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Date : 20180730


Dossier : IMM-3002-18

Référence : 2018 CF 731

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 30 juillet 2018

En présence de monsieur le juge Annis

ENTRE :

NICOLETA CALIN

MARIUS CALIN

ANTONIA CALIN

CASIA CALIN

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

MOTIFS DE L’ORDONNANCE MODIFIÉS

I.  Introduction

[1]  La demanderesse, Nicoleta Calin, a présenté une requête urgente le 28 juin 2018 en vue d’obtenir une injonction interlocutoire mandatoire en application de l’article 18.2 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), c F-7, ordonnant sa mise en liberté immédiate et, partant, celle de ses deux enfants mineurs, Antonia Calin et Casia Calin [les enfants] âgées respectivement de 6 et 4 ans, en attendant que la Cour rende une décision au sujet de la demande de contrôle judiciaire présentée le 28 juin 2018 à l’encontre de la décision rendue par un commissaire [le commissaire] de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [la Commission] le 21 juin 2018 [décision du 21 juin] à Montréal, au Canada, prolongeant la détention de la demanderesse et, partant, celle de ses enfants pendant encore 30 jours à partir du 12 juin 2018, en application de l’article 58 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2]  Il convient de mentionner que, bien que les décisions en question aient été prononcées en français, la demanderesse a indiqué qu’elle souhaitait que l’instance se déroule en anglais conformément au choix exprimé par son avocat. La Cour a néanmoins autorisé le défendeur, avec le consentement de la demanderesse, à présenter ses observations et sa plaidoirie en français.

II.  Énoncé des faits

[3]  La demanderesse, Nicoleta Calin, est arrivée au Canada avec son mari et ses enfants le 5 juin 2018.

[4]  La famille Calin était à bord d’un avion à destination du Canada, à minuit le 5 juin 2018. La politique à l’égard des citoyens roumains désirant se rendre au Canada a été modifiée et la nouvelle politique est entrée en vigueur le 5 juin 2018, à 5 h 30. Cette nouvelle politique prévoit que les voyageurs qui ne possèdent pas un passeport biométrique doivent se procurer un visa.

[5]  Une mesure de renvoi a été prononcée à l’endroit de la famille Calin le 5 juin 2018, ordonnant que la famille quitte le pays le soir même. Après une conversation téléphonique avec une personne inconnue, le mari a refusé de partir et il a été arrêté et détenu. La demanderesse et ses enfants ont été libérés pour des motifs « d’ordre humanitaire ». La demanderesse a ensuite été convoquée à une entrevue le 12 juin 2018.

[6]  Le 12 juin 2018, durant son entrevue avec l’agent d’immigration, la demanderesse a déclaré qu’elle n’avait nullement l’intention de quitter le Canada et que, même si son billet d’avion avait été acheté, elle ne partirait pas parce qu’elle [traduction] « était venue au Canada pour assurer un avenir meilleur à sa famille et qu’elle allait rester et mourir au Canada ». Elle a répété la même réponse à plusieurs questions.

[7]  À la fin de l’entrevue, la demanderesse a été arrêtée et, au moment de sa détention, on l’a informée de son droit de consulter un avocat. La demanderesse a indiqué qu’elle n’avait aucun ami ni aucun membre de la famille qui pouvait s’occuper des enfants et qu’elle ne voulait pas qu’ils soient confiés au directeur de la protection de la jeunesse pendant sa détention. Elle voulait que ses enfants restent avec elle.

[8]  Le 14 juin 2018, lors de l’examen des motifs de détention après 48 heures, la détention de la demanderesse a été prolongée de sept jours.

[9]  Le 21 juin 2018, lors de l’examen des motifs de détention de la demanderesse après sept jours, sa détention a été prolongée pour une période supplémentaire de 30 jours. Le prochain examen des motifs de détention devait avoir lieu le 20 juillet 2018, en après-midi. Le commissaire de la Section de l’immigration de la Commission a jugé que la demanderesse présentait un risque élevé de fuite et il a refusé de lui accorder le cautionnement proposé de 2 000 $.

[10]  Ce n’est que le samedi 30 juin 2018 à 11 h que la date de renvoi de la demanderesse et de ses enfants a été connue ou fixée, après la tenue d’une audience d’urgence le jeudi 28 juin 2018 à 17 h 30 et après que la Cour eut demandé aux parties de lui présenter d’autres observations écrites, le samedi 30 juin 2018. Le renvoi de la demanderesse était prévu pour le lundi 9 juillet 2018.

III.  Dispositions législatives applicables

Lois sur les Cours fédérales

Federal Courts Act

 

Mesures provisoires

 

Interim orders

18.2 La Cour fédérale peut, lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, prendre les mesures provisoires qu’elle estime indiquées avant de rendre sa décision définitive.

 

18.2 On an application for judicial review, the Federal Court may make any interim orders that it considers appropriate pending the final disposition of the application.

 

Règles des Cours fédérales

Federal Courts Rules

 

Injonction interlocutoire

Availability

373 (1) Un juge peut accorder une injonction interlocutoire sur requête.

373 (1) On motion, a judge may grant an interlocutory injunction.

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés

Immigration and Refugee Protection Act

 

Mise en liberté par la Section de l’immigration

Release — Immigration Division

 

b) le résident permanent ou l’étranger se soustraira vraisemblablement au contrôle, à l’enquête ou au renvoi, ou à la procédure pouvant mener à la prise par le ministre d’une mesure de renvoi en vertu du paragraphe 44(2);

 

(b) they are unlikely to appear for examination, an admissibility hearing, removal from Canada, or at a proceeding that could lead to the making of a removal order by the Minister under subsection 44(2);

Maintien en détention — étranger désigné

Continued detention — designated foreign national

 

58 (1.1) Malgré le paragraphe (1), lorsque la section contrôle, au titre du paragraphe 57.1(1), les motifs justifiant le maintien en détention d’un étranger désigné, elle est tenue d’ordonner son maintien en détention sur preuve des faits prévus à l’un ou l’autre des alinéas (1)a) à c) et e); elle ne peut alors tenir compte d’aucun autre critère.

 

58 (1.1) Despite subsection (1), on the conclusion of a review under subsection 57.1(1), the Immigration Division shall order the continued detention of the designated foreign national if it is satisfied that any of the grounds described in paragraphs (1)(a) to (c) and (e) exist, and it may not consider any other factors.

Conditions

 

Conditions

53 (3) Lorsqu’elle ordonne la mise en liberté d’un résident permanent ou d’un étranger, la section peut imposer les conditions qu’elle estime nécessaires, notamment la remise d’une garantie d’exécution.

53 (3) If the Immigration Division orders the release of a permanent resident or a foreign national, it may impose any conditions that it considers necessary, including the payment of a deposit or the posting of a guarantee for compliance with the conditions.

 

Mineurs

Minor children

 

60 Pour l’application de la présente section, et compte tenu des autres motifs et critères applicables, y compris l’intérêt supérieur de l’enfant, est affirmé le principe que la détention des mineurs doit n’être qu’une mesure de dernier recours.

60 For the purposes of this Division, it is affirmed as a principle that a minor child shall be detained only as a measure of last resort, taking into account the other applicable grounds and criteria including the best interests of the child.

 

Risque de fuite

Flight risk

 

245 Pour l’application de l’alinéa 244a), les critères sont les suivants :

 

245 For the purposes of paragraph 244(a), the factors are the following:

 

a) la qualité de fugitif à l’égard de la justice d’un pays étranger quant à une infraction qui, si elle était commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale;

 

(a) being a fugitive from justice in a foreign jurisdiction in relation to an offence that, if committed in Canada, would constitute an offence under an Act of Parliament;

 

b) le fait de s’être conformé librement à une mesure d’interdiction de séjour;

 

(b) voluntary compliance with any previous departure order;

 

c) le fait de s’être conformé librement à l’obligation de comparaître lors d’une instance en immigration ou d’une instance criminelle;

 

(c) voluntary compliance with any previously required appearance at an immigration or criminal proceeding;

 

d) le fait de s’être conformé aux conditions imposées à l’égard de son entrée, de sa mise en liberté ou du sursis à son renvoi;

 

(d) previous compliance with any conditions imposed in respect of entry, release or a stay of removal;

 

e) le fait de s’être dérobé au contrôle ou de s’être évadé d’un lieu de détention, ou toute tentative à cet égard;

(e) any previous avoidance of examination or escape from custody, or any previous attempt to do so;

f) l’implication dans des opérations de passage de clandestins ou de trafic de personnes qui mènerait vraisemblablement l’intéressé à se soustraire aux mesures visées à l’alinéa 244a) ou le rendrait susceptible d’être incité ou forcé de s’y soustraire par une organisation se livrant à de telles opérations;

 

(f) involvement with a people smuggling or trafficking in persons operation that would likely lead the person to not appear for a measure referred to in paragraph 244(a) or to be vulnerable to being influenced or coerced by an organization involved in such an operation to not appear for such a measure; and

 

g) l’appartenance réelle à une collectivité au Canada.

 

(g) the existence of strong ties to a community in Canada.

 

Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés

Immigration and Refugee Protection Regulations

 

Autres critères

 

Other factors

248 S’il est constaté qu’il existe des motifs de détention, les critères ci-après doivent être pris en compte avant qu’une décision ne soit prise quant à la détention ou la mise en liberté :

 

248 If it is determined that there are grounds for detention, the following factors shall be considered before a decision is made on detention or release:

 

a) le motif de la détention;

 

(a) the reason for detention;

 

b) la durée de la détention;

 

(b) the length of time in detention;

 

c) l’existence d’éléments permettant l’évaluation de la durée probable de la détention et, dans l’affirmative, cette période de temps;

 

(c) whether there are any elements that can assist in determining the length of time that detention is likely to continue and, if so, that length of time;

 

d) les retards inexpliqués ou le manque inexpliqué de diligence de la part du ministère, de l’Agence des services frontaliers du Canada ou de l’intéressé;

 

(d) any unexplained delays or unexplained lack of diligence caused by the Department, the Canada Border Services Agency or the person concerned; and

 

e) l’existence de solutions de rechange à la détention.

 

(e) the existence of alternatives to detention.

 

IV.  Questions en litige

[11]  La présente affaire soulève les questions suivantes :

  • 1) Quel est le critère approprié à remplir pour obtenir une injonction interlocutoire mandatoire ordonnant la mise en liberté d’une personne détenue en application de la LIPR?

  • 2) La demanderesse répondait-elle aux exigences pour obtenir une injonction interlocutoire mandatoire ordonnant sa mise en liberté?

V.  Discussion

A.  Éléments particuliers à prendre en considération relativement aux injonctions interlocutoires mandatoires

[12]  Pour obtenir une injonction interlocutoire, la demanderesse doit établir qu’il existe une question sérieuse à juger, qu’elle subira un préjudice irréparable si l’injonction demandée n’est pas accordée et que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi de l’injonction – ces trois critères doivent être satisfaits (RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311). Les injonctions interlocutoires mandatoires sont toutefois considérées comme des exceptions en ce qui concerne le critère relatif à la question sérieuse à juger. Le demandeur doit ainsi satisfaire à un seuil élevé qui va au-delà de la démonstration que la demande n’est ni futile ni vexatoire, bien que la norme juridique précise demeure controversée.

[13]  La décision récente de la Cour suprême du Canada dans l’affaire R. c. Société Radio-Canada, 2018 CSC 5 [SRC] précise la norme juridique en ce qui a trait au premier critère. Le respect du premier critère aux fins de la délivrance d’une injonction mandatoire « implique [que le demandeur] doit démontrer une forte chance au regard du droit et de la preuve présentée que, au procès, il réussira ultimement à prouver les allégations énoncées dans l’acte introductif d’instance » : SRC, au paragraphe 18 [en italique dans l’original]. Le raisonnement de la Cour suprême à l’appui de cette norme élevée est résumé aux paragraphes 14, 15 et 17 de la décision et s’énonce comme suit, sans les renvois à la jurisprudence y afférente :

[14] Depuis RJR—MacDonald, les tribunaux canadiens sont divisés quant à cette question. En Alberta, en Nouvelle‑Écosse et en Ontario, par exemple, le demandeur doit établir une forte apparence de droit[23]. À l’inverse, d’autres tribunaux ont appliqué le seuil moins exigeant, soit celui de la « question sérieuse à trancher »[24].

[15] À mon avis, lorsqu’il s’agit d’examiner une demande d’injonction interlocutoire mandatoire, le critère approprié pour juger de la solidité de la preuve du demandeur à la première étape du test énoncé dans RJR—MacDonald n’est pas celui de l’existence d’une question sérieuse à juger, mais plutôt celui de savoir si le demandeur a établi une forte apparence de droit. Une injonction mandatoire intime au défendeur de faire quelque chose — comme de rétablir le statu quo —, ou d’autrement [traduction] « restaurer la situation », ce qui est souvent coûteux et pénible pour le défendeur et ce que de longue date l’equity a été réticente à faire[25].Une telle ordonnance est également (règle générale) difficile à justifier à l’étape interlocutoire, puisque la réparation qui vise à restaurer la situation peut habituellement être obtenue au procès. De plus, comme l’a exprimé le juge Sharpe (dans un ouvrage de doctrine), « le risque qu’un tort soit causé au défendeur est [rarement] moins important que le risque couru par le demandeur du fait de la décision du tribunal de ne pas agir avant le procès »[26]. Les conséquences potentiellement sérieuses pour un défendeur du prononcé d’une injonction interlocutoire mandatoire, y compris la décision finale relativement à la poursuite en faveur du plaignant, exigent en outre ce que la Cour a décrit dans RJR—Macdonald comme étant « un examen approfondi sur le fond » à l’étape interlocutoire[27].

[…]

[17] Ceci m’amène à ce qu’implique l’établissement d’une « forte apparence de droit ». Les tribunaux ont utilisé diverses formulations, exigeant que le demandeur présente la preuve [traduction] « convaincante et manifeste d’une possibilité de succès »[31]; qu’il présente une preuve [traduction] « convaincante et manifeste » ou « exceptionnellement convaincante et manifeste »[32]; qu’il a [traduction] « nettement raison »[33]; qu’il y a une [traduction] « forte probabilité » ou une « forte chance de succès »[34]; qu’il y a une [traduction] « grande assurance » quant au succès[35]; une [traduction] « perspective importante » de succès[36]; ou un succès [traduction] « presque assuré »[37]. Toutes ces formulations ont en commun d’imposer au demandeur le fardeau de présenter une preuve telle qu’il serait très susceptible d’obtenir gain de cause au procès. Cela signifie que, lors de l’examen préliminaire de la preuve, le juge de première instance doit être convaincu qu’il y a une forte chance au regard du droit et de la preuve présentée que, au procès, le demandeur réussira ultimement à prouver les allégations énoncées dans l’acte introductif d’instance.

[Non souligné dans l’original]

[14]  En dépit de l’arrêt SRC, la Cour est d’avis, soit dit en tout respect, que, lorsqu’il s’agit d’une demande d’injonction interlocutoire mandatoire visant la mise en liberté d’une personne détenue en application de la LIPR, l’exception au critère de la question sérieuse à juger doit, dans l’intérêt de la justice, consister à démontrer qu’il est vraisemblable ou probable que la demande sous-jacente sera accueillie. Un certain nombre de motifs appuient le raisonnement de la Cour selon lequel la norme à respecter relativement au premier critère doit être assouplie dans le cas d’une personne détenue aux fins d’immigration. Premièrement, il ne s’agit pas pour le défendeur de « faire quelque chose — comme de rétablir le statu quo — », ou d’autrement « restaurer la situation ». Deuxièmement, la mise en liberté d’une personne ne comporte pas de « conséquences potentiellement sérieuses » pour le défendeur, outre les préoccupations relatives à l’intérêt public, lesquelles sont examinées dans le cadre de l’analyse de la prépondérance des inconvénients.

[15]  Troisièmement, et plus important encore, contrairement à l’extrait cité de l’ouvrage du juge Sharpe, il n’y a aucune chance que la demande de contrôle judiciaire sous-jacente procure une réparation. Corollairement au troisième point, dans les affaires portant par exemple sur la mise en liberté de personnes détenues, il est plus fréquent que la demande sous-jacente ne soit jamais accueillie.

[16]  Quatrièmement, le fait que la demanderesse soit privée de sa liberté soulève une forme hautement préjudiciable de préjudice irréparable qui est liée aux préceptes fondamentaux de notre droit selon lesquels une personne ne peut être détenue sans motifs valables.

[17]  Cinquièmement, dans le cas expressément de la présente affaire, la prolongation de la période de détention de la demanderesse touche aussi ses enfants et soulève, outre la privation de liberté, la question d’un préjudice psychologique irréparable qui ne fera que s’exacerber si les enfants restent en détention avec leur mère.

[18]  Eu égard aux commentaires précités, la Cour conclut respectueusement que l’on doit, dans les circonstances de l’espèce, faire une exception à la norme énoncée dans l’arrêt SRC afin que la demanderesse ait uniquement à établir une preuve prima facie ou, en termes plus clairs, qu’elle n’ait qu’à établir qu’il est vraisemblable ou probable que sa demande sous-jacente soit accueillie. Ce critère serait comparable aux exceptions prévues au critère de la « question sérieuse » voulant que le demandeur doive satisfaire à un critère plus élevé que celui consistant à établir que la question n’est ni futile ni vexatoire, par exemple dans le cas d’une procédure visant à surseoir à l’exécution d’une mesure de renvoi : « le volet du critère qui porte sur la question sérieuse se transforme en critère de vraisemblance que la demande sous-jacente soit accueillie, étant donné que l’octroi de la réparation recherchée dans la demande interlocutoire accordera au demandeur la réparation qu’il sollicite dans le cadre du contrôle judiciaire » : Wang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 148, au paragraphe 11; Baron c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CAF 81, au paragraphe 66; Diakité c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 314, au paragraphe 8.

[19]  La norme rigoureuse qui s’applique au premier critère constitue un obstacle de taille à la délivrance d’une injonction. Le fait que la demanderesse ait à atteindre ce seuil semble inéquitable en comparaison de l’injonction interlocutoire présentée par le ministre pour empêcher la mise en liberté à venir d’une immigrante détenue. De fait, le ministre, qui est la partie la plus souvent appelée à contester des ordonnances de mise en liberté d’immigrants détenus, n’a qu’à démontrer qu’il existe une question sérieuse et que sa requête n’est ni frivole ni vexatoire : Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Sun, 2016 CF 1186, au paragraphe 9.

[20]  La nécessité d’établir l’existence d’une forte chance de succès constitue un critère hautement démesuré sur le plan des normes juridiques auxquelles chaque partie est tenue, et crée un sentiment d’iniquité pour le demandeur immigrant qui est en détention. L’équité laisse croire que le même critère devrait s’appliquer dans les deux cas. Cependant, l’établissement d’une chance de succès suffit à ces fins.

[21]  Sur une note plus positive, du point de vue de la demanderesse, il existe habituellement un avantage connexe à établir la probabilité que la demande d’injonction sera accueillie. Ainsi, lorsque la Cour conclut qu’une partie est susceptible d’avoir gain de cause et d’obtenir une injonction interlocutoire, elle peut en tenir compte dans son évaluation des deux autres critères à remplir pour la délivrance d’une injonction interlocutoire. Lorsqu’il est établi qu’il existe une chance, voire une grande chance, de succès, le tribunal est habituellement plus hésitant, dans l’intérêt de la justice, à rejeter la demande, en particulier compte tenu de la prépondérance des inconvénients : voir Robert J. Sharpe, Injunctions and Specific Performance, 4e éd. (Toronto : Canada Law Book, 2012), aux paragraphes 2.600−2.630. Ce principe devrait s’appliquer, qu’il s’agisse d’une injonction interlocutoire mandatoire ou restrictive.

B.  La demanderesse répondait aux exigences pour obtenir une injonction interlocutoire mandatoire ordonnant sa mise en liberté

1)  Chance de succès

[22]  Les procédures de détention dans les cas où l’on craint un risque de fuite ne sont pas compliquées et elles reposent sur les faits. Le dossier est en majeure partie complété à l’étape interlocutoire, et il n’est pas nécessaire d’ajouter des affidavits ou de procéder à des contre-interrogatoires et autres procédures du genre. Les questions du risque de fuite ou du danger pour le public ne sont pas des questions qui dépassent les compétences des tribunaux ou qui leur sont étrangères. Ainsi qu’il a été mentionné, compte tenu de la gravité des conséquences sur la liberté individuelle, la plupart des cours supérieures des provinces sont les arbitres suprêmes dans les procédures de détention, bien que les circonstances puissent manifestement varier.

[23]  La principale critique que formule la Cour, à l’issue de son examen de l’enregistrement de l’audience et de la décision de la Commission de maintenir la demanderesse en détention, concerne le caractère assez superficiel de la procédure qui a été menée, le décideur n’ayant pas suffisamment tenu compte de son obligation de faire un examen adéquat et complet de la situation de la demanderesse, c’est-à-dire de tous les facteurs pertinents. De plus, la Cour reconnaît qu’il convient, dans les affaires portant sur l’entrave à la liberté d’une personne – quel que soit le type d’audiences relatives à la détention – d’adopter une approche quelque peu proactive pour établir les motifs qui justifieraient la non-détention de la demanderesse si cela soulève des préoccupations légitimes, surtout si la détention concerne également des enfants.

[24]  La Cour a un certain nombre de réserves au sujet de la décision du 21 juin. Elle juge que la Commission ne s’est pas montrée réceptive et sensible à l’intérieur supérieur des enfants [ISE], ceux-ci ayant été logés avec leur mère durant sa période de détention. La Commission a aussi omis de tenir compte de la valeur probante des réponses « apprises par cœur » que la demanderesse a fournies à l’agent le 12 juin et qui constituaient le fondement unique de son maintien en détention. La Cour conclut qu’il aurait fallu examiner la capacité de la demanderesse de s’enfuir, laquelle capacité semble limitée en l’absence de son mari. Enfin, la Cour considère que le ferme engagement manifesté par la demanderesse et son mari durant les diverses procédures d’immigration entreprises avec l’aide d’avocats témoigne d’une volonté de se conformer aux lois sur l’immigration et constitue donc un facteur qui devrait jouer en faveur de la mise en liberté de la demanderesse.

[25]  En ce qui a trait à l’examen de l’intérêt supérieur des enfants, le défendeur a raison lorsqu’il dit que la demanderesse n’a pas présenté d’arguments sur cette question. Cependant, en écoutant l’enregistrement de l’audience, il n’y a aucune raison de conclure que la présentation d’arguments en aurait modifié l’issue. En effet, tôt durant l’audition des arguments du défendeur, la Commission a indiqué qu’elle acceptait que les enfants soient hébergés avec leur mère parce qu’ils n’étaient pas détenus au sens de la LIPR. Cette observation a été répétée dans la seule mention faisant référence à la décision du 21 juin où il a été déclaré que les enfants n’étaient pas officiellement détenus en application de la LIPR [traduction] « parce qu’il n’existe pas d’autres solutions de rechange pour les enfants ». Aucun élément de preuve n’a été présenté sur les solutions de rechange à la détention qui ont été envisagées par l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC], outre celle visant à confier les enfants au directeur de la protection de la jeunesse qui a été proposée par l’agent le 12 juin 2018 mais que la demanderesse a refusée.

[26]  La politique de l’ASFC énoncée dans sa Directive nationale sur la détention ou l’hébergement de mineurs [la Directive nationale] définit comme suit les solutions de rechange à la détention [SRD] :

Politique ou pratique visant à limiter que les personnes ne sont pas détenues dans un centre de surveillance de l’immigration (CSI), un établissement correctionnel provincial ou autre établissement pour des raisons liées à leur statut d’immigration. Les solutions de rechange à la détention (SRD) permettent aux personnes de vivre dans des milieux communautaires non privatifs de liberté durant la détermination de leur statut d’immigration. Elles englobent les programmes communautaires (présentation en personne, dépôt en espèces ou cautionnement d’exécution, gestion des cas et surveillance dans la collectivité) ainsi que les outils de surveillance électronique, notamment la communication par reconnaissance vocale.

[Non souligné dans l’original]

[27]  La Commission est consciente de la nécessité de prendre en compte les motifs d’ordre humanitaire liés à l’intérêt supérieur de l’enfant lorsque ses décisions portent préjudice à des enfants. La Directive nationale aborde cette question dans son préambule, comme suit :

Les cadres stratégiques et législatifs nationaux et les obligations internationales du Canada constituent les principaux fondements de la présente directive. L’article 60 de la LIPR stipule que la détention d’un mineur ne doit être qu’une mesure de dernier recours, et qu’il faut prendre en considération les autres critères et motifs applicables, dont l’intérêt supérieur de l’enfant (ISE). Dans une décision prononcée le 24 août 2016 [B.B. et Justice for Children and Youth c. MCI, Toronto, IMM-5754-15 (CF) [Justice for Children and Youth] par le juge Hughes], la Cour fédérale a conclu que l’intérêt d’un mineur faisant l’objet d’un hébergement représente un facteur qui peut être pris en considération dans la décision de détenir ou de maintenir en détention un parent et doit être examiné au même titre que les autres facteurs obligatoires aux termes de l’article 248 du Règlement. La Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant, dont le Canada est signataire, stipule que l’ISE doit être un aspect primordial dans toutes les décisions étatiques concernant les enfants. Reconnaissant la vulnérabilité des enfants et la recherche sur les effets néfastes de la détention et de la séparation des familles sur les enfants, l’ASFC a élaboré la Directive nationale sur la détention ou l’hébergement de mineurs à des fins opérationnelles, laquelle adopte une approche équilibrée en vue d’obtenir de meilleurs résultats homogènes pour les mineurs affectés par le système de détention au Canada.

[28]  La Directive nationale définit également comme suit l’intérêt supérieur de l’enfant (ISE) :

Principe international visant à garantir que les enfants puissent jouir pleinement et effectivement de tous les droits qui leur sont reconnus par les lois canadiennes et la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant. Il s’agit également d’un règlement qui comprend une évaluation de l’incidence possible (favorable ou défavorable) d’une décision sur l’enfant ou les enfants concerné(s).

[Non souligné dans l’original]

[29]  De plus, l’un des objectifs de la Directive nationale est, « [s]i la détention ou l’hébergement d’un mineur ou la séparation d’un mineur avec son parent ou son tuteur légal détenu est inévitable, s’assurer que cette mesure dure le moins longtemps possible » [non souligné dans l’original]. De même, la Directive nationale reconnaît que « [l]’intérêt supérieur de l’enfant est plus facilement réalisable lorsque les enfants sont réunis avec leurs familles dans des milieux communautaires non privatifs de liberté, dans la mesure du possible », ajoutant que « [l]’ISE doit être déterminé au cas par cas, en tenant compte de toute l’information pertinente liée à la situation dans laquelle se trouve le mineur ».

[30]  La Cour reconnaît que la LIPR établit une distinction entre les situations où les enfants sont en détention et celles où ils sont hébergés avec leurs parents qui sont en détention. Cependant, même si les enfants n’étaient pas officiellement détenus, ils l’étaient dans la réalité. L’intérêt supérieur des enfants exigeait indubitablement qu’ils soient hébergés avec leur mère, plutôt que d’être séparés d’elle et d’être hébergés dans un milieu où la demanderesse n’aurait pu en prendre soin et les encadrer, ce qui vraisemblablement leur aurait causé beaucoup d’anxiété du fait qu’ils auraient été séparés de la personne la plus importante pour eux.

[31]  Essentiellement, dans les cas où il n’y a pas véritablement d’autre choix que d’héberger les enfants avec la demanderesse, la Commission devrait examiner la situation en regard de l’article 60 de la LIPR, c’est-à-dire en tenant compte du fait que la détention des enfants du fait de la situation de leurs parents doit « n’être qu’une mesure de dernier recours ».

[32]  De plus, comme l’indique la Directive nationale, notre Cour a déjà conclu que l’intérêt d’un mineur faisant l’objet d’un hébergement représente un facteur qui peut être pris en considération dans la décision de détenir ou de maintenir en détention un parent et doit être examiné au même titre que les autres facteurs obligatoires aux termes de l’article 248 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le Règlement] : Justice for Children and Youth.

[33]  À la lumière des commentaires précités, la Cour conclut que la Commission a vraisemblablement commis une erreur susceptible de révision en ne tenant pas compte adéquatement, dans cette affaire, de l’intérêt supérieur des enfants comme étant un facteur susceptible de jouer en faveur de la libération conditionnelle de leur mère.

[34]  Deuxièmement, la Cour n’accepte pas que l’on puisse valablement se fier uniquement aux réponses que la demanderesse a fournies à l’agent de l’ASFC lors de son entrevue du 12 juin pour lui refuser sa mise en liberté. La demanderesse ne parle ni le français ni l’anglais, son niveau d’instruction frôle l’analphabétisme, elle n’a joué aucun rôle dans la décision initiale de son mari de refuser de quitter le Canada et elle n’a pu bénéficier de l’assistance d’un avocat pour lui expliquer les procédures durant son entrevue.

[35]  Dans ces circonstances, lorsque la demanderesse répétait toujours la même réponse aux diverses questions posées comme si elle avait appris cette réponse par cœur, et qu’elle disait qu’elle ne quitterait pas le Canada et qu’elle mourrait au Canada, la conclusion logique est qu’elle ne comprenait pas du tout son statut, ni son rôle dans le processus canadien d’immigration. Il ne s’agit pas de prendre en défaut un témoin qui dit la vérité sans en comprendre les conséquences. Il s’agit plutôt d’une personne qui a démontré qu’elle ne comprenait rien à sa situation, ses réponses à chaque question rappelant celles données par son mari lorsqu’il a indiqué pour la première fois aux agents de l’ASFC qu’il ne quitterait pas le Canada de son plein gré, ce qui mené à sa détention.

[36]  Devant la Commission, la demanderesse a déclaré qu’elle croyait qu’elle avait le statut de réfugié et qu’elle voulait utiliser ce recours en décrivant la manière horrible dont elle avait été traitée en Roumanie. Lorsqu’elle a finalement compris qu’il ne s’agissait pas d’une demande d’asile, elle s’est dit prête à se conformer et à quitter le pays, mais le commissaire n’a fait aucun effort pour l’interroger ou pour évaluer sa crédibilité lorsqu’elle a expliqué qu’elle n’avait pas compris les questions qu’on lui avait posées durant l’entrevue du 12 juin et qu’elle avait dit qu’elle se conformerait à une directive de renvoi.

[37]  À cet égard, la Cour note que, dans la première décision de la Commission rendue le 14 juin 2018 pour maintenir la détention de la demanderesse, le commissaire a mentionné, aux paragraphes 16 et 17, que le niveau de scolarité de la demanderesse n’était nullement lié à son intelligence, que la demanderesse avait répondu à toutes les questions qu’on lui avait posées le 12 juin et que les questions étaient cohérentes et logiques et qu’il n’y avait aucune raison de répondre « Je ne comprends pas ». La Cour a de la difficulté à accepter cette interprétation lorsqu’elle se fie à la transcription des questions et réponses dans la lettre du 12 juin.

[38]  Quoi qu’il en soit, à la fin de la décision du 14 juin, au paragraphe 21, les commentaires formulés par le commissaire à la demanderesse indiquent clairement que celle-ci ne comprenait pas qu’elle n’était pas en train de présenter une demande d’asile, mais qu’elle était plutôt sur le point d’être renvoyée du pays. Le commissaire a déclaré ce qui suit : [traduction] « Vous semblez […] Je ne sais pas si […] comment pourrais-je dire […] Je peux vous dire que vous n’êtes pas actuellement un demandeur d’asile. Une personne visée par une mesure de renvoi ne peut plus présenter de demande d’asile; c’est terminé. »

[39]  En d’autres mots, les déclarations du premier commissaire confirment que la demanderesse ne comprenait pas sa situation, ce qui explique qu’elle ait insisté sur les risques auxquels elle était exposée car elle croyait présenter une demande d’asile. De plus, l’exagération flagrante où elle dit qu’elle préférerait mourir ne peut que témoigner de son manque d’instruction et de son analphabétisme. Mais, plus important encore, lorsque la demanderesse a finalement compris, durant la deuxième audience, qu’elle n’était pas un demandeur d’asile, le commissaire a refusé d’accepter cette explication, malgré les commentaires du premier commissaire qui confirmaient que la demanderesse ne comprenait pas sa situation.

[40]  En formulant cette conclusion au sujet de la décision de la Commission, la Cour reconnaît qu’elle ne doit pas soupeser à nouveau la preuve qui a été présentée à la Commission. La Cour se trouve toutefois dans la même position que la Commission, en disposant de la transcription écrite d’une brève entrevue sur laquelle repose entièrement la décision de refuser la mise en liberté de la demanderesse. Elle peut donc déterminer si la Commission a formulé une conclusion injuste en tirant ce qui semble être une inférence concluante et déterminante fondée sur des éléments de preuve qui soulèvent des doutes quant à la capacité innée de la demanderesse de comprendre le fonctionnement des différents processus d’immigration.

[41]  Troisièmement, la Cour est d’avis que les décideurs en pareilles circonstances sont tenus de prendre en compte la capacité du demandeur de fuir. La mère, semble-t-il, ne parle ni le français ni l’anglais. De plus, elle n’aurait pas pu bénéficier des avantages du soutien économique et moral qui est offert aux demandeurs d’asile. D’après les discussions qu’elle a eues avec l’agent le 12 juin et durant l’audience, elle ne semble pas avoir la capacité intellectuelle requise pour entreprendre une tâche aussi difficile que de prendre la fuite dans un pays étranger avec deux jeunes enfants. En première instance, la demanderesse s’est fiée à son mari qui a refusé de se conformer à la demande de quitter le pays. Les circonstances laissent donc croire à un degré non négligeable d’improbabilité que la demanderesse puisse envisager de fuir comme solution de rechange au respect de la mesure de renvoi, du moins sans son mari. La Cour note que, durant l’entrevue du 12 juin, la demanderesse a déclaré qu’elle resterait au pays même si son mari était renvoyé mais, là encore, elle a répondu d’une manière mécanique, comme à toutes les autres questions.

[42]  Le seul appui dans la communauté susceptible d’encourager la demanderesse à fuir était un cousin de son mari. Cependant, cette personne vit à Toronto et a aussi présenté une demande d’asile; elle risquerait donc de compromettre sa demande en encourageant la demanderesse à fuir.

[43]  Quatrièmement, rien n’indique, outre le refus du mari de quitter le Canada – refus par ailleurs signifié sur la recommandation d’un tiers de contester le renvoi – que la demanderesse et son mari n’avaient pas l’intention de respecter les lois canadiennes sur l’immigration, ce qui aurait compromis leurs demandes d’asile. L’intention de la demanderesse et de son mari n’était pas d’arriver au Canada en violation de sa réglementation. Ils ont plutôt été victimes d’un événement fortuit résultant du fait que les règles relatives au visa de touriste ont été modifiées alors qu’ils étaient en route vers le Canada. Lorsqu’ils sont arrivés en prévoyant présenter une demande d’asile, ce qui était clairement leur intention, ils se sont retrouvés dans une situation complètement différente. Bien que l’utilisation d’un visa de touriste pour entrer dans le pays en vue de présenter une demande d’asile puisse constituer un recours abusif, cela compte pour bien peu en regard d’un demandeur d’asile qui est par ailleurs en mesure de prouver qu’il sera exposé à des risques s’il demeure dans son pays d’origine.

[44]  La demanderesse a démontré qu’elle entendait se conformer aux directives des agents de l’immigration en revenant pour son entrevue le 12 juin. De plus, elle et son mari étaient activement engagés dans les processus judiciaires prévus par les lois sur l’immigration pour rester au Canada. Ils avaient retenu les services d’avocats qui avaient déjà sollicité un sursis administratif en leur nom en plus de contester les décisions relatives à leur détention, ils avaient clairement indiqué leur intention de contester la décision quant à leur interdiction de territoire et ils cherchaient manifestement tout moyen de surseoir à l’exécution de leur mesure de renvoi. À moins que l’ASFC ne dispose de preuve attestant du contraire, la Cour estime que les personnes qui sont activement engagées dans des processus judiciaires, en étroite consultation avec leurs avocats, restent au Canada et évitent normalement de fuir et d’aller à l’encontre de l’avis de leurs avocats qui, en tant que fonctionnaires judiciaires, sont tenus de respecter la loi.

[45]  La Cour note qu’elle n’a été informée d’aucun motif pour lequel le renvoi du mari ne devait pas se faire en même temps que celui de la demanderesse et des enfants. Ils sont arrivés au Canada ensemble, en tant que famille, en présumant de manière légitime qu’ils s’étaient conformés à toutes les exigences du pays et qu’ils pourraient entrer au pays et présenter une demande d’asile en tant que famille désirant vivre ensemble au Canada. Ils ont tous les deux été déclarés interdits de territoire pour les mêmes motifs. Le sursis administratif s’appliquerait à tous les membres de la famille. On présume que les agents d’immigration feraient tout pour s’assurer qu’ils quittent le Canada ensemble, en tant que famille, au motif que tous les deux avaient été déclarés interdits de territoire, même si la situation du mari soulevait d’autres préoccupations liées à une possible criminalité. La Cour comprend que le retard dans le renvoi de la demanderesse tient à la difficulté d’obtenir un vol avec accompagnateur afin que le renvoi de la demanderesse et des enfants se fasse avec celui de son mari, en tant que famille.

[46]  Enfin, selon l’examen de l’article 245 du Règlement énonçant les critères à prendre en compte pour évaluer le risque de fuite, aucun ne semble s’appliquer d’une manière défavorable justifiant la détention de la demanderesse. Le seul critère possible aurait été celui prévu à l’alinéa 245 g) du Règlement concernant « l’appartenance réelle à une collectivité au Canada ». Cependant, en ce qui a trait au risque de fuite, l’absence de liens avec une communauté au Canada est un facteur qui aurait tendance à jouer contre la capacité de la demanderesse de fuir avec deux enfants, sans aucun moyen apparent de subsistance lui permettant de fuir. Il est toutefois admis que la liste des critères énoncés à l’article 245 du Règlement n’est pas exhaustive.

[47]  On reconnaît par ailleurs que la durée de la détention était limitée, ce qui est un facteur à prendre en compte selon l’article 248 du Règlement, lorsqu’il existe des motifs de détention. Dans une certaine mesure, ce facteur est atténué par l’intérêt supérieur des enfants. La Directive nationale précise que, « [s]elon les données probantes sur la santé mentale, il ne fait nul doute que la détention et la séparation familiale ont des conséquences néfastes sur le bien-être des enfants ». Les demandeurs ont étayé ces conclusions par la présentation d’études indiquant que même des détentions de courte durée peuvent avoir des effets néfastes sur les enfants.

[48]  Au moment de la deuxième audience relative à la détention, la demanderesse et ses enfants étaient déjà détenus depuis neuf jours. Le problème venait semble-t-il de l’incapacité d’obtenir un vol de retour vers la Roumanie avec un accompagnateur, bien qu’aucun élément de preuve n’ait été présenté à l’appui. L’avocat du défendeur, en sa qualité de fonctionnaire judiciaire, a toutefois déclaré qu’il avait personnellement été informé que le problème venait de la difficulté d’organiser un vol avec accompagnateur, un argument que la Cour accepte compte tenu de l’extrême urgence de la requête. Cependant, même lorsque la question a été soulevée pour la première fois devant la Cour, le 28 juin en soirée, le défendeur a été incapable d’indiquer à quel moment un vol serait disponible, si ce n’est que de déclarer que cela devrait se faire au cours des quelques prochaines semaines. Autre élément sans doute pas totalement imprévisible, concernant le retard dans le prononcé de la décision, la Cour a été informée, en fin d’après-midi le samedi de la fin de semaine de la fête du Canada, que le renvoi était prévu pour le 9 juillet 2018.

[49]  En réponse à l’argument du défendeur invoquant la décision rendue par notre Cour dans Igbinosa c. Canada (Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 1372 [Igbinosa], la Cour tient à préciser que cette dernière affaire est différente. Dans cette affaire « [l]a preuve démontre amplement, que le demandeur n’a pas coopéré en justifiant de son identité ou en aidant l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) à obtenir cette justification. Il a soumis des documents suspects et il a, à plusieurs reprises, fourni des renseignements non fiables et contradictoires au sujet de son identité et de son itinéraire dans le but de tromper les autorités de l’immigration canadiennes » : Igbinosa, au paragraphe 6. Bien qu’en l’espèce le mari ait modifié son récit et ait reconnu que la famille était venue au Canada pour présenter une demande d’asile, cela est totalement différent de la situation dans Igbinosa et n’a aucune incidence sur la demanderesse.

[50]  Par conséquent, pour tous les motifs précités, la Cour conclut que la demanderesse a établi que la décision de la Commission de la maintenir en détention serait vraisemblablement annulée dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire si une telle demande était présentée.

2)  Préjudice irréparable

[51]  Le préjudice irréparable varie selon les circonstances. Cependant, dans la plupart des requêtes en injonction interlocutoire, le préjudice irréparable résulte principalement du fait que, si l’ordonnance n’est pas rendue, la décision finale ne sera alors d’aucune utilité puisque le mal aura déjà été fait au moment où cette décision sera finalement prononcée. En pareils cas, le demandeur tente habituellement d’éviter tout comportement qui compromettrait l’utilité de la décision finale. Le sursis du renvoi se situe quelque peu dans cette catégorie. Il exige la présentation d’éléments de preuve attestant que le demandeur subira un préjudice s’il retourne dans son pays d’origine, ce qui soulève des questions difficiles liées à l’évaluation des conséquences futures.

[52]  La situation est totalement différente dans le cas de détention. Durant la détention, le préjudice est actif et continu. Chaque jour où la demanderesse est détenue et où il y a entrave à sa liberté est une journée où elle subit un préjudice irréparable. Aucune mesure future ne pourra y remédier, car le mal a déjà été fait. Si la détention est maintenue à tort, la demanderesse subit un préjudice irréparable. Par conséquent, la jurisprudence de notre Cour, selon laquelle un « préjudice irréparable » s’entend d’un « risque sérieux pour la vie ou la sécurité d’un demandeur », ne s’applique pas à la demanderesse.

[53]  Vu sous cet angle, une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission de maintenir la détention ne peut servir qu’à appuyer l’injonction interlocutoire. La décision finale ne peut apporter une mesure de réparation utile lorsqu’il y a déjà eu préjudice. Les pouvoirs de notre Cour ne se comparent pas à ceux d’une cour supérieure provinciale qui, après examen de la détention d’une personne accusée d’un crime, peut directement ordonner la mise en liberté provisoire de cette personne. Cela explique également pourquoi seule une injonction interlocutoire mandatoire peut être de quelque utilité pour restreindre la prolongation à tort de la détention de la demanderesse.

[54]  D’autres questions liées au préjudice pour les enfants se posent également. Premièrement, les enfants, du fait de la détention de leur parent, sont eux aussi détenus. Cette détention est le résultat soit d’une ordonnance, soit parce qu’il est dans leur intérêt supérieur qu’ils restent avec le parent. La Cour semble donc aux prises avec un dilemme où, légalement, les enfants peuvent quitter en tout temps mais où, en réalité, ils sont tout autant freinés dans leurs mouvements que leur mère. Le problème peut toutefois facilement être résolu, dans la mesure où le préjudice irréparable doit être envisagé en regard de ce que la Cour considère comme une conduite raisonnable, et non comme un droit reconnu par la loi qu’on ne peut pas de manière réaliste faire valoir. Ainsi qu’il a été indiqué, les enfants n’avaient pas d’autre choix que de rester avec leur mère.

[55]  La question plus litigieuse concerne le préjudice allégué pour les enfants du fait de leur détention. Les vues divergent quant à savoir si le préjudice doit être établi en regard de la demanderesse principale, ou s’il peut être établi en fonction du préjudice causé aux membres de la famille de la demanderesse du fait de sa détention : Qureshi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 97; Tesoro c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 148.

[56]  Il ne fait aucun doute qu’une interprétation tenant compte des effets de la détention de la demanderesse sur les membres de sa famille serait des plus judicieuse dans l’intérêt de la justice. Pour cette raison, la Cour a tendance à souscrire à la suggestion du juge Zinn selon laquelle, dans des circonstances exceptionnelles, le demandeur subirait un préjudice irréparable même si le préjudice en question visait principalement la famille du demandeur car son préjudice était également celui du demandeur : Le juge Russel W. Zinn, « Les sursis au renvoi » (Notes pour l’allocution à l’Association du Barreau du Comté de Carleton, Federal Court Practice: Focus on Immigration, Family and Criminal Law, le 1er novembre 2012) [inédit; archivé en ligne à : <http://cas-cdc-www02.cas-satj.gc.ca/portal/page/portal/fc_cf_fr/Speeches/speech-discours-zinn>].

[57]  Il existe une abondance de preuve indiquant que la détention des enfants peut être très néfaste pour eux. À titre d’exemple, les auteures Hanna Gros et Yolanda Song, dans leur ouvrage « Mental Health Consequences of Family Separation and Child Detention », dans Samer Muscat, éd, “No Life for a Child” − A Roadmap to End Immigration Detention of Children and Family Separation (Toronto : International Human Rights Program, University of Toronto Faculty of Law, 2016) présentent un résumé qui se lit comme suit, à la page 23 de leur monographie :

[traduction]

Les effets néfastes de la détention des immigrants sur la santé mentale des enfants ont été largement documentés dans le monde entier. Malheureusement, les chercheurs canadiens ne disposent que de possibilités extrêmement limitées de mener des études sur le sujet, car ils ont peu accès aux immigrants détenus dans des centres de surveillance de l’immigration ou des établissements correctionnels. On ne dispose donc que de quelques études canadiennes sur la santé mentale des immigrants en détention. Ces études confirment néanmoins que les enfants détenus présentent des « taux élevés de symptômes psychiatriques dont les suivants : automutilation, pensée suicidaire, grave dépression, régression sur le plan du développement, problèmes de santé physique et manifestations post-traumatiques ». Les enfants plus jeunes qui sont en détention présentent également des retards et une régression sur le plan du développement, une anxiété de séparation et des troubles de l’attachement, ainsi que des changements de comportement tels qu’une agressivité accrue. L’une des rares études canadiennes menées à ce jour confirme que « la détention liée à l’immigration est une expérience extrêmement stressante et potentiellement traumatisante pour les enfants ». La même étude montre que la séparation familiale a aussi de graves effets psychologiques néfastes sur les enfants. À ce titre, ni la détention ni la séparation familiale ne tiennent compte de l’intérêt supérieur de l’enfant.

[58]  Comme ces risques s’échelonnent sur une longue période de temps et qu’ils ne se manifestent qu’après la mise en liberté, il est impossible de présenter des éléments de preuve personnels sur les préjudices subis par des enfants qui ont été détenus ou hébergés avec leurs parents en détention. De même, il est impossible de démontrer qu’il existe une grande probabilité de risque pour la santé ou la sécurité des enfants du fait d’être confinés dans les centres de détention de l’immigration.

[59]  Cependant, ainsi qu’il a été indiqué, ce qui constitue un préjudice irréparable varie en fonction des circonstances. L’existence d’un grave risque de préjudice pour les enfants, même découlant d’une courte période en détention, suffit tout au moins pour ajouter au préjudice irréparable pour la mère résultant du risque de préjudice mental dû à l’anxiété causée par la détention de ses enfants.

[60]  Par conséquent, la Cour conclut qu’il existe des éléments de preuve clairs et convaincants que la demanderesse subira un préjudice irréparable si elle est maintenue en détention, notamment un préjudice du fait d’autrui résultant du risque de préjudice pour ses enfants.

3)  Prépondérance des inconvénients

[61]  La Cour reconnaît que le risque de fuite peut être important dans les cas où le demandeur n’a qu’une faible possibilité d’obtenir la résidence permanente au Canada et qu’il est encore plus important dans les cas de renvoi en instance. Qui plus est, il est possible que les éléments tendant à dissuader la personne de fuir soient peu nombreux en pareilles situations. Outre tous les avantages de vivre au Canada et l’absence de certains inconvénients comme payer des impôts, un demandeur peut, selon les circonstances, avoir recours après son arrestation à diverses procédures d’immigration auxquelles il n’a pas accès en première instance, par exemple l’examen des risques avant renvoi, la présentation d’une demande pour motifs d’ordre humanitaire, puis une requête visant à surseoir au renvoi. De plus, les raisons pour lesquelles le renvoi est retardé sont souvent indépendantes de la volonté des autorités de l’immigration et sont dues à des arriérés et à d’autres motifs. Il s’agit là de facteurs compensatoires dont la Cour a tenu compte, en plus de l’intérêt public à faire respecter les lois canadiennes sur l’immigration, pour examiner les conséquences d’offrir de plus grandes possibilités de fuite en limitant le recours à la détention lorsqu’il n’existe aucune solution de rechange à la détention.

[62]  Il faut alors faire un examen exhaustif des solutions de rechange à la détention, pour confirmer qu’il n’en existe aucune. Ce critère relève habituellement dans une certaine mesure de l’autorité du ministre et le défaut d’en tenir compte joue dans la prépondérance des inconvénients. La Cour doit aussi se demander s’il existe de nouvelles technologies, à la fois pour prévoir les situations de fuite et pour exercer un suivi des situations où il existe un faible risque de fuite, comme solutions de rechange à la détention inutile de personnes et des membres de leurs famille.

[63]  De même, lorsque des parties en instance de renvoi retiennent les services d’avocats, rien n’empêcherait la Cour d’accéder à une demande de rendre sa décision au sujet d’une requête en sursis au renvoi d’une manière confidentielle, en ne révélant sa décision simultanément qu’aux parties lorsque le demandeur est présent dans les bureaux de l’ASFC, afin de faciliter un renvoi à très court terme.

[64]  En l’espèce, le préjudice irréparable immédiat et continu, découlant de la privation de liberté dans une affaire où la Cour conclut que le règlement final serait sans doute favorable à la demanderesse, en plus de mettre en cause des enfants sur lesquels la détention risque d’avoir des incidences défavorables, fait pencher la prépondérance des inconvénients en faveur de la mise en liberté de la mère et, partant, de ses enfants.

VI.  Conclusion

[65]  Par conséquent, l’injonction interlocutoire mandatoire, intimant la mise en liberté de la demanderesse, doit être accueillie conformément à l’ordonnance rendue par la Cour le samedi 30 juin 2018 en soirée.

[66]  La Cour reconnaît que cette décision soulève d’importantes questions qui influent sur l’issue finale, notamment le critère approprié à remplir pour obtenir une injonction interlocutoire mandatoire visant une mise en liberté, ainsi que l’incidence de l’intérêt supérieur des enfants sur la décision de libérer la demanderesse. Si les parties souhaitent faire certifier une question aux fins de l’appel, elles peuvent soumettre leurs arguments à l’appui.

« Peter Annis »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

IMM-3002-18

 

INTITULÉ :

NICOLETA CALIN ET AL. C. LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

REQUÊTE INSTRUITE PAR VIDÉOCONFÉRENCE LE 28 JUIN 2018, DEPUIS OTTAWA (ONTARIO)

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LE JUGE ANNIS

 

DATE DES MOTIFS :

Le 12 juillet 2018

 

DATE DES MOTIFS MODIFIÉS :

le 30 juillet 2018

OBSERVATIONS ORALES ET ÉCRITES :

Ashley Walling &

Gjergji Hasa

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Michel Pépin

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ferdoussi Hassa Avocats

Montréal (Québec)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Pour le défendeur

 

 

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