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Date : 20180711


Dossier : T-486-18

Référence : 2018 CF 719

Ottawa (Ontario), le 11 juillet 2018

En présence de monsieur le juge Locke

ENTRE :

ROBERT MÉNARD

partie demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  Il s’agit d’une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire déposée par Robert Ménard, le demandeur, à l’encontre d’une décision de la Commission des libérations conditionnelles du Canada (la Commission) datée du 6 mars 2018, lui imposant deux conditions spéciales supplémentaires dans le cadre d’une ordonnance de surveillance de longue durée (OSLD) émise en 2012.

II.  Faits

[2]  Dans les paragraphes qui suivent, je reproduis des extraits de la description des faits fournie par la partie défenderesse dans son mémoire.

[3]  Le demandeur est âgé de 55 ans. Sa fiche criminelle s’ouvre dès 1981. Depuis ce temps, il n’a passé que très peu de temps en communauté. Les condamnations se sont succédé et n’ont eu aucun effet dissuasif. La majorité des mesures libératoires accordées au demandeur se sont soldées par des bris de conditions ou des récidives.

[4]  Le demandeur a purgé une troisième peine fédérale d’une durée de 12 ans après avoir été condamné pour 13 chefs d’agression sexuelle envers des femmes, deux chefs d’avoir proféré des menaces, d’avoir fait vaincre la résistance par la suffocation, de tentative d’évasion et d’évasion de garde légale.

[5]  Le demandeur a été déclaré délinquant à contrôler pour une période de cinq ans suivant l’expiration de son mandat se terminant le 24 mai 2012. Depuis cette date, il est soumis à une OSLD, laquelle prendra fin le 3 août 2018.

[6]  Le demandeur a été inculpé pour des infractions de nature sexuelle en juillet 2017 dont il a été acquitté le 25 janvier 2018 après avoir subi un procès de deux jours devant l’honorable Maurice Parent de la Cour du Québec (le procès). Le juge Parent a conclu qu’il y avait une erreur d’identification. Durant cette période, le demandeur a été soumis à une incarcération préventive de plus de cinq mois.

[7]  Le 5 février 2018, l’équipe de gestion de cas du demandeur du Service correctionnel Canada (ÉGC) a produit une évaluation en vue d’une décision recommandant le rajout de deux conditions spéciales, dont une condition d’assignation à résidence dans un centre correctionnel communautaire. L’ÉGC s’est basée en partie sur l’existence de motifs raisonnables de croire à la culpabilité du demandeur (relative aux accusations pour lesquelles il avait été inculpé) malgré l’acquittement prononcé par le tribunal judiciaire. L’ÉGC s’était basée sur les photographies publiées dans l’avis de recherche émis par la police. Il faut noter que, M. Alexandre Brousseau, le signataire de la recommandation de l’ÉGC et l’agent de libération conditionnelle du demandeur, était témoin lors du procès.

[8]  Le 6 mars 2018, la Commission a souscrit à la recommandation de l’ÉGC et a imposé au demandeur les deux conditions qui sont au centre du présent débat. La Commission a pris en considération le casier judiciaire du demandeur.

[9]  Le 1er mai 2018, le demandeur dépose son mémoire des faits et du droit. Le 5 juin 2018, il soumet une requête pour l’autorisation de déposer un affidavit supplémentaire au dossier en vue de produire en preuve la transcription des motifs de la décision du juge Parent dans les dossiers relatifs aux accusations contre lui.

III.  Décision

[10]  La Commission a expliqué que, pour rendre sa décision, elle devait évaluer si les conditions spéciales recommandées par l’ÉGC étaient raisonnables et nécessaires pour protéger les victimes et favoriser la réinsertion sociale du demandeur.

[11]  La Commission a résumé le dossier criminel du demandeur, ainsi que les représentations de l’ÉGC et du demandeur.

[12]  Dans son raisonnement, la Commission s’est basée sur la dernière évaluation psychologique du demandeur effectuée en 2009 qui a déterminé que le risque de récidive sexuelle est évalué à élevé. La Commission a noté que les comportements du demandeur se sont améliorés entre les années 2015 et 2017 et que sa condition spéciale d’assignation à résidence n’avait donc pas été prolongée, lui permettant d’intégrer le logement de sa conjointe. La Commission a même reconnu que le dernier rapport de la dernière rencontre du demandeur avec son psychologue en juin 2017 était positif.

[13]  La Commission a néanmoins souscrit à la recommandation de l’ÉGC se basant sur les observations suivantes :

  1. « [L]a lourdeur de votre criminalité, de sa persistance au cours des 35 dernières années, de la gravité des délits commis et du nombre imposant de victimes lesquelles ont toutes subi des dommages graves » ;
  2. Le niveau faible de la motivation et de la responsabilisation du demandeur, ainsi que le risque élevé de récidive dans des délits de nature sexuelle et/ou violente, ce qui nécessite toujours un niveau d’intervention élevé;
  3. Les sérieuses difficultés du demandeur à se soumettre aux règles de surveillance et aux conditions spéciales imposées, et sa propension à ne pas être totalement transparent dans la divulgation de ses déplacements (malgré que le demandeur a été acquitté des accusations contre lui datant du mois de juillet 2017, l’évaluation par l’ÉGC a noté que la déclaration du demandeur concernant ses déplacements le jour en question manquait de transparence et qu’il a été déterminé avec certitude qu’il ne se trouvait pas où il avait déclaré être);

[14]  La Commission a noté qu’il était nécessaire pour le demandeur de « rebâtir [sa] crédibilité et la confiance de [son] ÉGC ».

[15]  La Commission a ordonné l’imposition des deux conditions spéciales supplémentaires suivantes jusqu’à la fin de l’OSLD :

  1. « Informer votre agent de surveillance de tous vos déplacements, selon les modalités qu'il ou qu'elle aura préalablement déterminées »; et

  2. « Demeurer dans un centre correctionnel communautaire ou un centre résidentiel communautaire, ou encore dans un autre établissement résidentiel (placement dans une maison privée par exemple) approuvé par le Service correctionnel du Canada, jusqu’à expiration légale de l'ordonnance de surveillance de longue durée, pour une période maximale de 180 jours et y suivre le programme ».

IV.  Questions en litige

[16]  Le demandeur soumet que la Commission a erré en n’appliquant pas le principe de la préclusion. Le demandeur soumet aussi que la Commission a contrevenu aux principes de l’équité procédurale. Ces deux arguments sont liés à la prétention du demandeur que la Commission a basé sa décision sur une conclusion de fait qu’il est vraisemblablement l’auteur des crimes dont il a été accusé en juillet 2017, conclusion qui est en conflit avec celle du juge Parent.

[17]  De plus, dans sa requête, le demandeur demande d’introduire en preuve la transcription des motifs de la décision du juge Parent.

V.  Analyse

[18]  La norme de contrôle de la décision correcte s’applique pour les questions d’équité procédurales : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43. Généralement, l’évaluation des autres questions, notamment la suffisance des motifs et la plupart des questions de droit, doit se faire suivant la norme de la décision raisonnable : Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir].

[19]  La faiblesse la plus importante dans les arguments du demandeur est que la Commission ne s’est pas basée sur une conclusion que le demandeur est vraisemblablement l’auteur des crimes dont il a été accusé en juillet 2017. Il est vrai que l’ÉGC a exhorté cette conclusion, et que la Commission a noté cette exhortation dans sa décision, mais les motifs de sa décision n’adoptent pas cette conclusion. La conclusion de la Commission ne contredit pas celle du juge Parent. Il s’ensuit que ni le principe de la préclusion ni le principe de l’équité procédurale ne s’appliquent en l’espèce.

[20]  Le demandeur soumet aussi que la Commission a erré en ne reconnaissant pas un conflit d’intérêts impliquant M. Brousseau : la recommandation de l’ÉGC, dont il est auteur, fait référence à plusieurs témoins « crédibles » qui auraient reconnu le demandeur dans des photographies prises lors de l’incident de juillet 2017, sans reconnaître que les témoignages de ces témoins « crédibles » avaient été rejetés par le juge Parent et que M. Brousseau était un de ces témoins.

[21]  J’accepte que M. Brousseau fût en conflit d’intérêts et aurait dû reconnaître dans sa recommandation qu’il était un des témoins au procès et que son témoignage avait été rejeté. Cependant, la Commission était au courant des faits pertinents au moment de sa décision. Le demandeur avait soumis à la Commission des représentations qui décrivent cette situation de conflit. Ses représentations traitaient aussi de l’argument que la Commission ne devait pas arriver à une conclusion de fait qui contredisait celles du juge Parent.

[22]  La Commission a indiqué clairement qu’elle a tenu compte des représentations du demandeur. Dans sa décision, la Commission a noté les arguments de l’ÉGC selon lesquels de sérieux soupçons au sujet de son implication dans les crimes dont il était accusé persistaient, malgré son acquittement. Cependant, la Commission n’a pas commenté à cet égard.

[23]  Les enjeux réels en l’espèce concernent de savoir si la Commission a erré en (i) omettant d’indiquer explicitement dans ses motifs qu’elle n’acceptait pas la conclusion de fait que le demandeur était vraisemblablement l’auteur des crimes dont il a été accusé en juillet 2017, ou en (ii) négligeant de faire référence de façon explicite dans ses motifs de la position de conflit d’intérêts dans laquelle M. Brousseau se trouvait.

[24]  À mon avis, il ne s’agit pas d’enjeux touchant à l’équité procédurale auxquels la norme de contrôle de la décision correcte s’appliquerait, mais plutôt de questions de la suffisance de motifs auxquelles la norme de contrôle de la décision raisonnable s’applique.

[25]  En ce qui concerne l’argument des soupçons reliés à la culpabilité du demandeur dans les crimes en juillet 2017, je n’accepte pas la position selon laquelle la Commission aurait basé sa décision sur une telle conclusion de fait. La décision de la Commission n’appuie pas cet argument. De plus, je n’accepte pas qu’il fût déraisonnable pour la Commission de ne pas aborder ce point.

[26]  La Commission a basé sa décision principalement sur le manque de transparence du demandeur concernant ses déplacements, incluant le jour des incidents en question en juillet 2017. Dans ses représentations devant la Commission, le demandeur a soumis ce qui suit sur ce point :

  1. Il a toujours clamé son innocence;
  2. L’enquête policière n’a pas permis de déterminer où il se trouvait au moment de l’événement;
  3. Sa conjointe (qui selon l’ÉGC aurait été appelée à une défense d’alibi) n’a pas été appelée comme témoin d’un alibi au procès.

[27]  À mon avis, aucune de ces soumissions ne contredit la conclusion de fait que le demandeur manquait de transparence concernant ses déplacements le jour de l’incident.

[28]  Le demandeur soumet que la question du manque de transparence est liée à la question de l’identité de l’auteur des crimes en question. Je rejette aussi cet argument. La conclusion que le demandeur n’était pas où il avait déclaré être n’engage pas la conclusion qu’il était présent aux crimes en question.

[29]  En ce qui concerne la question du conflit d’intérêts, il n’y a aucune indication que la Commission a négligé l’argument du demandeur.

[30]  Est-ce qu’il était déraisonnable de ne pas faire référence au conflit d’intérêts dans sa décision? À mon avis, non. Il aurait été peut-être préférable que la Commission indique clairement avoir considéré cette question, mais je suis de l’avis que ceci n’était pas nécessaire. La décision de la Commission est justifiée, transparente et intelligible, et elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir au para 47.

[31]  Pour les motifs ci-dessus, je conclus que la Commission n’a pas erré dans sa décision.

[32]  En ce qui concerne la requête du demandeur pour introduire en preuve la transcription des motifs de la décision du juge Parent, je suis de l’avis qu’il n’est pas nécessaire que je rende une décision sur ce point puisque l’inclusion de cette transcription ne changerait pas ma décision. J’arrive à cette conclusion parce que j’accepte déjà les aspects clés de cette preuve : que le juge Parent a conclu que le demandeur n’était pas l’auteur des crimes en question, et que M. Brousseau était un des témoins au procès.


JUGEMENT au dossier T-486-18

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens.

« George R. Locke »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-486-18

 

INTITULÉ :

ROBERT MÉNARD c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 juin 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LOCKE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 11 juillet 2018

 

COMPARUTIONS :

Me Rita Magloé Francis

 

Pour lA PARTIE demanderesse

 

Me Émilie Tremblay

 

Pour lA PARTIE défenderESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Surprenant Magloé

Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour lA PARTIE demanderesse

 

Procureure générale du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour lA PARTIE défenderESSE

 

 

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