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Date : 20180717


Dossier : IMM-5341-17

Référence : 2018 CF 744

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 17 juillet 2018

En présence de monsieur le juge Locke

ENTRE :

HARJIT SINGH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  Le demandeur, Harjit Singh, a présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 4 décembre 2017 par l’agent ARJ (l’agent) d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) qui a refusé sa demande de résidence permanente parrainée par son épouse. L’agent a conclu que le demandeur et son répondant entretenaient une relation conjugale authentique, mais il a refusé la demande pour motifs d’interdiction de territoire pour criminalité en application de l’alinéa 36(2)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), parce que le demandeur avait été déclaré coupable de conduite avec un taux d’alcoolémie dépassant la limite légale d’alcool dans le sang. L’agent a par ailleurs estimé que les motifs d’ordre humanitaire n’étaient pas suffisants pour justifier une exemption de l’application de la Loi.

[2]  Pour les motifs qui suivent, je conclus que la présente demande doit être accueillie.

II.  Énoncé des faits

[3]  Le demandeur est un citoyen de l’Inde qui est arrivé au Canada le 31 octobre 2011 et qui a présenté une demande d’asile, car il craignait d’être persécuté en Inde. Le traitement de sa demande d’asile a été retardé à cause d’arriérés et sa demande n’avait pas encore été instruite à la date de la décision contestée.

[4]  Le demandeur a épousé son répondant, Julie Elizabeth Cohen, une citoyenne canadienne, en septembre 2015, et il a présenté une demande de parrainage de résidence permanente au titre de la catégorie « regroupement familial » en juin 2016.

[5]  Le 4 mars 2107, le demandeur a été accusé de conduite avec facultés affaiblies et de conduite avec un taux d’alcoolémie dépassant la limite légale d’alcool dans le sang. L’avocat de la Couronne a retiré l’accusation de conduite avec facultés affaiblies et a choisi d’engager des poursuites pour le chef d’accusation restant par voie de procédure sommaire plutôt que de mise en accusation.

[6]  Le demandeur a plaidé coupable le 10 mai 2017. Le juge lui a imposé une amende de 1 500 $, une suramende compensatoire obligatoire de 450 $, ainsi qu’une interdiction de conduire pendant un an. Le demandeur a payé l’intégralité de l’amende la journée même. Il a réussi à obtenir un permis de conduire restreint le 11 août 2017, après s’être inscrit au Volet « A » du Programme de réduction des suspensions et avoir loué un antidémarreur. Il a aussi participé à un programme de réadaptation imposé par le tribunal.

[7]  Le 19 juin 2017, IRCC a présenté un rapport d’interdiction de territoire, qui a été suivi d’une ordonnance d’expulsion délivrée le 13 septembre 2017.

III.  Décision contestée

[8]  Ainsi qu’il a été indiqué précédemment, l’agent a conclu que le mariage entre le demandeur et son répondant était authentique, mais a jugé que le demandeur était interdit de territoire pour criminalité en application de l’alinéa 36(2)a) de la Loi.

[9]  Le demandeur a plaidé afin qu’une dispense lui soit accordée pour motifs d’ordre humanitaire. L’agent a examiné les observations du demandeur mais n’a pas été convaincu que les considérations d’ordre humanitaire justifiaient une dispense de l’application de l’alinéa 36(2)a) de la Loi et du sous-alinéa 72(1)e)(i) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227.

[10]  Le demandeur a fait valoir que son faible niveau de scolarité et ses faibles perspectives d’emploi nuiront à sa capacité de subvenir à ses besoins en Inde. L’agent a toutefois estimé que l’expérience de travail que le demandeur a acquise au Canada, ainsi que l’amélioration de ses compétences en anglais durant son séjour au pays, l’aideraient à trouver du travail s’il devait retourner en Inde. L’agent a aussi noté que le demandeur n’avait pas cherché à poursuivre ses études depuis son arrivée au Canada.

[11]  Le demandeur a fait valoir que les problèmes de santé de son répondant (son épouse, Mme Cohen) causeraient des difficultés s’il retournait en Inde. L’agent a noté que Mme Cohen est une citoyenne canadienne qui a toujours accès au système de soins de santé au Canada. L’agent a aussi mentionné que le refus de la demande pour motifs d’ordre humanitaire ne mènerait pas immédiatement à l’expulsion du demandeur, car celui-ci avait présenté une demande d’asile qui était toujours en cours. Je note en passant que la demande d’asile a par la suite été retirée. Le demandeur a présenté des observations sur les conditions auxquelles Mme Cohen serait confrontée si elle déménageait en Inde. L’agent a toutefois rejeté ces arguments et conclu qu’il appartiendrait à Mme Cohen de prendre une décision éclairée quant à savoir si, oui ou non, elle déménagerait en Inde avec son mari.

[12]  Le demandeur a fait valoir que son renvoi en Inde serait un fardeau financier pour Mme Cohen et sa famille avec lesquelles il vit présentement. L’agent a établi que Mme Cohen était le principal soutien de famille et qu’elle vivait avec ses parents; le fardeau financier qui lui serait imposé ne serait donc pas significatif. L’agent a aussi mentionné que le demandeur et Mme Cohen n’avaient pas eu d’enfants ensemble, mais que le retour en Inde pourrait avoir un effet positif sur le fils de sept ans du demandeur qui vit toujours là-bas.

[13]  Le demandeur a fait valoir que son infraction était d’une [traduction] « gravité minimale » et qu’il n’avait causé de tort à personne. L’agent a rejeté ces arguments, ajoutant qu’il s’agissait d’une infraction récente, que le demandeur n’avait pas encore terminé son programme de réadaptation imposé par le tribunal et que la nature de l’infraction était telle que le demandeur avait consciemment mis d’autres personnes en danger et fait preuve d’un mépris des lois du Canada.

[14]  L’agent n’a pas été convaincu que les considérations d’ordre humanitaire l’emportaient sur l’interdiction de territoire du demandeur pour criminalité.

IV.  Questions en litige

[15]  La seule question à trancher est de savoir si la décision de l’agent était raisonnable.

V.  Norme de contrôle

[16]  Les parties conviennent, et je suis d’accord avec elles, que la norme de contrôle qui s’applique en l’espèce est celle de la décision raisonnable : Kisana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 189, au paragraphe 18.

[17]  Je reconnais que l’évaluation des considérations d’ordre humanitaire est hautement discrétionnaire et factuelle, et que les agents d’immigration disposent habituellement d’un large éventail d’issues : Kanguatjivi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 327, au paragraphe 14. Cela dit, il doit être démontré que le processus décisionnel est justifiable, transparent et intelligible : Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47.

VI.  Discussion

[18]  Malgré le vaste pouvoir discrétionnaire dont il dispose, l’agent a, selon moi, commis une erreur en omettant de :

  1. Reconnaître que le demandeur n’a pas d’antécédents criminels;
  2. Reconnaître que le demandeur a exprimé des remords;
  3. Tenir compte adéquatement des conséquences de la séparation d’un couple marié.

[19]  J’aborderai chacune de ces questions dans les paragraphes qui suivent.

A.  Absence d’antécédents criminels

[20]  Rien, dans la décision de l’agent, n’indique que celui-ci a tenu compte du fait que le demandeur n’avait pas antécédents criminels avant sa condamnation. Le défendeur renvoie à une mention au début de la décision concernant [traduction] « un examen des antécédents criminels du demandeur », mais cette mention ne fait référence qu’à sa condamnation. Aucun élément de preuve ne laisse croire que l’agent savait que le dossier criminel du demandeur était par ailleurs vierge.

[21]  Je reconnais qu’il n’était pas déraisonnable pour l’agent de mentionner que le demandeur avait consciemment choisi d’enfreindre la loi et de mettre en danger le public, et que sa réadaptation était toujours en cours. Cependant, le demandeur était également en droit de s’attendre à ce que son dossier criminel jusque-là vierge soit aussi pris en compte. Ce facteur figure parmi ceux pouvant clairement être pris en compte par IRCC dans l’évaluation de considérations d’ordre humanitaire invoquées pour contrer l’interdiction de territoire pour criminalité.

B.  Expression de remords

[22]  Le demandeur a exprimé de profonds remords relativement au comportement qui a mené à sa déclaration de culpabilité. J’accepte l’argument du défendeur voulant que le remords est une preuve de la réadaptation dont la sincérité ne peut être établie qu’avec le temps. Cependant, l’agent ne fait nullement mention dans sa décision du fait que le demandeur a exprimé des remords. Le seul aspect de la réadaptation du demandeur qui y est mentionné est le programme de réadaptation imposé par le tribunal. On ne sait même pas si l’agent a reconnu l’expression de remords du demandeur. Je n’accepte pas l’argument du défendeur selon lequel la prise en compte des remords exprimés par le demandeur n’aurait pas changé l’issue, car je ne suis pas convaincu que cela aurait nécessairement été le cas.

[23]  Je suis d’avis que l’expression de remords du demandeur est un facteur pertinent que l’agent aurait dû prendre en compte. Le défaut d’en tenir compte nuit à la transparence de la décision de l’agent.

C.  Séparation d’un couple marié

[24]  Lors de l’évaluation d’une demande pour considérations d’ordre humanitaire, IRCC prend en compte différents facteurs, dont les « conséquences de la séparation des membres de la famille ».

[25]  L’agent a reconnu les problèmes de santé de Mme Cohen et n’a pas contesté les observations du demandeur quant au caractère limité des soins de santé offerts en Inde. L’agent a toutefois conclu qu’il appartiendrait à Mme Cohen de décider si elle voulait aller en Inde ou si elle préférait rester au Canada et bénéficier de son système de soins de santé.

[26]  Ultérieurement dans sa décision, l’agent a reconnu l’attachement émotionnel entre le demandeur, d’une part, et Mme Cohen et sa famille, d’autre part. Il a toutefois minimisé les conséquences d’une possible séparation, [traduction] en y voyant seulement « une conséquence générale lorsque la famille et les amis résident dans différents pays ». L’agent a aussi mentionné que divers moyens de communication pouvaient être utilisés pour maintenir ces liens.

[27]  Je suis d’avis que l’agent a fait une évaluation inadéquate de la séparation possible entre le demandeur et Mme Cohen. Il peut être vrai que certains types de relations peuvent être maintenus à distance par divers moyens de communication, comme le courrier, les courriels, les médias sociaux ou le téléphone. Cependant, il en va autrement des relations conjugales. De nombreux aspects importants d’une telle relation ne peuvent être maintenus à distance, en particulier pour un couple comme le demandeur et Mme Cohen qui souhaitent avoir des enfants. L’agent a analysé la relation entre le demandeur et Mme Cohen comme s’il s’agissait de sa relation avec les parents de sa conjointe, ce qui était déraisonnable. Le demandeur était en droit de s’attendre à ce que les conséquences précises d’une séparation d’une durée indéfinie d’avec son épouse soient examinées.

[28]  Il est vrai que, tout comme Mme Cohen pouvait décider de rester au Canada, elle pouvait aussi choisir de suivre le demandeur en Inde, auquel cas le demandeur et Mme Cohen ne seraient pas séparés. Le cas échéant, toutefois, il y avait lieu d’examiner plus en détail les conséquences qu’un tel choix aurait sur la santé de Mme Cohen. L’agent a mis fin à cette discussion en indiquant que Mme Cohen pouvait choisir de rester au Canada.

[29]  Quoi qu’il en soit, elle ferait face à un choix très difficile, ayant à décider si elle suivrait son mari dans un pays où les soins de santé sont limités (et qui lui est pratiquement étranger) ou si elle resterait au Canada en acceptant d’être involontairement séparée de son mari. Je suis d’avis que l’agent n’a pas étudié adéquatement cette question.

VII.  Conclusion

[30]  Les erreurs de l’agent concernant le dossier criminel jusque-là vierge du demandeur, son expression de remords et les conséquences de sa séparation d’avec Mme Cohen sont suffisantes pour rendre la décision contestée déraisonnable et pour accueillir la présente demande. Il n’est donc pas nécessaire d’aborder les autres questions soulevées par le demandeur.

[31]  Les parties conviennent qu’il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La présente demande est accueillie.

  2. La décision de l’agent ARJ rendue le 4 décembre 2107 est annulée et l’affaire est renvoyée pour être réexaminée par un autre agent.

  3. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« George R. Locke »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5351-17

 

INTITULÉ :

HARJIT SINGH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 11 juillet 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LOCKE

 

DATE DES MOTIFS :

Le 17 juillet 2018

 

COMPARUTIONS :

Arghavan Gerami

 

Pour le demandeur

 

Charles Maher

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gerami Law Professional Corporation

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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