aînés de Kanesatake depuis 1996 pour un usage communautaire, c’est-à-dire pour offrir aux aînés de la collectivité un endroit où exercer leurs diverses fonctions. Il nie en outre que les maisons de la collectivité sont attribuées de la manière suggérée par le demandeur, affirmant que le moratoire a été adopté afin de prévenir une telle situation.

[22]  Lors de sa réunion régulière du 23 août 2016, le Conseil a discuté de l’occupation par le demandeur de la propriété du 420, rue de la Fauvette, des options possibles et des menaces que le demandeur avait proférées lorsqu’il a été invité à quitter les lieux. D’après le procès-verbal de cette réunion, le problème [traduction] « ne serait réglé que conformément à la volonté des Aînés ». Le 13 septembre 2016, le Conseil s’est réuni de nouveau et a déterminé que le demandeur cesserait de recevoir des prestations d’aide au revenu [traduction] « parce qu’il n’avait pas de convention de bail ». Aux termes du nouveau libellé proposé de la lettre de décision, le demandeur serait informé qu’il n’était plus admissible à recevoir ces prestations [traduction] « tant qu’il occuperait illégalement cette propriété, pour laquelle les Aînés de Kanesatake avaient déjà signé une convention de bail ».

[23]  Par une note de service interbureau datée du 29 septembre 2016, le commis à l’assistance sociale de la collectivité a reçu l’ordre de cesser immédiatement les prestations d’aide au revenu du demandeur en raison de son occupation illicite de la propriété du 420, rue de la Fauvette. Cette note de service fait mention des tentatives passées infructueuses pour faire quitter les lieux au demandeur. Elle mentionne également l’obligation du Conseil [traduction] « d’agir dans le cadre de ses pouvoirs pour s’assurer que la conduite irrespectueuse et la violation morale envers nos aînés et nos processus et politiques cessent immédiatement ». Enfin, cette note révèle que le Conseil était divisé en ce qui concerne cette mesure, [traduction] « trois membres du Conseil s’étant prononcés contre et quatre membres s’étant prononcés en faveur de l’arrêt des prestations d’aide au revenu de M. Daoust père ».

[24]  Le 30 septembre 2016, le demandeur a été informé par lettre qu’en raison de son occupation illicite de la propriété du 420, rue de la Fauvette, ses prestations d’aide au revenu étaient suspendues jusqu’à ce qu’il quitte les lieux. Cette lettre mentionne le fait que le demandeur [traduction] « avait son rendez-vous annuel de réévaluation d’assistance sociale en octobre 2016, conformément aux lignes directrices nationales ». Le formulaire « Avis de décision » (affidavit du demandeur, pièce P-1) mentionne le fait que la [traduction] « demande d’assistance sociale » du demandeur a été [traduction] « suspendue ». Une note écrite à la main dans la section « Raisons – Reasons » du formulaire est rédigée ainsi : [traduction] « en attente d’une directive politique du chef MCK – [...] – Conseil ». Le demandeur a reçu ce formulaire le 23 septembre 2016.

[25]  Au moment de l’audition de la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur vivait toujours dans cette propriété, même si ses prestations d’aide au revenu avaient été suspendues. La propriété du 420, rue de la Fauvette a elle aussi des problèmes de moisissure (affidavit du grand chef Serge Simon, aux paragraphes 21 et 22).

[26]  Je remarque qu’un certain nombre d’aînés ont réagi au déménagement du Centre du 420, rue de la Fauvette à la résidence pour aînés de Riverside en envoyant une lettre au Conseil le 1er février 2017. Dans cette lettre, ils ont d’abord indiqué leur appréciation des mesures d’adaptation prises par le Centre de soins de santé de Kanesatake et la résidence pour aînés de Riverside. Ils ont ensuite informé le Conseil que leur groupe grandissait rapidement et qu’ils aimaient leurs rassemblements sociaux du mercredi, mais que l’installation était trop petite pour des groupes de plus de 20 personnes (affidavit du grand chef Serge Simon, pièce R-7). Par contre, dans un article de journal déposé par le demandeur, le coordonnateur du programme de déjeuner-conférence pour les aînés aurait dit que le programme [traduction] « fonctionne très bien » puisqu’il a été déplacé à la résidence pour aînés de Riverside et que les aînés [traduction] « aiment vraiment l’endroit » (affidavit du demandeur, pièce P-9).

III.  Question en litige et norme de contrôle

[27]  La question à trancher en l’espèce est de savoir si le Conseil a commis une erreur susceptible de révision aux termes de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, en suspendant les prestations d’aide au revenu du demandeur dans les circonstances en cause. Si je conclus que le Conseil n’a pas commis d’erreur susceptible de révision, je devrai alors me pencher sur la question, comme me le demande avec insistance le Conseil, de savoir si je dois exercer mon pouvoir discrétionnaire et ne pas accorder la réparation demandée par le demandeur.

[28]  Le demandeur soutient que la déférence due à un conseil de bande dans l’administration des programmes d’assistance sociale d’AANC n’a pas été établie de manière satisfaisante et que par conséquent, la norme de contrôle devrait être déterminée en appliquant les principes élaborés dans Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 (Dunsmuir) (Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 48; McArthur c White Bear First Nation, 2015 CF 1357, au paragraphe 34). Il prétend que selon ces principes, la décision contestée doit être examinée au regard de la norme de la décision correcte puisque : i) il n’y a aucune clause privative en jeu; ii) le Conseil n’a aucune expertise particulière dans l’administration de ces programmes; et iii) la question en litige en l’espèce revêt une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble parce que le fait de confirmer la décision du Conseil établirait un précédent dangereux qui permettrait aux conseils de bande de tout le pays de sanctionner les membres de leur collectivité en leur empêchant d’avoir accès à l’assistance sociale. Par conséquent, aucune déférence ne devrait être accordée à la décision du Conseil de suspendre ses prestations d’aide au revenu.

[29]  Le Conseil prétend que dans les situations où la norme de contrôle applicable n’a pas déjà été établie de manière satisfaisante, elle est présumée être celle de la décision raisonnable (Edmonton (Ville) c Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd., 2016 CSC 47, au paragraphe 22 (Edmonton)). Il affirme qu’aucune des questions qui permettraient normalement de réfuter cette présomption n’est présente en l’espèce. Ces questions sont les suivantes : i) les questions constitutionnelles touchant au partage des compétences; ii) les questions qui sont à la fois d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et étrangères au domaine d’expertise du décideur; iii) les questions touchant véritablement à la compétence et iv) les questions « relatives à la délimitation des compétences respectives de tribunaux spécialisés concurrents » (Edmonton, au paragraphe 24; Dunsmuir, aux paragraphes 58 à 61).

[30]  Le Conseil soutient également que la prestation de programmes sociaux et l’administration des programmes sous-jacents d’AANC pour le compte des membres de la collectivité de Kanesatake font partie de ses fonctions normales. En tant que bénéficiaire d’un financement au sens du Manuel depuis longtemps, il affirme avoir développé une expertise spéciale dans ce domaine. En conséquence, le Conseil allègue qu’il n’y a aucune raison pour ne pas présumer que la décision contestée devrait être examinée au regard de la norme de la décision raisonnable.

[31]  Je suis d’accord avec le Conseil pour dire que, en tant que bénéficiaire d’un financement, il a une expertise spéciale de l’administration des programmes sociaux d’AANC. C’est le Conseil qui, par l’entremise de l’administrateur qu’il désigne (en l’espèce le commis à l’assistance sociale), est responsable « d’assurer la prestation des programmes conformément aux modalités énoncées dans l’entente de financement » (Manuel, chapitre 1, articles 1.2.1 et 6.1). En se faisant, il est de la responsabilité du Conseil d’évaluer l’admissibilité des clients à ces programmes, y compris le PAR (Manuel, chapitre 2, article 3.0). Il doit donc évaluer la situation personnelle de chaque demandeur par rapport aux nombreux critères des programmes, y compris aux critères énoncés dans la loi de la province de résidence du demandeur.

[32]  Dans la mesure où le Conseil est lié par les obligations qui lui incombent en application des ententes de financement et par les lignes directrices stratégiques qu’il s’est engagé à respecter dans ces ententes, il s’agit de décisions mixtes de fait et de droit. Par conséquent, dans la mesure où la décision contestée est principalement une décision qui aurait été prise dans un tel contexte, je ne vois aucune raison de m’éloigner de la présomption selon laquelle la norme de la décision raisonnable devrait s’appliquer.

[33]  Plus particulièrement, je ne suis pas convaincu à cette étape que la décision de suspendre les prestations d’aide au revenu du demandeur au titre du PAR soulève une question générale de droit qui revêt une importance cruciale pour le système juridique dans son ensemble ni qu’il s’agit d’une question qui « joue un rôle central dans l’administration de la justice » (Dunsmuir, au paragraphe 60).

[34]  Cependant, cette norme appelant un degré élevé de retenue ne protège pas la décision contestée contre un examen judiciaire, spécialement si elle était fondée sur des considérations étrangères et non pertinentes, comme je crois que c’est le cas.

IV.  Analyse

[35]  La présente espèce se situe dans un contexte de mauvaises conditions de logements, de problèmes de financement et de maintien de l’ordre, de politiques litigieuses sur l’attribution de résidences et de réticence de la part du Conseil à faire usage de l’ensemble des pouvoirs qui lui sont conférés par la Loi. Il n’existe pas de solution parfaite à un tel imbroglio à plusieurs volets et la présente décision ne vise certainement pas à régler tous ces problèmes et ne pourrait pas le faire.

[36]  Il me semble toutefois évident que peu importe si l’occupation par le demandeur de la propriété du 420, rue de la Fauvette est illicite ou non, le Conseil ne s’est pas conformé au PAR, qui vise en fin de compte à venir en aide aux membres de la collectivité de Kanesatake qui satisfont aux exigences d’admissibilité du Programme, lorsqu’il a suspendu les prestations d’aide au revenu du demandeur. À mon avis, le Conseil n’avait pas le pouvoir, dans le cadre de ce Programme sous sa forme actuelle, d’obliger son administrateur à prendre une telle mesure. Je suis en accord avec la position d’AANC selon laquelle la question de l’occupation illicite n’est pas un facteur qu’il convient de prendre en considération pour déterminer si un membre d’une collectivité autochtone est admissible ou non à des prestations d’aide au revenu dans le cadre du PAR, sous sa forme actuelle.

[37]  L’argument voulant que le Manuel soit une simple ligne directrice et non un instrument contraignant n’est pas convaincant dans les circonstances. La question de savoir si des directives internes créent des droits reconnus par la loi que les tribunaux peuvent définir et appliquer dépend de l’intention et du contexte dans lequel la directive a été publiée (Endicott c Canada (Conseil du Trésor), 2005 CF 253, au paragraphe 12).

[38]  Comme je l’ai indiqué précédemment, le Conseil a entrepris, dans le cadre de l’entente, d’administrer le PAR conformément au Manuel et à toute autre documentation actuelle du programme approuvée par AANC. L’entente en fait une obligation qui n’est assujettie qu’à la clause de non-dérogation de l’entente liée aux droits ancestraux ou issus de traités, au droit inhérent à l’autonomie gouvernementale ou aux revendications territoriales. Cette clause est ainsi rédigé :

1.0  La présente entente n’a pour effet ni de déroger ou de porter atteinte à un traité ou à un droit ancestral [des Mohawks de Kanesatake], ni :

a.  de compromettre les requêtes, les négociations ou les règlements, quels qu’ils soient, concernant les revendications territoriales ou les droits fonciers entre Sa Majesté la Reine du chef du Canada et [les Mohawks de Kanesatake];

b.  de compromettre la mise en œuvre de tout droit inhérent à l’autonomie gouvernementale ou, de quelque façon que ce soit, les négociations sur l’autonomie gouvernementale touchant [les Mohawks de Kanesatake];

c.  de modifier tout traité existant.

1.1  La présente entente n’a pas pour effet de créer un nouveau traité au sens de la Loi constitutionnelle de 1982.

[39]  En l’espèce, le Conseil ne prétend aucunement que le pouvoir de suspendre les prestations d’aide au revenu du demandeur dans les circonstances où il l’a fait provient d’un traité ou d’un droit ancestral ou encore d’un droit inhérent à l’autonomie gouvernementale.

[40]  Le Manuel n’est pas une ligne directrice adoptée afin d’aider les fonctionnaires à appliquer ou à exécuter efficacement une loi ou un programme. Il contient plutôt des règles que le Conseil a accepté de respecter en échange du financement nécessaire pour exécuter les programmes et offrir les services « qui bénéficieront aux membres de sa communauté ».

[41]  Je conclus donc que le Manuel lie le Conseil et constitue une condition de l’entente dans l’intérêt des membres de la collectivité autochtone de Kanesatake, pour qui l’entente est en fin de compte conclue. Il ne fait aucun doute que la décision de suspendre les prestations d’aide au revenu dans le cadre du PAR a une incidence directe sur les intérêts de la personne visée, car elle prive celle-ci des fonds nécessaires pour répondre à ses besoins de base dans un contexte où de telles prestations, comme l’exige les critères du Programme, sont la seule source de revenu de la personne (Manuel, chapitre 2, articles 1.1 et 3.3).

[42]  Autrement dit, le PAR vise à protéger les membres de la collectivité de Kanesatake qui vivent ordinairement sur le territoire de la collectivité contre l’indigence et confère au Conseil la responsabilité d’assurer cette protection grâce au financement fourni par AANC. Dans un tel cadre, toute décision du Conseil privant un membre de la collectivité autrement admissible de la protection du PAR sur le fondement de considérations étrangères à l’affaire, notamment dans l’objectif exprès de parvenir à une fin qui n’est pas liée aux buts, à l’objet et aux critères de ce programme, est, à mon avis, déraisonnable.

[43]  Le Conseil insiste sur le fait que les condamnations criminelles antérieures du demandeur et sa tendance à proférer des menaces dans certaines situations renforcent sa décision de suspendre ses prestations d’aide au revenu. Il mentionne en particulier un incident survenu au début de septembre 2017 lorsque Patricia Meilleur, l’une des chefs du Conseil, a visité le site de construction du nouvel établissement de garde de jour situé sur un lot adjacent à la propriété du 420, rue de la Fauvette, que le demandeur occupait à l’époque. Cet incident a donné lieu au dépôt d’accusations pour agression armée contre le demandeur.

[44]  Même si la preuve au dossier montre que le demandeur a eu quelques démêlés avec la justice et est capable d’accès de colère, la turpitude ou l’inaptitude comportementale n’est pas un critère, dans le cadre du PAR, pour mettre fin aux prestations d’aide au revenu d’un client autrement admissible ou les suspendre.

[45]  Les décisions V.V. c Québec (Ministre du travail, de l’emploi et de la solidarité sociale), [2015] QCTAQ 05662 (V.V.) et S.C. c Québec (Ministre de l’emploi et de la solidarité sociale), [2015] QCTAQ 0495 (S.C.) n’appuient pas la prétention du Conseil selon laquelle, au Québec, il n’y a aucune règle d’ordre public prévoyant qu’une personne doit recevoir de l’aide sociale, peu importe sa situation ou son comportement. Outre le fait que la Cour n’est pas liée par les décisions d’un tribunal administratif (en l’espèce le Tribunal Administratif du Québec), les faits de chaque affaire se distinguent facilement. Dans l’un des cas, les parties requérantes se sont vues refuser des prestations parce qu’elles ne satisfaisaient pas aux critères applicables (V.V., aux paragraphes 13 à 17), tandis que dans l’autre, des prestations supplémentaires ont été refusées parce que la requérante a disposé sans juste considération d’un montant de 17 748,59 $ qu’elle avait reçu quatre mois auparavant en pariant et en faisant des cadeaux à des membres de sa famille (S.C., aux paragraphes 30 et 31).

[46]  Aucune de ces situations n’est comparable à celle du demandeur, car ses prestations d’aide au revenu ont été suspendues pour des raisons étrangères à son admissibilité ou à son utilisation antérieure des fonds alloués.

[47]  Le Conseil souligne également le fait que le demandeur s’est abonné à Shaw Direct, un fournisseur de télévision par câble, depuis qu’il occupe la propriété du 420, rue de la Fauvette. Si c’est le cas, alors il se peut que le demandeur ait accès à une autre source de revenu qui le rend inadmissible à des prestations, selon les critères du PAR. Cependant, ce n’est pas la raison pour laquelle les prestations d’aide au revenu du demandeur ont été suspendues.

[48]  Ayant conclu que le Manuel, par l’exécution de l’entente, lie le Conseil et qu’aucune des clauses de non-dérogation de l’entente ne s’applique à la situation, je suis d’avis que le moratoire n’est d’aucune aide au Conseil en l’espèce. Comme je l’ai indiqué précédemment, le moratoire est une résolution que le Conseil a adoptée en mai 2011. Il est entré en vigueur « immédiatement » et visait [traduction] « tous les usages et projets de mise en valeur des terres sur tout le territoire provisoire de Kanesatake », à moins qu’une telle utilisation soit autorisée par le Conseil. Il a été résolu que le Conseil prendrait des [traduction] « mesures immédiates pour veiller à ce que le moratoire sur la mise en valeur du territoire provisoire de Kanesatake soit appliqué efficacement par le Conseil Mohwaks de Kanesatake et les autorités appropriées ».

[49]  Le moratoire ne précise pas quelles seraient ou pourraient être ces [traduction] « mesures immédiates » et je ne m’aventurerai pas à les décrire. Un large pouvoir discrétionnaire semble être laissé au Conseil. Cependant, à mon avis, de telles mesures ne peuvent consister en l’abdication par le Conseil de son obligation de respecter les règles et les critères du PAR, tel qu’il est énoncé dans le Manuel et toute autre documentation actuelle du programme approuvée par AANC. Encore une fois, ces règles et critères ne prévoient pas la suspension des prestations dans le cadre du PAR pour des motifs liés à l’occupation illicite du territoire provisoire de Kanesatake ou à la violation du moratoire ou d’autres résolutions du Conseil à ce sujet.

[50]  L’une de ces mesures aurait pu être de tenir des négociations sur la modification du Manuel afin de prévoir la suspension des prestations dans le cadre du PAR pour de tels motifs, mais cela n’a pas été fait. Je note à cet égard que le moratoire est antérieur à l’entente (mars 2016) et au Manuel (2017-2018). Autrement dit, les deux instruments ont été négociés et acceptés alors que le moratoire était en place depuis plusieurs années. Pourtant, aucun des instruments ne fait mention de ce moratoire.

[51]  Il est important de souligner à cette étape que je m’abstiens de trancher la question de savoir si l’occupation par le demandeur de la propriété du 420, rue de la Fauvette contrevient au moratoire ou, de façon plus générale, à la politique de la collectivité sur l’attribution des terres et des résidences. Autrement dit, j’en arriverais à la même conclusion, pour les motifs énoncés, même si je concluais que l’occupation par le demandeur de la propriété du 420, rue de la Fauvette contrevient au moratoire ou nuit autrement à l’obligation du Conseil de protéger les propriétés publiques de la collectivité contre l’appropriation et la détérioration. Suspendre les prestations d’aide au revenu du demandeur n’est simplement pas permis étant donné l’engagement pris par le Conseil dans le cadre de l’entente de respecter les modalités et conditions du PAR, tel qu’il est énoncé dans le Manuel sous sa forme actuelle.

[52]  Quant à l’observation du Conseil selon laquelle la suspension des prestations d’aide au revenu du demandeur était le seul moyen dont il disposait pour faire appliquer la loi et l’ordre dans la collectivité, je comprends très bien les difficultés auxquelles le Conseil fait face pour faire appliquer ses politiques et ces décisions dans le contexte décrit. Cependant, le moratoire fournit au Conseil un pouvoir discrétionnaire assez large pour assurer qu’il est appliqué efficacement. Aucun élément de preuve ne démontre que ces vastes pouvoirs ont été pleinement examinés. Le dossier de preuve indique également que le Conseil peut se tourner vers les tribunaux pour trancher des questions liées au moratoire et que la Sûreté du Québec est intervenue sur le territoire de la collectivité dans certaines situations. L’incident de septembre 2016 dont il a été question précédemment et impliquant la chef Patricia Meilleur et le demandeur en est un exemple. Par ailleurs, la suspension des prestations d’aide au revenu du demandeur semble avoir été, jusqu’à maintenant, un moyen totalement inefficace d’assurer l’application efficace du moratoire, car, au moment de l’audition du présent recours, près de 18 mois après ladite suspension, le demandeur occupait toujours la propriété du 420, rue de la Fauvette.

[53]  Enfin, pour des motifs qui lui sont propres, le Conseil a choisi de ne pas adopter de lois sur l’occupation illicite du territoire de la collectivité et pour prévenir ou empêcher, par des sanctions appropriées, l’entrée illégale sur les terres ou l’occupation de celles-ci, comme la Loi lui permet de le faire. Par conséquent, même si, encore une fois, je suis conscient des difficultés qu’a le Conseil à faire appliquer le moratoire, je ne peux conclure que suspendre les prestations d’aide au revenu de quelqu’un est le seul moyen efficace de régler une violation présumée de cette résolution.

[54]  Il ne fait aucun doute que le maintien de l’ordre et de la stabilité dans la collectivité ainsi que le respect des aînés sont des valeurs communautaires et sociétales importantes, mais c’est aussi le cas du fait de veiller à ce que les membres démunis de la collectivité ne soient pas laissés sans les ressources nécessaires pour répondre à leurs besoins de base.

[55]  En somme, je suis convaincu que la décision de suspendre les prestations d’aide au revenu du demandeur en raison de sa présumée occupation illicite de la propriété du 420, rue de la Fauvette, était déraisonnable.

[56]  La question est maintenant de savoir si je devrais exercer mon pouvoir discrétionnaire pour refuser d’accorder les réparations demandées par le demandeur. Le Conseil soutient que l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire est justifié dans les circonstances de cette affaire parce que : i) il a rétabli les prestations d’aide au revenu du demandeur dès que ce dernier a quitté le Centre des Aînés; ii) l’octroi de ces réparations entraînerait une incidence disproportionnée sur le Conseil et sur les autres membres de la collectivité; et iii) le comportement du demandeur devant la Cour n’est pas [traduction] « irréprochable ».

[57]  Le demandeur sollicite les réparations suivantes :

  1. Une déclaration selon laquelle la décision contestée est illégale;

  2. Une ordonnance enjoignant le Conseil à rembourser le demandeur les prestations d’aide au revenu auxquelles il aurait autrement eu droit si ce n’avait pas été de la décision contestée.

[58]  Le demandeur demande également que lui soient accordés ses dépens.

[59]  En règle générale, une fois jugé que le décideur administratif a compromis sa juridiction en rendant une décision déraisonnable et qu’il subsiste une matière relevant de sa compétence, le dossier doit, en principe, lui être retourné (Giguère c Chambre des notaires du Québec, 2004 CSC 1, au paragraphe 65 (Giguère)). Il est correct de dire, cependant, que la Cour dispose du pouvoir discrétionnaire prépondérant de refuser d’accorder la réparation demandée ou de l’accorder seulement en partie (Strickland c Canada (Procureur général), 2015 CSC 37, aux paragraphes 37 et 38; Mines Alerte Canada c Canada (Pêches et Océans), 2010 CSC 2, au paragraphe 52; Maple Lodge Farms Ltd c Agence canadienne d’inspection des aliments, 2017 CAF 45, au paragraphe 51). Ce pouvoir discrétionnaire ne peut être utilisé à la légère ou de manière arbitraire (Giguère, au paragraphe 66).

[60]  En l’espèce, je ne vois aucune raison de ne pas rendre le jugement déclaratoire demandé par le demandeur. Cette réparation, comme il en ressort des motifs de mon jugement, consiste à déclarer que le Conseil, étant donné l’engagement qu’il a pris dans l’entente, ne peut pas suspendre les prestations d’aide au revenu pour des motifs étrangers aux critères du PAR ou pour une fin inappropriée, c’est-à-dire pour une fin qui n’est pas liée aux objectifs et à l’intention du PAR. Parallèlement, ce jugement laisse la possibilité au Conseil d’utiliser d’autres moyens, compte tenu des vastes pouvoirs que lui confère le moratoire, pour s’attaquer à ce qu’il qualifie de violation de la résolution de la part du demandeur.

[61]  Quant à la deuxième réparation, je ne suis pas prêt à l’accorder telle qu’elle est demandée. Selon la preuve, la décision contestée a été rendue alors que le demandeur était en voie d’avoir son rendez-vous de [traduction] « réévaluation d’assistance sociale » (affidavit du demandeur, pièce P-2). C’est sa demande d’aide sociale qui a été suspendue pour la période qui semble avoir débuté en octobre 2016 (affidavit du demandeur, pièces P-1 et P-2). Ses prestations d’aide au revenu semblent avoir été versées jusqu’au 23 septembre 2016 (affidavit du demandeur, au paragraphe 4).

[62]  Dans ces circonstances, la réparation appropriée, à mon avis, est de renvoyer l’affaire au Conseil afin qu’il puisse évaluer l’admissibilité du demandeur au PAR, comme il l’aurait fait s’il n’avait pas rendu la décision contestée, pour la période commençant le 1er octobre 2016 jusqu’à la date du présent jugement. Comme je l’ai indiqué précédemment, il se peut que le demandeur ne satisfasse plus aux critères d’admissibilité du Programme, mais il appartient au Conseil et non à la Cour de mener cette évaluation et de déterminer l’admissibilité en fonction des règles et des exigences du Programme.

[63]  L’octroi de ces réparations, à mon avis, n’a pas d’incidence négative, dans les circonstances de la présente affaire, si on les prend dans leur ensemble, sur les trois préoccupations soulevées par le Conseil pour justifier le refus d’accorder la réparation demandée par le demandeur.

[64]  Le Conseil exhorte la Cour à ne pas accorder de dépens, peu importe l’issue de l’affaire, car il n’a pas fait preuve d’un comportement abusif et parce que le demandeur a recours à l’aide juridique. Je conviens qu’il s’agit d’un cas où il est approprié de n’adjuger aucuns dépens.

[65]  Même si les actes de procédure du demandeur ont été déposés en français et que l’audience a été tenue en grande partie dans cette langue, les avocats m’ont demandé de rendre ma décision en anglais, car il s’agit de la langue officielle choisie par les deux parties.


JUGEMENT dans le dossier T-949-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie en partie;

  2. La décision de suspendre les prestations d’aide au revenu du demandeur, datée du 23 septembre 2016, est annulée et l’affaire est renvoyée au Conseil de Kanesatake afin qu’il puisse évaluer l’admissibilité du demandeur au Programme d’aide au revenu à compter du 1er octobre 2016 jusqu’à la date du présent jugement, conformément aux critères d’admissibilité du Programme énoncés dans les versions pertinentes du Manuel national des programmes sociaux et toute autre documentation actuelle du programme approuvée et publiée par le ministère des Affaires autochtones et du Nord Canada;

  3. Aucuns dépens ne sont accordés.

« René LeBlanc »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-949-17

 

INTITULÉ :

VINCENT DAOUST c CONSEIL MOHAWK DE KANESATAKE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 28 mars 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

Le 20 juillet 2018

 

COMPARUTIONS :

Maryse Lapointe

 

Pour le demandeur

 

Nicholas Dodd

Sarah-Maude Belleville-Chenard

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lapointe Simkin Breault

Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Dionne Schulze s.e.n.c.

Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.